Les Antinomies entre l’individu et la société/Chapitre 05


CHAPITRE V

L’ANTINOMIE ESTHÉTIQUE


Étudions d’abord l’antinomie esthétique qui semble un prolongement immédiat de l’antinomie psychologique.

En esthétique, le problème qui se pose est le suivant : Quelle part convient-il de faire aux facteurs sociaux et aux facteurs individuels dans l’art et dans l’émotion esthétique ? Dans quelle mesure ces deux sortes d’éléments se concilient-ils ? Dans quelle mesure la société tolère-t-elle, favorise-t-elle ou au contraire détruit-elle l’inspiration de l’artiste et l’originalité esthétique ? Dans quelle mesure l’attitude esthétique est-elle un principe d’isolement intellectuel et sentimental ou est-elle compatible au contraire avec la sociabilité générale ?

Pour embrasser la question dans toute son étendue, nous considérerons l’art successivement dans ses origines et dans son évolution ; puis dans son objet, enfin dans sa fonction ou sa fin.

À propos de chacun de ces problèmes, nous rencontrerons une double solution : l’une sociale ou sociologique[1] qui met en lumière de préférence les facteurs sociaux et les aspects sociaux de l’art ; l’autre individualiste qui attribue plus d’importance aux facteurs et aux aspects individuels.

Examinons d’abord l’origine et l’évolution de l’art.

Ici la question est la suivante : quelle est la part qui revient à la société et à l’individu dans la genèse de l’art ? La part de l’un n’est-elle pas en raison inverse de la part de l’autre ? Ce que gagne l’un, l’autre ne le perd-il pas ?

D’après la thèse individualiste, l’art aurait son origine dans l’inspiration personnelle de certains hommes doués d’une sensibilité plus vive que les autres et capables d’exprimer plus fortement leurs émotions. D’après la thèse sociologique, l’art est chose essentiellement sociale ; il a son origine dans les besoins et les sentiments, sociaux ; il exprime moins l’originalité sentimentale des individus que l’âme collective.

Cette dernière théorie est exacte en grande partie en ce qui concerne l’art primitif. Un esthéticien, M. Gunmere[2], voit dans la poésie non une manifestation privée qui aurait son origine dans tel ou tel sentiment individuel, mais une « institution sociale » qui joue un rôle dans la vie publique. « Aussi bien chez les sauvages que dans les divers pays d’Europe, la poésie primitive a été essentiellement une chose dite en chœur. Le chant en commun, le choral, voilà la cause du rythme. Le choral primitif suppose non seulement un groupe d’hommes, mais un groupe d’hommes qui concertent leurs voix ainsi que leurs gestes, qui forment une même masse, dansante[3]… »

Pour établir que les éléments communaux prédominent dans la poésie primitive, M. Gunmere s’appuie sur deux formes de poésie qui ont dominé primitivement en Europe : la ballade et le vocero ou chant de lamentation. La source de l’inspiration se trouverait dans le groupe, le clan, ou la guilde réunis, chantant et dansant. — Ce n’est pas que M. Gunmere rejette absolument de la poésie primitive l’influence de l’inspiration individuelle. Après avoir constaté le développement considérable que prend le rôle de cette dernière dans les civilisations plus avancées, il ajoute : « Il faut reconnaître que l’individu n’aurait pu prendre cette place dans le développement de la poésie s’il n’avait joué quelque rôle dès l’origine et si la masse avait eu, comme le voulait Grimm, une sorte de faculté créatrice[4] ».

M. Gunmere fait donc une certaine part à l’action individuelle. « La ronde, la danse, le rythme sont l’œuvre de la foule ; mais sur le fond du thème ainsi donné les individus apportent des variations personnelles ».

