Briard (Poulet-Malassis) (p. -139).

LA PIÈCE CURIEUSE.




SECOND FRAGMENT.




C’est dommage, sans doute, de distraire un moment le lecteur, à qui l’on n’a déjà que trop fait attendre le spectacle du tournoi dont on vient de lui faire connaître la lice et les tenants ; mais il est indispensable de mettre à sa vraie place une scène épisodique trop intimement liée à l’action principale et à la circonstance du moment pour qu’on puisse franchir ou différer.

Ce local, cet appareil, la beauté des champions, le prestige du tout, produisaient sur le comte parieur, placé avec son adversaire dans une des loges masquées, l’effet le plus délicieux, et déjà cet ambulant, si difficile à distraire de sa profonde mélancolie, bénissait son bon génie de l’avoir conduit dans le sanctuaire des Aphrodites… Soudain, quel contraste ! quel revers ! La loge des parieurs était la première à droite au-dessus de l’entrée principale, celle par conséquent où se déployait le plus avantageusement aux yeux du comte la rare beauté du cortége ; à chaque couple son admiration croissait mais quand le dernier met enfin le pied dans l’enceinte…

Le Comte (dit avec trouble). — Oh ciel ! que vois-je ?

Le Prince. — Qu’avez-vous donc ?

Le Comte. — Rien, mon prince,… ce n’est rien,… ce ne sera rien…

Le Prince. — Impossible,… vous pâlissez ! Vous trouvez-vous mal ?…

Cependant la marche continue, l’objet dont on est frappé s’éloigne en tournant le dos ; le comte, qui s’efforce, paraît un peu plus calme. Mais lorsque, le tour s’achevant, on revient de son côté et qu’une figure dont le profil et l’ensemble lui ont causé tant d’agitation s’avance et présente la face, le saisissement du malheureux étranger redouble…

Le Comte (à lui-même). — Funeste imagination !… Si cette femme (la baronne de Vaquifout) n’était pas aussi grande,… je jurerais… Mais ce ne peut être elle… Pourtant… (Elle est plus près.) Oh ! c’est elle !… c’est bien elle !… Si mes yeux pouvaient la méconnaître, mon cœur,… ce cœur déchiré, ne me confirmerait que trop ce dont ils voudraient douter…

Le Prince. — Il n’est pas très-poli, cher comte, de vous faire observer que vous extravaguez… À qui en avez-vous donc ?

Le Comte. — Eulalie ! prince… (Il paraît absorbé.)

Le Prince. — Mais paix donc ! Savez-vous que, sans la musique, on vous aurait entendu ! Si nous sommes ici, nous devons du moins y être dans le plus grand incognito.

Le Comte (du même ton). — Eulalie !… où et dans quelle circonstance le sort la rend-il à mes vœux ?

Le Prince. — Sortons plutôt…

Le Comte (éperdu). — Non, je demeure… et j’en mourrai.

C’est dans ce moment que les couples de champions s’étant arrêtés devant leurs avantageuses respectives, chaque page se hâte de mettre une dame absolument à nu, et que chaque demoiselle en fait autant à un cavalier. On observera que, comme exprès, l’avantageuse de la baronne de Vaquifout était précisément la plus proche des yeux du comte délirant. Une pendule placée sur l’autel sonne. Au premier coup, les sept Vénus sont abattues sous les sept Mars : à l’instant chaque boute-joie s’est enfoncé. La foudre du plaisir gronde, c’est-à-dire les soupirs, les baisers, les accents ! mais à peine l’œil faisant la ronde pourra-t-il donner un instant à chaque groupe, tant est prompt ce fougueux début… Le timbre de la pendule retentit encore que déjà la première couronne est enlevée. Les vainqueurs s’enfoncent aussitôt dans les retraites au-dessous des loges. Là chaque demoiselle va purifier un de ces messieurs, après avoir préalablement remis soit à Fringante soit à Célestine deux feuilles de vigne entre lesquelles doit se trouver la preuve recueillie de l’outrance de chaque prouesse. Les pages s’approchent pour aider les dames à se lever, et les conduisent de même, pour l’objet de la toilette, chacune dans la retraite qui lui est destinée… Tout cela s’est fait avant qu’un premier morceau de musique, vivace et court, soit achevé. Cependant, tandis que le bonheur pleuvait dans le temple du plaisir, un malheureux, c’était le comte, s’était évanoui, n’ayant pu soutenir le supplice de voir son Eulalie se résignant, avec la sérénité d’une déesse qui s’endort, aux transports de l’adorable Pinefière. Le prince, à qui l’accident de son adversaire ne cause guère moins de frayeur que d’embarras, a pourtant la présence d’esprit d’écrire avec son crayon : “ À nous, Durut ! „ sur une carte de visite qu’il lance dans l’arène à travers l’une des visières de la loge. Cette carte est ramassée, Durut sort, mais tous les acteurs sont dans ce moment occupés de se préparer pour leur seconde accolade, et l’éclipse de Durut ne changera rien à l’exécution des sept sacrifices projetés [1]. Laissons madame Durut prendre connaissance du triste fait pour lequel on vient l’appeler, et demeurons avec la bande heureuse.

