Briard (Poulet-Malassis) (p. 23-48).

EH BIEN ! JE RESTE.




SECOND FRAGMENT.




Madame Durut s’est levée, a quitté son bonnet de nuit et déroulé ses boucles ; son gros chignon est soutenu d’un peigne. En lui apportant son déjeuner, on lui annonce que la marquise est éveillée et demande à la voir. Madame Durut fait dire à cette dame que dans un moment elle viendra recevoir ses ordres. Elle déjeune sans beaucoup se presser et monte ensuite chez la marquise.


LA MARQUISE, MADAME DURUT.

La Marquise (avec amitié). — Bonjour, ma chère Durut. Je mourais d’impatience de vous voir.

Madame Durut. — Je suis au désespoir de m’être fait attendre. Comment madame la marquise a-t-elle reposé ?

La Marquise. — Tout au mieux. Mais où étiez-vous donc hier au soir ? Je vous ai fait demander à cor et à cri.

Madame Durut. — Je m’étais dérobée pour vaquer sans contre-temps à des occupations dont je ne voulais me rapporter qu’à moi seule. Je ne prévoyais pas le bonheur de vous être de quelque utilité. Du moins je me flatte qu’on m’aura suppléée ?

La Marquise. — Sans doute : on n’est pas plus attentif, plus exact que tout le monde de votre maison ; cet ordre admirable vous fait infiniment honneur, ma chère Durut. J’aurais été cependant bien aise de vous dire un mot quand Limecœur s’est retiré ; je craignais de ne pas m’endormir tout de suite ; je m’effrayais de n’avoir personne avec qui causer.

Madame Durut. — Causer !… Il y avait d’autres moyens d’attendre le sommeil, et même de l’inviter…

La Marquise (minaudant). — Quelle folie !… après ce qui s’était passé tout le jour… J’ai failli pourtant m’informer du baron… N’est-ce pas monsieur de Vit… Vit ?… Il y a du vit dans ce nom-là, c’est tout ce que j’en ai retenu.

Madame Durut. — C’est monsieur de Widebrock qu’on le nomme ; mais il est fini, ce baron.

La Marquise (avec intérêt). — Comment donc ?

Madame Durut. — Il s’est conduit hier abominablement. (Elle raconte succinctement à la marquise l’aventure de la pièce d’eau et comment ce diable de baron a fourbi quatre fois sans pitié le délicat Lavigne.)

La Marquise. — Je suis enchantée de ce que vous m’apprenez là. Croiriez-vous bien qu’à minuit j’avais une velléité de faire venir cet homme ?… pour causer, bien entendu.

Madame Durut. — Vous auriez sauvé de ses griffes mon pauvre petit Lavigne…

La Marquise. — Bien obligée ! Vous voudriez donc que j’eusse eu la préférence pour essuyer l’orage ! Cet homme (qu’en sait-on ?) aurait peut-être eu l’insolence de me proposer la même infamie qu’à cet enfant,… moi qui n’ai jamais pu m’accoutumer à ce genre.

Madame Durut. — Le cas eût été différent : vous aviez de quoi le payer en monnaie courante…

La Marquise. — Et Limecœur donc ! j’aurais sitôt trompé cet honnête garçon ?

Madame Durut. — À propos, parlons-en, puisqu’il vous revient à l’esprit. Eh bien, madame, où en êtes-vous ensemble ? en avez-vous fait un infidèle ?

La Marquise. — Pas tout à fait ; j’ai supplanté la camarde, mais il est plus amoureux que jamais de l’Invisible du boudoir.

Madame Durut. — Cela n’est pas fort clair : ayez la bonté de me parler sans énigme.

La Marquise. — La suite de notre aventure est un vrai roman… Mais j’y ai trouvé des longueurs… qui ont failli ne pas me permettre d’aller jusqu’à la queue.

Madame Durut. — Il y a eu queue ? C’est déjà en partie ce que j’étais bien aise de savoir.