Quoi qu’il en soit, et en dépit de cette légère part faite par l’auteur à l’inspiration individuelle, on peut admettre qu’en poésie comme ailleurs l’individu compte pour peu de chose dans les sociétés primitives. Il est absorbé dans le groupe et annihilé par lui. « Que l’on admette un milieu social guerrier, Sparte par exemple, dit Guyau, et qu’il vienne à y naître, par une de ces variations fortuites que la théorie de la sélection est forcée d’admettre, un homme doué de sentiments délicats et pacifiques ; évidemment cet homme essaiera de ne point modifier son âme, de ne pas accomplir des actes qui lui répugnent. S’il le peut, il s’efforcera de se consacrer à des fonctions autres que celles de guerrier : il voudra devenir prêtre, poète national. S’il n’y parvient pas, si le milieu social est à la fois extrêmement homogène et hostile, c’est-à-dire si presque tous ses compatriotes ont des sentiments hostiles aux siens, il devra sans doute se plier ou se résigner à mener une vie de mépris. À cette période de l’histoire, il faudra nécessairement posséder un invincible génie pour n’être pas assimilé[5]. »

À cette époque, l’antinomie entre le groupe et l’individu est à son maximum. Le groupe répugne à toute manifestation de l’individualité ; et l’individualité est fatalement écrasée et réduite au silence. Il n’en est plus de même plus tard, du moins au même degré. Avec l’évolution des sociétés, avec leur croissance en étendue et en hétérogénéité, l’oppression sociale perd de sa force et l’individualisme fait des progrès. L’art cesse d’être uniquement un facteur coopérant à la solidarité entre les hommes.

La poésie se dissocie bientôt de la danse et de la musique auxquelles elle était d’abord unie. Elle est déjà prête à s’individualiser et elle va le faire de plus en plus par la suite. Plus nous allons, plus s’atténue le côté social de l’art ; plus s’accentue l’individualisme esthétique, comme l’individualisme intellectuel et sentimental dont il est une conséquence.

Sans doute un art rigoureusement individuel est inconcevable. L’isolement absolu de l’artiste, le pur monologue poétique, l’attitude du musicien qui joue du violon pour les araignées est un simple paradoxe esthétique. Mais on voit triompher de plus en plus chez l’artiste la tendance à exprimer ses sentiments personnels et non plus ceux de la masse. L’histoire de la poésie et du roman au XIXe siècle atteste une évolution vers un subjectivisme de plus en plus marqué.

Si l’on essaye de caractériser ce subjectivisme esthétique, on pourra y reconnaître les traits suivants : d’abord une tendance irrationaliste qui a pour formule esthétique, l’impressionnisme. Le monde apparaît à l’artiste impressionniste comme un flux et un reflux de sensations, comme un remous d’apparences fugaces, comme une aurore boréale ou un feu d’artifice sentimental. Le symbolisme est une autre conséquence de l irrationalisme esthétique. Si le monde tel qu’il est en lui-même nous échappe et si nous n’en saisissons que d’illogiques et incompréhensibles apparences, l’artiste ne peut ambitionner de donner de la réalité qu’une expression symbolique et il choisit forcément les symboles appropriés à sa propre sensibilité[6].

Un autre trait du subjectivisme esthétique est une prédilection pour les raffinements de la sensibilité et de l’imagination (par exemple les synesthésies sensorielles qui jouent un si grand rôle dans l’art symboliste et décadent). Enfin on peut signaler le goût de l’isolement dans la tour d’ivoire ; l’éloignement pour l’action, le dédain de toute idée morale et sociale. L’œuvre d’art devient un simple moyen d’expression individuelle et de jouissance individuelle ; parfois une cure d’âme, une station de psychothérapie, un exutoire de sentiments qui gênent la sensibilité, qui cherchent une issue et dont on se libère en les exprimant.

Ce développement de l’individualisme esthétique suppose une tolérance sociale inconnue aux sociétés primitives.

Aujourd’hui la législation n’intervient plus pour imposer des règles aux artistes ou pour sévir contre les œuvres d’art non conformistes, comme cela avait lieu aux temps où l’art avait une fonction religieuse et sociale. La censure esthétique est abolie. Il n’y a d’exception à cette tolérance que pour le cas d’atteinte directe à la morale (pornographie). Aujourd’hui, l’art est, comme la religion, chose privée et par suite les pouvoirs publics n’ont rien à y voir.