À peine les combattants ont-ils disparu pendant trois minutes, qu’on voit les dames s’élancer sur leurs avantageuses avec une gaieté du plus heureux présage pour les nouveaux champions qui doivent les assaillir. C’est l’angélique Pinefière qui va s’unir à l’impétueuse Troubouillant. “ Enfin donc on t’aura ! „ lui dit-elle se relevant un instant pour lui donner un baiser, et l’entraînant ensuite. Cependant Limefort, traité précédemment par la dame avec moins de distinction, n’a pas l’air de se formaliser de cette affectation de faveur ; il passe fort tranquillement dans les bras de madame de Cognefort qui, n’étant pas non plus une complimenteuse, s’est déjà très-essentiellement transfigée quand sa voisine est encore à polissonner avec l’enjoué Pinefière. Le redoutable Boutavant se présentant à madame de Bandamoi lui en impose d’abord un peu : “ Voyons, dit-elle en lui souriant, comment je m’en tirerai ! „ Elle n’a cependant pas la petite pruderie de lui ordonner de se raccourcir au moyen des croquignoles. “ Je ne l’aurais jamais cru ! „ ajoute-t-elle, venant de vérifier que ce boute-joie effrayant, même chez les Aphrodites, a pu se loger tout entier. Le marquis de Bellemontre est aux pieds de la petite duchesse : “ C’est du plus loin qu’on se souvienne, marquis ! lui dit-elle avec une mine charmante ; fais-le-moi baiser… (Il obéit.) On doit bien cette petite amitié aux gens qui reviennent de voyage. „ Le reconnaissant marquis prend pour lui la leçon, et jette gaiement à son tour un baiser sur le bijou rosé de sa championne. À l’instant même il la traite encore mieux. Foutencour est en présence avec madame de Pillengins ; elle s’est saisie du braquemart, du plus loin qu’avec ses grands bras elle a pu l’atteindre ; en se soulevant en arcade, elle se l’est planté avec un emportement bien aussi flatteur que de jolies phrases.

En même temps Mâlejeu tombe avec admiration dans les bras de milady Beaudéduit. “ Ne vous pressez pas, lui dit-elle, après lui avoir laissé le soin de l’enfilade, je mourais d’envie de vous avoir… Laissez-moi le temps de vous goûter un peu. Nous n’arriverons pas pour cela plus tard que les autres au but ! „ Le tout en remuant si moelleusement des hanches, que c’était un grand plaisir de les voir. Quant à Durengin, qui échéait à la belle Vaquifout, déjà complétement maître de ses charmes et s’agitant à mesure qu’on paraissait moins s’occuper de lui, son inquiétude était que peut-être la dame, dont les superbes yeux étaient fermés, ne sût pas de qui elle faisait le bonheur ; mais il fut bientôt rassuré quand, avec un sourire et un son de voix également obligeants, on lui dit : “ Il ne m’en faut pas tant, mon cher Durengin ! moins fort, tu me feras encore plus de plaisir. „ Alors il ralentit, et telle est cette superlativement électrique baronne que ce couple eut des premiers fourni la seconde carrière. Il était au surplus impossible d’observer que personne y fût en retard. On procédait à la seconde purification générale quand la pendule frappa le quart de la première heure.

