Briard (Poulet-Malassis) (p. 109-130).

OÙ EN SOMMES-NOUS ?




SECOND FRAGMENT.




La conversation qu’on va lire se passe dans le logement de madame Durut, où l’usage est d’introduire d’emblée toutes les personnes connues qui ont à lui parler.


LA MARQUISE[1], MADAME DURUT.

La Marquise (gaiement). — Me voici !

Madame Durut. — Soyez la bien venue, madame la marquise. Vous arrivez la première, mais la personne que vous attendez sera probablement bientôt ici.

La Marquise. — Je n’aime pas cette négligence : elle ne présage rien de bon.

Madame Durut. — Permettez ; vos ordres étaient pour cinq heures (elle regarde sa montre) : il n’est que quatre heures vingt-six minutes.

La Marquise. — Avais-je dit cinq heures ? J’aurais donc pu rester quelques moments avec ce pauvre vicomte que j’ai impitoyablement jeté à la porte de sa petite maison de la barrière, sans me laisser fléchir par les instances qu’il me faisait de m’y reposer. Je le connais : il m’aurait amusée ; j’ai craint d’arriver trop tard à mon rendez-vous. Quand il s’agit d’affaires…

Madame Durut. — Sans doute, et d’aussi importantes encore que celle qui vous conduit ici, je conçois que l’on doit se piquer d’exactitude.

La Marquise. — Voilà pourtant une demi-heure que je vais regretter.

Madame Durut. — Vous savez, madame la marquise, qu’ici on ne manque pas de moyens de tuer le temps. Madame voudrait-elle… un livre ?

La Marquise. — Je ne lis jamais.

Madame Durut. — Madame ferait peut-être plus volontiers un tour de jardin ?

La Marquise. — Il fait trop de vent.

Madame Durut. — Je puis procurer à madame un peu de société.

La Marquise (avec indifférence). — Comme quoi ?

Madame Durut. — J’ai là-haut un baron allemand… Il n’est éveillé que depuis une heure. C’est dommage qu’il ne soit pas encore ivre, autrement…

La Marquise. — Quel amphigouri faites-vous-là ?

Madame Durut. — Je dis des choses fort raisonnables.

La Marquise. — Vous me proposez un Allemand ? un ivrogne ?

Madame Durut. — À la bonne heure, mais vous allez un peu vite, et vous ne m’avez pas laissé le temps de vous expliquer que mon baron n’est pas un homme ordinaire. D’abord, il est porteur d’un goupillon de huit à neuf pouces.

La Marquise (avec dédain). — Je ne vois que cela.

Madame Durut. — Que Dieu vous conserve la vue, madame !

La Marquise. — Après ?

Madame Durut. — Et puis, lorsqu’il s’y met, il n’est pas chiche d’eau bénite, et ce n’est, ventrebleu ! pas de l’eau bénite de cour.

La Marquise. — C’est quelque chose ; la figure ?

Madame Durut. — D’un gros réjoui.

La Marquise. — L’âge ?

Madame Durut. — Vingt-quatre ans tout au plus.

La Marquise. — La couleur ?

Madame Durut. — Il est blond.

La Marquise. — Fade ?

Madame Durut. — Au contraire, une nuance de plus il serait relevé.

La Marquise. — Cela parle-t-il ?

Madame Durut. — Allemand, oui ; il commence à jurer passablement en français.

La Marquise (ironiquement). — Comment donc ! vous me parlez là d’un petit seigneur bien aimable !

Madame Durut (avec finesse). — Il faut le voir quand il est monté.

La Marquise. — Vous êtes folle, ma chère Durut ; que voudriez-vous que je fisse d’un ivrogne, moi qui les déteste ?

Madame Durut. — Oh ! mais celui-ci ne boit pas par défaut ; c’est par régime, par nécessité…

La Marquise. — La soif est donc chez cet homme une maladie ?