L’opinion est également assez tolérante pour les manifestations de l’individualisme esthétique. Du moins elle ne sévit pas contre elles d’une manière positive ; elle n’applique aux œuvres qui s’écarteraient trop du goût et du sentiment général que les sanctions négatives de l’indifférence, de l’ignorance et du silence.

Le libéralisme du public est tel à cet égard que les promoteurs de ligues contre l’immoralité de certaines manifestations esthétiques trouvent peu d’écho et de faveur dans le public. La raison pour laquelle il existe une assez grande tolérance pour les manifestations esthétiques, c’est sans doute que les questions d’art n’intéressent pas directement le grand public ; c’est qu’elles ne touchent pas aux côtés extérieurs, visibles et tangibles de la vie sociale ni aux intérêts matériels du grand nombre. Beaucoup regardent l’art comme un divertissement et un passe-temps et admettent que de même que chacun a le droit de prendre son plaisir où il le trouve, chaque artiste a le droit d’amuser et d’intéresser son public à sa façon. — Le blâme moral et social, le désir de réglementation, de répression et de limitation de la liberté de l’art ne s’expriment chez nous avec une certaine âpreté que chez des spécialistes ou des professionnels de la morale : sociologues, éducateurs, professeurs, pasteurs.

Quant à l’intolérance proprement esthétique, elle ne se rencontre guère que dans les écoles artistiques et littéraires, les chapelles, les cénacles qui décernent aux artistes amis ou dissidents des brevets de talent ou de sottise. Les cénacles littéraires ou artistiques restent d’ailleurs assez indifférents en général au côté social et moral de l’art. L’ancienne critique dogmatique, telle que la concevaient Boileau, La Harpe, Nisard ou Brunetière, la critique qui fixait des étalons moraux, sociaux, littéraires et qui reconnaissait aux œuvres plus ou moins de valeur suivant qu’elles se conformaient plus ou moins à ces étalons semble de plus en plus abandonnée.

Si la tolérance du public et même des critiques à l’égard de l’individualisme artistique est assez grande de nos jours, cela ne veut pas dire que l’originalité esthétique en soit facilitée. Il en est de l’art comme de la science et de la philosophie. La part de plus en plus grande faite à l’éducation, à l’instruction et à l’imitation, la spécialisation croissante des procédés et des aptitudes, la nécessité croissante d’un apprentissage laborieux, les exigences d’une technique artistique minutieuse, les disciplines compliquées et les raffinements voulus des nouvelles écoles poétiques et artistiques sont autant de barrières à l’essor de l’imagination, autant d’obstacles à la spontanéité de l’inspiration. Il est difficile de trouver du nouveau. Les nouvelles formes d’art sont vite usées et confessent bientôt leur épuisement et leur stérilité[7]. C’est en vain que beaucoup s’ingénient à renouveler les anciennes formes d’art, à secouer les routines ; ils font rarement œuvre vivante.

D’un autre côté les conditions politiques et sociales modernes ne favorisent pas beaucoup l’inspiration. Peu d’artistes partageraient aujourd’hui l’espoir un peu naïf de Mme de Staël qui croyait que la littérature pourrait trouver dans les nouvelles conditions sociales des causes de renouvellement, que le théâtre, la philosophie et l’éloquence seraient appelés à un éclat imprévu[8]. On peut trouver au contraire que la démocratie niveleuse, la prédominance des préoccupations politiques, électorales, etc., les progrès de la centralisation et par suite l’uniformité croissante des idées, des mœurs, du langage, du costume, de tous les aspects de la vie sociale ne sont pas de nature à esthétiser le spectacle du monde ni à favoriser l’originalité.

En art comme ailleurs jamais on n’a tant aspiré à l’originalité ; jamais peut-être l’originalité réelle n’a été plus difficile ni plus rare.

