Les Années de voyage de Wilhelm Meister/Livre troisième

Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (VII. Les Années de voyage de Wilhelm Meisterp. 274-420).


LIVRE TROISIÈME.

CHAPITRE I.

Après tout ce qui s’était passé et ce qui pouvait s’ensuivre, Wilhelm n’eut rien de plus pressé que de se rapprocher de ses associés et de se mettre quelque part en rapport avec une partie d’entre eux. Il consulta donc ses tablettes, et prit la route qui lui promettait de le conduire le mieux au but. Mais comme, pour atteindre le point le plus favorable, il devait prendre des chemins de traverse, il se vit obligé de faire la route à pied et de faire porter son bagage après lui. Notre piéton en fut richement récompensé à chaque pas, car il rencontrait à l’improviste les plus charmantes contrées. Elles avaient le caractère des pays où les dernières montagnes s’abaissent vers la plaine ; c’étaient des collines boisées, de douces pentes soigneusement cultivées, toutes les plaines vertes, rien d’escarpé, de stérile, de sauvage. Puis il arriva dans la vallée principale, où se versaient les eaux de part et d’autre : cette vallée était aussi cultivée avec soin ; la perspective en était agréable ; des arbres élancés marquaient *les sinuosités de la rivière et des ruisseaux qui venaient s’y perdre ; et, lorsqu’il consulta la carte qui était son guide, il vif avec surprise que la ligne tracée suivait directement cette vallée, et que, du moins pour le moment, il se trouvait sur le droit chemin.

Sur une colline boisée se montrait un vieux château bien entretenu, et réparé à diverses époques ; au pied du château s’étendait un joli bourg avec une auberge, premier objet qui se présentait aux yeux. Le voyageur s’y rendit et fut gracieusement accueilli de l’aubergiste, qui lui fit cependant ses excuses de ne pouvoir l’héberger sans la permission d’une société qui avait loué, pour quelque temps, toute l’hôtellerie, ce qui l’obligeait d’adresser tous les voyageurs à l’ancienne auberge, qui se trouvait plus loin.

Après quelques pourparlers, l’homme sembla se consulter lui-mémè et dit au voyageur :

« A la vérité, ces messieurs ne se trouvent pas actuellement à la maison ; mais c’est samedi, et nous ne tarderons pas à voir paraître l’administrateur, qui règle, chaque semaine, tous les comptes, et donne ses ordres pour la semaine suivante. Certes, il règne chez ces gens un ordre parfait, et c’est un plaisir d’avoir affaire avec eux, bien qu’ils soient parcimonieux : avec eux, le profit n’est pas grand, mais il est sûr. »

Là-dessus, il fit monter le voyageur dans une salle d’entrée et le pria d’attendre l’événement.

La salle était grande et propre, mais on n’y voyait d’autres meubles que des tables et des bancs. Wilhelm fut singulièrement surpris de voir un grand écriteau fixé au-dessus d’une porte, avec ces mots inscrits en lettres d’or :

UBI HOMINES SUNT, MODI SUNT.

C’est-à-dire que, là où les hommes se réunissent en société, il s’établit des règles selon lesquelles ils pourront vivre et subsister ensemble. Cette maxime fit rêver notre voyageur ; il en tira un bon présage, car il y voyait la confirmation de ce qu’il avait souvent reconnu cgmme avantageux et sage. L’administrateur arriva bientôt ; l’hôte l’avait mis au fait, et, après un court entretien, sans demander des informations particulières, il accueillit notre ami aux conditions suivantes : il resterait trois jours, il assisterait en silence à tout ce qui se ferait, et, quoi qu’il pût arriver, il n’en demanderait point la raison, non plus que la note de sa dépense au moment du départ. Le voyageur dut souscrire à tout, car l’administrateur ne pouvait céder sur aucun point.

11 allait s’éloigner, lorsqu’un chant retentit dans l’escalier, et deux beaux jeunes hommes entrèrent : un signe suffit pour leur faire entendre que l’étranger était admis. Sans interrompre leur chant, ils le saluèrent gracieusement. Leurs voix s’accordaient d’une manière fort agréable ; on pouvait aisément reconnaître qu’ils étaient parfaitement exercés et qu’ils chantaient en maîtres. Wilhelm ayant paru les écouter avec le plus vif intérêt, ils lui demandèrent, quand ils eurent fini, si, dans ses voyages à pied, il n’avait pas aussi quelque chant, qu’il fredonnait en poursuivant son chemin.

« La nature ne m’a pas accordé une belle voix, répondit Wilhelm ; mais il me semble souvent qu’un secret génie prélude au fond de mon cœur et murmure en cadence, si bien que mes pas se meuvent toujours en mesure, et que je crois entendre de légers sons accompagnant quelque poésie, qui, d’une manière ou d’une autre, se présente sans effort.

— Si vous en avez une de ce genre présente à la mémoire, veuillez nous l’écrire, dirent les jeunes gens ; nous essayerons d’accompagner votre mélodieux génie. »

Wilhelm tira de son portefeuille un morceau de papier, où il écrivit ces mots :

« De la montagne aux collines, et le long de la vallée, résonne comme un bruit d’ailes et s’éveille comme un chant : cette impulsion universelle, la joie, la sagesse, la suivent. Que l’amour inspire tes efforts et que l’action soit ta vie. »

Les jeunes hommes se recueillirent un moment, puis ils entonnèrent un joyeux chant à deux voix, dans un mouvement de marche, et qui, par ses répétitions, ses entrelacements toujours nouveaux, entraîna l’auditeur. Il ne savait plus si c’était sa propre mélodie, son premier thème, ou s’jl venait seulement d’être adapté aux paroles, de telle sorte que nul autre mouvement ne se pouvait imaginer. Les chanteurs s’étaient amusés quelque temps de la sorte, lorsqu’on vit paraître deux robustes compagnons, qu’à leurs attributs on pouvait reconnaître d’abord pour des maçons ; ils furent suivis de deux autres, qui étaient évidemment charpentiers. En déposant sans bruit leurs outils, ils prêtèrent tous les quatre l’oreille au chant, et bientôt ils s’y associèrent avec aisance et sûreté, en sorte que l’on eût dit une société complète de compagnons, cheminant par monts et par vaux. Wilhelm ne croyait pas avoir jamais entendu rien d’aussi agréable, d’aussi propre à élever l’esprit et le cœur. Cependant cette jouissance devait s’accroître encore et parvenir au comble, lorsqu’un homme de taille colossale monta l’escalier d’un pas ferme et pesant, qu’avec la meilleure volonté du monde il avait de la peine à modérer. Il entra dans la salle et déposa dans un coin des crochets pesamment chargés ; ensuite il s’assit sur un banc, que l’on entendit craquer, ce qui fit rire les autres, toutefois sans interrompre leur chant. Mais Wilhelm fut bien étonné lorsque, avec une formidable voix de basse-taille, ce fils d’Énac1 se mit à chanter aussi. La salle tremblait, et l’on s’aperçut qu’il avait changé aussitôt le refrain dans sa partie, et qu’il chantait :

’ Dans la vie, garde-toi de rien différer ; que ta vie soit l’action, l’action sans cesse. »

On put aussi remarquer bientôt qu’il ralentissait le mouvement, et obligeait les autres chanteurs de s’y conformer. Lorsqu’enfin ils cessèrent, après avoir goûté tout le plaisir qu’ils voulurent, les premiers reprochèrent à leur camarade de s’être appliqué à les troubler.

« Point du tout, répliqua-t-il ; c’est vous qui vouliez me troubler : vous vouliez me faire sortir de mon allure, qui doit être ferme et mesurée, quand j’ai à gravir ou à descendre les montagnes avec mon fardeau, pour arriver enfin à l’heure fixée et vous satisfaire. »

Ils entrèrent ensuite l’un après l’autre chez l’administrateur, et Wilhelm put observer qu’il s’agissait de règlement de comptes, sur quoi il n’osa pas demander d’explications. Dans l’intervalle, deux beaux jeunes garçons, à l’air éveillé, vinrent préparer vivement la table : ils servirent, sans prodigalité, des vivres et du vin ; puis l’administrateur, sortant de son cabinet, invita tout le monde à s’asseoir avec lui. Les jeunes garçons servirent les convives, mais sans s’oublier eux-mêmes, et ils mangèrent leur part debout. Wilhelm se rappela des scènes pareilles du temps qu’il vivait chez les comédiens ; cependant la société au milieu de laquelle il se trouvait alors lui paraissait beaucoup plus grave, ayant pour objet, non le badinage et l’apparence, mais un séîieux emploi de la vie.