Madame Durut. — Non pas, mais au contraire un principe de santé. Il faut que monsieur de Widebrock ait bu pour qu’il se souvienne qu’il est au monde,… autrement on le croirait en léthargie. Vers la troisième bouteille, son âme, qui s’est cachée on ne sait où pendant les heures d’inaction, recommence à vivifier la matérielle enveloppe. Alors les bras, les jambes, les yeux et le reste, tout cela commence à se mouvoir et peut aller par degrés un train de diable à mesure que les flacons sont mis à sec. Il a soupé tête à tête hier avec une chanoinesse de Maubeuge, qui ne sable aussi pas mal. Elle a confessé ce matin sept crises, et je sais qu’elle ne compte ordinairement que de la troisième opération, qui est la première qui lui fait plaisir, car elle est aussi comme le baron, dans un autre genre, un peu difficile à émouvoir. Ils ont bu quatorze bouteilles…

La Marquise. — Voilà bien de l’étalage pour sept misérables services. J’ai cela en deux heures toutes les fois que je veux bien veiller avec Foutenville, qui ne soupe qu’avec une compote et deux verres d’eau. Cependant je voudrais peut-être voir ce baron comme une curiosité. Mais du secret : on me honnirait parmi mon monde si l’on savait que pareil caprice pût m’être passé par l’esprit. On se gâte au moins en fréquentant cet hospice.

Madame Durut. — J’avais cependant ouï dire qu’avant que nous eussions l’honneur de coucher madame la marquise sur notre registre, elle avait bien voulu s’humaniser parfois avec ses laquais.

La Marquise (sans humeur). — Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? Vous aviseriez-vous de mettre en parallèle nos gens, élégants, jolis garçons, stylés la plupart du temps par nous-mêmes, avec des étrangers, des automates, c’est le mot ?

Madame Durut. — J’avoue n’avoir pas d’abord saisi cet objet par le beau côté.

La Marquise. — La main à la conscience, ma chère Durut, avouez-moi que, même en France, il n’y a pour le boudoir que le militaire et la haute livrée. Tout le reste est à faire pitié… Quelquefois encore les talents se font distinguer, mais tous ces illustres sont si capricieux, si gâtés, et d’ailleurs si peu propres à la chose ! Le chanteur craint d’affaiblir sa poitrine, le danseur ménage ses jambes et craint de ne pouvoir s’enlever. Un bel esprit, ne m’en parlez pas ! Dans les bras d’une femme il chantonne un hémistiche, et si quelque rime longtemps implorée lui survient, il quitte son travail pour courir la mettre en écrit… Mais laissons cette discussion, et parlons enfin de l’objet pour lequel je suis ici. L’homme que tu m’as choisi remplira, comme tu me l’as mandé, toutes mes vues ?

Madame Durut. — Je crois pouvoir en répondre.

La Marquise. — Il est bien fait ? ni trop, ni trop peu remarquable ?

Madame Durut. — Absolument tel que je vous l’ai dépeint.

La Marquise. — On pourra le montrer partout ?

Madame Durut. — C’est un homme très comme il faut ; il a servi quelque temps ; mais pauvre et sentant qu’il ne sortirait jamais des grades subalternes, il quitta… Au surplus, il est bon gentilhomme…

La Marquise. — C’est son affaire. Les preuves que je lui demanderai ne sont assurément pas de la compétence de Chérin. D’ailleurs, où je veux le mener il se trouve, en manière de gentilshommes, des gens… au niveau desquels il n’est pas difficile de se mettre. Ah, quel mélange j’ai vu tout par là, dans mon premier voyage ! Quelle dose de foi ne me fallait-il pas avoir pour attacher l’idée de chevaliers français à des matamores en moustaches, costumés à la diable, et se donnant comme exprès une tournure de mangeurs de petits enfants ! J’avoue que j’ai vu, par contre, la plus agréable jeunesse et des individus qui seraient délicieux ailleurs. Mais dans ces foyers où du matin au soir on les travaille dans le sens de leur destination, les plus aimables ont sur l’article des femmes un air de désintéressement… qui m’a réduite, en un mot, à revenir exprès à Paris chercher un être à ma fantaisie, et que je puisse à mon tour travailler selon mes projets. Je ne veux pas d’un compagnon de voyage efféminé, suspect d’aucun genre de mollesse.