La Marquise. — Tu vas être étonnée des difficultés que j’ai trouvées à conduire mon homme jusque-là. Tu t’étais aperçue, et même scandalisée, du peu d’attention que ton protégé avait fait à moi, lorsque, se promenant avec toi dans les bosquets anglais, je vous avais croisés plusieurs fois sans qu’il me fût accordé plus qu’une distraite révérence ?

Madame Durut. — Cette indifférence (sacrifice fort inutile et fort sot à ce vilain portrait) m’avait chassée. Je conviens d’avoir planté là notre homme avec humeur.

La Marquise. — Eh bien ! quand il s’est trouvé seul, son admiration pour la camarde n’a plus eu de bornes. Je l’ai croisé encore deux fois presque en le touchant. Il avait l’air gêné de me sentir si près de lui. Cependant, à moins de faire volte-face, il ne pouvait m’éviter. Lasse de voir qu’il me comptait pour si peu de chose, et voulant qu’il m’abordât, je le passe tout de suite, je fais un faux pas ; un petit cri vif m’échappe en même temps. “ Ah ! madame (dit-il, se retournant avec intérêt), vous venez de vous faire grand mal ! — Ce ne sera rien, monsieur. — Pardonnez-moi ; vous me paraissez saisie… voici de l’eau de Cologne. (J’en prends un peu pour ne pas déroger à ma feinte.) — Si madame pouvait gagner le banc de gazon que nous voyons à six pas ? ou si elle me permettait… (Il se met en devoir de m’enlever.) — Ne prenez pas cette peine, monsieur ; je me crois en état de marcher jusque-là. — Daignez du moins vous appuyer bien fort sur mon bras. „ Ce n’est qu’alors qu’il remet dans sa poche la fatale camarde… Je l’empoigne, lui boitant tout bas ; j’ai l’air de me traîner ; nous arrivons au banc propice… Assise et mon pied touchant la terre, je marque l’effet d’un étonnement douloureux. “ Mon Dieu, madame, je crains que cette entorse ne soit sérieuse ! vous souffrez considérablement ? — Un peu de repos me soulagera sans doute,… je vous prie seulement, monsieur… Auriez-vous bien la complaisance de me dire naturellement si ma cheville n’enfle point ?… „ Il se précipite, je n’étais point fâchée de lui faire admirer un pied qui, sans vanité, jouit de quelque réputation de finesse et de tournure. “ Je vous jure, madame, que l’œil ne peut voir entre vos deux pieds aucune différence… „ Le prétendu malade était horizontalement arrangé, de manière qu’un moins préoccupé se serait sans doute avisé de chercher d’heureux points de vue… “ Si j’osais toucher le tendon, je vous dirais mieux ?… — Eh ! touchez, touchez, monsieur, vous êtes bien bon, bien serviable… „ C’était le cas de donner quelques facilités de plus. En mésuser un peu, c’eût sans doute été caresser mon amour-propre. Point du tout, un chirurgien ne m’aurait pas plus froidement visitée… “ Vous fais-je quelque mal, madame ? — Aucun. — Eh bien ! soyez sans alarmes, ce ne sera rien du tout. — Vous croyez ? — Je n’en doute nullement. — Je ne voudrais cependant pas risquer de marcher tout de suite. Vous seriez bien aimable,… pourvu que vous n’ayez pas d’affaires ailleurs, de rester quelques moments auprès de moi. Je prendrais la liberté de me servir ensuite de votre bras pour me rendre jusqu’à ce petit pavillon où je demeure. — Je suis absolument à vos ordres, madame. — Je me fais cependant un scrupule de vous enlever à la profonde rêverie dans laquelle vous m’avez paru plongé. Vous preniez tant de soin à ne pas être distrait, que c’est à cause de vous surtout que je me reproche ma maladresse. „

Madame Durut. — Vous lui serriez le bouton un peu fort ; voyons comme cela prendra.

