Les Antinomies entre l’individu et la société/Chapitre 04


CHAPITRE IV

L’ANTINOMIE DANS L’ACTIVITÉ VOLONTAIRE


Étudions maintenant la volonté et le rapport qu’elle soutient avec la sociabilité.

La volonté est une fonction psychologique complexe : à la fois ou tour à tour fonction motrice et fonction inhibitrice ; fonction initiatrice et fonction de contrôle ; pouvoir d’impulsion et pouvoir d’arrêt. Faculté d’adaptation et faculté de domination, tantôt elle plie l’être au milieu, tantôt le milieu à l’être.

Ici elle agit comme force passive et défensive ; là, comme énergie active, offensive et conquérante. — Sous toutes ces formes et dans tous ces usages, elle apparaît comme une puissance régulatrice et organisatrice des instincts, des sentiments et des idées, comme le principe directeur de la vie, le guide de la conduite, comme la manifestation la plus haute de la personnalité.

Tout comme l’affectivité et l’intelligence, la volonté est diverse et inégale chez les différents individus humains. Ces différences individuelles tiennent d’une part à des conditions extérieures et sociales ; d’autre part à des conditions intérieures et personnelles.

Les causes extérieures de différenciation individuelle dans le caractère et dans le vouloir sont fort nombreuses. Sans parler des conditions physiques comme le climat, on comprend que les conditions de vie sociale, la profession, le rang, l’état de fortune, les relations, l’isolement ou la vie de société fassent triompher dans la conduite ordinaire d’un individu tel ou tel ordre de considérations, telles ou telles raisons d’agir et impriment à sa volonté et à son caractère telle courbure particulière. Un paysan qui vit isolé dans un pays de petite propriété morcelée aura des goûts d’indépendance et d’individualisme propriétaire que ne connaîtra pas l’ouvrier des grands centres industriels, parqué dans les vastes troupeaux des collectivités manufacturières. Dans notre civilisation où la question de fortune joue un rôle prépondérant, une richesse considérable est l’épine dorsale de beaucoup d’énergies, tandis que le manque de fortune en réduit beaucoup d’autres à l’impuissance.

Mais ici comme ailleurs, les conditions sociales ne sont pas tout. Les différences et inégalités individuelles du vouloir humain proviennent surtout du fond originel, physiologique et héréditaire, de l’individu, de ses ressources intellectuelles, sentimentales et énergétiques.

La différenciation des actes dépend de la différenciation des idées et des sentiments. Elle dépend aussi de la forme particulière de la volonté elle-même, suivant la proportion variable des éléments qui la composent (éléments sensitifs, intellectuels, moteurs) ; suivant la quantité d’énergie vitale de l’individu ; suivant le mode d’action de cette énergie (adaptation ou domination), suivant le caractère modéré et continu ou au contraire violent et spasmodique des réactions de l’individu.

Il y a des volontés fortes et des volontés faibles, des volontés réfléchies et lentes ; d’autres rapides et explosives ; il y a des volontés brutales et violentes ; d’autres souples et insinuantes[1].

Ce sont ces causes internes de différenciation qui mettent tant de diversité dans les individus humains et leur fait jour des rôles si différents dans la lutte pour la vie.

La volonté d’un homme est seulement accessible ou surtout accessible à une espèce particulière de motifs. La volonté de l’égoïste n’est accessible qu’à des motifs d’ordre utilitaire ; la volonté de l’ambitieux n’est accessible qu’à des motifs tirés de l’appétit de puissance. La volonté des voluptueux qu’à des images sensuelles. — Les raisons d’agir et de ne pas agir, les raisons de vivre et de mourir, les raisons d’espérer et de désespérer varient à l’infini suivant les individus. Certains supportent mai la pauvreté, d’autres la déconsidération ; d’autres, les déceptions d’ambition ; d’autres les déboires amoureux.

Ce qui serait intéressant dans cet ordre d’idées, c’est moins de chercher comme le statisticien le chiffre moyen des suicides par exemple pour tel milieu ou telle condition sociale que de connaître les raisons individuelles des suicides ; car deux hommes de même âge, de même milieu et de même condition sociale peuvent se suicider pour des motifs absolument différents. Si le sociologue et le statisticien, attentifs aux seules généralités, négligent les questions d’individus, ces dernières sont en revanche les plus intéressantes pour le psychologue plus curieux des actions individuelles que des actions collectives.

