Briard (Poulet-Malassis) (p. 166-177).

OÙ PEUT-ON ÊTRE MIEUX ?




QUATRIÈME FRAGMENT.




La scène est d’abord dans le bosquet anglais.

Heureusement pour Tireneuf, la vieille[1] comtesse de La Bistoquière (qui l’avait aperçu dans les loges, et depuis le cherchait partout) vint à passer seule, et fort en souci, près de l’endroit où le pauvre diable croquait le marmot, en attendant la baronne. Tireneuf, homme d’affût[2], et qui sait que la comtesse a pris enfin le parti de plaire de la poche, se laisse voir : on lui saute au cou. Le cabinet se referme : la comtesse propose alors vingt louis à gagner, en quatre parties liées. Tireneuf se met aussitôt à les jouer de la meilleure grâce du monde.

Cet arrangement sauve la baronne, qui, fidèle à sa parole, mais en retard, ne revenait pas à ce cabinet sans un certain serrement de cœur, car mons Tireneuf n’a pas encore tout à fait émoussé parmi le beau monde les aspérités de sa robuste constitution et de ses premières habitudes. Heureusement, disons-nous, la baronne trouve la place prise. C’est le sournois commandeur de Concraignant[3] qui, par derrière, la surprenant à écouter ce qui se passe dans le cabinet, ose, à la faveur des ténèbres croissantes et… Mais la baronne s’apercevant d’un genre d’hommage qui n’est pas celui qui l’intéresse le plus, pense se fâcher. “ Monsieur, dit-elle (ne sachant pas encore à qui elle parle), sans m’en prier, c’est un peu fort ! — Comment, c’est vous, délicieuse baronne, répond Concraignant qui redouble d’ardeur, je ne vous avais prise, ma foi, que pour madame de Curival qui m’avait promis de venir par ici s’égarer à mon profit. Je suis un grand maladroit de ne m’être pas d’abord aperçu de tout ce que je gagne à la méprise. „

Cependant l’arrière-besogne allait son train. Outre que la baronne était sensible au compliment, elle n’était pas fâchée que Concraignant négligeât d’adoucir sa voix ; ainsi, tout à la fois, elle faisait preuve de charmes, acte de présence, changement de chère, et se vengeait aussi, car il n’était pas doux pour le spéculateur Tireneuf de n’avoir dans ses bras qu’une quadragénaire matrone, tandis que son rendez-vous prêtait le… collet à un rival qui, son travers à part, était infiniment aimable.

“ Foutre ! disait avec humeur la grosse comtesse, voyant à Tireneuf quelques distractions dont le reste souffrait, ces gens-là choisissent bien mal leur champ de bataille ! Ne pouvaient-ils pas aller mignonner ailleurs ? „

Ils entendaient à leur tour ; leur passade finissait ; ils s’en allèrent, riant aux éclats et poussant de la sorte à bout l’humoriste antiquaille.

Il en coûta au pauvre Tireneuf, en sus des quatre fiches de la partie, une cinquième de consolation.

On ne finirait jamais, cher lecteur, si l’on voulait vous rendre compte avec la même exactitude de la conduite de trente-six paires, soit profès, soit affiliés, réunies ce jour-là dans l’hospice. Figurez-vous seulement partout, mais principalement dans le bosquet d’où sort la baronne, un ramage confus de baisers, d’accents, de soupirs, d’éclats échappés au délire des voluptés, comparable à celui que font au lever de l’aurore mille oiseaux habitants d’une forêt parée de ses feuilles nouvelles.

Une première bombe avertit enfin l’essaim dispersé que c’est le moment du feu d’artifice. On accourt de toutes parts, et l’on borde les deux tiers de la circonférence du grand bassin, lieu ordinaire de ce divertissement. Le ciel s’est voilé comme exprès. Peu, mais de l’excellent, c’est la règle établie chez les Aphrodites, et la sévère Durut a grand soin que, dans aucune partie de son administration, il n’y soit dérogé…

Du jardin on passe deux à deux dans la rotonde, qui n’est plus un salon d’ifs, mais un lieu de fête, décoré d’un ordre de seize colonnes ioniques gris de lin, à bases et chapiteaux blancs, avec l’entablement paré de festons de fleurs imitant le naturel. Une coupole analogue, élégamment enrichie d’arabesques, supporte, à son centre, un lustre simple, mais d’un goût exquis, figurant un cercle chargé de trente-deux grosses bougies. Il est suffisamment abaissé dans le moment pour que, seul, il éclaire de la plus agréable lumière tout l’espace, et particulièrement la table en fer à cheval circulaire, interrompue en face de l’entrée et garnie de trente-six couverts. Les dames seules y prennent place.