Nous avons dit, qu’à défaut de l’intolérance du public, l’individualisme esthétique encourt l’hostilité des moralistes. C’est à propos de la question de l’objet de l’art que s’accuse le conflit entre la morale qui représente l’intérêt social et l’individualisme esthétique qui fait abstraction des considérations sociales et morales. En ce sens, la théorie de l’art pour l’art est une forme de l’individualisme esthétique. En effet, pour l’adepte de l’art pour l’art, pour l’esthète pur, le but de l’art ne peut être que la représentation de la beauté. La beauté, voilà l’essentiel, l’unique objet de l’art. Aux yeux du moraliste, au contraire, l’idée de beauté est une idée suspecte, sinon franchement immorale. — Pourquoi immorale ? Parce que l’idée de beauté renferme, qu’on le veuille ou non, un élément de jouissance égoïste ; un élément de distinction et de suprématie égoïste, une volonté d’individuation et d’inégalité, un germe d’orgueil et un ferment de discorde.

La beauté est un objet de volupté égoïste. En effet, toute beauté est sensible et, dans une certaine mesure, sensuelle et charnelle. Elle parle aux sens. Certains esthéticiens ne rattachent-ils pas toute idée de beauté à l’idée de la beauté de la femme et à la jouissance sexuelle ? Stendhal n’a-t-il pas défini en ce sens la beauté : une promesse de bonheur ?

La beauté est un principe de suprématie égoïste. En effet l’idée de beauté est une idée aristocratique. La beauté correspond à une supériorité de force, de vie, de puissance ; elle procède d’un désir de se distinguer et d’être distingué[9]. La beauté est la différence humaine, l’exception humaine sous sa forme la plus voyante, la plus glorieuse, la plus enviée, presque la plus agressive. Car la beauté sous toutes ses formes, beauté sexuelle, beauté artistique, beauté comme manifestation de vie, d’énergie et de force, est un principe de division, d’inégalité, de rivalité et de discorde. Par là elle contredit les idées proprement morales d’égalité, de justice, d’unité morale, de fusion des âmes, de renoncement à la personnalité.

Ajoutons à cela, dans l’idée de beauté, un élément de subjectivisme et d’illusion par où elle alarme les croyants en une vérité morale objective et impérative. La beauté est une création de l’imagination humaine : elle est un mensonge charmant, une illusion enchanteresse. Elle substitue au monde réel et à la vie pratique où nous devons déployer notre activité utile et remplir notre tâche d’êtres moraux, une image de rêve, un mirage qui nous abuse et nous égare. La beauté est un opium moral ; elle est un principe d’ivresse, c’est-à-dire de jouissance égoïste. Elle détourne les hommes de l’action vers la contemplation ; elle les enlève au service de la sociabilité. Anathème donc à la beauté séductrice ; à la maîtresse trop séduisante qui éloigne l’époux de l’épouse légitime.

L’idée de beauté renferme enfin un élément de fantaisie, de liberté individuelle intolérable aux moralistes. Elle représente la liberté de la passion : l’apothéose de la joie de vivre. Représenter la beauté, glorifier la beauté, c’est glorifier la nature, c’est-à-dire la passion, c’est-à-dire le mal.

Jouissance sensuelle et égoïste, joie de se distinguer et d’être distingué, volonté d’individuation et de suprématie, ferment d’orgueil, d’envie et de rivalité, joie égoïste du rêveur oisif et contemplatif, oublieux des tâches et des obligations sociales, appel à la liberté de la passion et à la joie de vivre, la Beauté est tout cela et par tout cela, elle représente l’égoïsme, l’amour de la personnalité, le dédain de la morale. Elle est la Circé éternelle, honnie et maudite par les moralistes.

C’est pourquoi ces derniers ont toujours tenté de l’éliminer de l’art ou du moins de la subordonner à des idées étrangères : idée de vérité, idée du bien, idée d’utilité sociale et de sociabilité.

C’est ainsi que pour les moralistes intellectualistes la beauté se définit par la part de vérité impersonnelle qu’elle enveloppe et qu’elle exprime. Elle vaut uniquement comme moyen d’enseignement social et d’amélioration sociale. — Pour Guyau, la beauté se définit en fonction de la sympathie humaine. « Elle se mesure à la largeur et à la profondeur de la sympathie qu’elle réalise et qu’elle excite[10] » la beauté est un moyen de communion morale et de solidarité accrue. — Avec Tolstoï, la thèse morale et sociale s’exagère jusqu’au mysticisme et produit toutes ses conséquences logiques : la négation de la beauté, la condamnation de la beauté, l’anathème contre la beauté. La beauté est chassée de la république chrétienne de Tolstoï, sans avoir même la consolation de la couronne de fleurs dont la gratifiait Platon. L’art est complètement dissocié de la beauté et Tolstoï en vient à tenir cette gageure étonnante pour un esthéticien et un artiste, de vouloir définir l’art « abstraction faite de cette conception de la Beauté qui ne fait qu’embrouiller la question[11] ».