La Marquise. — “ Avouez, continuai-je, que vous avez du guignon. Vous venez exprès vous égarer dans une solitude. Un portrait vous occupe… Oui, monsieur, j’ai très-bien vu, tout en lisant, qu’un portrait, charmant sans doute, était l’objet de votre amoureuse attention, que vous auriez voulu vous trouver seul au monde avec lui. Point du tout, il faut qu’une étourdie vienne se donner une entorse à côté de vous… — Ne vous occupez pas de moi, madame : comment vous trouvez-vous maintenant ? — Je ne sens presque plus de mal ; au surplus, vous faites bien de prendre quelque intérêt à mon accident, car vous en êtes cause… — Moi, madame, je serais assez malheureux ! — Il n’y a pas de votre faute, mais… vous savez que les femmes ont le défaut d’être curieuses. Intriguée de ce portrait tant admiré, l’objet de tant de soupirs et de regards vers le ciel, j’ai voulu m’élever sur la pointe du pied pour voir par-dessus votre épaule cette jolie mine. Par malheur, je prenais mon point d’appui sur un caillou rond, et il a tourné sous mon pied. — Que n’ai-je pu deviner votre envie, madame ! Comme la figure qui m’occupait n’a rien dont un homme puisse tirer vanité, j’aurais pu… — Me le montrer, et vous allez avoir cette complaisance ? — À condition que si, par hasard, vous connaissiez l’original, quoique ma liaison avec cette dame soit fort innocente, vous auriez la bonté de garder le secret ? — Cela se doit. — Maintenant, trouvez bon que je vous prévienne que ce portrait ne peut flatter au monde que moi ; que le reste de l’univers doit en juger d’une manière défavorable… „

Madame Durut. — Il avait, parbleu ! raison ; je ne sais où le peintre avait été chercher ce fichu modèle, car, par malheur, le portrait n’est pas de fantaisie.

La Marquise. — Laisse-moi achever mon récit. “ Vous cherchez une défaite, lui dis-je, et je commence à comprendre que je n’ai pas le sens commun ; pouvant me comparer à la dame qui vous touche, et sentant qu’à sa vue j’aurais du dépit de me trouver si bien effacée… — Peu de beautés, je pense, sont dans le cas d’avoir sur vous cet avantage ! — Vous êtes galant. — Et le pied, madame ? — (En me levant :) Je vous comprends, monsieur… Ce que vous vouliez me consacrer d’instants est expiré… Je me sens fort en état de marcher,… et je vous rends à vos méditations amoureuses… — Je ne vous quitte pas, madame ; vous avez bien voulu prendre avec moi l’engagement d’aller ensemble jusqu’à votre pavillon. — Mais si j’étais aussi avare de ma présence (quoique fort indifférente) que vous d’un portrait… qu’après tout je vais maintenant supposer horrible… Oui, c’est à cause de cela que, vous retranchant dans les respectables remparts de la discrétion, vous sauvez finement l’intérêt de votre amour-propre. — J’ignore, madame, s’il est des modèles qui doivent exclusivement obtenir ou manquer les suffrages ;… mais le ciel m’est témoin… „

Madame Durut. — Oh ! le voilà ! vous l’imitez à merveille. Il me semble l’entendre et le voir…

