Briard (Poulet-Malassis) (p. 140-165).

JEAN S’EN ALLA COMME IL ÉTAIT VENU.




TROISIÈME FRAGMENT (même lieu).




Cependant la boutade de messieurs de Boutavant, Durengin et Mâlejeu, dérangeait étonnamment l’ordre que madame Durut avait imaginé pour la retraite, comme pour l’entrée elle s’était fait admirer. Les tenantes, les tenants rajustés, tous les petits servants des deux sexes s’étaient amassés dans le trottoir, par pelotons partagés entre les trois groupes, et se livraient à la plus folle joie. Les spectateurs des loges, à découvert, riaient, encourageaient, applaudissant à tout rompre. La musique avait cru devoir répéter, avec la plus extrême vivacité, le morceau de clôture ; mais il n’était guère possible de l’entendre. On s’enivrait de folie, on délirait, tandis que madame Durut, Fringante et Célestine, la tête perdue, ne voyaient, n’entendaient plus, et en détachaient de tout leur cœur.

L’exemple est contagieux. À travers cette confusion, Belamour, doux, mais espiègle et plus chaud que ne l’annonce son air enfantin, convoite, cherche et retrouve Zoé, qui, depuis le départ de Loulou, lui trottait en cervelle. Dans un moment où tout lui semble rendre excusable un trait d’insubordination, il attaque la négrillonne, qui d’abord le reçoit en badinant, et joue ; mais c’est tout de bon : il s’y prend de manière à ne pas lui laisser d’incertitude sur l’outrance de son objet. Cette gaieté ravive la galerie ; les bravos, le claquement des mains, ajoutent à l’ardeur des jeunes combattants. Bien attaqué, bien défendu : Belamour a le courage d’un lionceau, Zoé, l’adresse d’une jeune biche. Mais le beau sexe est toujours le plus faible, surtout quand on le prend par où le fripon de Belamour était enfin maître de Zoé. Il la pressait contre une avantageuse : elle y tombe, et comme il est impossible d’être supportablement sur ce meuble sans engager ses pieds, elle le fait à l’instant par absolue nécessité. Dès lors il serait ridicule qu’elle fît plus de résistance ; puisqu’elle en est là, pourquoi ne pas faire tout de suite les choses de bonne amitié ? Elle se soumet à la circonstance, et, rassurée par un applaudissement général, elle n’a plus que l’ambition de mériter le suffrage de tant de connaisseurs qui sont prêts à la juger. Belamour gagne beaucoup à ce noble élan de l’amour-propre : qu’on s’imagine voir une Psyché d’ébène berçant, baisant et mordillant l’Amour.

À travers ces ébats, madame Durut, quitte enfin de son enragé Boutavant, survient et prend connaissance du cas. Son premier mouvement est de la colère : sans doute, elle troublerait des enfants charmants qui, dans cet instant, hélas ! ne savent guère si l’on conspire contre leur bonheur ; mais ces dames du tournoi, ces messieurs font obstacle, et le petit coup est complétement fourbi sans esclandre. C’est ainsi qu’au théâtre, après quelque chef-d’œuvre de nos fameux auteurs dramatiques, on pourrait voir le spectacle terminé par une scène de marionnettes. Durut, qu’on a calmée et qui finit par rire de la passade, laisse Belamour jouir des félicitations de toutes ces dames, qui, l’embrassant tour à tour, lui souhaitent, comme autant de fées, tous les biens qu’il mérite, autant de jolies femmes qu’il en pourra servir, en un mot, tout ce qui peut contribuer au bonheur.