Les volontés ne diffèrent pas seulement par leurs raisons d’agir ; elles diffèrent encore par la nature des mensonges vitaux qu’elles adoptent ou qu’elles se fabriquent elles-mêmes pour soutenir leur énergie, pour s’encourager à vivre et à agir. Tout homme a son mensonge vital ; beaucoup vivent de celui auquel leur race et leur milieu social les a adaptés dès l’enfance ; d’autres choisissent parmi les mensonges collectifs qu’ils trouvent préparés d’avance par les dogmes religieux ou laïques ; d’autres enfin se forgent, pour leur usage personnel, et avec leur tempérament propre, le mensonge vital qui leur convient.

Les volontés diffèrent enfin par leur point d’arrivée. Les unes, énergiques et indomptées, ne se laissent pas abattre par les déceptions et restent fidèles jusqu’au bout à la vie et à l’action. Sur le point de disparaître, elles sont prêtes à reprendre le cycle des efforts et des douleurs et à dire encore une fois : oui à la vie. Les autres, bientôt lasses du mal de vivre, glissent paresseusement au nirvana bouddhique.

Sous ses différentes formes et à travers ses différents degrés d’énergie, la volonté peut se mettre au service de la sociabilité ou de la personnalité, au service de l’altruisme ou de l’égoïsme. Suivant les individus et suivant les cas, elle s’orientera dans le premier sens ou dans le second.

Nous retrouvons ici le conflit entre les solidaristes et les individualistes.

Le Dr Toulouse a proposé une théorie du « frein volontaire » dont il a tiré des conclusions contraires à l’individualisme qui place son idéal dans l’épanouissement du moi égoïste[2].

La volonté, d’après le Dr Toulouse, est essentiellement un frein destiné à rendre finalement automatiques nos réactions utiles. D’après lui, le rôle normal du frein volontaire est de réprimer les manifestations égoïstes et indiscrètes de la personnalité, de façonner rigoureusement l’individu à la norme sociale, de faire de lui un impeccable automate social. — C’est, là un point de vue d’éducateur ou de moraliste.

Le point de vue psychologique est différent. Psychologiquement parlant, le frein volontaire est par lui-même indifférent à l’altruisme ou à l’égoïsme, à la discipline sociale ou à l’insoumission individuelle. Il peut être mis au service de sentiments sociaux ; mais il peut aussi bien être mis au service de sentiments antisociaux et d’un parti pris antisocial.

Supposons un homme naturellement porté à l’altruisme, à la confiance, à la générosité envers autrui. Supposons maintenant que l’expérience de la vie ait amené cet homme à reconnaître (à tort ou à raison), la duperie de l’altruisme, les hypocrisies de la sociabilité, le mensonge des liens sociaux et des conventions sociales. Et supposons en conséquence que chez cet homme finalement désabusé sur le compte de là sociabilité, une conversion du vouloir se soit opérée, non dans le sens du renoncement à la personnalité, comme le veut Schopenhauer, mais dans le sens diamétralement opposé, dans le sens de l’égoïsme volontaire et d’un parti pris antisocial. Cet homme prendra sur lui de refréner désormais ses penchants altruistes qu’il juge trompeurs, et cela en faisant violence, au besoin, à sa propre sensibilité. — Ce cas n’a rien d’impossible.

Il se rencontre dans la vie. Tel est le cas du sentimental déçu, de l’homme sociable devenu ennemi de la société (Rousseau) ; de l’ami des hommes devenu misanthrope à leur contact. Chez un tel homme on conçoit que le frein volontaire fonctionne désormais dans un sens égoïste et antisocial. — La plupart des hommes n’ont d’ailleurs pas eu à opérer la conversion que nous venons d’indiquer. Ils sont naturellement égoïstes et tout naturellement aussi le frein volontaire, le pouvoir de self-control, dans la mesure où ils le possèdent, est mis par eux au service de leurs désirs ambitieux. Il est pour eux un moyen de vaincre dans la lutte pour la vie leurs adversaires moins maîtres de leurs nerfs.