Le lecteur voit déjà que chacune de ces dames continuera de se conduire avec chaque nouveau jouteur selon son propre naturel et le degré de goût que l’individu pourra lui faire prendre à la chose. À la troisième accolade, Durengin fut parfaitement accueilli par madame de Troubouillant Pinefière étonna madame de Cognefort qui, n’ayant pas l’honneur de le connaître et ne voyant qu’un blanc-bec, avait mis à son début certain air de demi-intérêt qu’un moins bon enfant aurait pu prendre en mauvaise part. Mais comme bientôt il parut digne qu’on déployât avec lui tous ses talents, la chère dame se mit à le travailler en maîtresse. Quant à l’arrangement dont il s’agissait entre la petite duchesse et Boutavant, il y eut bien d’abord quelque difficulté. La duchesse prétendait que le pari, comme affaire d’argent, ne l’intéressait pas assez pour qu’elle se laissât estropier ; qu’ainsi elle ne pouvait affronter l’énorme outil de ce monsieur. La contestation fut assez vive pour que les maréchales, Célestine et Fringante, fussent obligées de connaître du cas. Célestine emporta d’emblée les trois quarts de la peur de la duchesse en lui rappelant que, huit jours auparavant, elle avait subi dom Ribaudin[2], qui n’en a que deux lignes de moins que monsieur. Celui-ci achève d’aplanir l’obstacle, car il propose de ne se représenter qu’avec telle quantité de ses croquignoles qu’il peut plaire à madame d’ordonner. Pouvait-on rien de plus raisonnable ? Les mesures étant ainsi prises contre les dangers de la longueur, la grosseur, on n’en parla point. La duchesse n’avait pas envie qu’on se moquât d’elle. Sur ce pied, Boutavant, garni de six croquignoles, et bien prié d’avoir des égards, eut enfin la permission d’enfiler l’anneau ducal. Mais les croquignoles se trouvaient mal cuites. Du premier coup il s’en brisa trois, dont les servants de ce couple viennent diligemment enlever les bribes. “ Cassez, cassez le reste ! leur dit vivement la duchesse ; tout cela n’est bon qu’à estropier. — D’ailleurs, madame, dit Boutavant avec un grand air de bonne foi, je vous jure de ne point abuser… — Puis-je m’y fier ? — Ma parole d’honneur ! — Eh bien donc !… „ Et la petite diablesse de se trémousser alors comme une folle… Ils consomment ; mais quel est l’étonnement de la confiante dame quand, voulant savoir de combien on lui avait fait grâce, elle se trouve engagée avec son champion poil à poil ! “ À la bonne heure, dit-elle gaiement, je me serais voulu du mal d’être moins heureuse que ces dames, pour qui, grâce à Dieu, rien n’est trop fort ! — Quand je vous le disais ! „ lui jette de son estrade l’épigrammatique Célestine.

Il n’était pas encore tout à fait la demie lorsque Limefort finit avec madame de Bandamoi. La devise de cet homme étant : “ Che va piano va sano „, c’est lui que désormais on verra toujours le dernier à lâcher prise. Rien de remarquable ailleurs.

Quoiqu’il n’y ait pas de plus infaillible moyen pour ennuyer un lecteur que de ne rien lui laisser à deviner, on ne peut cependant se dispenser de dire ici que, pendant tout le temps où les avantageuses sont occupées, la musique ne cesse point de jouer. Pendant le premier acte elle a exécuté, comme on sait, un air analogue à l’impétuosité d’une première charge ; pour le second acte, on a joué plus voluptueusement, et dans le même genre ; mais avec variété, pour le troisième. Il faut aussi se tenir pour dit qu’à la fin de chaque accolade la vérification est exactement pratiquée. Ce soin sera pris plus scrupuleusement à mesure que la tâche approchera de sa fin. Les feuilles de vigne qui doivent, après la cérémonie, témoigner aux yeux des parieurs, sont rangées, par Célestine et Fringante, sur des cartes au numéro de chacun des champions. Une remarque encore, c’est que les cavaliers n’ayant pas, dans leur état de nudité, le ruban[3] distinctif qui signale les dames, il y est suppléé par un bracelet que chacun de ces messieurs porte au bras gauche, selon la couleur de son numéro.