Le moindre retard pouvait nuire beaucoup à la marche des choses ordonnées par madame Durut. Elle supprime donc le reste de la cérémonie, et prie les assistants de vouloir bien se retirer de l’enceinte, qui doit, comme on sait, être métamorphosée pour le soir. Tout le monde de la salle et des loges s’en va dans les jardins, où la promenade, une barque, une escarpolette, un trou-madame, un billard, un jeu de bague, etc., occupent ceux qui ne préfèrent pas les mystérieux et propices détours des bosquets anglais parsemés de temples et d’autels érigés au dieu du plaisir. Pendant que, d’un autre côté, le machiniste, le décorateur et leurs ouvriers s’évertuent, madame Durut réunit les parieurs. On démontre au malheureux comte que ses mille louis sont bien perdus. Ce n’est pas ce qui l’afflige le plus. Chacun des sept gagnants reçoit cinquante louis. Ces dames, qui, bien entendu, ont été mises secrètement de moitié, seraient incapables de toucher les cinquante qu’on laisse pour chacune d’elles. Mais madame Durut les porte ostensiblement en recette sur le grand-livre, à la marge de leur compte. Le prince, qui a ordonné une fête (à l’occasion de laquelle le monde des loges était invité), veut laisser cent cinquante louis, mais les parieurs-gagnants, qui sont dans le secret, ne permettent pas que le prince supporte seul les frais de cette galanterie. Après bien des débats de délicatesse, on s’en rapporte enfin à madame Durut, qui décide que chacun des sept tenants donnera cent écus et que le prince doublera la somme totale : “ Laissez-moi faire, dit-elle, et ne songez plus qu’à vous divertir. Défendez-moi d’aller jamais me faire foutre, si je ne vous fais pas joliment passer votre temps. Bonsoir. „ Alors elle les met gaiement à la porte et s’enferme dans son intérieur.

La scène est dans une pièce de l’appartement de madame Durut.

Certains penseurs prétendent que l’amour est peut-être moins encore dans le cœur que dans la tête : il faut qu’ils aient à peu près raison, puisque le comte de Schimpfreich[1], cocu par sept rivaux, en sa présence, avait encore, malgré tant d’affronts, la fureur de vouloir se mettre incontinent aux pieds de madame de Wakifuth.

— Quoi ! disait le prince à cet étonnant mortel, vous n’êtes pas encore guéri ?

Le Comte. — Je suis plus malade qu’avant de l’avoir revue. Elle est devenue si belle !…

Le Prince. — Mais si Communicative !

Le Comte. Je ne lui avais supposé qu’un défaut.

Le Prince. — Ah ! oui, je m’en souviens : d’être froide. Il est très-vrai, mon cher comte, que tous savez maintenant à quoi vous en tenir… Que voulez-vous enfin à cette femme ?

Le Comte (avec feu). — Lui vouer mes soupirs, mes désirs, tout mon être ; réparer mes anciens torts, la prier d’agréer ma main et le partage de ma fortune…

Le Prince (d’un ton sec et froid, après un moment de silence). — Vous avez raison, monsieur ; chacun sait mieux que qui que ce soit au monde ce qu’il lui faut pour être heureux ; vous ferez très-bien de vous satisfaire…

Le Comte. — L’honneur le veut…

Le Prince (interrompant). — Sans doute. (Il salue et s’en va.)

On se représente aisément l’embarras du comte, si brusquement délaissé par la seule personne qu’il connaisse dans un séjour où il est arrivé sans même en avoir vu la route. Cependant il tient outrément à son idée : il lui faut un intermédiaire… Célestine paraît ; elle a une de ces physionomies sensibles qui promettent tout aux malheureux.

Le Comte (accourant près d’elle, avec un air d’agitation). — Ah ! mademoiselle, quel bonheur !…

Célestine. — Chut !… chut !… ce n’est pas encore le moment.

Le Comte. — Il ne s’agit point de ce que vous imaginez, belle Célestine…

Il lui conte ses doléances, l’instruit de tout, la prie, la supplie de se charger d’une première ouverture auprès de la baronne… Célestine a le cœur plus sensible encore que la physionomie. Elle a pris au malheur du comte un vif intérêt ; elle veut bien aller, de ce pas, pérorer madame de Wakifuth.