Les solidaristes et les individualistes s’opposent encore par la façon dont ils comprennent le sentiment de la liberté personnelle. — Pour les solidaristes qui ne veulent voir dans l’individu que le coopérateur, notre sentiment de liberté personnelle et de puissance personnelle est en raison du nombre et de l’importance des liens qui nous rattachent à nos semblables. Il est un effet de la solidarité accrue, de la coopération qui accroît le pouvoir de l’homme sur la nature. — Les individualistes répondent à cela que le pouvoir de l’homme sur la nature n’est pas tout et que le développement scientique et industriel peut aller de pair pour beaucoup d’hommes avec un asservissement croissant des volontés et des caractères ; que la solidarité accrue ne s’accompagne pas nécessairement d’un accroissement du sentiment de puissance de l’individu, mais au contraire, du sentiment de sa dépendance. Si la solidarité augmente notre pouvoir collectif sur la nature, elle accroît aussi notre dépendance sociale ; car, en un sens, moins notre action personnelle est liée à celle des autres et plus elle est libre ; plus elle est liée à celle des autres et moins elle est libre. — Notre libération à l’égard des contraintes naturelles est trop souvent compensée par une aggravation des contraintes sociales. Toutes les formes d’association (et combien il en est de stériles au point de vue de l’accroissement de notre pouvoir sur la nature), réclament de l’individu le sacrifice d’une part de sa liberté ; et il s’en faut de beaucoup que ce sacrifice soit toujours racheté par des avantages correspondants. M. Fournière prétend que la liberté consiste, pour l’individu, à soumettre sa volonté personnelle à la volonté générale[3]. Mais la volonté générale se résoud à l’analyse en un certain nombre de volontés particulières, celles des groupes dont on fait partie et qui ne laissent pas d’être tyranniques chacune pour son propre compte.

C’est pourquoi les individualistes se refusent à voir dans le sentiment de le liberté personnelle un produit et un bienfait social. Les racines du sentiment de puissance individuelle sont en grande partie physiologiques, c’est-à-dire présociales. C’est la physiologie qui prédestine les uns au commandement, les autres à l’obéissance ; qui place dans certains hommes un sentiment de domination et dans certains autres un sentiment de dépendance. C’est elle qui différencie ce sentiment de puissance en l’appliquant chez les différents individus à des objets différents. Rien de plus varié au fond que ce sentiment de le liberté intérieure que les psychologues classiques se représentaient comme identique chez tous les hommes. « Chacun, dit Nietzsche, se tient pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort ; partant, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans le recherche scientifique, tantôt dans le fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, se dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement aussi que cela doit être aussi toujours l’élément de sa liberté ; il met ensemble la dépendance et le torpeur ; l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables ; — L’homme fort est aussi l’homme libre ; le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse des désirs, la puissance de la haine sont l’apanage du souverain et de l’indépendant ; tandis, que le sujet, l’esclave, vit opprimé et stupide[4]. » La liberté de l’individu, c’est la dose supérieure d’énergie vitale ; c’est la diversité ; c’est la volonté d’indépendance ; c’est l’originalité triomphante.

Ici nous voyons se dessiner l’antinomie entre l’individu et la société. La volonté de l’individu aspire à la diversité, à la puissance, à d’indépendance ; la société s’efforce de réprimer ce triple effort de la volonté individuelle[5].

La société veut s’assujettir les volontés comme les sensibilités et les intelligences. Elle veut discipliner les actes comme les sentiments et les idées. Dans un groupe, c’est toujours un peu un scandale quand un individu réclame en faveur du droit d’arranger sa vie à sa guise, en faveur de la liberté des goûts, des poursuites, de la conduite privée ou publique.

La marche de la civilisation semble aller, à cet égard, dans un sens contraire à l’individualisme. Dans les pays neufs, les lois sont moins nombreuses, les relations sociales sont moins codifiées. Il en résulte qu’on peut commettre, sans être inquiété, une foule d’actes qui seraient interdits dans un pays moins neuf et par conséquent plus policé. Dans un pays vieux, dans une société policée, la plupart des actes de la vie physique et intellectuelle sont réglés par des lois. Renan remarque que Jésus n’eût pas fait dix pas dans nos rues sans se faire arrêter pour désordre sur la voie publique. — Un certain état de flottement dans les conceptions intellectuelles laisse, dans les sociétés peu civilisées, une plus grande latitude à la fantaisie individuelle et ne lui interdit même pas les incursions dans le domaine du merveilleux. Prenons comme exemple la résurrection de Lazare. On concevait en Judée la possibilité de la résurrection d’un mort. Aujourd’hui un tel fait serait, légalement comme scientifiquement impossible. Chez nous, Lazare n’aurait nul droit à ressusciter. Un de nos contemporains qui se permettrait cette fantaisie aurait à subir une foule d’ennuis. La résurrection n’étant pas prévue dans nos codes, la situation du ressuscité serait anormale et, légalement parlant, intenable.