Entre la troisième et la quatrième accolade, on est sorti des retraites (garde-robes en cette occasion), les dames en chemise ou lévite et ceintes de leur écharpe, les cavaliers en longue lévite de basin, avec une grosse cravate, négligemment mise, dont les bordures sont de la couleur du numéro. Dans cet équipage, on se promène, on s’agace, on folâtre pendant un petit quart d’heure. Mais madame de Troubouillant, cédant la première aux instances de Mâlejeu, dont c’est le tour et qui a pour elle un goût particulier, dès qu’on voit ce couple quitter ses vêtements, tous les autres se hâtent d’imiter, et soudain toutes les avantageuses sont de nouveau foulées. C’est cette fois que (les cavaliers étant moins incommodés d’une surabondance de désirs) ces dames sont plus savoureusement servies. On présume comment, puisque le goût s’en mêle. Madame de Troubouillant doit s’y trouver bien de Mâlejeu ; Durengin y jette madame de Cognefort dans un véritable délire ; madame de Bandamoi y jure à Pinefière qu’il gagne infiniment à être connu ; Limefort y mitonne à la petite duchesse une vraie jouissance de nonne ; il faut à Boutavant toute la solidité de son moyen d’agencement pour n’être pas désarçonné par les haut-le-corps variés de madame de Pillengins ; l’assaut régulier de Bellemontre avec Milady ressemble à celui de deux habiles maîtres d’armes qui s’amusent à la parade du contre ; Foutencour, qui connaît le genre et les moyens de la magnétique baronne, se laisse couver à travers un presque imperceptible limage.

En quatre minutes, pendant lesquelles la musique exécutait une pastorale dont le motif n’a rien de fade, toute cette besogne s’est achevée ; il n’est pourtant encore que deux minutes au delà des trois quarts.

Cependant madame Durut était absente sans l’être. Montée à la loge des parieurs et ayant fait, aidée du prince, ce qu’il fallait pour ressusciter le malheureux adorateur de madame Vaquifout, elle était restée avec ces messieurs dans leur loge, d’où, par une étrange folie, l’offensé comte n’avait pu se résoudre à sortir.

En vain, chaque fois que la baronne changeait de jouteur, le jaloux faisait-il la grimace d’un homme à qui l’on tourne un poignard dans le sein : il restait se lamentant, s’exclamant, à faire enfin mourir de rire deux témoins qui ne pouvaient plus estimer sa passion, ni plaindre son infortune. Il avait écrit au crayon un mot qu’il espérait de faire remettre, même avant la fin de cette crucifiante séance ; mais, avait dit :

Madame Durut. — Vous voyez bien, monsieur le comte, qu’il y aurait de l’extravagance à troubler une fête qui va le mieux du monde.

Le Comte. — Mais j’abandonne mon pari, j’ai perdu !

Madame Durut. — Vous avez affaire à des gens trop délicats pour qu’ils consentissent à s’approprier une somme cédée. D’ailleurs, que sait-on ? Peut-être (Elle souriait au prince à part.) ne rempliront-ils pas les conditions de la gageure, et vous gagneriez ; ce serait toujours une petite consolation…

Le Comte. — Eh ! que mes mille louis aillent à tous les diables !… Tenez !… (C’était dans ce moment que Foutencour obombrait la baronne.) voyez avec quel calme ces monstres me distillent l’outrage…

Le Prince. — Mais quelle fureur aussi de demeurer cloué sur l’objet qui vous assassine…

Le Comte. — Je n’y tiens plus ! (Il avait envie de rouler son billet et de le jeter dans la salle, comme avait fait le prince pour avertir madame Durut.)