Ainsi l’esthéticien individualiste et le moraliste comprennent diversement le rôle et l’importance de la beauté en art. L’esthéticien individualiste est un amant exclusif de la beauté. Pour lui, l’idée de la beauté se suffit à elle-même et prime toutes les autres. Le moraliste, lui, tient la beauté en suspicion ; il l’élimine ou du moins ne lui accorde en art qu’une place subordonnée.

L’esthéticien, individualiste et le moraliste ne s’opposent pas moins dans leur façon d’entendre la fonction de l’art.

D’après Guyau, l’art est le grand trait d’union des âmes ; il est une bénédiction sociale avant d’être une joie individuelle. Il est le serviteur de la vie, c’est-à-dire de l’altruisme. Il est le grand messager de paix, le musagète de la fraternité humaine.

Selon Tolstoï, l’art consiste à « faire passer les conceptions religieuses du domaine de la raison dans celui du sentiment[12] ». L’art doit être le grand adversaire de la personnalité et de l’individualisme. « Toute œuvre d’art doit émouvoir tous les hommes de la même façon. À cette seule condition, elle est bonne et louable. » Le mal, c’est l’individuation, le bien c’est la dépersonnalisation. L’art doit travailler à la dépersonnalisation des âmes.

Mais comment une œuvre d’art émouvrait-elle tous les hommes de la même façon ? Les âmes sont trop différenciées pour que l’art qui est précisément le domaine où s’affirme le mieux cette différenciation en arrive jamais à produire l’uniformité de sentiments souhaitée par Tolstoï. — Quant à Guyau, il oublie que si l’art est, en un sens, un élément de sympathie humaine, il est aussi, en un autre sens, un ferment de rivalités et de discordes. Les haines littéraires et artistiques, nous l’avons dit déjà, ne sont pas les moins ardentes. C’est pourquoi l’esthéticien individualiste sépare les genres[13] et n’attribue à l’art aucune fonction sociale ni morale. Loin de demander à l’œuvre d’art d’émouvoir tous les hommes de la même façon, il considère que la fonction et l’intérêt de l’art est d’exprimer l’originalité sentimentale de l’artiste, sa représentation du monde dans ce qu’elle a de plus intime et de plus personnel.

Que cette originalité soit forte ou faible, simple ou compliquée, que l’inspiration de l’artiste soit joyeuse ou triste, enthousiaste et exubérante ou concentrée et contenue, ce sont là des questions secondaires. L’originalité sentimentale présente des degrés et des aspects infinis. Il faut tous les admettre. Si chaque homme et, en tous cas, l’artiste qui par définition est un être différencié se fait une représentation particulière de l’univers, à chaque représentation personnelle doit correspondre nécessairement une traduction, c’est-à-dire un art personnel.