I. Géant, dont il est parlé dans les livres de Moïse. Nombres, chap. Xjii.

La conversation de l’administrateur et des ouvriers l’instruisit clairement de ce qu’il désirait savoir à ce sujet. Les quatre robustes jeunes gens étaient occupés dans le voisinage, où un violent incendie avait réduit en cendres une charmante petite ville. Il apprit encore que le diligent administrateur était occupé i procurer les bois et les autres matériaux, ce qui lui parut d’autant plus difficile à expliquer que, dans tout le reste, ces hommes s’annonçaient, non comme des gens du pays, mais comme n’étant là qu’en passant. A la fin du repas, Saint-Christophe (c’était le nom qu’ils donnaient au géant) s’arrosa, en guise de potion somnifère, d’un grand verre de vin mis à part, et un chant joyeux tint, quelques moments encore, les convives réunis, pour l’oreille du moins, car ils avaient déjà disparu aux regards et s’étaient dispersés.

Wilhelm fut conduit dans une chambre agréablement située. La lune, déjà levée, éclairait de riches campagnes, et réveilla dans le cœur de notre pèlerin des souvenirs en harmonie avec cette scène. Les images de tous ses amis passèrent devant lui : celle de Lénardo était surtout si vivante, qu’il croyait le voir. Toutes ces sensations le disposaient doucement au sommeil, quand le bruit le plus étrange vint lui causer une sorte de frayeur. Il retentissait de loin, et semblait pourtant se faire dans la maison même, car elle tremblait parfois, et les poutres gémissaient, quand le fracas s’élevait à toute sa violence. Wilhelm, dont l’oreille délicate savait distinguer tous les bruits, ne put cependant reconnaître celui-ci : il le comparait au ronflement d’un grand tuyau d’orgue, qui, en raison de sa vaste dimension, ne donne aucun son distinct. Ce vacarme nocturne cessa-t-il vers le matin, ou Wilhelm, s’y étant peu à peu accoutumé, n’y fut-il plus sensible, c’est ce que nous ne pouvons guère décider ; quoi qu’il en soit, il s’endormit, et fut agréablement réveillé par le soleil levant.

A peine un des jeunes garçons eut-il servi son déjeuner, qu’un personnage se présenta, qu’il avait déjà remarqué au souper, sans se rendre compte de ce qu’il pouvait être. C’était un homme de belle taille, large d’épaules, agile, qui, en étalant ses instruments, se fit connaître pour un barbier, et se mit en mesure de rendre à Wilhelm ce service bienvenu. Au reste il gardait le silence, et il s’acquitta de sa tâche, d’une main fort légère, sans articuler un mot. Wilhelm commença donc et lui dit :

« Vous êtes passé maître dans votre art, et je ne crois pas avoir jamais senti sur mes joues un rasoir plus doux : mais il paraît que vous observez aussi ponctuellement les lois de la société. »

Il sourit avec malice, en se posant le doigt sur la bouche, et se retira sans mot dire.

« En vérité, lui cria Wilhelm, vous êtes le Manteau rouge *, ou du moins un de ses descendants. Je vous félicite de ne pas m’avoir demandé la pareille : vous vous en seriez mal trouvé. »

A peine cet homme bizarre se fut-il retiré, que l’administrateur survint, et l’invita à dîner, en des termes qui lui semblèrentaussi passablement étranges. « L’Union, dit expressément l’administrafeur, souhaite la bienvenue à l’étranger ; elle l’invite à dîner, et se flatte de pouvoir entrer en relations plus intimes avec lui. » L’administrateur s’informa d’ailleurs de la santé de son hôte, et lui demanda s’il était satisfait de l’hospitalité qu’il avait reçue. Wilhelm ne put que témoigner sa complète satisfaction. 11 aurait bien voulu demander au chef, comme tout à l’heure au silencieux barbier, ce que c’était que ce bruit épouvantable, qui l’avait, sinon alarmé, du moins inquiété pendant la nuit ; mais, se souvenant de sa promesse, il s’abstint de toute question, se flattant que, sans se rendre importun, il apprendrait, par hasard ou par la complaisance de la société, ce qu’il désirait-savoir.

Quand notre ami se trouva seul, il songea au singulier personnage qui le priait à dîner, et ne savait trop ce qu’il en devait croire. Annoncer un ou plusieurs chefs par un terme collectif lui paraissait par trop circonspect. Au reste il régnait autour de lui un tel silence, qu’il ne croyait pas avoir jamais vu un dimanche plus tranquille. 11 sortit de la maison, puis il entendit


1. Allusion à une légende populaire en Aflemagne et que Musseus a développée fort agréablement. Un comte revient, après sa mort, dans son château ; il fait la barbe aux gens assez hardis pour loger dans le vieux manoir, et il oblige ensuite ses Ilotes à le raser lui-même. La peur les rend maladroits, et il se fâche. parce qu’il doit revenir à la vie, quand il aura trouvé un barbier courageux, qui le rase sans le blesser ni le faire souffrir. le bruit des cloches, et il se rendit à la petite ville. La messe venait de finir, et, parmi les habitants et les campagnards qui sortaient en foule de l’église, il reconnut trois des personnes de la veille, un charpentier, un maçon et un garçon servant. Plus tard, il remarqua justement les trois autres parmi les fidèles protestants. Comment le reste avait rempli ses devoirs religieux, c’est ce qu’il ne put savoir : seulement il crut pouvoir conclure que, dans cette société, régnait une parfaite liberté de religion.

A midi, l’administrateur vint au-devant de lui à la porte du château, pour le conduire, à travers plusieurs chambres, dans une grande salle d’attente où il le fit asseoir. Beaucoup de gens passèrent devant eux et entrèrent dans une salle attenante. Les personnes déjà connues étaient du nombre ; Saint-Christophe lui-même passa ; tous saluèrent l !administrateur et l’étranger. Ce qui le surprenait le plus, c’est qu’il croyait ne voir que des ouvriers, tous dans leur costume ordinaire, mais vêtus avec une parfaite propreté ; un pefit nombre seulement lui semblaient être tout au plus des secrétaires.

Quand tous les convives furent arrivés, l’administrateur conduisit notre ami, par une belle et grande porte, dans une vaste salle, où se trouvait servie une table immense. On le fit remonter jusqu’au haut bout, qu’il voyait occupé par trois chefs. Mais de quel étonnement ne fut-il pas saisi, lorsque, s’étant approché, il reconnut Lénardo, qui lui sauta au cou ! Il ne s’était pas remis de cette surprise, qu’un second ami l’embrassa avec autant d’ardeur et de vivacité : c’était l’espiègle Frédéric, le frère de Nathalie. La joie des trois amis se communiqua à tous les convives ; un cri d’allégresse et de bénédiction retentit dans toute l’assemblée. Puis aussitôt, lorsqu’on se fut assis, tout devint silencieux ; le repas fut servi et se passa avec une certaine solennité.

Vers la fin du diner, Lénardo donna un signal ; deux chanteurs se levèrent, et Wilhelm fut bien surpris d’entendre répéter son chant de la veille, que, pour l’intelligence de la suite, nous jugeons nécessaire de reproduire ici :

De la montagne aux collines, et le long de la vallée, résonne comme un bruit d’ailes et s’éveille comme un chant : cette impulsion universelle, la joie, la sagesse, la suivent. Que l’amour inspire tes efforts, et que l’action soit ta vie ! »

A peine ce duo, accompagné doucement d’un chœur, qui modérait ses voix, approchait-il de la tin, que deux autres chanteurs, placés vis - à - vis, se levèrent brusquement, et poursuivirent, ou plutôt transformèrent le chant avec une grave véhémence, et, à la grande surprise- du voyageur, firent entendre ces paroles :

« Car les liens sont brisés ; la confiance est ébranlée. Puis-je dire, puis-je savoir, à quels hasards exposé, je dois partir, je dois marcher, comme la triste veuve ; et, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, voyager, voyager sans cesse ? »

Le chœur, qui reprit cette strophe, devint toujours plus nombreux, toujours plus éclatant, et pourtant on put bientôt distinguer la voix de Saint-Christophe, assis au bas de la table. A la fin, la tristesse alla croissant, d’une manière presque effrayante ; une ardeur sombre donnait à tout l’ensemble, grâce au talent des chanteurs, le caractère d’une fugue, tellement que notre ami se sentait tressaillir. Ils semblaient tous réellement pénétrés du même sentiment, et déplorer chacun leur propre sort, en présence d’une séparation prochaine. Les plus capricieuses reprises, les fréquents retours d’un chant presque épuisé, parurent enfin dangereux à l’Union elle-même ; Lénardo se leva : aussitôt tous les convives s’assirent et l’hymne cessa.