Madame Durut (l’arrêtant). — N’en faites rien ; l’avis que vous donneriez ainsi de votre présence serait absolument inutile. Je connais madame la baronne : elle saurait très-mauvais gré à qui que ce fût de l’avoir dérangée, et d’un ; ensuite, que savez-vous si, ne devant être que peu prévenue en votre faveur, l’humeur que vous lui donneriez en ce moment ne gâterait pas absolument vos affaires ; au lieu qu’en vous y prenant bien, il y aura peut-être encore du remède.

Le Prince. — Ma foi, comte, vous avouerez que Durut parle comme un oracle… Voyez tout, et si à la fin vous n’êtes pas désenchanté, libre à vous alors de risquer une reconnaissance…

Le comte ne répondit rien à ce persiflage. Comme il ne paraissait plus menacé de faire la carpe sur nouveaux frais, la présidente Durut descendit et reparut dans l’enceinte pendant l’entr’acte de la quatrième à la cinquième accolade.

Le cinquième accouplement mit Foutencour aux prises avec madame de Troubouillant, qui ne le couva pas comme avait fait la baronne. Mâlejeu passait à madame de Cognefort : il résulta de l’analogie de leurs manières une sorte de tempête qui détourna sur eux l’attention d’une partie des spectateurs. (On saura en temps et lieu qu’il y en avait plus qu’on ne s’en doute.) Durengin réveilla madame de Bandamoi, qui s’était un peu trop attendrie avec Pinefière. Celui-ci fit un joli petit coup raffiné avec la duchesse, folle de ces figures que l’on nomme des miroirs à… Elle se voyait dans les beaux yeux de l’Adonis. Madame de Pillengins poussa Limefort au delà des bornes de sa trop régulière méthode. Milady fit briller tout son savoir-faire à l’occasion du recommandable Boutavant, qui se piquait d’émulation à son tour, cette belle lui ayant dit, fort obligeamment, qu’il lui touchait le cœur. La baronne de Vaquifout remercia Bellemontre, après l’affaire, par un baiser qu’elle n’avait accordé si tard à personne. Après avoir été fort attentive à la vérification, elle voulut bien encore poser, avec beaucoup de tendresse, ses lèvres de rose sur le museau du boute-joie fortuné !

Dans ce moment il n’était que sept heures six minutes.

Pendant qu’on se purifiait, madame Durut donna ses ordres à la musique pour que le sixième morceau fût émoustillant, et le septième tout ce qu’il y avait de plus vif.

Enfin, dès que les servants des deux sexes furent libres, elle leur fit porter à la ronde des tasses d’un bouillon confortatif pour les cavaliers ; des glaces et d’autres rafraîchissements pour les dames ; des pâtes et confitures, des fruits échauffants, des diabolini, des bonbons et pastilles à l’ambre. L’heureux quadrille était bien éloigné d’avoir l’air de remplir une tâche. La gaieté la plus folle prouvait à quel point chacun était sûr de soi. Loin que les entr’actes fussent prolongés, on avait peine à leur donner une durée raisonnable : chaque chevalier, attaché de bonne heure à sa nouvelle dame, pressait, lutinait et la forçait enfin à combler un importun désir.

C’est ainsi que le quart frappant, toutes ces dames, comme si on avait donné le signal, furent couchées : madame de Troubouillant sous Bellemontre ; madame de Cognefort sous Foutencour ; madame de Bandamoi sous Mâlejeu ; madame de Confriand sous Durengin ; madame de Pillengins sous Pinefière ; madame de Beaudéduit sous Limefort, et madame de Vaquifout sous l’illustre Boutavant, qui, pour le coup (on en prit note pour le consigner ensuite dans les registres), qui, disons-nous, fit ouvrir deux fois les yeux à cette belle et lâcher au dernier moment un[4] foutre ! dont l’espace retentit[5]. Le pauvre comte en faillit tomber de sa chaise et fut plus de six minutes en convulsions. Il était alors sept heures vingt-deux minutes.