Dans nos sociétés, la pauvreté est un obstacle presque invincible à l’action indépendante et à la mise en valeur de l’originalité. Renan insiste également dans la Vie de Jésus sur cette idée que les pauvres, dans les pays d’Orient, sont moins pauvres et plus cultivés que chez nous. Les besoins de la vie y sont trop réduits pour que la pauvreté y soit dure à supporter. Le pauvre d’autre part y avait des loisirs et souvent une culture sentimentale très raffinée. C’est ce qui explique que Jésus, bien que pauvre, put s’élever à une culture supérieure et acquérir une influence exceptionnelle. Il put aisément répandre ses doctrines dans ce petit pays de Judée où l’action du pouvoir central n’existait pas ou du moins était peu encombrante.

Mais avec le développement social, la part de l’imitation, du conformisme, de la réglementation, de l’action routinière et imposée va croissant ; celle de l’action personnelle, vraiment réfléchie et voulue, va en diminuant. On est amené à délibérer sur un nombre d’actes de moins en moins grand, les pratiques sociales étant mieux fixées et la réglementation plus minutieuse. — On peut remarquer encore que la discipline sociale est d’autant plus forte dans les sociétés très civilisées, que les peines sociales y sont moins brutales. La discipline de l’opinion, des mœurs, des idées, de la sociabilité est plus douce, plus généralement applicable et plus efficacement appliquée pour détruire l’originalité que les moyens violents, que leur violence même rend d’un emploi difficile et exceptionnel. On comprend que Renan ait pu, à la fin de la vie de Jésus, poser cette question : la grande originalité renaîtra-t-elle ou le monde se contentera-t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les hardis créateurs des vieux âges[6] ?

Aux prétentions d’une discipline sociale de plus en plus envahissante, l’individualisme oppose sa réclamation en faveur de l’individu.

Mais de quel individualisme s’agit-il ?

Nous pouvons distinguer ici, comme nous l’avons fait précédemment, à propos de l’intelligence et de la sensibilité, deux espèces d’individualisme. L’individualisme stirnérien est l’individualisme de la différenciation pure et simple ; de la différenciation quelle qu’elle soit et à tout prix. C’est l’individualisme de l’aventurier, du condottiere, de l’apache aussi bien que l’individualisme du grand homme d’État ou de guerre, du conducteur d’hommes, du créateur de valeurs. C’est l’individualisme d’Erostrate ou de César Borgia aussi bien que celui de Jésus, de Périclès ou de Washington.

Mais on peut concevoir un autre individualisme qu’on peut appeler individualisme aristocratique ou héroïque : c’est l’individualisme de ceux qui s’originalisent par une action utile et durable exercée sur leurs semblables.

L’individualisme stirnérien, uniciste, égotiste, est forcément antisocial. C’est l’individualisme de la révolte pour la révolte.

L’individualisme aristocratique n’est pas, dans son principe, antisocial comme l’autre. Il fait une part à la sociabilité ; il tient compte des intérêts sociaux, il se dévoue pour quelque grande cause. L’amour du risque, l’intrépidité sont mis ici au service d’une idée sociale. Aussi bien, pour établir des rangs entre les hommes au point de vue de l’originalité féconde, est-il nécessaire de faire appel à des considérations sociales. L’idée d’héroïsme implique une sociabilité supérieure. C’est à cause des conséquences sociales de son initiative que le Stockmann d’Ibsen est regardé comme un héros. D’ailleurs l’homme supérieur, s’il s’isole de son groupe, ne s’isole pas de toute société. Stockmann s’isole de sa petite ville ignorante, intolérante et égoïste ; mais il ne s’isole pas d’une société supérieure et idéale, celle des savants, des médecins dont il a reçu l’enseignement et dont il garde l’esprit. L’individualisme aristocratique n’est pas une révolte absolue à l’égard de toute société. C’est un individualisme relatif qui s’attaque à la société actuelle au nom d’un idéal supérieur de sociabilité.

Toutefois l’antinomie entre l’individu et la société, entre la personnalité et la sociabilité ne disparaît pas. Même chez l’homme supérieur, le créateur de valeurs, le héros, il faut tenir compte du conflit qui divise et oppose en chacun de nous les deux éléments de notre nature : le moi et le nous, l’égoïsme et l’altruisme, la personnalité dans ce qu’elle a d’entier, d’indépendant et d’intransigeant et la sociabilité qui réclame des concessions incessantes de la part de l’individu.