Lénardo fit entendre ces paroles affectueuses :

« Je ne puis assurément vous blâmer de vous représenter sans cesse le sort qui nous est à tous réservé, afin d’y être préparés à toute heure. Si des vieillards, lassés de vivre, ont crié à leurs frères : Songe à mourir ! nous autres jeunes gens, pleins de vie, nous pouvons bien nous encourager et nous avertir constamment les uns les autres par ces joyeuses paroles : Songe à voyager ! Mais il est convenable de nous rappeler avec mesure et gaieté ce que nous entreprendrons volontairement ou ce que nous croirons être obligés de faire. Vous savez parfaitement ce qui est permanent au milieu de nous et ce qui est variable : faites-nous en jouir aussi, avec des accents qui inspirent la joie et le courage, et que le verre de l’adieu se boive dans cette espérance !

A ces mots Lénardo vida son verre et s’assit : les quatre chanteurs, s’étant levés aussitôt, firent entendre des accents inspirés par le discours du chef et qui s’y rattachaient.

« Ne reste pas fixé sur le sol : courage ! ose partir ! Qui a le liras et la téte, avec une joyeuse vigueur, est partout chez lui. Que pour nous le soleil brille, nous n’avons plus de souci. C’est pour que les hommes se dispersent sur elle, que la terre est si grande ! »

Pendant que le chœur répétait ces vers, Lénardo se leva, et tous les assistants avec lui. Au signal qu’il donna, tous les convives défilèrent en chantant : ceux du bas de la table, SaintChristophe en tête, sortirent deux à deux de la salle. Le chant du voyageur était répété d’une voix toujours plus libre et plus gaie ; mais il réussit particulièrement bien, quand la société, réunie dans les jardins en terrasse qui décoraient le château, contempla la spacieuse vallée, si riche, si agréable, où l’on se serait perdu volontiers. Tandis que la foule se dispersait à plaisir de toutes parts, on présenta Wilhelm au troisième chef. C’était le bailli, qui avait eu l’idée d’abandonner à l’Union, pour tout le temps qu’elle voudrait l’occuper, le noble manoir, situé au milieu de plusieurs seigneuries, et de procurer à cette société divers avantages, mais qui avait su en échange mettre à protit, en homme habile, la présence de locataires si singuliers. En effet, ’en même temps qu’il livrait ses denrées à bon marché, et procurait tout ce qui était nécessaire pour la nourriture et l’entretien, il saisit cette occasion pour remettre à neuf les toitures longtemps négligées, réparer les combles, reprendre les murs en sous-œuvre, reconstruire les planchers et relever d’autres ruines, au point que la propriété négligée, dégradée, d’une familleen décadence, prit l’aspect d’une demeure vivante, habitée, et fournit la preuve que la vie donne la vie, et que celui qui est utile aux autres les met dans la nécessité de lui être utiles à leur tour.


CHAPITRE II.

Déraille à Wilhelm.

L’état où je suis me fait souvenir des tragédies d’Alfieri : comme les confidents en sont retranchés absolument, il faut que tout se passe en monologues. Et, en vérité, une correspondance avec vous ressemble parfaitement à un monologue : car vos réponses ne font proprement que reprendre vaguement, comme un écho, nos dernières syllabes pour les disperser dans l’air. Avez-vous répliqué une seule fois quelque chose à quoi l’on aurait pu répliquer à son tour ? Vos lettres sont résistantes, évasives : quand je me lève pour aller au-devant de vous, vous m’invitez à reprendre ma place.

Cela était écrit depuis quelques jours ; il se trouve maintenant un nouveau motif et une nouvelle occasion d’envoyer cette lettre à Lénardo. Elle vous trouvera auprès de lui, ou bien l’on saura vous trouver. Mais, où qu’elle puisse vous atteindre-, si, après l’avoir lue, vous ne bondissez pas de dessus votre siége, et n’accourez pas auprès de moi comme un pieux pèlerin, je vous déclare le plus homme de tous les hommes, c’est-à-dire n’ayant pas trace de la plus aimable qualité de notre sexe, j’entends la curiosité, qui, dans cet instant même, me tourmente au dernier point.

En deux mots, la clef de votre précieuse cassette est trouvée : mais il ne faut pas que personne le sache, excepté vous et moi. Voici comment elle est tombée dans mes mains.

Il y a quelques jours, notre bailli reçoit une missive d’une juridiction étrangère, qui lui demande si, à telle et telle date, un jeune garçon n’a pas rôdé dans notre voisinage, n’a pas fait toutes sortes de tours, et fini par perdre sa jaquette dans une entreprise téméraire.

Tel que ce vaurien nous était décrit, nous ne doutâmes point que ce ne fût le Fitz, dont votre Félix avait tant de choses à raconter, et qu’il regrettait si souvent comme camarade.

Le juge étranger nous demandait ce vêtement, s-’il existait encore, parce que le jeune garçon, contre lequel une enquête était ouverte, invoquait cette pièce en sa faveur. Notre bailli nous parla incidemment de cette requête, et nous montra la jaquette avant de l’envoyer.

Un bon ou mauvais génie me pousse à fouiller la poche de devant ; un petit objet anguleux se trouve sous ma main ; moi, qui suis d’ordinaire si peureuse, chatouilleuse et poltronne, je ferme la main, je la ferme, je me tais, et l’on expédie la jaquette. Aussitôt je suis saisie du sentiment le plus bizarre du monde. Au premier coup d’ceil, jeté à la dérobée, je devine que c’est la clef de votre cassette. Alors ma conscience me fait de singuliers reproches ; divers scrupules me viennent : déclarer ma trouvaille, la livrer, m’était impossible. Qu’importe à ces juges une chose qui peut être si utile à notre ami ? Le droit et le devoir voulurent encore me représenter bien des choses, mais sans pouvoir triompher de moi.

Voyez maintenant dans quelle situation me jette l’amitié ! Une merveilleuse faculté se développe soudain pour l’amour de vous. Quel étrange événement ! Pourvu qu’il n’y ait pas quelque chose de plus que l’amitié dans ce qui fait ainsi contrepoids à ma conscience. Je suis dans une singulière inquiétude, entre ma faute et ma curiosité. Je me crée mille fantômes sur tout ce qui pourrait résulter de mon action. 11 ne faut pas plaisanter avec la justice. Hersilie, cette fille naïve, quelquefois même étourdie, impliquée dans un procès criminel !… Car c’est ainsi que la chose finira…. Et que me reste-t-il à faire, que de penser à l’ami en faveur duquel je souffre tout cela ? Autrefois je pensais à vous, mais avec des intervalles ; maintenant j’y songe sans cesse ; maintenant, quand le cœur me bat, et que je pense au septième commandement, je me tourne vers vous, comme vers le saint qui a fait commettre la faute, et qui peut me faire pardonner. Ainsi donc l’ouverture de la cassette peut seule me tranquilliser. Ma curiosité est doublée. Venez vite et apportez la cassette ! De quel tribunal relève proprement ce mystère, c’est ce que nous déciderons ensemble. Jusque-là il reste entre nous. Que personne, personne au monde n’en sache rien.

Eh bien, mon ami, pour conclure, que dites-vous de cette copie de l’énigme ? Ne fait-elle pas souvenir d’une flèche barbelée ? Le ciel nous soit en aide ! Mais il faut d’adord que la cassette fermée soit posée entre vous et moi, et qu’ensuite, ouverte, elle prescrive elle-même le reste. Je voudrais qu’il ne s’y trouvât rien du tout…. Et ce que je voudrais encore, ce que je pourrais encore vous dire…. Non !… je vous le réserve, pour vous décider à vous mettre plus vite en chemin.

Et maintenant, un post-scriptum, à la manière des jeunes filles ! En quoi la cassette nous concerne-t-elle vous et moi ?

Elle appartient à Félix. C’est lui qui l’a découverte, qui se l’est appropriée. Il faut le faire venir. Nous ne devons l’ouvrir qu’en sa présence.

Et quelles sont ces nouvelles cérémonies ? C’est à n’en pas finir.