Les goûts sont si différents que chacun se passionne pour quelque spectacle favori. Quant à moi, je ne sais s’il y a rien de plus enchanteur au monde que ce cercle de femmes, toutes plus ou moins belles, jeunes ou jolies, toutes galantes surtout, qui ont épuisé dans leur voluptueuse parure la quintessence de la mode et du goût ? Que j’aime à voir, derrière elles, cette élite des vrais aimables de la première[4] capitale de l’Europe, leur formant une cour, empressée sans esclavage, familière sans impertinence, spirituelle sans tours de force, gaie sans pétulance, ardente sans brutalité !

Un ambigu délicieux, se mêlant à mille fleurs, offre tout ce qui peut flatter la sensibilité du sens subalterne dont ce moment est le règne. Au centre, une large table et quatre officieuses de plusieurs étages montent et descendent sans cesse, apportant tout ce que peut exiger le service, et remportant tout ce qui n’est plus utile… Aucun regard profane[5] ne souille ce banquet, image de ceux de l’Olympe… Eh ! les Aphrodites ne sont-ils pas des demi-dieux sur la terre ? Avoir la jeunesse, la beauté et les grâces, tous les dons que peut répandre la nature, et jouir de toutes les voluptés imaginables, n’est-ce pas exister surhumainement ?

À minuit on quitta la table. Alors, par huit issues on put se répandre de tous côtés dans de petites pièces très-éclairées, dont pour lors les dessous des loges étaient devenus les antichambres. Là, huit à huit, quatre à quatre, plus ou moins, on pouvait causer, batifoler ou jouer des jeux de société. Dans une pièce plus grande était une table de pharaon, les dames aimant assez généralement tous les jeux où l’on fait des cornes. En moins d’une demi-heure, l’attirail du banquet avait entièrement disparu. Une vive lumière éclatait pour lors dans toute la rotonde. Le bruit des instruments de bal appelait les amateurs de danse ; ils y accoururent, il y en eut constamment assez pour que, pendant quatre heures, le bal ne languît pas une minute. On dansait, on allait, on venait. Tous les boudoirs étaient ouverts. On souriait de voir telle danseuse plus agitée lorsqu’elle venait de se rafraîchir qu’elle ne l’était en quittant la danse. Certaines fringantes, telles que mesdames de Troumutin, de Malepine, de Confort, de Pompamour, de Vadouze, de Chaudpertuis[6], etc., faisaient perpétuellement la navette, dansant avec ménagement, cependant paraissant à la fin accablées de fatigue. Quoiqu’en général le défaut des Aphrodites ne soit pas d’être caustiques, quelques espiègles ne laissaient cependant pas d’observer que mesdames d’Aisevaux, de Curival, de Bigaîne, de Confessu, de Branval et de Beaurevers, soupçonnées d’être ambidextres, ne sortaient en effet jamais sans emmener à la fois deux cavaliers dont quelques-uns, tels que messieurs de Trichecon, de Cognebran, de Fauxconnier, d’Obergu, montraient la corde. C’est à travers de cette confusion que, par une maladroite éclipse, le comte de Vitbléreau, malgré ses quarante ans, compromit le jeune marquis de Fessange de manière à lui laisser une note indélébile.

La jolie madame de Condoux, par une précaution contraire, et quoiqu’on ne la vît ni danser ni disparaître, donna beaucoup à penser à ceux qui remarquaient que dans une loge du haut, en dehors de laquelle on la voyait se pencher beaucoup, elle recevait coup sur coup des visites de gens appelés auxquels elle ne disait pourtant qu’un mot lorsqu’ils entraient, et presque rien quand ils faisaient retraite. Ce manége, qui n’avait peut-être au plus d’incivil que les apparences, avait duré toute la nuit.

Vers le jour, on dansa des rondes et des branles assez branlants, dont quelques-uns, fort ingénieux, seront rapportés dans un recueil de cette espèce d’académie coïro-pygo-glotto-phalurgique[7]. Une farandole enfin, où se firent des chaînes, des passes, des haut-le-corps qui ne peuvent se décrire, couronna follement le bal le plus actif qui se fût peut-être jamais donné dans l’hospice.