Le conducteur d’hommes, l’homme qui détient l’autorité ou qui aspire à l’autorité ne peut réussir dans sa mission qu’en sacrifiant une bonne part de sa personnalité ; qu’en renonçant à bien des désirs d’indépendance, à bien des velléités de révolte. Commander comme obéir exige une perpétuelle abnégation, un véritable oubli de soi. Il ne faut pas croire que l’autorité dispense d’obéir ni même qu’elle diffère de l’obéissance autant qu’il peut sembler au premier abord. Celui qui commande doit tenir grand compte des volontés, des désirs conscients ou inconscients de ceux qu’il veut diriger. La somme de pouvoir personnel éparse dans le monde est très petite.

Cette idée se trouve ingénieusement exprimée dans une anecdote racontée par le comte de Gobineau. La reine Victoria, voyageant sur une côte d’Afrique, interrogea un roi nègre et lui demanda s’il pouvait se faire obéir de ses sujets. Le roi nègre lui fit cette réponse : « Je leur obéis bien, moi ; pourquoi donc me désobéiraient-ils ? » Cette parole semble bien indiquer combien est réduit le rôle de l’autorité. Il n’y a guère d’autre moyen de se faire obéir des hommes que de leur obéir soi-même. L’homme qui acquiert le plus d’ascendant sur les autres est celui qui est le plus influencé par l’esprit de son temps et qui se modèle le mieux sur lui. Et ceci expliquerait que l’autorité ne s’attache pas spécialement à l’originalité de l’esprit ni à son affinement. Ces qualités seraient plutôt propres à empêcher de l’acquérir. Un Gœthe a souvent exprimé cette nécessité pour l’homme supérieur de s’harmoniser avec son milieu et, dans une large mesure, de se plier à lui. « Vivre, dit-il, c’est s’adapter », Or, s’adapter c’est toujours un peu obéir ; c’est sacrifier, c’est abdiquer une parcelle de sa personnalité. En conformité avec sa maxime, Gœthe se pliait assez volontiers aux exigences des milieux et des situations. Le contraste de son attitude avec celle de Beethoven lors d’une rencontre qu’ils firent ensemble de la famille impériale montre la différence qu’il y a entre une personnalité qui sait « plier » et une personnalité indomptée comme celle de Beethoven[7]

Ce que nous avons dit plus haut du rôle réduit de l’autorité est surtout vrai en démocratie. La démocratie diminue autant que possible l’initiative des hommes supérieurs et son idéal semble bien être le chef nègre dont parle de Gobineau. C’est pourquoi l’homme supérieur éprouve si souvent la douleur de devoir abandonner la meilleure partie de son idéal ou de voir cet idéal travesti, abaissé, dévié et caricaturé dans les faits. Il est à craindre que ceux qui croient l’âme des foules capable de comprendre un haut idéal ne se fassent illusion. M. G. Sorel salue l’héroïsme du prolétariat, il croit à la vertu de la grève comme inspiratrice de sentiments chevaleresques. « Les grèves, dit-il, ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds, et les plus moteurs qu’il possède. » Les vertus chevaleresques du prolétariat sont sans doute fort exagérées par M. Sorel. Les masses ouvrières ont tous les traits de l’âme grégaire. Elles sont intéressées, cupides, envieuses, tyranniques, jalouses de toute supériorité. C’est avec elles surtout qu’est vrai le mot : Si tu veux commander, commence par obéir.

En résumé l’individualisme aristocratique ou héroïque aboutit à une constatation découragée du peu d’influence de la personnalité supérieure et des concessions qu’elle doit faire au milieu social, à la sociabilité inférieure et grégaire.

Nous arrivons au terme de l’analyse à laquelle nous nous sommes proposé de soumettre l’intelligence, la sensibilité et la volonté, en vue d’y relever les conflits entre le moi et le nous, entre la personnalité et la sociabilité. Au terme de cette analyse, l’idée de l’individualité se dégage nettement de l’idée de la sociabilité. Autre chose est la personnalité physio-psychologique ; autre chose est la personnalité sociale. Celle-ci se superpose à la première, la prolonge et la complète ; mais c’est en la dénaturant, en la comprimant, en lui faisant violence. En nous la personnalité originelle résiste à l’autre et le conflit de ces deux forces ennemies paraît insoluble. Il ne servirait de rien, pour essayer de dissimuler cette antinomie, de nier du point de vue biologique et psychologique, la réalité du moi individuel[8].