Célestine. — Si je réussis à l’engager dans un entretien particulier, c’est ici que je l’amènerai. Retirez-vous là dedans. (Elle ouvre un petit cabinet.) Vous entendrez tout, et selon que la chance tournera, vous serez libre de vous montrer ou de rester invisible… (Fort gaiement :) Et de l’aventure me voilà cassée aux gages ?…

Le Comte (lui baisant la main). — Adorable Célestine, vous méritez mieux que je ne vaux ! (Il se précipite une seconde fois sur sa main et la baise.)

Célestine. — Ce pauvre comte ! il me fait pitié. Tenez (lui donnant un baiser sur le bec), patientez toujours avec cela, jusqu’à ce que je vous amène votre archi-fouteuse Eulalie. (Elle ferme sur le comte la porte du cabinet.)

Célestine, qui croyait facilement trouver madame de Wakifuth, y eut beaucoup de peine. Cinq des dames du tournoi, auxquelles elle s’était adressée, n’avaient pu lui donner des nouvelles de la baronne ; mais enfin madame de Troubouillant (qui revenait de faire un tour au jardin anglais, avec le comte de Beauguindal) lui dit qu’il lui semblait avoir entendu madame de Wakifuth, tout au fond du bosquet, rire de bon cœur avec un homme. Célestine courut à l’endroit indiqué, mais, après avoir cherché longtemps et écouté à plusieurs portes, elle désespérait enfin de joindre cette introuvable femme. Par bonheur, apparut soudain, sortant d’une niche à laquelle Célestine n’avait pas fait attention, la baronne accompagnée du chevalier de Tireneuf[2],


l’un des plus impitoyables causeurs de l’ordre. C’était quelque éclaircissement qu’ils venaient d’avoir ensemble, ou quelque confidence très-gaie qu’ils s’étaient faite, car on les voyait fort émoustillés.

Célestine (d’un peu loin. — Madame ! madame !

La Baronne. — Que me veux-tu ? (Elle venait à Célestine.)

Tireneuf. — Quoi ! vous me quittez, madame ?

La Baronne (indécise). — Eh ! mon Dieu ! ne faut-il pas répondre aux gens ?

Tireneuf. — Mais je ne vous ai pas dit la moitié de mon affaire !

La Baronne. — Nous la reprendrons.

Tireneuf. — Faites donc vite.

La Baronne (à Tireneuf). — Tu sais que j’expédie assez lestement les conversations. Attends-moi-là. (À Célestine.) Eh bien ! que me voulez-vous, mademoiselle ?

Célestine. — Vous parler en particulier de quelque chose… que vous n’entendrez peut-être pas sans intérêt.

La Baronne. — Je suis peu curieuse de mon naturel : n’importe…

Célestine. — Il faudrait avoir la bonté de me suivre quelque part.

La Baronne. — Voilà bien du mystère !

Célestine. — Un peu de complaisance.

La Baronne. — Assurément, je ne l’aurais pas pour tout autre que toi, mais je t’aime de tout mon cœur… J’aurais pourtant souhaité que tu prisses mieux ton temps…

Célestine. — Pouvais-je, en conscience, vous supposer des affaires, quand vous veniez à peine de finir un travail ?

La Baronne (se retournant, voit Tireneuf qui n’est éloigné que de quelques pas). — Du moins, cher chevalier, ne t’éloigne pas !

Tireneuf. — Faut-il attendre ici de pied ferme ?

La Baronne. — Sans doute ; si tu rentrais dans la foule, nous ne saurions peut-être où nous retrouver : retourne, crois-moi, t’emparer du cabinet.

La baronne a pris Célestine sous le bras. Elles marchent assez vite et sans parler. La curiosité, dans ce moment, balance chez la baronne l’attrait du plaisir qu’elle sait que fait goûter la mâle éloquence de Tireneuf.


Maintenant dans le cabinet où Célestine et le comte se sont parlé. On est assis.

Célestine (d’un ton préparé). — Quelle impression feraient sur vous, céleste Eulalie, des nouvelles sûres de l’existence du repentir et des généreuses intentions d’un homme qui fut autrefois bien coupable envers vous ?

La Baronne (froidement). — Tu veux parler, je le vois, du comte de Schimpfreich ?…

Célestine. — De lui-même.