Pourquoi courez-vous ainsi le monde ? Venez ! Amenez avec vous l’aimable enfant : je voudrais bien aussi le revoir une fois…. Et nous y voilà encore !… le père et le fils !… Faites ce que vous pourrez, mais venez tous les deux.


CHAPITRE III.

Cette singulière lettre était écrite depuis longtemps ; elle avait couru de côté et d’autre, puis elle était enfin arrivée à son adresse. Wilhelm se proposa de profiter du premier messager, dont le départ était proche, pour faire une réponse amicale, mais qui serait un refus. Hersilie semblait ne pas calculer la distance, et il était alors trop sérieusement occupé pour sentir la moindre curiosité de savoir ce qui pouvait se trouver dans la cassette.

D’ailleurs quelques accidents arrivés aux hommes les plus vigoureux de cette laborieuse société lui fournirent l’occasion de montrer ses talents dans l’art auquel il s’était consacré. Et, comme une parole en amène une autre, une action succède encore plus heureusement à une autre action ; et si, à leur tour, elles amènent des paroles, celles-ci en sont plus fécondes et plus propres à élever l’esprit. Les conversations étaient donc aussi instructives qu’intéressantes ; car les amis se rendaient compte mutuellement de la marche qu’ils avaient suivie dans leurs études et leur conduite, et il en résultait un développement d’esprit qui les étonnait tour à tour, au point qu’ils avaient besoin de rapprendre à se connaître les uns les autres.

Un soir, Wilhelm commença donc son récit.

« J’ai fait mes premières études de chirurgie dans un grand établissement de la plus grande ville, seul théâtre où elles soient possibles. Je m’appliquai sur-le-champ avec ardeur à l’anatomie, qui est l’étude fondamentale.

« J’étais déjà fort avancé dans la connaissance du corps humain, et j’avais fait ce progrès d’une façon singulière, que nul ne pourrait deviner : c’était dans ma carrière théâtrale. Tout considéré, le corps humain y joue le rôle principal. Un bel homme ! une belle femme !… Si le directeur est assez heureux pour se les procurer, le succès des auteurs comiques et tragiques est assuré. Le sans-gêne au milieu duquel vivent les comédiens leur fait mieux connaître que dans toute autre condition la beauté propre des parties du corps qu’on laisse à découvert ; divers costumes obligent même à produire aux regards ce qui, dans l’usage traditionnel, est tenu caché. J’aurais là-dessus bien des choses à dire, tout comme sur les défectuosités, que l’acteur habile doit reconnaître chez lui et chez les autres, pour les corriger ou du moins les dissimuler. Par là j’étais donc suffisamment préparé à prêter une attention raisonnée à l’enseignement anatomique qui apprenait à con^/ naître exactement les parties extérieures : les intérieures ellesmêmes ne m’étaient pas étrangères, car j’en avais toujours porté en moi un certain pressentiment.

t L’étude était désagréablement gênée par le manque de sujets, qui provoquait des plaintes continuelles ; par le nom• bre insuffisant des cadavres, qu’un but si noble faisait désirer de soumettre au scalpel. Pour en procurer, sinon en suffisance, du moins le plus possible, on avait rendu des ordonnances sévères : elles nous livraient, non-seulement les criminels, qui avaient mérité de perdre tout droit sur leur personne, mais encore d’autres malheureux, laissés sans protection matérielle ou morale. Avec le besoin s’accrut la rigueur des règlements, et, avec celle-ci, la répugnance du peuple, qui, au point de vue moral et religieux, ne peut sacrifier sa personnalité et celle des êtres qui lui sont chers.

« Cependant le mal devint toujours plus grave : les esprits alarmés craignirent que les paisibles tombeaux de personnes aimées ne fussent menacés à leur tour. L’âge, la dignité, les rangs les plus élevés, comme les plus humbles, n’étaient plus assurés du repos de la tombe ; le tertre qu’on avait décoré de fleurs, les inscriptions par lesquelles on s’était efforcé de perpétuer la mémoire, rien ne pouvait protéger contre la rapacité lucrative ; la plus douloureuse séparation semblait troublée avec la dernière cruauté, et, dans l’instant même où l’on s’éloignait de la fosse, on éprouvait déjà la crainte que les membres de personnes chéries, livrés au sommeil de la mort sous de pieux ornements, ne fussent déchirés, dispersés et profanés.

« Mais on avait répété et rebattu sans cesse la même chose, sans que personne eût songé ni pu songer à trouver un remède ; et les plaintes devinrent toujours plus générales, quand de jeunes hommes, qui avaient suivi les leçons avec attention, voulurent se convaincre par leurs yeux et leurs mains, de ce qu’ils avaient jusqu’alors appris comme simples auditeurs, et graver, d’une manière toujours plus vive et plus profonde, dans leur mémoire des connaissances si nécessaires. En de pareils moments, se développe comme une soif étrange de la science, qui excite à rechercher la satisfaction la plus révoltante, comme la chose la plus agréable et la plus nécessaire.

« Ces obstacles et ces longueurs avaient occupé et agité, depuis quelque temps, les amis de l’action et de la science, lorsqu’enfin un événement, qui mit en rumeur toute la ville, fit débattre un jour, pendant quelques heures, le pour et le contre avec beaucoup de vivacité. Une très-belle jeune fille, égarée parun amour malheureux, avait cherché et trouvé la mort dans la rivière : l’école d’anatomie s’empara du corps. Les parents, la famille, l’amant lui-même, que la défunte avait cru faussement coupable, firent des efforts inutiles : l’autorité, qui venait de publier des ordonnances plus sévères, ne pouvait accorder aucune exception : d’ailleurs on se hâta d’utiliser cette proie aussitôt que possible, et, à cet effet, de la partager. «

Wilhelm, qui fut appelé à son tour, comme aspirant premier inscrit, trouva, devant le siége qui lui fut assigné sur une planche fort propre et soigneusement couverte, une tâche difficile : car, lorsqu’il eut enlevé le linge, il vit, couché sur la planche, le plus beau bras de femme qui eût jamais enlacé le cou d’un jeune homme. 11 tenait sa trousse à la main, et ne pouvait se résoudre à l’ouvrir ; il restait debout, sans songer à s’asseoir. Sa répugnance à défigurer plus encore ce magnifique ouvrage de la nature luttait avec ce que L’homme avide de science doit exiger de lui-même et que tous les assistants approuvaient.

A ce moment, il vit s’avancer vers lui un homme d’un extérieur remarquable, qu’il avait vu rarement parmi les auditeurs, mais toujours très-attentif. Wilhelm avait souvent demandé des informations sur son compte. Personne n’avait pu lui en donner de précises. On s’accordait à dire qu’il était sculpteur, mais on le tenait aussi pour alchimiste ; il habitait, disait-on, une grande et vieille maison, dont le seul vestibule était accessible à ceux qui le visitaient ou qui travaillaient chéz lui ; toutes les autres salles étaient fermées.

Cet homme s’était approché plusieurs fois de Wilhelm, l’avait abordé à la sortie du cours ; mais il paraissait éviter toute liaison plus intime et toute explication. Cette fois cependant il s’exprima avec une certaine franchise.

« Je vois que vous hésitez, lui dit-il : vous admirez ce bel ouvrage sans pouvoir vous résoudre à le détruire. Elevez-vous au-dessus de l’esprit de corps et suivez-moi ! »

Là-dessus, il recouvrit le bras, fit un signe d’intelligence au garçon de salle, et ils sortirent tous deux. Ils marchaient côte à côte en silence ; enfin le sculpteur s’arrêta devant une grande porte, ouvrit le guichet, et fit entrer notre ami, qui se trouva dans un grand espace couvert, tel qu’on en voit dans les anciennes maisons de commerce, pour abriter, dès leur arrivée, les caisses et les bailots. 11 s’y trouvait des plâtres de statues et de bustes, des caisses, les unes pleines et fermées, les autres vides.