Madame Durut. — Celui que vous verrez est brave comme son épée. Quoiqu’il ait un grand air de douceur, il n’en a pas moins couché déjà sur le carreau deux fendants, dont l’un était le meilleur écolier de mon cousin[2].

La Marquise. — Ce n’est pas non plus un tapageur qu’il me faut.

Madame Durut. — Vous serez contente, vous dit-on.

La Marquise. — Tu l’as prévenu que s’il était agréé, rien ne lui manquerait ?

Madame Durut. — Ce n’est pas ce qui a paru l’intéresser le plus. Il a beaucoup demandé si vous étiez aimable. Je vous ai définie sans vous flatter. Il a paru transporté de plaisir. Comme j’ai scrupuleusement évité de parler de vos agréments, il doit supposer que vous en êtes peu pourvue ; il a eu la délicatesse de ne pas marquer à cet égard la moindre curiosité.

La Marquise (avec demi-soupir). — Voyons ; tu aurais eu la main bien heureuse ! Du temps qui court, les hommes délicats sont des phénix ! Puisses-tu ne t’être point abusée !… (Elle bâille.) Bon Dieu ! que cette demi-heure est longue !

Madame Durut. — Il y a tout juste six minutes que vous l’endurez.

La Marquise. — Pourrait-on avoir un de ces petits amuseurs ?

Madame Durut. — À votre service. Il y a une place vacante ; si madame la marquise protégeait quelqu’un ?

La Marquise (froidement). — Non ; mon Médor est mûr, la barbe lui pousse, et il trousse déjà toutes les filles du quartier. Je vais le reléguer à l’écurie.

Madame Durut. — Je voudrais une place de ce genre pour mon Loulou, que je réforme (elle s’attendrit) et ce n’est pas sans bien du regret.

La Marquise. — Vous êtes folle, Durut ; tout le monde se plaignait de ce petit malotru. L’Enginière m’en parlait encore il y a deux jours. Qu’a-t-il donc fait pour perdre votre extrême faveur, qui seule le soutenait envers et contre tous ?

Madame Durut. — Il s’est permis une rébellion abominable. C’est, j’en jurerais, un fichu jacobin[3] déguisé, qui le voit ici deux ou trois fois par semaine, et qui l’aura dégoûté de mon service pour l’attirer chez lui.

La Marquise (avec effroi). — Vous venez de me glacer ! Prenez garde, au moins, ma chère Durut. Ici des jacobins ! Si la peste se déclare une fois dans cet asile du plaisir, personne n’y mettra plus le pied. Vous êtes ruinée, et nous au désespoir.

Madame Durut (sonnant). — J’y regarderai de près, je vous le jure. (On frappe deux petite coups au dehors pour marquer qu’on est à portée de recevoir le commandement.) Madame la marquise veut-elle Léger ? Lavigne ? Criquet ?

La Marquise. — Le petit brunet de l’autre jour, il a tout plein d’intelligence…

Madame Durut (à voix basse). — Je le crois ! c’est Célestine elle-même qui l’a dressé. (Plus haut.) Belamour ? (On frappe trois petits coups pour marquer que l’on a entendu et que la commission va être faite.)

La Marquise. — Le met-il ?

Madame Durut. — Si l’on voulait ; mais cela n’irait nullement à madame la marquise.

La Marquise. — C’était pour savoir seulement, car je ne donne pas dans les marmots. (On siffle pour annoncer quelqu’un d’attendu.)

Madame Durut. — Voici pour le coup votre homme… (En même temps Belamour paraît. À Belamour :) Conduisez madame au numéro 8 et servez[4].