La Baronne. — Eh bien, puisqu’il existe encore, tant mieux pour lui ! S’il se repent, cela lui fait honneur, je l’en félicite, et cela le punit, j’en suis enchantée. Quant à ses intentions, je ne me soucie nullement de les connaître, parce que cet homme est, depuis bien longtemps, tout ce qu’il y a de plus étranger pour moi sur la terre.

Célestine. — Savez-vous qu’il est devenu puissamment riche ?

La Baronne. — Je sais de plus qu’il est devenu puissamment fou.

Célestine. — Mais s’il perd l’esprit, c’est d’amour pour vous, c’est de regret de…

La Baronne. — Je n’ignore aucun des détails de son extravagance. Il m’a réduite à le faire épier avec autant de soin qu’il en met lui-même à me poursuivre. Je le sais à Paris, et c’est pour qu’il ne puisse me déterrer enfin que je vais, dès demain, me mettre en pension ici pour tout le temps qu’il doit passer dans cette capitale avant d’aller en Angleterre, où je compte bien qu’il volera dès qu’un faux avis, tel que vingt fois je lui en ai fait donner, l’assurera que je vis à Londres.

Célestine. — Quelle rigueur ! Pourquoi fuir un homme contrit qui vous idolâtre, qui veut vous combler de biens ?

La Baronne. — Je jouis des seuls que je désire : l’aisance et la liberté. Schimpfreich me doit un unique bienfait, il n’a qu’une manière d’être généreux à mon égard : c’est de renoncer à toutes vues sur moi.

Célestine. — Vous le haïssez mortellement ?

La Baronne. — Dès longtemps je ne lui fais plus cet honneur.

Célestine. — Mais si vous veniez à le voir ?

La Baronne. — Le ciel m’en préserve !

Célestine. — S’il vous avait déjà vue ?

La Baronne. — J’en serais bien fâchée.

Célestine (s’animant). — Si, par un de ces hasards singuliers qui tiennent du roman, le malheureux comte avait été témoin de ce qui vient de se passer dans l’enceinte ; si, malgré tant de disgrâces, plus brûlant, plus éperdu que jamais, il était prêt à mettre à vos pieds sa passion, sa fortune et sa vie ?

La Baronne (se levant). — Il mettrait le comble à mon mépris, à moins que je n’apprisse en même temps qu’il aurait fait retenir un logement à Bedlam[3], et que c’est l’objet réel de son prochain voyage d’Angleterre… Adieu… (Elle veut s’en aller).


LES MÊMES, LE COMTE.

Le Comte (ouvrant avec précipitation la porte du cabinet qui le cachait). — Ah ! c’en est trop, cruelle !…

Le sang-froid de la baronne est désespérant pour un homme passionné qui s’était promis que sa brusque apparition allait produire un grand coup de théâtre.

La Baronne. — Ah ! vous voilà, monsieur ! (Le comte, ne sachant plus ce qu’il doit faire, va s’appuyer la tête contre le mur et souffle comme un bœuf effaré.) Je suis charmée que vous m’ayez entendue, et que Célestine, d’ailleurs excellent avocat, se trouve exempte du pénible détail des invariables sentiments que j’ai pour vous.


LES MÊMES, LE PRINCE[4].

Celui-ci, qui ne prend, à la vérité, aucun intérêt à la passion d’un homme dont il ne peut plus estimer le caractère, a pourtant fait la guerre à l’œil. Il voit dans ce moment la baronne et le comte réunis ; il est curieux de savoir ce qui peut se passer entre eux, et, comme sans dessein, il entre en courant dans leur chambre.

Le Prince (feignant un grand étonnement). — Ah ! que de pardons ne dois-je pas vous demander ! (Il fait semblant de vouloir se retirer.)

La Baronne (quoiqu’elle ne connaisse le prince que de vue). — Non, non, monsieur, restez.

Le Comte (s’écriant). — Prince, je suis perdu ! Plus cruelle qu’une hyène, cette femme achevait de me déchirer le cœur !