Sans doute, chers lecteurs, vous entrevoyez d’ici que nos sept aimables couples ont ville gagnée, se trouvant trente-huit minutes devant eux et n’ayant plus qu’une poste à courir. Madame Durut était au comble de la joie, voyant que pas une preuve n’était équivoque, et que tous les champions faisaient, Dieu merci, la plus belle contenance imaginable. Prudente cependant, elle voulut s’assurer encore mieux de son monde et, sans affectation, demander à ces messieurs s’ils n’auraient pas besoin de quelque propice auxiliaire. Le premier qu’elle aborda était l’inamollissable Durengin qui, pour toute réponse, entr’ouvrit sa lévite. Elle passa, conservant d’autant moins de crainte à propos de celui-ci, qu’il avait sous le bras sa future, madame de Pillengins, femme à tirer de l’huile d’un caillou. Pinefière, à qui, mais avec beaucoup de ménagement, madame Durut laissa voir quelque doute, lui dit avec humilité : “ Je ne serais pas sans inquiétude, si je n’étais rassuré par le charme irrésistible de milady. — Je réponds de lui ! „ interrompit celle-ci, beaucoup moins modeste. “ Vous êtes en bonnes mains, „ va dire ensuite à Limefort la bonne Durut, tandis qu’il flegmatisait avec la baronne… — Je le connais, dit celle-ci, n’ayez pas peur pour nous, dussions-nous être accrochés encore à la cinquante-neuvième minute. — Durut, je suis sur les dents, lui dit en passant la petite duchesse. — Bon ! bon ! lui répondit-on : monsieur (c’était Mâlejeu) vous relèvera du péché de paresse. „ Foutencour avait l’air trop fanfaron pour qu’on osât seulement lui parler ; d’ailleurs, la prétentieuse madame de Bandamoi aurait pris en très-mauvaise part qu’on eût l’air de douter du pouvoir de ses charmes. Bellemontre était le moins confiant de tous ces messieurs. Durut s’en aperçut, mais, de peur de le déconfire encore davantage, au lieu de lui parler, elle vint par derrière près de sa partenaire, madame de Cognefort, et lui dit : “ Je vous recommande cet homme-là. — Je m’en charge, „ répondit d’un ton avantageux la luronne Cognefort “ Il ne faut pas demander à monsieur de Boutavant, dit enfin à celui-ci madame Durut, en lui faisant une profonde révérence, s’il est sûr de son fait, puisqu’il aura l’honneur de finir avec madame de Troubouillant. — Finir ! riposta très-piqué le pétulant flandrin, oui, peut-être, quand avant de sortir d’ici je l’aurai mis à mesdames Durut, Fringante et Célestine ! — Holà ! holà ! — Qu’on ne se fâche pas ou, ventrebleu ! j’y fais passer aussi Zoé, Belamour et toute la mitraille du service ! „ À cette folle menace, madame Durut fit un saut en arrière et se signa.

C’est après s’être ainsi tour à tour occupé d’affaires sérieuses et de gaietés que le quadrille, qui avait fixé le septième exploit au moment de la quarantième minute, fut averti de cet instant par madame Durut, à haute et intelligible voix. Aussitôt toutes ces dames furent abattues, la musique faisant le diable, et tous et chacun des acteurs ne voulant pas avoir l’air de jouer du reste. Dieux ! quelle ardeur ! quels coups de culs ! quels cliquetis de baisers, de sanglots, de cris et d’éloges ! quel abandon ! quel avant-goût de triomphe, même avant d’avoir consommé ! Il n’y avait que la baronne, avec son Limefort, qui s’ébattissent paisiblement ; tous les autres avaient fini ; tout était vérifié ; seul, le cruel couple (comme s’il n’eût été question que de faire avaler au pauvre comte la lie du calice d’amertume), seuls ces gens-là ne désemparaient point. Limefort avait attaché une très-petite montre au ruban des cheveux de la baronne. “ Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. — Cinquante-cinq minutes. (Elle fut alors quelque temps sans parler…) Finis, maintenant. „ Lorsqu’ils se relevèrent, il était cinquante-neuf minutes, la montre avançant de quelques secondes sur la pendule.