« Ceci a l’air bien marchand, dit notre homme ; la facilité d’expédier d’ici mes envois par eau est pour moi d’un prix inestimable. »

Tout cela s’accordait fort bien avec l’état d’un sculpteur. Wilhelm ne pouvait imaginer autre chose, quand son guide bienveillant, lui ayant fait monter quelques degrés, l’introduisit dans une vaste salle, dont le pourtour était décoré de hauts et bas-reliefs, de figures grandes et petites, de bustes et aussi de membres isolés, offrant les plus belles formes. Notre ami considérait tous ces objets avec plaisir, et prêtait volontiers l’oreille aux discours instructifs de son hôte, bien qu’il dût trouver un abîme entre ces ouvrages d’art et les études scientifiques qu’ils venaient d’interrompre. Enfin le guide lui dit avec quelque gravité :

« Vous n’aurez pas de peine à comprendre pourquoi je vous amène ici. Cette porte, poursuivit-il, en indiquant un côté de la salle, touche de plus près que vous ne pensez à la porte de la salle d’où nous venons. »

Wilhelm entra, et certes il eut sujet de s’étonner, lorsqu’au lieu de voir, comme dans les autres, l’imitation de formes vivantes, il trouva les cloisons couvertes de pièces anatomiques, soit en cire, soit en d’a\itres matières, mais toutes avec l’apparence fraîche et colorée des préparations que l’on vient d’achever.

« Mon ami, dit l’artiste, vous voyez ici de précieux auxiliaires pour les travaux qu’à la grande répugnance du peuple, souvent avec beaucoup de peine et de dégoût, en des heures incommodes, nous préparons pour la destruction, ou pour être conservés sous une forme repoussante. Il faut que je me livre à ces occupations dans le plus profond secret ; car vous en avez sans doute ouï parler avec dédain aux hommes du métier. Je ne perds pas courage, et ce que je prépare aura plus tard, j’en suis convaincu, une grande influence. Le chirurgien surtout, s’il s’élève à l’idée plastique, sera bien plus capable de venir, dans chaque accident, au secours de la nature incessamment créatrice. Cette idée élèverait la pratique du médecin lui-même. Mais c’est assez de paroles. Vous apprendrez bientôt que l’on s’instruit plus à construire qu’à détruire, à unir qu’à séparer, à animer la mort qu’à tuer une seconde fois ceux qu’elle a déjà frappés. Je conclus : voulez-vous être mon élève ? »

Wilhelm ayant répondu affirmativement, le savant lui présenta les os d’un bras de femme, dans la situation où ils avaient vu tout à l’heure celui de la jeune fille.

« J’ai remarqué, poursuivit le maître, que vous donniez une attention particulière aux ligaments, et avec raison, car c’est par eux que la sèche et morte charpente osseuse commence à se ranimer pour nous. 11 fallut qu’Ézéchiel vît d’abord son champ d’ossements se relier et s’ajuster de cette manière, avant que les membres se pussent mouvoir, les bras s’étendre et les jambes se dresser. Voici de la cire molle, des baguettes et tout ce qui est nécessaire : essayez. »

Le nouvel élève se recueillit, et, après avoir considéré les os de plus près, il vit qu’ils étaient artistement fabriqués en bois. « J’ai un habile homme, reprit le maître, dont le métier n’allait plus, parce que les saints et les martyrs qu’il avait coutume de sculpter ne trouvaient plus de débit : je lui ai conseillé de se mettre à fabriquer des squelettes grands et petits. »

Wilhelm fit de son mieux, et il obtint les encouragements de son guide. Il lui fut agréable aussi d’observer, à cette occasion, comme le souvenir était fort ou faible, et il reconnut, avec une joyeuse surprise, que la mémoire était réveillée par l’action. Il prit une véritable passion pour ce travail, et il demanda ’au maître de l’héberger dans sa maison. Là il travailla sans relâche ; les grands et les petits os du bras furent bientôt liés ensemble convenablement : mais il fallait y rattacher les tendons et les muscles, et il semblait absolument impossible de reconstruire de la sorte, dans une juste proportion, le corps tout entier. L’instituteur encouragea Wilhelm, en lui faisant considérer la multiplication par le moulage ; tandis que l’imitation, la copie exacte des modèles, demandait de nouveaux efforts et une nouvelle attention.

Toute chose à laquelle l’homme s’applique sérieusement est infinie ; il ne peut vaincre les obstacles que par une active émulation : Wilhelm surmonta bientôt le sentiment de son. impuissance, qui est toujours une sorte de désespoir, et il put travailler avec plaisir.

« Je suis heureux, lui disait le maître, de vous voir réussir à cet ouvrage, et me prouver combien cette méthode est féconde, quoiqu’elle ne soit pas approuvée par les hommes du métier. 11 faut qu’il y ait une école, et qu’elle s’attache essentiellement à la tradition ; ce qui s’est fait jusqu’à ce jour doit se faire encore- à l’avenir : cela est bien ; il est convenable et bon et nécessaire qu’il en soit ainsi. Mais, quand l’école cesse de marcher, il faut savoir le reconnaître ; il faut s’attacher à ce qui est vivant, et expérimenter, mais en secret : autrement on est gêné et l’on gêne les autres.Vous avez senti la vie, et vous le prouvez par l’effet : réunir vaut mieux que séparer, copier vaut mieux que voir.

Wilhelm apprit que ces modèles étaient déjà répandus au loin sans bruit, et, ce qui lui causa une extrême surprise, que tout ce qui était en réserve devait être emballé et transporté outre mer. Cet habile artiste s’était déjà mis en rapport avec Lothaircet son ami ; on jugeait que la fondation d’une pareille école serait particulièrement convenable dans ces provinces naissantes ; qu’elle était même indispensable au milieu d’hommes honnêtes et simples, pour lesquels la dissection réelle a toujours quelque chose du cannibale.

« Si vous m’accordez, disait le maître, que la plupart des médecins et des chirurgiens ne conservent dans leur mémoire qu’une idée générale de l’anatomie du corps humain, et croient qu’il ne leur en faut pas davantage, assurément ces modèles suffiront pour éveiller de nouveau dans leur esprit des formes qui peu à peu s’effacent, et pour y faire vivre précisément le nécessaire. Que le goût et la passion s’en mêlent, et nous verrons reproduire les effets les plus délicats de l’art anatomique : le crayon, le pinceau et le burin y sont déjà parvenus.

Alors il ouvrit une petite armoire, et fit remarquer à Wilhelm les nerfs optiques reproduits avec une merveilleuse habileté. -« C’est là, par malheur, poursuivit-il, le dernier ouvrage d’un jeune collaborateur, que la mort m’a ravi, et qui me donnait les plus belles espérances de réaliser mes pensées, de développer utilement ce qui m’intéresse. »

Wilhelm et son maître eurent ensemble de longs entretiens sur les effets divers que cet art pouvait produire ; ses rapports avec la plastique furent aussi l’objet de conversations intéressantes. Ces communications produisirent un bel et surprenant exemple de la manière dont il fallait travailler, tantôt en avançant, tantôt en revenant sur ses pas. Le maître avait monté, d’après l’antique, un beau torse de jeune homme, et il cherchait maintenant à dépouiller, avec intelligence, la figure idéale de son épidemie, pour transformer cette belle œuvre vivante en une froide préparation anatomique.

« Ici encore’, disait l’artiste, les moyens et le but se touchent de près, et je dois avouer que les moyens m’ont fait négliger le but ; mais ce n’est pas entièrement ma faute. L’homme n’est vraiment l’homme que dans la nudité. Le sculpteur a sa place à côté des Élohim1, qui savaient métamorphoser en la plus noble


1. Élohim est le nom du Dieu créateur chez les Hébreux : sa terminaison est plurielle, parce que, dans l’antiquité, on se représentait la divinité comme réunissant dans sa nature une multitude de forces infinies. image l’informe et réfutante argile. Il doit se nourrir de ces pensées divines. Pour l’être pur tout est pur : pourquoi pas le dessein direct de Dieu dans la nature ? Mais c’est là ce qu’on ne peut demander à notre siècle. On ne s’en tire pas sans feuilles de figuier et sans peaux de bêtes, et cela est encore bien loin de suffire. J’avais à peine appris quelque chose, qu’on me demanda de sculpter des hommes vénérables, en robe de chambre à longs plis et à larges manches. Je reculai, et, ne pouvant employer ce que je savais à exprimer le beau, je résolus d’être utile, et c’est aussi une affaire d’importance. Si mon vœu s’accomplit, si l’on reconnaît qu’il est avantageux qu’en cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, l’acte de copier et la copie elle-même viennent au secours de l’imagination et de la mémoire, quand la fraîcheur de l’impression s’est effacée, assurément plus d’un artiste voué à la plastique prendra le parti que j’ai pris, et aimera mieux travailler pour vous que de faire, contre sou sentiment et ses convictions, un métier rebutant. »

Ici se présentait encore cette considération vraiment intéressante, que l’art et le métier se font, pour ainsi dire, équilibre, et sont si intimement unis que l’un incline toujours vers l’autre ; en sorte que l’art ne peut descendre sans se transformer en louable métier, ni le métier s’élever sans devenir un art.