La Marquise passe fort gaiement avec Belamour à l’endroit qui lui est destiné. Madame Durut ferme après eux et se dispose à recevoir la personne que le sifflet vient d’annoncer. C’est en effet le cavalier attendu pour l’objet de madame de Fièremotte. Celle-ci, tandis que madame Durut va préparer encore mieux le nouveau venu, se fait rendre par Belamour un petit service fort agréable, dont elle attend l’effet en lisant un des plus chauds passages de la Matinée libertine, qui se trouve, avec d’autres brochures du même genre, sur une chiffonnière, conformément à l’usage établi dans cet hospice de prévenir, en tout genre, les désirs des habitués.


LIMECŒUR[5], MADAME DURUT.

Madame Durut. — Vous arrivez à propos, monsieur de Limecœur. La belle dame est ici depuis quelque temps : elle commençait à perdre patience.

Limecœur. — Je crois cependant n’être pas en retard… (La pendule sonne cinq heures.) Voilà ma justification ; au surplus, ma chère madame Durut, comme je ne viens que pour me dédire…

Madame Durut (étonnée). — Comment ?

Limecœur. — J’ai réfléchi sérieusement sur le parti que j’étais sur le point de prendre avec trop de légèreté. J’ai senti qu’un homme de mon état, ayant mes sentiments, s’exposerait beaucoup…

Madame Durut (avec embarras). — Parlez bas, je vous prie… (Elle va examiner si personne n’est à portée d’entendre.) Où avez-vous dîné ? êtes-vous ivre ?

Limecœur. — Laissez-moi vous déduire mes raisons. Quel rôle, s’il vous plaît, jouerais-je là-bas, jeté parmi l’essaim de nos héros, que je verrais ne respirer que pour le salut de l’État et du roi, tandis que j’y serais honteusement, moi, le greluchon d’une femme ? Non, ma chère Durut, la chaîne du plaisir, le bonheur de sortir du labyrinthe des embarras par la plus agréable porte, ne me tentent point assez pour me faire oublier ma naissance, un état que je regrette, en un mot ce que je dois à ma famille, au public, à moi-même…

Madame Durut. — Vous êtes fou, mon cher monsieur ; mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que vous l’êtes froidement et d’une manière bien maussade. Il faudrait toute une harangue pour réfuter les mille et une bêtises que, ne vous en déplaise, vous venez de distiller dans votre court exposé. Au surplus, j’ose espérer de votre honnêteté que vous vous prêterez du moins à ce qui convient, pour que je n’essuie point à votre occasion une scène fort désagréable.

Limecœur. — Vous pouvez tout exiger.

Madame Durut. — Il ne s’agit que de garder in petto, jusqu’à nouvel ordre, vos étranges scrupules, et de vous comporter aujourd’hui comme si, tout de bon, vous aviez envie de nous tenir parole.

Limecœur. — Quel bien en résulterait-il ?

Madame Durut. — D’abord je ne serai pas compromise. Ensuite que, peut-être, tout naturellement la dame en question vous ouvrira quelque porte par où vous pourrez décemment échapper. Car enfin vous n’êtes encore ni visité, ni essayé. Toutes les apparences sont en votre faveur, je l’avoue, mais nous avons sous la main tant de gens qui conviennent admirablement pour notre objet…

Limecœur. — Il y aurait moyen, ce me semble, de donner à l’arrangement projeté des formes moins humiliantes pour un homme de mon état…

Madame Durut. — Oh ! nous baisons bien les mains à votre état, mais c’est de quoi nous nous foutons[6], entre nous…

Limecœur. — Ne serait-il pas bien naturel, au lieu de ces tournures qui assimilent un galant homme à un cheval marchandé à la foire, que cette dame m’accordât une heure de franc tête-à-tête ? Si nous nous convenions bien fort,… alors…

Madame Durut (portant avec tranquillité les mains à la culotte de Limecœur et le déshabillant). — Je vais d’abord juger d’une partie des convenances. (Elle met à l’air un boute-joie roide et d’une louable dimension.) Ceci, premièrement, ne fera nullité.