La Baronne (avec tranquillité). — Point de ces grands mots, monsieur. Je serai, moi, fort unie dans mes expressions. (Le comte paraît hors de lui.)

Le Prince. — Comte, assurez-vous, et voyons ce que dira madame.

Célestine. — Mon prince, faites-moi le plaisir de me remplacer. Ma mission est finie. Mille soins m’appellent ailleurs. (Elle court.)

Le Prince (vivement). — Célestine, Célestine ! vous oubliez quelque chose.

Célestine. — Quoi donc ?

Le Prince. — De me donner deux baisers…

Célestine. — Je suis si pressée… Encore ne vient-il pas les chercher ! (Elle rentre lestement. Ils s’embrassent de tout leur cœur. Célestine sort.)

La Baronne. — Savez-vous, mon prince, quel procès ancien il y a entre monsieur et moi ?

Le Prince. — Oui, très-belle dame : le comte a bien voulu me mettre au fait.

La Baronne. — Eh bien, daignez nous juger ! Je fus trahie par monsieur, que j’aimais ; mon respectable père mourut de chagrin, et mon frère unique, le plus cher de mes amis, périt, trois ans plus tard, des suites de la blessure qu’il reçut en voulant me venger. Pourrais-je, sans opprobre, conserver le moindre bon sentiment en faveur d’un homme aussi fatal à ma famille qu’à moi-même ?

Le Prince. — Mais un profond repentir…

La Baronne (interrompant.) — Ne peut ressusciter sans doute un père, un frère vertueux et chéri ; ne peut me rendre la considération, l’état que je perdis ; ne peut me dédommager de l’estime publique, de la mienne propre, ni de la paix dont je cessai de jouir dès le moment de ma funeste aventure. Un honnête gentilhomme osa bien m’épouser avec toutes mes taches : peu riche, du moins il pensait noblement. (Un coup d’œil accusatif fait baisser la vue au comte.) Malheureux de m’aimer trop, monsieur de Wakifuth[5], à qui sa santé débile prescrivait de grands ménagements, trouva, malgré moi, dans mes bras, une mort prématurée qui devait m’enlever le seul appui que j’eusse sur la terre. Veuve au bout de moins d’une année, je me trouvai, comme la feuille détachée de l’arbre, jouet de tous les vents. Ils me transportèrent en France, où, contente de peu, mais parfaitement libre, je vois s’effacer insensiblement, sous la lime du temps, les profondes impressions de mes anciens malheurs. Dès longtemps je n’ai plus qu’un souci : celui d’éviter un homme qui semble ne vivre que pour remplir le rôle de mon opiniâtre persécuteur. Prince, je supplie monsieur de Schimpfreich de s’expliquer enfin en votre présence. Veut-il s’obstiner à me poursuivre ? c’est moi dès lors qui, sans asile, rompant tous les liens de mes habitudes, vais courir l’univers avec l’anxiété de la perdrix sans cesse menacée des serres d’un impitoyable vautour… Ou le cœur de monsieur le comte est-il enfin susceptible de quelque sentiment généreux ? qu’il jure devant vous de renoncer à sa tyrannique poursuite : alors je pourrai quelque jour le plaindre, et peut-être enfin l’estimer.

Le Comte (avec dédain). — M’estimer !… (Son regard, frappant de colère et de mépris, trahit un reproche humiliant qu’il fait à la baronne, et la comparaison qu’il croit pouvoir faire, à son propre avantage, d’elle à lui.)

La Baronne (au comte). — Je te devine à ce nouveau trait ! je viens de te reconnaître, et tu viens de fermer encore mieux mon cœur à la pitié !…

Le Prince. — Calmez-vous, madame. Comte, je tremble, sur le point de vous donner un conseil.

Le Comte. — Parlez, prince ; quel qu’il soit, il sera moins cruel que l’arrêt qu’il me semble de mon devoir de prononcer contre moi-même après ce funeste éclaircissement… Mon prince, daignez parler.

Le Prince. — À votre place, je promettrais à madame de ne plus troubler son repos, je ferais avec elle une trêve et donnerais ma parole de ne plus reparaître… (Il consulte des yeux la baronne.)

