Les Antinomies entre l’individu et la société/Chapitre 06


CHAPITRE VI

L’ANTINOMIE RELIGIEUSE


On peut se demander si le sentiment religieux ne donne pas lieu, lui aussi, à une antinomie entre les aspirations des sensibilités individuelles et les conformismes de groupe.

Au premier abord il semble qu’on ne puisse parler d’individualisme religieux. La religion, d’après l’étymologie elle-même, n’est-elle pas essentiellement un lien social (religare) ; lien entre les hommes et Dieu ; lien surtout des hommes entre eux[1] ?

Il convient toutefois de remarquer que cette façon d’entendre la religion n’est pas la seule possible, ni même la plus exacte aujourd’hui. Il est arrivé à la religion ce qui est arrivé à l’art. Institution sociale d’abord, elle est devenue par la suite un simple fait de conscience individuelle ; un état d’âme, une idée et un sentiment intérieurs ; elle s’est individualisée de plus en plus[2]. En accomplissant cette évolution, elle a changé de caractère. En même temps qu’elle devenait plus intérieure, plus individuelle, la religion devenait plus différenciée, plus raffinée, plus compliquée, plus riche en nuances ; plus scrupuleuse aussi ; plus exigeante vis-à-vis d’elle-même, plus sublimée sentimentalement et intellectuellement, par suite plus critique, plus encline à l’analyse, à l’association, au doute et à l’hérésie.

C’est ici que la seconde forme de la pensée religieuse entre en conflit avec la première. La forme sociale de la pensée religieuse est l’orthodoxie ; sa forme individualisée est l’hérésie. On sait la lutte qui, de tous temps, s’est engagée entre ces deux éléments. L’hérésie a été, au cours de l’histoire, le perpétuel dissolvant des orthodoxies. L’hérésie n’est pourtant, ni en intention, ni en fait, un véritable individualisme religieux. Car l’hérésie tend elle-même à se socialiser, à dépouiller sa nature originellement individuelle pour devenir à son tour une orthodoxie ; cette dernière n’étant jamais qu’une hérésie qui a réussi. C’est pourquoi, si l’hérésie est un dissolvant de la communauté religieuse, elle est aussi pour cette communauté une perpétuelle cause de rajeunissement. Hérésie n’implique pas isolement absolu. Le sentiment religieux se comprend difficilement en dehors de toute sociabilité. Le moderne individualiste religieux, quand il fait appel à son expérience religieuse personnelle, n’est pas sans admettre au fond que cette expérience personnelle doit être aussi valable pour les autres hommes et il croit aux résultats heureux de sa religion non seulement pour lui, mais pour les autres.

Il n’en est pas moins vrai que l’idée religieuse n’exclut pas certains sentiments antisociaux ou même qu’elle les favorise. Plus d’une fois le mystique synthétise et symbolise en Dieu ses propres dégoûts de la société, son idéal antisocial. Il se réfugie en Dieu pour échapper à une société qu’il juge odieuse et intolérable. Il s’oppose directement en ceci aux métaphysiciens de la sociologie qui divinisent la société, qui voient en elle la source de tout bien et qui l’adorent comme un nouveau Jehovah. Les apôtres de la sociabilité, un Comte, un Guyau, ont fort bien vu ce côté antisocial de la pensée religieuse. Ils ont reproché au christianisme d’être un égoïsme transcendant, d’isoler l’homme par la préoccupation du salut personnel et par là de le détacher de la solidarité sociale. C’est en ce sens et dans ces limites qu’on peut parler d’un individualisme religieux et d’une antinomie entre la personnalité et la sociabilité dans l’ordre du sentiment religieux.


  1. Voir Brunetière. Religion et sociologie.
  2. Voir Rémy de Gourmont. Le Chemin de velours, p. 147.