Limecœur. — Heureusement on ne me prend jamais sans vert.

Madame Durut (sans mot dire, examine en connaisseuse tous les détails principaux et accessoires). — Et combien,… mais de bonne foi, combien cela peut-il, l’un dans l’autre, fournir dans le courant du mois ?…

Limecœur. — Je ne me suis point occupé de cette expérience, mais je puis, sans gasconnade, garantir pour un certain temps deux ou trois services par jour.

Madame Durut (ironiquement). — Deux ou trois ! sans craindre la pleurésie ! Vous êtes économe, à ce que je vois. Je ne vous demande pas si vous vous entendez à tout l’accessoire ; il serait d’autant plus nécessaire, que vous ne vous obligez pas à des merveilles quant au capital.

Limecœur. — Franchement, madame Durut, cette conversation ajoute beaucoup à mes répugnances. Forgez quelque excuse polie qui me fasse pardonner ma retraite. (Il plie boutique.) Je pars.

Madame Durut. — Et vous ferez une sottise insigne. Cependant, demeurez un moment ; je vais essayer (sans savoir encore comment m’y prendre) de rompre la partie quant à l’émigration. Peut-être accrocherai-je pour vous la faveur d’une séance. Vous ne la méritez guère ; n’importe. Il suffit que j’aie pris intérêt à vous, pour que je ne vous abandonne pas absolument. Attendez ici : d’ailleurs, sans mon signal, on ne vous ouvrirait nulle part.


Elle est sortie d’assez mauvaise humeur pour aller raconter, de point en point, à la marquise tout ce qu’on vient de lire. Celle-ci, fort émoustillée par le service de Belamour, et la tête montée par la lecture du livre en question, se trouve singulièrement contrariée. Après un moment de réflexion :

La Marquise. — Il est clair que cet homme est un sot ; mais il est estimable et c’est peut-être ce dont nous devions le moins nous flatter. Va lui dire, Durut, qu’il n’y a rien de fait, mais qu’avant de rompre toute négociation je veux causer un moment avec lui.

Madame Durut. — Vous allez le mettre au comble de la joie.

La Marquise. — Allez. Informez-vous de ce que fait le baron allemand. Qu’il se monte, entendez-vous ? J’aurai peut-être besoin de cette distraction pour effacer le sérieux de tout ceci. Emmenez cet enfant, je vous le recommande : il sert comme un petit ange. (À Belamour, en lui donnant un louis.) Va, mon bel ami.

Belamour baise respectueusement la main de sa bienfaitrice, et se dispose à suivre madame Durut.

Madame Durut. — Ainsi donc je puis introduire notre philosophe.

La Marquise. — Oui, s’il consent au masque aveugle[7]… Qu’on prépare quelques glaces… Attendez,… apportez-moi à tout hasard… un masque de vieille,… non,… un demi-masque à la vénitienne… Allez.

Madame Durut se retire en emmenant Belamour.


Limecœur est bien content de l’audience dont on vient lui annoncer la faveur. Cependant, la cérémonie du masque ne laisse pas de lui déplaire : si ce n’est pas une mystification qu’on lui destine, du moins sa mascarade va lui faire perdre une partie des douceurs de sa bonne fortune. Telle est sa secrète pensée, dont il n’ose toutefois faire part à madame Durut qui lui a déjà montré quelque humeur. Il se résigne donc et prend courage, en brave chevalier français. On lui fait quitter tous ses habits pour ne revêtir qu’un pantalon de soie blanche, très-juste à la peau, des pantoufles à la turque, et un gilet de satin blanc, parfaitement à sa taille, sur lequel se renverse la large collerette d’une chemise de la plus belle toile de Hollande, garnie, ainsi que ses manches, d’un point de prix. Cette toilette s’exécute, sous les yeux de madame Durut, par les mains de Zoé, qui n’y néglige rien de ce que peut exiger la plus coquette propreté… Tout ce qui est nécessaire à celle de la bouche se trouve sous la main de Limecœur. Le ressort de son masque est adroitement niché dans ses cheveux, auxquels l’habile Zoé, du bout de ses jolis doigts, donne une tournure pittoresque et piquante. C’est dans cet état que Limecœur est conduit au boudoir où la marquise l’attend[8].