Wilhelm et son maître s’entendaient si bien et s’étaient si parfaitement accoutumés l’un à l’autre, qu’ils ne se séparèrent qu’à regret, quand ils y furent obligés, pour marcher au but important que chacun d’eux se proposait.

« Mais, disait le maître, afin que l’on ne croie pas que nous voulons nous interdire la nature et la renier, nous ouvrons une perspective nouvelle. Au delà des mers, où se développent sans cesse des sentiments qui honorent l’humanité, l’abolition de la peine de mort obligera enfin à construire de vastes prisons, à clore de murs des espaces, pour protéger contre le crime le citoyen paisible, et ne pas laisser le crime se donner carrière impunément. C’est là, mon ami, c’est dans ces tristes cantons, que nous réserverons une chapelle à Esculape ; là, aussi séquestré que le châtiment lui-même, notre savoir se renouvellera sans cesse sur des sujets dont la dissection ne blessera pas notre sentiment d’humanité ; à la vue desquels le scalpel ne restera pas immobile dans notre main, comme cela vous est arrivé devant ce beau bras innocent ; et la pitié n’éteindra pas dans notre cœur tout désir de science. »

« Ce fut là, dit Wilhelm, notre dernier entretien ; je vis les caisses bien conditionnées descendre la rivière ; je leur souhaitai la plus heureuse traversée, et à nous la joie de les déballer ensemble. »

Notre ami avait fait ce récit et l’avait terminé avec feu, avec enthousiasme, enfin, avec une certaine vivacité d’accent et de langage, qu’on n’était pas accoutumé à trouver chez lui dans les derniers temps. Cependant, ayant cru observer, en achevant son discours, queLénardo, comme distrait et préoccupé, ne suivait pas ses paroles ; que, de son côté, Frédéric avait souri, et quelquefois même secoué la tête, notre ami, appréciateur délicat du jeu des physionomies, fut tellement surpris de voir ses amis témoigner si peu d’intérêt pour une chose qui lui semblait d’une extrême importance, qu’il ne put s’empêcher de leur en faire des reproches.

Frédéric s’expliqua là-dessus avec franchise et simplicité : l’entreprise lui paraissait louable et bonne, mais peu importante et moins encore exécutable. Il cherchait à soutenir son opinion par des arguments de nature à blesser, plus qu’on ne l’imagine, l’homme qui s’est passionné pour une affaire et qui se flatte d’en venir à bout. Aussi notre anatomiste plastique, après avoir paru l’écouter quelque temps avec patience, lui répliqua vivement :

« Mon cher Frédéric, tu as des qualités que l’on ne saurait nier, et je les conteste moins que personne ; mais tu parles cette fois comme parlent ordinairement les hommes ordinaires. Dans le nouveau, nous ne voyons que l’étrange : pour apercevoir d’abord dans ce qui est rare le côté important, il faut déjà plus de lumières. Pour vous, vous exigez que tout passe d’abord dans le domaine des faits, s’effectue et se produise aux yeux comme possible, comme réel ; alors vous l’admettez comme autre chose. Tes objections, j’entends déjà d’avance les savants et les gens du monde les répéter, les premiers, par nonchalance et par préjugé, les autres, par indifférence. Un projet tel «jue le nôtre n’est peut-être exécutable que dans un nouveau monde, où l’esprit doit s’enhardir, rechercher de nouvelles ressources pour des besoins absolus, parce que les moyens traditionnels manquent complétement : là l’esprit d’invention s’éveille ; l’audace, la persévérance, s’associent à la nécessité.

« Qu’il opère au moyen des remèdes ou avec la main, le médecin n’est rien sans la connaissance approfondie de l’extérieur et de l’intérieur du corps humain ; et il ne lui suffit point d’en avoir pris à l’école une connaissance légère ; de s’être fait une idée superficielle de la forme, de la position, de la liaison des parties si diverses de l’organisme impénétrable : chaque jour le médecin consciencieux doit chercher toutes les occasions de revenir sur cette connaissance, cette contemplation, de représenter à son œil et à son esprit l’ensemble de ce miracle vivant. S’il entendait ses intérêts, comme le temps lui manque pour de pareils travaux, il aurait à son service un anatomiste, qui, travaillant secrètement pour lui, sous sa direction, saurait, comme en présence de toutes les complications de la vie la plus entremêlée, répondre incontinent aux questions les plus difficiles.

« Plus on se convaincra de cette vérité, plus on cultivera avec zèle, avec ardeur et passion, l’étude de l’anatomie. Mais les moyens diminueront dans la même proportion ; les sujets, les cadavres, sur lesquels cette étude repose, manqueront, deviendront plus rares et plus chers, et il en naîtra une véritable guerre entre les vivants et les morts.

« Dans l’ancien monde, tout est routine ; on veut toujours traiter le nouveau selon la vieille méthode, le progrès, d’après des formes immobiles. Cette lutte, que j’annonce, entre les vivants et les morts, elle deviendra impitoyable : on effrayera, on fera des enquêtes, on rendra des ordonnances, qui resteront sans effet. Dans de telles conjonctures, les précautions et les défenses ne servent à rien : il faut une réforme-radicale ; et c’est là ce que mon maître et moi nous espérons accomplir dans les circonstances nouvelles. Et ce n’est point une nouveauté ; la chose existe : il faut seulement que ce qui est un art aujourd’hui, devienne un métier ; que ce qui se fait isolément passe dans la pratique générale, et rien ne peut se répandre que ce qui est reconnu. Il faut que l’on reconnaisse nos travaux comme le secours unique dans une pressante calamité, qui menace particulièrement les grandes villes. Je vais vous rapporter les propres paroles de mon maître ; mais écoutez bien ! Il me disait un jour en grand secret :

« Le lecteur de gazettes trouve curieuses et même divertis santes les histoires de résurrectionnistes. Ils commencèrent,r par voler les corps avec un profond secret : on leur opposa « des gardiens. Alors ils vinrent par bandes armées, pour s’em« parer violemment de leur proie. Et, ce qu’il y a de pire, je ’ n’ose en parler, car je serais entraîné, non pas, il est vrai, « comme complice, mais comme témoin accidentel, dans l’en« quête la plus dangereuse, et je devrais, en tout cas, être puni « pour n’avoir pas dénoncé le crime à la justice, aussitôt après « l’avoir découvert. Faut-il vous l’avouer, mon ami ? dans cette « ville on a assassiné pour fournir des corps aux anatomistes « pressants, qui payaient bien. Le cadavre était gisant devant « nous…. Je n’ose décrire cette scène…. Mon maître découvrit le forfait, je le découvris aussi : nos yeux se rencontrèrent et « nous gardâmes le silence ; et, les yeux baissés, nous reprîmes « notre travail. Voilà, mon ami, ce qui m’a relégué parmi la « cire et le plâtre, et ce qui vous intéressera vous-même à cet « art, qui sera quelque jour plus estimé que tous les autres. »

A ces mots Frédéric se leva vivement ; il battit des mains ; ses bravos ne cessaient pas, tellement que Wilhelm finit par se ficher tout de bon.

« Bravo, s’écria Frédéric : je te reconnais maintenant. Il y a bien longtemps que tu n’avais parlé en homme qui a véritablement une chose à cœur ; pour la première fois, le flot du discours t’a entraîné ; tu t’es montré capable de vanter et d’accomplir quelque chose. »

Lénardo prit la parole à son tour, et accommoda parfaitement cette petite querelle.

« J’ai paru distrait, dit-il.à Wilhelm, mais c’est que la chose me préoccupait trop vivement. Je me suis en effet rappelé un grand cabinet de ce genre,.que j’ai vu dans mes voyages, avec un si vif intérêt, que le gardien, qui, pour en finir selon l’usage, avait commencé à me réciter sa kyrielle, et qui était préparateur lui-même, sortit bientôt de son rôle, et se produisit en savant démonstrateur.