La Marquise. — “ Bon Dieu ! m’écriai-je, vous venez de faire des yeux ! (Je riais.) — Charmante femme ! répliqua-t-il en me serrant une main, vous avez apparemment le cœur libre ; vous vous égayez, et je sens en effet que je prête infiniment à la plaisanterie ;… mais je n’aurais pas à dire deux mots,… vous me plaindriez… „ Je me suis rassise et l’ai fait asseoir à côté de moi : “ Savez-vous, monsieur, que vous m’intéressez ? Il est rare de voir par ici des êtres à élégie ; il y a de l’Young ou, tout au moins, du d’Arnaud dans votre ton et vos manières. C’est de cela d’abord que je vous plains… Eh bien ! si vous me connaissiez, vous me feriez confidence entière : je suis parfois de bon conseil… „ Alors le bon humain me conte naïvement son histoire : la négociation, ses répugnances, l’audience au boudoir, mais pas un mot des faveurs. “ À force d’amabilité, dit-il, cette femme m’ensorcèle… Et quand je croyais enfin être assez heureux pour la voir,… elle m’a fui par le plus inconcevable caprice ! Un portrait qui devait me guérir ne fait qu’accroître mon malheur ;… car ce que j’ai senti tête à tête avec cette femme obtiendrait à mes yeux la grâce d’un monstre,… et vous avouerez (en me montrant la boîte) qu’on peut fort aisément s’accoutumer à ces traits-là ?… „ J’avais la malice de faire attendre mon jugement ; je regardais avec fixité la ridicule boîte, de l’air de dire : Je voudrais trouver un sens à la passion que peut inspirer cette horreur, mais nul effort n’y suffit… Pendant ce temps-là, mon homme continue comme un fou. “ C’était bien la peine de m’embraser ! au même moment voler en Allemagne ! me laisser ignorer son nom, son état ! le lieu où son dessein est de se fixer !… Elle est affreusement laide ! et cette laide est pour jamais là (dans sa tête !) là ! (dans son cœur) ! „ J’attendais, ma foi ! ma chère Durut, qu’il marquât d’un troisième cette partie de sa personne que j’ai certainement un peu plus sérieusement occupée que tout le reste ; mais il est si circonspect ! “ Cette femme (en lui rendant la boîte) ne peut être qu’une magicienne qui vous aura jeté quelque sort. Je défie que sans diablerie un humain puisse accorder le moindre sentiment à ce monstre-là… Mais voulez-vous bien me reconduire ? „ Je prends son bras. On ne peut pas mettre plus d’intérêt et de complaisance au service qu’il croit me rendre… Nous marchons en silence… Tout était dit, jamais entretien n’était tombé plus à plat ; au moment d’entrer dans le pavillon : “ Adieu, monsieur, lui ai-je dit, affectant de la tristesse ; vous êtes bien complaisant, mais nous n’avons guère à nous louer ni l’un ni l’autre de nous être rencontrés… (Il paraît frappé.) Allez, cruel homme, vous venez de me faire bien du mal !… „ Ce propos l’étonne à l’excès, il me prie de lui éclaircir… “ Eh bien, monsieur, lui dis-je après avoir feint de combattre avec moi-même, sachez que je suis ici à cause de vous ; que je vous y savais, que j’étais instruite des vues d’une dame sur vous pour vous faire émigrer avec elle… Je la connais… Je m’étais trop orgueilleusement persuadée qu’une autre qui voudrait lui disputer la préférence de votre part pour le même objet aurait sur elle de grands avantages ; j’espérais, en un mot, que vous, effrayé de cette figure et ne pouvant consentir à vous engager, seriez moins rétif pour… moi, puisqu’il faut vous le dire, pour moi qui me présenterais dans le moment où vous auriez déjà accepté des propositions et où l’individu proposant aurait seul fait naître un obstacle ; j’espérais, en un mot, que moi, qui sais aussi peut-être apprécier les hommes, je vous déterminerais à me suivre… Mais, étrange, et sans doute unique, vous êtes allé donner dans le piége d’une femme… qui, malgré le succès de son art insidieux, n’a pas osé croire elle-même à l’existence du prestige ! „

Madame Durut. — J’aurais voulu voir la sotte figure qu’il devait faire en ce moment.