La Baronne (durement). — Jamais !

Le Comte (au prince). — Vous l’entendez… est-elle assez inhumaine !

Le Prince (à la baronne). — L’arrêt est trop cruel : j’allais proposer un an ?… (Le comte attend en silence.)

La Baronne (ayant réfléchi). — Un an, je veux bien[6].

Le Prince. — Vous permettrez que dans un an, pas plus tôt, le comte revienne tomber à vos pieds, et s’il pense toujours de même, s’il a religieusement gardé sa parole de ne vous donner aucune inquiétude, il aura sans doute quelque droit à vos bons sentiments ?

Le Comte (tombant aux genoux de la baronne). — Prononcez, Eulalie !

La Baronne (hésitant). — Eh bien !… je ne dédirai point le prince. Un an, soit… Mais à condition que monsieur retournera sur-le-champ à Paris, et qu’il en sera parti dans les vingt-quatre heures.

Le Comte. — L’ordre est despotique, mais encore vaut-il mieux obéir que de mourir. Oui, prince, j’allais également me retirer, mais c’était pour me brûler la cervelle !

La Baronne (avec un sourire de dédain). — Vous y songez un peu tard. Mais gardez votre cervelle, monsieur, et faites, s’il se peut, un heureux voyage.

Le Comte. — Et vous me permettez d’espérer que dans un an…

La Baronne. — Je promets de vous revoir alors. Mais gardez-vous bien de me donner le moindre sujet de plainte. Sonnez. (Il obéit. À un domestique qui paraît.) Madame Durut ou Célestine.


LES MÊMES, CÉLESTINE.

Célestine (qui était à portée). — Me voici. La paix est-elle faite ?

La Baronne. — Monsieur part à l’instant. Faites-moi le plaisir, Célestine, de donner vos ordres pour cela.

Célestine. — Vous ne pouviez m’appeler plus à propos : une autre personne va partir à la minute, et c’est une jolie femme encore. On pourra se parler en chemin.

Le Comte (interrompant). — Tout un an, cruelle !

La Baronne (sèchement). — Ou jamais !

Célestine. — Allons, allons, ne laissons pas partir cette voiture, dont le cocher n’est pas prévenu. Marchons, mon pauvre comte. (Elle l’entraîne. Il a bien de la peine à sortir ; il cède enfin, et disparaît.)


LA BARONNE, LE PRINCE.

Le Prince (ployant les épaules). — Pauvre sot !

La Baronne. — Pensez-vous, prince, qu’il aura la bonne foi de s’éloigner, et me croyez-vous quitte de lui ?

Le Prince. — Vous devriez vous en croire assurée, il y a tant de motifs ! D’ailleurs, votre ascendant sur ce pauvre malheureux ne peut assez se concevoir.

La Baronne. — Mais l’ascendant n’a de vraie prise que sur les caractères prononcés : cet homme n’a pas même celui de la faiblesse, il n’a que de l’opiniâtreté. Cependant, mon prince, je dois vous demander bien des pardons de vous avoir fait passer un ennuyeux quart d’heure.

Le Prince (galamment). — Il serait charmant, belle Eulalie, que vous voulussiez bien à l’instant m’en dédommager.

La Baronne (gaiement). — Cela serait d’une folie qui n’aurait pas le sens commun. Vous savez…

Le Prince. — Oui, qu’il resterait bien encore, si vous vouliez, un peu de marge pour moi dans la destination d’un jour heureux.

La Baronne (avec bonté). — J’y consens, avec la condition que vous me permettrez de ne me mêler de rien : on m’a si fatiguée !

Le Prince (gaiement). — Ne vous mêler de rien ! je sais que c’est votre manière, mais personne ne s’en plaint. (Ils se baisent.)

La Baronne. — Fermez donc. (Tandis que le prince obéit, elle s’est pittoresquement établie sur l’ottomane. Le prince ne peut s’empêcher de sourire de cet excès de résignation.) Que voulez-vous, lui dit-elle, souriant à son tour, voilà comme je suis ! Viens, viens, mon joli prince ! (Il l’init.)