Nietzsche nous paraît avoir tiré de son principe de la volonté de puissance une esthétique trop exclusive qui se résume en un classicisme intransigeant[14]. Au nom de ce principe de la volonté de puissance, il prononce la condamnation d’un certain nombre de formes d’art qui correspondent selon lui à une vitalité amoindrie : l’art réaliste, l’art pessimiste, l’art décadent, l’art impressionniste. Nietzsche condamne dans le réalisme cette objectivité, cette impersonnalité, cette impassabilité voulue (à la Flaubert) qui sont en contradiction avec sa propre apothéose de la vie. Le pessimisme est antiesthétique en ce qu’il nie la vie. Le dilettantisme, l’art décadent, l’impressionnisme sont enveloppés dans le même anathème. — Soyons moins exclusifs. Il y a bien des formes de vie et bien des degrés de vitalité. Il y a aussi bien des formes et des degrés de beauté. Sunt maltae mansiones in domo... L’art réaliste, l’art impassible à la Flaubert, l’art décadent sont des formes d’art peut-être moins puissantes que l’art classique admiré par Nietzsche ; mais cet art est le seul capable de captiver certaines natures et d’inspirer certains artistes. Il est impossible de méconnaître la beauté de l’art pessimiste d’un Baudelaire, d’un Heine, d’un Leopardi, d’un Lenau, d’un Leconte de Lisle, de même que celle de l’évocation du néant qui termine si magnifiquement le Monde comme volonté et comme représentation. Sans doute l’idée du néant n’est pas par elle-même esthétique ; mais elle peut s’exprimer au moyen d’images et de formes esthétiques. Au moment où Leconte de Lisle chante le néant, il ne le sent plus en tant que néant ; il jouit des formes que son imagination évoque et dont elle revêt l’idée du néant. — L’impressionnisme est la formule esthétique de l’instantanéisme psychologique théorétisé par Stirner et cet aspect de notre nature a droit comme les autres, à sa traduction esthétique. Le roman d’analyse et d’autobiographie, tout ce que M. Brunetière déprécie sous le nom de littérature personnelle ; l’art subjectif, symboliste ou décadent, toutes ces formes d’art ont leur intérêt, leur beauté et leur droit à l’existence. Toute œuvre d’art est intéressante et peut être belle, du moment qu’elle est le commentaire sincère, ému, vivant, d’une individualité qui ose être elle-même. — Les questions d’écoles sont ici secondaires. Ce qui est intéressant, ce ne sont pas des différences d’écoles, mais des différences d’âmes. Et il peut y avoir autant ou plus d’originalité de pensée et de sentiment chez un romantique ou un symboliste que chez un classique. Toutefois une remarque importante s’impose en ce qui touche les rapports de ces différentes formes d’art avec la sociologie et la morale. — C’est que l’art classique n’a pas la même signification sociale et morale que l’art romantique ou que l’art décadent.

L’art classique représente la règle, l’ordre, la discipline, l’idée du gouvernement en art. Et certes, la règle, l’ordre, l’autorité en art ne sont pas la même chose que la règle, l’ordre, l’idée de gouvernement en politique et en sociologie. Pourtant les deux séries d’idées se tiennent de près. C’est pourquoi l’esprit classique est volontiers respectueux de l’ordre politique comme de la discipline esthétique ; il ne sera pas aisément un esprit de révolte et d’individualisme antisocial.

L’art classique est un art où l’originalité de l’artiste se subordonne volontairement à des règles étroites. L’artiste classique croit, selon la pensée de Goethe, que « se subordonner », pour l’écrivain, ce n’est pas seulement servir la société, c’est se servir lui-même. L’esprit classique représente ainsi, à certains égards, une volonté d’unité esthétique, sociale et morale, une volonté d’obéissance à l’ordre établi, d’adaptation et de subordination de l’individu au milieu.

L’art romantique est au contraire un appel aux idées d’indépendance individuelle dans l’ordre esthétique et par contre-coup dans l’ordre social[15]. — Le caractère antisocial de l’art décadent est encore plus fortement marqué. L’art décadent exprime, comme l’a montré M. P. Bourget à propos de Baudelaire[16], une diminution de la solidarité sociale ; une dissociation des éléments sociaux, une volonté d’indépendance, de différence individuelle, d’exception et de sécession, d’isolement sentimental. Cette volonté d’indépendance, cette culture esthétique raffinée, si elle produit des exemplaires humains d’une singularité plus saisissante, est par contre funeste à la santé et à la force de l’organisme social. Le sentiment et la volonté de différenciation se convertit aisément en principe de révolte antisociale. Car se sentir différent, se décerner ce brevet de différence, « n’est-ce pas s’égaler à toute la société ? N’est-ce pas du même coup, supprimer, pour soi du moins, les obligations du pacte social ? Pourquoi en effet respecterions-nous ce pacte, s’il est l’œuvre de gens avec lesquels nous n’avons rien de commun ? Quel cas pourrons-nous faire d’une opinion publique dont nous savons qu’elle est forcément hostile à ce que nous portons de meilleur en nous[17] ? » Ici l’individualisme esthétique réjouit l’individualisme moral ou plutôt se confond avec lui. La culture esthétique se pose en adversaire de la solidarité sociale.