Il s’agissait enfin de décerner un prix auquel bien des concurrents semblaient prétendre. Il y était pourtant attaché une condition assez difficile à remplir pour gagner. Il fallait être le seul qui eût atteint un nombre quelconque de prouesses prouvées. Deux rivaux qui se seraient trouvés égaux s’excluaient mutuellement. Monsieur de Boutavant, qui avait achevé sa douzaine, ne comptait sur rien, parce que Tireneuf s’était mis à l’extraordinaire et se vantait de treize exploits. Mais celui-ci eut lui-même un pied de nez, quand le timide Plantamour, âgé de vingt ans, murmura qu’il était en état de faire preuve de quatorze. On se récriait, mais quatorze dames, non moins étonnées que les cavaliers eux-mêmes, furent obligées de lui rendre publiquement justice. C’étaient les quatorze plus âgées, parmi lesquelles madame de La Bistoquière avait pour anciennes mesdames de La Conassière, de Vaginasse, et la doyenne, madame la présidente de Conbanal. Il avait dansé une fois avec chacune de ces dames, et les avait conduites, tour à tour, aux rafraîchissements. Les bras en tombèrent d’abord à tout le monde, mais il fallut les relever pour applaudir à ce prodige de puissance et de zèle phalurgique. Le prix était une répétition enrichie pour laquelle madame Durut avait reçu un louis de chaque individu masculin. Plantamour fut moins sensible au gain de la montre qu’aux éloges dont on le comblait, et au soin que prenaient toutes les jeunes dames d’inscrire son beau nom sur leurs tablettes. C’est ainsi qu’un pur hasard fit sortir tout à coup de dessous le boisseau le plus surprenant mérite. On prit note de cette singularité, pour qu’il en fût fait rapport à la plus prochaine assemblée[8].


FIN DU NUMÉRO QUATRE.

  1. Chez les Aphrodites on nomme vieille toute femme qui passe quarante ans ; mais ces dames ont droit d’assister jusqu’à ce qu’elles ne marquent plus. Alors, à moins d’un relief, elles perdent leurs entrées, excepté le jeudi, pour le service de ces messieurs dont il est fait mention dans une note du numéro deux, page 86, et le samedi, pour des raisons que l’occasion naîtra de déduire ailleurs. Madame de la Bistoquière : brune, grisonnante, a de beaux et grands restes, assez bien conservés, à l’entretien desquels elle n’épargne ni ses soins ni sa bourse. Elle a pour réparation cinq ou six affidés-maçons, de la force de Tireneuf.
  2. Synonyme diminutif d’escroc.
  3. Le commandeur de Concraignant : trente-sept ans, charmant petit-maître à ruban vert. Les plus délicieuses fortunes de la cour l’ayant successivement accommodé pis que ne l’auraient fait celles des coulisses, par un beau jour il proféra le terrible serment de ne plus s’exposer à de si cuisants repentirs. Dès lors, ayant du caractère, et ses modestes six pouces et demi ne l’ayant pas mis dans le cas d’être réclamé du souverain oriental, il sert l’occidental avec autant de constance que de zèle. Là se borne son hérésie, car où l’objet de sa terreur (non de sa haine) ne se trouve pas, il n’y a point de plaisir pour ce galant homme.
  4. Puisse-t-on, hélas ! ne pas dire bientôt la dernière.
  5. Les douze enfants de chaque sexe qu’on sait être attachés à l’établissement étaient seuls employés au service, les filles fixées en dedans du fer à cheval, les garçons errants autour de la table. L’une, ou de madame Durut, ou de Célestine, ou de Fringante, tour à tour présidait aux fonctions : il y régnait un ordre admirable. Bien entendu qu’on soupait au bruit des instruments d’harmonie.
  6. Leurs portraits arriveront à mesure qu’elles figureront dans des scènes particulières.
  7. Ceux qui savent le grec comprennent à merveille ce que cela veut dire : académie où l’on travaille du con, du cul, du vit et de la langue. On est bien malheureux d’être obligé, sous peine de passer pour ignare, à donner de semblables explications ; c’est un soin que les écrivains eux-mêmes devraient bien épargner aux éditeurs.
  8. Plantamour était agréé depuis six mois, mais non reçu, son grand air de jeunesse et sa proportion, qui n’excédait pas sept pouces neuf lignes, ayant fait naître quelques difficultés.