« Quel admirable contraste, de voir devant moi, au milieu de l’été, dans des salles autour desquelles régnait une chaleur étouffante, les mêmes objets dont on ose à peine approcher pendant les rigueurs de l’hiver ! Ici tout satisfait commodément le désir de la science. Le gardien m’exposait tranquillement et dans le plus bel ordre les merveilles de l’organisation humaine, et s’applaudissait de pouvoir me convaincre que ces préparations étaient parfaitement suffisantes pour commencer l’étude et pour en garder le souvenir. Après quoi chacun était libre, dans l’intervalle, de s’attacher à la nature, et d’étudier, dans l’occasion, telle ou telle partie spéciale. Il me pria de lui donner des recommandations, car il n’avait fait encore de collection pareille que pour un grand musée étranger ; les universités s’opposaient absolument à l’entreprise, parce que les maîtres d’anatomie savaient bien former des prosecteurs, mais non point des proplastes[1].

« Je croyais donc cet habile homme unique au monde, et vous nous apprenez qu’un autre s’occupe des mêmes travaux. Qui sait s’il ne s’en produira pas un troisième et un quatrième ? Pour ce qui nous regarde, nous encouragerons la chose. La recommandation doit venir du dehors, et nous favoriserons certainement cette utile entreprise dans notre nouvelle société. »


CHAPITRE IV.

Le lendemain, Frédéric entra de bonne heure chez Wilhelm, un cahier à la main, et dit en le lui présentant :

« Hier au soir- en présence de tous vos mérites, que vous avez exposés avec assez de détails, je n’ai pu placer un mot sur moi et mes avantages, que j’ai pourtant lieu de vanter aussi, et qui me signalent comme un digne membre de cette grande caravane. Examinez ce manuscrit, et vous verrez un échantillon de mon habileté. »

Wilhelm parcourut rapidement ces feuilles, et il y trouva, d’une écriture agréable à lire, quoique rapide, la relation qu’il avait faite la veille de ses études d’anatomie, reproduite presque mot pour mot, telle qu’il l’avait présentée ; de quoi il ne put dissimuler sa surprise.

« Vous savez, reprit Frédéric, la loi fondamentale de notre Union : il faut exceller dans un genre quelconque, si l’on aspire à faire partie de l’association. Je me creusais la tête pour me découvrir un talent, et ne pouvais rien trouver, quand j’aurais dù songer que nul n’avait meilleure mémoire que moi, ni une ■ écriture plus rapide, plus coulante et plus lisible. Vous devez vous souvenir que j’avais cet agréable talent à l’époque de notre carrière théâtrale, en ce temps où nous tirions noire poudre aux moineaux, sans réfléchir qu’un coup de fusil bien adressé peut fournir un lièvre à la cuisine. Combien de fois n’ai-je pas soufflé sans livre ! Combien de fois n’ai-je pas écrit en quelques heures les rôles de mémoire ! Cela vous arrangeait alors ; vous pensiez que c’était une chose toute simple ; je le croyais aussi, et je n’au rais pas imaginé combien cela pouvait m’étre utile. C’est l’abbé qui a fait cette découverte ; il a trouvé l’eau qu’il fallait à son moulin ; il m’a mis à l’épreuve, et, moi j’ai tr uvé fort aréable un travail qui m’était si facile et qui satisfaisait un homme grave. Je suis donc, au besoin, toute une chancellerie. On m’associe encore une machine arithmétique à deux jambes, et il n’est pas un prince, quel que soit le nombre de ses secrétaires, qui soit mieux servi que nos chefs. »

Une conversation joviale sur de si merveilleux talents amen ?les amis à parler d’autres associés.

« Croiriez-vous, dit Frédéric, que celle qui semblait la plus inutile créature du monde, que ma Philîne enfin, deviendra l’anneau le plus utile de cette grande chaîne ? Étalez une pièce d’étoffe ; présentez-lui des hommes, présentez-lui des femmes : sans prendre mesure, elle vous taille en plein drap, et sait tellement bien utiliser tous les morceaux, toutes les pointes, qu’il en résulte un notable profit, et tout cela sans tâtonnement ; un heureux coup d’œil lui dit tout : elle voit la personne et elle coupe. On peut ensuite aller où l’on veut, elle coupe encore, et vous fait un habit qui semble moulé sur le corps. Cependant la chose serait impraticable, si elle ne s’était pas associé une couturière, la Lydie de Montan, qui est devenue tranquille et qui reste tranquille, mais qui sait coudre comme personne. Ses points sont des rangées de perles, une véritable broderie. Et voilà ce qu’on peut faire de la créature humaine. C’est proprement l’habitude, la fantaisie, la distraction et le caprice, qui nous affublent de tant de choses inutiles, et nous jettent sur les épaules un manteau d’Arlequin. C’est pourquoi nous ne savons ni découvrir ni mettre à profit ce que la nature a voulu faire de nous, ce qu’elle a mis en nous de plus excellent. »

Des réflexions générales sur les avantages de l’association qui é s’était si heureusement formée ouvrirent les plus belles perspec’ tives.

Lénardo étant venu joindre ses amis, Wilhelm le pria de faire aussi son histoire, de vouloir bien raconter ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour, comment il avait travaillé pour lui-même et pour les autres.

« Mon excellent ami, répondit Lénardo, vous n’avez pas oublié dans quelle singulière agitation je me trouvais quand nous avons fait connaissance : j’étais préoccupé, absorbé par la plus étrange recherche, par un désir irrésistible ; il ne pouvait être alors question que du moment présent, de la cruelle douleur qui m’était réservée, et que je m’appliquais moi-même à rendre plus amère- Je ne pus vous faire l’histoire de ma première jeunesse, comme je dois la faire aujourd’hui, pour vous mettre sur la voie qui m’a conduit où vous me trouvez.

« Parmi les premières facultés qui se développèrent chez moi par degrés, à la faveur des circonstances, se manifesta un certain goût pour les arts industriels, qui fut chaque jour entretenu par l’impatience qu’on éprouve à la campagne, quand il faut se passer d’un métier, puis d’un autre, dans les grandes constructions, et particulièrement dans les petites réparations, les arrangements et les fantaisies, et qu’on se met à l’œuvre sans art et sans adresse, plutôt que d’attendre trop longtemps la main du maître. Heureusement, il rôdait dans nos environs une sorte d’homme universel, qui, trouvant mieux son compte chez moi, me prêtait son concours plus volontiers qu’à tous nos voisins. 11 établit chez moi un tour, dont il savait fort bien se servir, à chaque visite, pour son usage plus que pour mon instruction. Je me procurai aussi des outils de menuisier, et je pris à ces travaux un goût plus vif et plus décidé, grâce à l’opinion, alors hautement proclamée, que nul ne pouvait se risquer-dans la vie, sans être en mesure de s’entretenir, au besoin, en exerçant un métier. Les principes de nos instituteurs les portaient à encourager mon zèle. Je me souviens à peine de m’être livré à quelques jeux, car toutes mes heures libres étaient employées à faire et à fabriquer quelque chose. Oui, je puis me vanter que, dès mon enfance, j’étais un habile forgeron, et que j’avais élevé mes prétentions jusqu’à l’art du serrurier, du tailleur de limes et de l’horloger.

« Pour exécuter tous ces ouvrages, il fallait d’abord me pro- . curer les outils nécessaires, et nous n’avions pas échappé à la maladie des théoriciens, qui confondent les moyens et le but, et perdent leur temps en préparatifs et en arrangements, plutôt que de s’attacher sérieusement à l’exécution. Mais un genre de travaux où nous pouvions montrer une activité pratique, c’étaient les embellissements du parc, et ces décorations dont aucun propriétaire n’osait plus se passer : bien des cabanes de mousse et d’écorce, des ponts et des siéges de branchages, attestèrent la diligence avec laquelle nous avions pris à tâche de reproduire une architecture toute grossière et toute primitive au milieu du monde civilisé.

« Avec le progrès des années, ce goût me conduisit à m’occuper plus sérieusement de toutes les choses qui sont utiles aux hommes et indispensables dans leur situation présente, et mes longs voyages en prirent un intérêt particulier.

« Or, comme c’est l’ordinaire que l’homme poursuive sa mar- . che dans la voie où il a fait quelques progrès, je me sentais pour la mécanique moins de goût que pour les travaux manuels, dans lesquels nous exerçons à la fois la force et le tact : aussi m’arrétais-je volontiers dans les lieux où, selon les circonstances, on se consacrait à’tel ou tel travail. Cela donne à toute réunion une physionomie particulière, a chaque famille, à une petite peuplade, composée de quelques familles, le caractère le plus prononcé : on se sent vivre véritablement au milieu d’une société vivante.