La Marquise. — C’est la mienne, au contraire, qu’il a rendue fort ridicule. “ Qu’elle me connaît mal ! s’est-il écrié. — Soyez franc, vous l’avez eue ! et par un excès de délicatesse vous vous croyez obligé… — Le secret de notre entrevue n’étant pas tout entier le mien, je suis forcé de me taire… „ J’étais sur ma prétendue porte ; il me baise respectueusement la main et va me quitter ; je le retiens. “ Vous ne m’avez donc pas entendue ? — C’est vous sans doute, madame, qui ne m’avez pas compris ? — Je n’ai que trop compris, monsieur, votre extravagance d’aimer une femme qui ne le mérite à aucun égard, qui d’ailleurs, de votre aveu, s’est donné les plus grands torts avec vous. — Ajoutez encore : mais que je n’oublierai jamais !… — C’en est trop ! et vous ne voulez pas qu’il me reste un regret de n’avoir pu vous déterminer à faire avec moi, sur le pied de simple amie, la course que vous consentiez cependant à faire comme amant avec cette odieuse femme… „ Il s’en allait à grands pas. J’étais si piquée, que j’ai failli le livrer à son entêtement, à son absurde caprice ;… mais je n’y ai pas tenu : “ Limecœur ! „ ai-je crié, courant après lui du pas d’une femme bien éloignée d’avoir une entorse. Il m’attend, immobile de surprise ; je me jette à son cou. “ C’est trop abuser, tu triomphes et je me mets toute à ta discrétion ; c’est moi !… „ Il a failli se trouver mal de surprise et de bonheur, car à peine avait-il passé ses bras autour de moi, qu’il avait reconnu ma taille, dissimulée jusque-là par l’ampleur d’une chemise sans ceinture, et dès le premier de mes baisers :… “ Ah ! oui ! c’est bien elle ! „ Je l’entraîne au cabinet des bains ; il tremblait, il était suffoqué ; je le rassure par mille caresses, chacune lui fait retrouver quelque renseignement : bientôt il a tous ceux qui peuvent rendre sa conviction complète. Il reconnaît ces tétons orgueilleux, malgré leur petitesse ; cette motte ingrate qui dans les moments où les plus doux baisers l’électrisaient frappait brutalement et à coups redoublés le nez de son bienfaiteur ; il reconnaît le sentier brûlant et serré qui ramène son âme à la mienne ; à la douceur extatique de leur transfusion il reconnaît que c’est bien moi, et : “ C’est elle ! c’est elle ! „ répété sans cesse dans le délire de la félicité vaut pour mon amour-propre tout l’encens de mille académies. Ce n’est pas assez de lui prouver une seule fois qu’il a bien réellement retrouvé son invisible : je recommence toutes mes preuves, et ne sors de ses bras que lorsqu’il ne lui est plus possible d’éclaircir le moindre doute, s’il lui en restait.

Madame Durut. — J’avoue que j’ai eu peur un moment que tout le projet de société ne s’en allât au diable.

La Marquise. — Nous sommes convenus de nos faits. Il me reste… Nous partirons dans deux jours… Eh bien, Durut, croirais-tu que malgré le roman de cette aventure et son plein succès je ne suis pas parfaitement contente ?

Madame Durut. — De votre homme ? ah ! je trouve qu’il a fait les choses à merveille.

La Marquise. — C’est à moi que j’en veux. Tu ne pouvais choisir mieux pour moi ; j’ai besoin que l’homme qui m’accompagnera soit absolument tel qu’est Limecœur. Eh bien, malgré cela,… certain je ne sais quoi semble m’assurer que je fais une sottise.

Madame Durut. — Oui bien, de vous expatrier ! Mais si vous devez exécuter le maussade projet de quitter Paris, vous ne pouvez le faire avec plus d’agrément et de sûreté qu’accompagnée de notre homme.

La Marquise. — Oh ! pour cela je n’en fais aucun doute.

Madame Durut. — Qu’est-ce donc qui vous chicane ?

La Marquise. — Son caractère trop ardent et trop délicat : ce fou va m’aimer.

Madame Durut. — Et vous ?

La Marquise. — Mais moi ?… Chacun a sa manière d’aimer, ma chère Durut. Je veux bien accorder à ton protégé toute ma confiance ; je lui serai vraiment obligée s’il daigne partager avec moi, comme le ferait mon frère, une aisance dont je ne puis faire un meilleur usage qu’en le comblant de bienfaits… Mais s’il allait souhaiter quelque préférence exclusive, se croire offensé de mes inévitables infidélités, perdre de vue que je suis Aphrodite, vouloir m’assujettir à son sentimentage, me reprocher des principes qui ne seraient pas les siens, une conduite qu’il a bien l’air de n’être pas homme à prendre pour modèle, s’il allait, en un mot, prétendre à l’ascendant, en usurper, peut-être ?