Alors toutes les loges (elles étaient remplies) s’ouvrirent brusquement, et des applaudissements continus firent retentir la salle.

Cependant le fameux Boutavant, qui le premier avait mis le nez hors de la garde-robe, n’oubliait point une fanfaronnade par laquelle il se croyait engagé. Le voilà donc venu saisir à l’improviste et porter sur la plus proche avantageuse la bonne Durut, tandis qu’elle ne pensait qu’à l’objet du bien public… Mâlejeu, Durengin, ne voyant pas sans une égale émulation ce trait de bravoure galante, ils accourent ; le premier s’empare de Fringante, le second de Célestine… et la fraîche présidente, ses délectables acolytes, toutes trois sont impitoyablement violées, sans respect pour la gravité de leur ministère public. Quarante paires de mains célèbrent si vivement ce piquant impromptu qu’on croirait entendre le bruit de toute une chambrée à quelque grand spectacle, lorsque paraît sur la scène l’auteur demandé d’une pièce qui vient d’obtenir la couronne[6].


  1. TABLEAU DES SEPT ASSAUTS.
    N° 1
    Madame de
    Troubouillant
    N° 2
    Madame de
    Cognefort.
    N° 3
    Madame de
    Bandamoi.
    N° 4
    Madame de
    Confriand.
    N° 5
    Madame de
    Pillengins.
    N° 6
    Madame de
    Beaudéduit.
    N° 7
    Madame de
    Wakifuth.
    Premier.
    Second.
    Troisième.
    Quatrième.
    Cinquième.
    Sixième.
    Septième.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Durengin.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
    Pinefière.
    Pinefière.
    Durengin.
    Mâlejeu.
    Foutencour.
    Bellemontre.
    Boutavant.
    Limefort.
  2. Un très-recommandable ex-abbé de l’ordre de Cîteaux, à qui la Révolution a tout fait perdre, excepté son terrible mérite, avec lequel il se console, où il peut, des étranges malheurs arrivés à ces bons descendants de saint Bernard.
  3. On se souvient qu’ils l’ont à leurs cheveux.
  4. Honni soit qui mal y pense ! nous citons.
  5. On n’a pas parlé de ces sortes d’exclamations de la part des autres personnages, mais c’est que, cela va sans dire, ce trait n’est singulier que vu l’individu cité, dont, par nature, l’excessive sensibilité était jusque-là demeurée concentrée dans l’intérieur. Que le poëte charlatan ne manque pas de bigarrer ses récits de batailles des cris de la fureur, des douloureux accents de la mort, du hennissement des chevaux, de la fière sonnerie des trompettes, du tonnerre de l’artillerie, etc., ce bavard fait son métier. Le devoir d’un historien est de se borner aux simples faits, sans courir après la ressource des insidieux ornements ; mais aussi doit-il ne pas négliger, quelque minutieuse qu’elle puisse paraître, une circonstance de caractère : en un mot, il doit parler de tout ce qui, faisant événement (comme ici), donne dans ses fastes plus de force aux couleurs de la vérité.
    (Note du censeur.)
  6. Nous espérons qu’aucun de nos lecteurs ne s’étonnera des hauts faits que nous venons de raconter. Nous leur souhaitons, au contraire, à tous, d’être capables des mêmes prouesses. Que s’il plaisait à quelque incrédule (dans le goût du comte parieur) de nous chicaner ici sur la vraisemblance, en dépit de ce beau vers : “ Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. „ nous faisons d’abord des vœux pour que sa femme, ou, qui pis est, sa maîtresse, lui donne (comme la baronne à son jaloux) une preuve pleinement démonstrative de l’existence de ces messieurs pour qui sept ou huit ne sont qu’un badinage. Ensuite, pour notre justification personnelle, nous citerons le véridique Brantôme, qui assure que Mahomet, époux de onze femmes, ne mettait qu’une heure à les bistoquer toutes. Comparés avec le prophète, nos héros ne sont encore que de bien petits garçons.