Ce serait là confondre deux questions différentes : celle de la réalité substantielle ou métaphysique du moi et celle de sa différenciation et de son indépendance sociale. Que le moi se réduise, comme le veut Guyau, à une collection de petites consciences ; qu’il ne soit, comme le soutient M. Le Dantec dans son livre : L’individualité et l’erreur individualiste, qu’une intégration jamais achevée de petites personnalités secondaires p, p’, p’’... qui s’ajoutent les unes aux autres et forment une série de médaillons dissemblables et discontinus, malgré l’apparence de continuité du moi, que l’individualité ne soit, suivant la conception de Stirner lui-même, qu’une série d’instantanés ; peu importe pour la question qui nous occupe : celle de l’indépendance de l’individualité relativement aux influences sociales et du conflit possible entre l’originalité individuelle et les conformismes sociaux. En effet, les états d’âme instantanés qui se succèdent comme un défilé d’images cinématographiques ont tous, pour une individualité donnée, une teinte commune, une même coloration sentimentale. Cela suffit pour que le moi se reconnaisse, pour qu’il se différencie du voisin, pour qu’il s’oppose au nous. Ni Stirner, ni M. Le Dantec dont les vues se rapprochent beaucoup de celles de Stirner, ne nient la différenciation des moi. Tout au contraire. D’après M. Le Dantec, Pierre est un être originellement différent de Paul, composé d’une étoffe corporelle et mentale qui lui est absolument propre. Quant à Stirner, son instantanéisme ne l’empêche pas d’être le théoricien de l’unicité du moi.

L’antinomie psychologique est l’antinomie fondamentale. Les autres antinomies que nous allons maintenant passer en revue : antinomies esthétique, pédagogique, économique, politique, juridique, sociale et morale ne sont qu’une extension, une application et une dépendance de cette antinomie primordiale.


  1. Ces différences originelles dans les volontés sont reconnues par la théologie catholique : les forces du libre-arbitre sont en nous plus ou moins débilitées et inclinées au mal ou au contraire aidées et fortifiées par la grâce. — C’est comme correctif à cette inégalité des forces du libre arbitre chez les différents individus, que la théologie catholique admet la doctrine de la réversibilité des mérites, de la solidarité universelle des âmes.
  2. Sur le rôle de frein joué par la volonté et particulièrement sur la portée sociale de ce rôle. Voir l’article du Dr Toulouse, intitulé : Le Frein (Revue bleue du 18 juillet 1903).
  3. Fournière. Essai sur l’individualisme (F. Alcan).
  4. Nietzsche. Le voyageur et son ombre, § 9.
  5. « Chacun aime la licence, dit de Bonald ; et tous veulent l’ordre, et, certes, ici la volonté générale de la société n’est pas la somme des volontés particulières des individus. »
  6. Stuart Mill constate la tendance au despotisme croissant de la société sur les actes de l’individu. « A part les doctrines particulières des penseurs (Comte) qui visent à établir un despotisme de la société sur l’individu, il y a aussi dans le monde une forte et croissante inclination à étendre d’une manière outrée le pouvoir de la société sur l’individu et par là force de l’opinion, et par celle de la législation. Or, comme tous les changements qui s’opèrent dans le monde ont pour effet d’augmenter la force de la société et de diminuer le pouvoir de l’individu, cet empiétement n’est pas un de ces maux qui tendent à disparaître spontanément, bien au contraire, il tend à devenir de plus en plus formidable. » (Essai sur la liberté, ch. 1.)
  7. Voir sur cette anecdote une lettre de Beethoven à Bettina von Arnim citée dans le Beethoven de M. Romain Rolland. «  Beethoven, disait Gœthe à Zelter, est malheureusement une personnalité tout à fait indomptée ; il n’a sans doute pas tort de trouver le monde détestable ; mais ce n’est pas le moyen de le rendre agréable pour lui et pour les autres. »
  8. Guyau semble le faire dans le passage suivant : « De même que le moi, en somme, est, pour la psychologie contemporaine, une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité séparée, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences ou états de conscience, ainsi l’égoïsme, pourrait-on dire, est une illusion. (Esquisse d’une morale sous obligation.)