Madame Durut. — Voilà bien des craintes à la fois. À votre place, je prendrais le temps comme il viendra. Dans ce moment, n’est-ce pas, Limecœur vous plaît ?

La Marquise. — Beaucoup ; mais je ne prétends pas en perdre la tête.

Madame Durut. — Eh bien, profitez de sa passion. Usez votre caprice ; dès qu’il vous intéressera moins, témoignez-le-lui doucement ; définissez-lui net sur quel pied vous entendez qu’on vive avec vous, comment il vous conviendra qu’il se conduise, à quelles conditions pourrait subsister votre société… S’il ne s’accommode pas de vos plans : “ Bonjour, allez vous promener, monsieur ; je veux être heureuse à ma guise. „ Ah ! pardi ! vous ne manquerez pas d’adorateurs prêts à passer par tout ce que vous aurez la fantaisie d’exiger.

La Marquise. — Sais-tu, ma chère Durut, que tu as une excellente judiciaire ? On ne raisonne pas mieux, on n’a pas plus de sens, et personne n’est d’aussi bon conseil.

Madame Durut. — Auriez-vous tout de bon quelque confiance en mes almanachs ?

La Marquise. — Infiniment.

Madame Durut. — Eh bien, ne vous absentez pas !

La Marquise. — Mais Paris devient détestable.

Madame Durut. — Tout détestable qu’il est, et dût-il être pire un jour, je le crois de beaucoup préférable à Worms[1], à Bruxelles, à Fribourg.

La Marquise. — Il est vrai que je n’ai guère été contente lors de ma tournée, mais toute la France se jette aujourd’hui de ces côtés-là ; j’y trouverai des amies, tous mes amis…

Madame Durut. — Les nôtres, tous mes correspondants se récrient déjà contre l’ennui… Puisse-t-il n’être pas suivi de la misère !

La Marquise. — Mais c’est que ces démocrates sont exécrables ; on n’entend parler que de crimes, de meurtres, d’incendies… N’ont-ils pas voulu piller un de mes châteaux !

Madame Durut. — S’il avaient cette fatale envie, serait-ce votre absence qui la leur ferait passer ?

La Marquise. — Ils ne m’égorgeront pas, du moins…

Madame Durut. — Ah ! leur fureur n’a point encore été jusqu’à tuer les jolies femmes ;… violer, peut-être,… tout au plus.

La Marquise. — À la bonne heure ; on n’en meurt pas. Il est vrai que mes sœurs ne m’encouragent guère à venir les joindre. Elles me mandent que dans cette Allemagne on n’est ni logé ni nourri, et qu’elles s’ennuient comme des marmottes. On n’est pas jour et nuit dans son boudoir… Mais c’est l’affaire de quelques mois.

Madame Durut. — Tout le monde n’est pas de cet avis.

La Marquise. — Le chevalier de Belespoir m’écrivit la semaine dernière qu’avant la fin de l’été tout le monde serait rentré chez soi, vainqueur, triomphant et paisible…

Madame Durut. — Va-t’en voir s’ils viennent !…

La Marquise. — Durut, Durut, tu te gâtes ; tu n’es plus une bonne aristocrate comme cet hiver !

Madame Durut. — Voilà précisément le mot de tous ceux à qui la tête tourne. Dès qu’on ne croit pas à leurs nouvelles, qui ressemblent fort aux Mille et une Nuits, on n’est pas bon à jeter aux chiens. Et qui me fait donc vivre, moi, si ce n’est la chère aristocratie ? La fichue nation nous apporte-t-elle un écu ? Est-ce ici que les infâmes jacobins dépensent l’argent qu’ils puisent à pleins sacs dans les coffres publics ? Non, tout cela s’éparpille en petits écus parmi les culs crottés et les sans-culottes. Je suis, et m’en pique, aristocrate à pendre ; mais je n’ai pas mis mes bésicles à l’envers, et je vois que de longtemps… nous ne verrons rien. La politique n’est pas de ma partie ; je consens pourtant qu’il n’y ait plus de vits[2] pour moi sur la terre ; si la contre-révolution se fait avant un an, et Dieu sait encore !…

La Marquise. — Sais-tu que ton éloquence ébranle furieusement ma résolution ?…

Madame Durut. — Plût à Dieu qu’elle vous fît renoncer tout à fait !