Bientôt le prince est étonné de trouver tant de justes proportions et tant de douceur à jouir d’une femme qui vient pourtant d’endurer des colosses. Il conçoit alors que la nature a de grandes ressources et fait des miracles en faveur de ses bien-aimés. Il se tient pour dit que, comme le feu brûle et l’eau mouille, la baronne aimante, électrise et confit ses amants ; il savoure à longs traits les délices d’une jouissance d’un genre absolument neuf pour lui. Après quoi, de l’impression qu’a faite le caractère que la baronne a déployé dans son dernier entretien, et de celle qui naît de son inexplicable charme, il résulte chez le prince une indulgence et même une sorte d’intérêt pour cette femme singulière à laquelle il croyait d’abord n’être dû que du mépris. Comme ce n’est jamais la baronne qui rompt la première des nœuds aussi doux que ceux qui l’attachent en ce moment, le prince, qui, sans se piquer d’être un Boutavant, un Mâlejeu, ne laisse cependant pas d’être fort amateur, profite de la fixité de la baronne et la travaille une seconde fois. C’est surtout alors qu’il se confirme dans tous les bons sentiments qu’elle vient, à si peu de frais, de lui inspirer. Vers le moment de la clôture, il lui fait les plus tendres caresses, et lui jure de demeurer écrit, pour jamais, sur la liste de ses plus fervents sacrificateurs. “ Accepté, „ répond l’expirante baronne, lui donnant un profond et brûlant baiser… (Ils se lèvent et s’en vont.)

Mais c’est Tireneuf dont il faut bien un peu rire : qu’il avait bonne grâce à garder là-bas un cabinet !


  1. C’est le nom de notre parieur-perdant. Le comte est un petit maigre, élégant blondin conservant un léger goût de terroir ; traits passables, mais qui ne composent point une physionomie. Quant au mérite essentiellement estimé chez les Aphrodites, on doit en supposer peu pourvu un homme qui croit difficilement à certain degré de talents, et choisit si mal quand il parie.
  2. Le chevalier de Tireneuf, garde du roi du temps qu’il y en avait ; cinq pieds dix pouces de haut. L’Hercule-Farnèse à vingt-quatre ans, et francisé. Les femmes et le jeu mettent cet enfant de Paris au pair avec un ordre de gens dont son peu de fortune voudrait le séparer. Il est, a-t-on dit, grand causeur ; voici comment : ses discours sont, pour l’ordinaire, divisés en neuf, dix, ou plus de points ; cependant ils n’ennuient jamais ces dames. C’est l’effet de la magie de l’organe oratoire, du style et du geste, à la beauté desquels prêtent beaucoup dix pouces forts !
  3. Maison où l’on enferme les fous à Londres.
  4. Le prince, vingt-neuf ans. Cette fois la nature n’a point fait de quiproquo : c’est bien l’âme d’un prince qu’elle a placée dans une enveloppe du plus noble modèle. Edmond est à la fois brave, galant, affable et généreux. Plein d’esprit, il est peu jaloux de briller ; cependant il entraîne tous les suffrages. Persuadé qu’un seul ami console de vingt ingrats, il sert, il oblige avec un zèle infatigable. Heureux avec beaucoup de femmes, jamais aucune n’eut à se plaindre de lui ; c’est compléter son éloge, dans un siècle affreux où la clique des hommes à bonnes fortunes semble exercer cette profession moins pour leur propre agrément que pour le supplice des malheureuses qui les ont bien traités. Sexe charmant, puissent les Furies, détruisant jusqu’au dernier de ces monstres, faire place enfin à des hommes dignes de toi, qui sachent cultiver, au lieu de l’abattre, ce bel arbre dont il est si doux de manger le fruit !
  5. C’était le même que le comte se souvenait d’avoir vu.
  6. Son idée est que, gagnant ainsi du temps, elle saura bien, au bout de l’année, trouver quelque nouveau moyen d’éviter un homme qui lui est froidement odieux.