Aussi bien le fait que les moralistes convient les artistes à mettre l’art au service de la sociabilité indique assez que l’accord n’est pas fait dans l’ordre esthétique, entre les deux parties ennemies de notre nature : personnalité, sociabilité. L’appel à l’art social prouve que l’art est et reste en grande partie individualiste et qu’il contient, quoi qu’on fasse, un ferment d’indiscipline sociale et d’indépendance individuelle.


  1. Guyau peut être regardé comme le représentant le plus net de la conception sociale de l’art. « L’art, d’après Guyau, est social à trois points de vue différents : par son origine ; par son but ; enfin par son essence même ou sa loi interne ». (Guyau. L’art au point de vue sociologique (F. Alcan), introduction par M. Fouillée.)
  2. Gunmere. The Beginnings of Poetry (New-York, 1901).
  3. Année sociologique, 1903, p. 560 (F. Alcan).
  4. Ibid.
  5. Guyau. L’art au point de vue sociologique, p. 36 (F. Alcan).
  6. « L’individu est anormal : on ne le classe que par les limitations imposées à ses manifestations extérieures : intérieurement, il est anormal, il est un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’art, que je considère ici comme une des facultés de l’âme individuelle, est donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et incompréhensible. » (R. de Gourmont. L’Idéalisme. L’art libre et l’esthétique individuelle.)
  7. Voir ce que dit Huysmans de l’école naturaliste et du roman en général. (Préface de À Rebours, p. xviii.)
  8. Voir G. Sorel. Les Illusions du Progrès, p. 225.
  9. Voir sur cette conception de la beauté le livre de M. L. Bray : Du beau. Essai sur l’origine et l’évolution du sentiment esthétique (F. Alcan). Voir aussi Nietzsche : Par delà le Bien et le Mal et surtout la partie de la Volonté de Puissance où Nietzsche expose sa physiologie de l’art. D’après Nietzsche, la beauté est le signe auquel se reconnaissent les nobles exemplaires humains, à un degré supérieur ces « superbes plantes tropicales… ces êtres d’élite qui pourront s’élever jusqu’à une tâche plus noble et jusqu’à une existence plus noble, semblables à cette plante grimpante d’Asie, ivre de soleil — on la nomme Sipo-matador — qui enserre un chêne de ses lianes multiples, tant qu’enfin, bien au-dessus de lui, mais appuyée sur ses branches, elle puisse développer sa couronne dans l’air libre, étalant son bonheur aux regards de tous ». (Par delà le Bien et le Mal.)
  10. Fouillée. Nietzsche et l’Immoralisme (F. Alcan).
  11. Tolstoï. Qu’est-ce que l’Art ?
  12. Tolstoï. Qu’est-ce que l’Art ?
  13. Schopenhauer a marqué finement l’opposition de l’art et de la morale. « La bonne volonté est tout en morale, dit-il : dans l’art, elle n’est rien. Ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte, c’est le pouvoir. » La bonne volonté, la volonté morale, c’est la volonté se conformant à la loi, à la discipline commune. On comprend qu’en art cette volonté de conformisme soit sans valeur. Car en art il ne s’agit pas de se conformer à une norme ; il s’agit, pour l’artiste, d’exprimer d’une manière forte et neuve son originalité sentimentale.
  14. « La simplification logique et géométrique est une conséquence de l’augmentation de force ; d’autre part, la perception de pareilles simplifications rend intense le sentiment de la force… Sommet de l’évolution : le grand style. » (Volonté de puissance, § 359).
  15. Il en est tout autrement de l’art réaliste à la Zola qui semble plutôt l’expression esthétique d’un déterminisme social annihilant l’individu.
  16. Essai de psychologie contemporaine, t. I ; Théorie de la décadence, p. 19.
  17. P. Bourget. Loc. cit., p. 323 (à propos de Stendhal).