La Marquise. — Il est vrai que je pourrais me repentir d’avoir abandonné mon charmant hôtel,… mes loges,… mes amis…

Madame Durut. — Tout serait sacrifices, et quelles compensations, s’il vous plaît ?

La Marquise. — Mais j’étais donc folle ? Eh bien, je ne pars plus.

Madame Durut. — Touchez là, brave dame, et souvenez-vous qu’un jour vous croirez devoir à cette bonne diablesse de Durut quelques remerciements de vous avoir désabusée…

La Marquise. — Je ne veux pas que ce retour change la moindre chose à la position de Limecœur. Je le garde ; mais tu m’aideras à lui faire prendre patience jusqu’à ce qu’on puisse enfin lui déclarer que nous ne partons pas.

Madame Durut. — Je fais mon affaire de le persuader.

La Marquise. — Tu viens de m’ôter un poids de cent livres de dessus le cœur.

Madame Durut. — Votre fichu projet m’accablait, car tout l’ordre vous adore. Quatre ou cinq femmes de moins, dont vous êtes certainement la plus aimable, je ne prêterais bientôt plus une pipe de tabac sur la solidité de cet établissement.

La Marquise. — Je ne trouverais pas là-bas un foyer d’Aphrodites, un paradis terrestre comme ceci. J’avais la tête perdue. Envoie-moi, ma chère Durut, le petit Belamour. Je veux me lever, et j’ai la fantaisie d’être habillée par cette aimable créature.

Madame Durut (souriant). — Il fera tout ce que vous voudrez.

La Marquise. — Ne me défie de rien, j’ai des moments de folie.

Madame Durut. — Allons, allons, si vous avez quelque petite gaieté dans la tête, contentez votre envie… Voulez-vous quelque chose de plus conséquent que ce morveux ? Nous n’en dirons rien à Limecœur.

La Marquise. — Je compte faire à Limecœur si peu de tort que, quand il le saurait, il ne pourrait presque y trouver à redire. Et puis, après tout, quelques passades par ci par là, ce sont des coups d’épée dans l’eau.

Madame Durut. — Je voudrais bien voir qu’Aphrodite-professe, vous eussiez l’ombre d’un scrupule… Franchement, ne vous faut-il que Belamour ?

La Marquise. — C’est tout assez pour ce que je veux.

Madame Durut. — Je vais vous l’envoyer à la minute. (Elle sort.)

La Marquise (un peu haut). — Et du chocolat à trois vanilles.

Madame Durut (dehors). — Belamour aura l’honneur de vous l’apporter lui-même.

La Marquise. — À propos, Durut, reprends donc ta vilaine boîte. (Celle où est le portrait de la camarde.)

Madame Durut. — Vous aurez la bonté de la remettre à Belamour.

Madame Durut est à peine hors de portée, que la marquise, dans une de ces dispositions de santé qui n’ont rien d’étonnant à son âge, se repent de ne tromper son nouvel associé qu’en faveur d’un enfant, car elle a tout de bon in petto le dessein de se le faire mettre par Belamour. Tout de suite il vient à cette dame l’heureuse idée qu’elle n’est engagée à rien avec Limecœur, jusqu’au moment où, réunis, ils commenceront à n’avoir plus qu’un intérêt. Sur ce pied, elle est près de sonner pour donner d’autres ordres ; mais le hasard vient au-devant de son caprice, comme on va le voir.


  1. Coblentz n’est point cité, parce que ce fameux foyer n’existait alors que depuis quelques semaines.
  2. À ce serment sacré, on reconnaît que madame Durut était inspirée : il n’est pas étonnant qu’elle ait prophétisé.