  1. La marquise de Fièremotte : vingt et un ans ; brune, grande, svelte. Taille de Minerve, traits gracieux et fins, aux yeux près, qui sont longs, à fleur de tête et décorés de prunelles brûlantes, si grandes, qu’on n’en voit jamais que les deux tiers dans les moments de la plus pétulante vivacité. Le nez, fin, bien dessiné, n’est ni aquilin, ni en l’air ; un méplat piquant le termine. Certain duvet noirâtre à la lèvre supérieure donne a cette physionomie un air de guerre amoureuse qui n’est point menteur ; jolis pieds, jolies mains ; beaucoup de cheveux, peu de gorge, et tout juste le degré d’embonpoint qui précède la maigreur. La marquise est d’ailleurs petite-maîtresse sans le savoir. Exigeante, mais bonne ; très-fière avec les gens qu’elle ne connaît pas ; excessivement familière quand elle a fait connaissance et qu’on a le bonheur de lui plaire.
  2. Ce cousin est apparemment quelque fameux maître d’escrime que nous n’avons pas l’honneur de connaître.
  3. Non pas un dominicain, mais un de ces Jacques Clément (ou incléments) du Manége.
  4. C’est le mot d’étiquette, afin que le petit serviteur se prête à tout ce qu’on pourra lui prescrire.
  5. Limecœur : belle figure dans la genre robuste et prononcé. Traits mâles sans dureté, physionomie grave sans tristesse, adoucie par le caractère sensible des yeux et spirituel du sourire. Jambe musculeuse, mais déliée du bas ; poitrine élevée. En tout, une tournure plus voisine de celle des gens de la cour que de celle des piliers de garnison ; vingt-cinq ans.
  6. Nous sommes convenu, une fois pour toutes, avec le lecteur, que madame Durut a son franc parler.
  7. Le masque aveugle n’est qu’un quart de masque de cire, noir, qui, portant sur la saillie du nez, les pommettes des joues et les tempes, laisse voir d’ailleurs la naissance des cheveux, l’ovale du visage, la forme du nez et la bouche en entier ; mais à l’endroit des yeux il n’a point d’ouverture. C’est proprement pour priver de la vue, sans défigurer ni gêner, comme le fait un mouchoir, que ce masque fut imaginé. On l’applique à toute personne, n’importe de quel sexe, qui doit subir un examen. Il est à ressort comme les portefeuilles, et organisé de manière qu’on ne peut soi-même s’en délivrer. Il faut une clef que madame Durut, seule en possession de poser cette sorte de masque, a soin de remettre à qui il convient, afin que, selon le jugement, la personne examinée puisse recouvrer l’usage des yeux, ou soit renvoyée sans en avoir joui. — Les examinateurs usent aussi, selon l’occasion, d’une espèce de masque, à leur disposition, plus ou moins trompeur, à proportion de l’intérêt qu’ils peuvent avoir à se rendre indéchiffrables. — La marquise, dans cette aventure-ci, prend elle-même un masque, mais fort découpé (pour que ses beaux yeux puissent au besoin jouer avec tous leurs charmes) et qui laisse la bouche absolument libre : un masque moins commode nuirait à ses vues du moment.
  8. L’objet de cet ouvrage étant de faire connaître à fond les usages des Aphrodites, il faut que le lecteur ait un peu d’indulgence pour les détails purement descriptifs. Le rédacteur a promis de ne revenir nulle part sur ce qu’il avait une fois défini. (Note de l’Éditeur).