« Je m’étais d’ailleurs accoutumé à tout noter, en accompagnant mes notes de figures, et à passer ainsi mon temps d’une manière louable et récréative, non sans songer à l’emploi que je pourrais faire un jour de ces souvenirs. - « Ce goût, cette aptitude développée par l’exercice, je m’en suis servi avantageusement dans l’importante mission que notre société m’a confiée, d’étudier la situation des habitants de la montagne, et d’enrôler dans nos rangs ceux qui désiraient voyager et pouvaient nous être utiles. Voulez-vous maintenant, tandis que diverses affaires me réclament, passer cette belle soirée à parcourir une partie de mon journal ? Je ne veux pas assurer qu’il soit agréable à lire : il m’a toujours semblé intéressant, et même assez instructif ; mais chacun est toujours disposé à Se mirer dans son ouvrage. »


CHAPITRE V.

Journal de Eiénardo.

Lundi, 15 septembre.

Aprés avoir gravi péniblement la moitié de la montagne, je suis arrivé, la nuit étant déjà fort avancée, dans une auberge passable, et, avant le point du jour, j’ai été réveillé, à mon vif chagrin, d’un sommeil réparateur, par un long tintement de cloches et de sonnettes. Une grande file de chevaux de somme avait passé, avant que j’eusse achevé de m’habiller, pour prendre les devants. J’appris bientôt, en poursuivant ma route, combien une pareille compagnie est désagréable et factieuse. Le bruit monotone des clochettes assourdit les oreilles ; la charge, qui déborde beaucoup de part et d’autre sur les flancs de l’animal (elle consistait cette fois en balles de coton), frotte souvent contre les rochers, et, si la bête, pour éviter cette géne, s’approche de l’autre côté, le fardeau paraît suspendu sur l’abîme, et donne le vertige au spectateur ; ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que, dans l’un et l’autre cas, on est empêché de passer à côté et de prendre les devants.

-Enfin j’arrivai sur un rocher isolé, à côté de la route ; là Saint-Christophe, qui portait gaillardement mon bagage, salua un homme, qui se tenait debout et tranquille, et semblait passer le convoi en revue. C’était en effet le chef. Non-seulement un grand nombre des bêtes de somme lui appartenait (il avait loué les autres avec leurs guides), mais il était aussi propriétaire d’une petite partie des marchandises. Cependant son affaire principale était de surveiller fidèlement, pour le compte de gros marchands, le transport de celles qui leur appartenaient. J’entrai avec lui en conversation, et j’appris que ce coton venait de Chypre et de Macédoine par Trieste, et que, du pied de la montagne, il était transporté sur ces hauteurs par des mulets et des chevaux de somme, jusqu’au delà des monts, où un nombre infini de fileurs et de tisserands, répandus dans les vallées et les gorges, préparaient pour l’étranger des étoffes de grand débit. Pour la commodité du chargement, les balles étaient de cent cinquante à trois cents livres. Celles-ci formaient la charge entière d’une béte de somme. L’homme vanta la qualité de la marchandise qui arrivait par cette voie. 11 la compara avec le coton des Indes orientales et occidentales ; particulièrement avec celui de Cayenne, comme étant le plus connu. Il paraissait très-bien instruit de son affaire, et, comme je n’y étais pas entièrement étranger, la conversation devint utile et intéressante. Cependant tout le convoi avait passé devant nous, et je ne pouvais regarder sans humeur la file immense de ces bêtes chargées, derrière lesquelles il faudrait se traîner dans le sentier qui serpentait sur les hauteurs, et où l’on devait être grillé par le soleil entre les rochers. Comme j’en faisais des plaintes à mon messager, un homme joyeux et robuste survint, portant, sur des crochets assez grands, un fardeau qui semblait relativement léger. Nous nous saluâmes, et je vis bientôt, à la manière dont sa main vigoureuse secoua celle de Saint-Christophe, que ces deux hommes se connaissaient. Voici ce que j’appris alors sur son compte.

Dans les parties les plus reculées de la montagne, trop éloignées des marchés pour que chaque travailleur puisse s’y rendre, on connaît une sorte de marchands en sous-ordre ou collecteurs, qui sont nommés porte-fil 1. Ces gens parcourent toutes les vallées et tous les lieux écartés, vont de maison en maison, portent aux fileurs le coton en petite quantité, prennent en échange du fil ou l’achètent, de quelque qualité qu’il soit, et le revendent en gros, avec quelque profit, aux fabricants établis plus bas.


1. Carntraegvr. Nous avons évité, dans le récit, l’emploi de cette qualification. Celle de marchand se justifie par le genre de l’industrie de l’homme, et nous a paru suffisante.

Comme j’exprimais encore une fois l’ennui de cheminer entendent derrière les mulets, cet homme me proposa de descendre avec lui dans une vallée latérale, qui s’écartait, en ce lieu même, de la vallée principale, pour emmener les eaux dans une autre région. Ma résolution fut hientôt prise ; et, lorsque nous eûmes franchi, avec quelque fatigue, une crête assez escarpée, nous vîmes devant nous l’autre versant, qui parut d’abord très-sauvage : la pierre avait changé, et avait pris une forme schisteuse ; aucune végétation n’animait les rochers et les éboulements, et l’on se voyait menacé d’avoir à faire une descente très-rude. Des sources jaillissaient de plusieurs côtés à la fois ; on passa même auprès d’un petit lac, entouré de roches escarpées. Enfin parurent, d’abord isolés,’ puis groupés ensemble, des pins, des mélèzes et des bouleaux, puis, éparses sous leur ombrage, de rustiques maisons, fort misérables, il est vrai, que leurs habitants avaient eux-mêmes bâties en poutres croisées, et dont les toits étaient couverts de bardeaux grands et noirs, chargés de lourdes pierres, afin que le vent ne pût les emporter. Malgré cette triste apparence, l’intérieur, dans ses étroites proportions, n’était pas désagréable : il était chaud et sec, proprement tenu, et répondait fort bien à l’air joyeux des habitants, avec qui l’on se trouvait bientôt dans une familiarité champêtre.

Le marchand semblait attendu ; on l’avait guetté de la petite fenêtre à coulisse : car il avait coutume de venir, autant que possible, aux mêmes jours de la semaine. Il acheta le fil, il distribua de nouveau coton ; puis nous descendîmes rapidement dans un lieu où se trouvaient plusieurs maisons peu écartées les unes des autres. A peine sommes-nous aperçus, que les habitants accourent et nous saluent ; les enfants se pressent autour du bonhomme ; un petit pain, un gâteau, les mettent au comble de la joie. Le contentement était général, et il devint plus vif encore, quand on s’aperçut que Saint-Christophe avait aussi de ces provisions. Il eut à son tour le plaisir de moissonner ces remerciements enfantins, d’autant plus agréables pour lui, qu’il savait, comme son compagnon, fort bien s’y prendre avec ce petit peuple.

Les vieillards, de leur côté, tenaient des questions toutes prêtes ; chacun voulait avoir des nouvelles de la guerre, heureusement très-éloignée, et qui, même de plus près, était peu dangereuse pour ces contrées. Néanmoins ils se réjouirent, dans l’espérance de la paix, tout alarmés qu’ils étaient par la menace d’un autre danger. On ne pouvait se dissimuler que les machines ne fussent toujours plus nombreuses dans le pays, et que les mains laborieuses ne fussent menacées d’être peu à peu réduites à l’inaction. Cependant il se présentait toute sorte de consolations et d’espérances.

Dans l’entrefaite, ils consultèrent notre homme sur mainte affaire. Il savait se montrer leur ami et même leur médecin. Il portait toujours sur lui des élixirs, des sels et des baumes.

En visitant les diverses maisons, je trouvai l’occasion de me livrer à mon ancien goût et de m’instruire dans l’art du fileur. J’observai avec attention les enfants, soigneusement et assidûment occupés à éplucher le coton en laine, à enlever les graines, les débris des enveloppes, ainsi que d’autres impuretés. Ils appellent cela trier. Je demandai si les enfants étaient seuls occupés à ce travail, mais j’appris que, dans les soirées d’hiver, les hommes et les femmes s’y livraient aussi.

Les difigentes fileuses attirèrent ensuite mon attention. Voici comment la matière se prépare. On étale sur les cardes le coton trié ou nettoyé ; on le carde ; opération qui enlève la poussière, et donne aux fils du coton une direction pareille ; puis il est enlevé, mis en rouleaux, et disposé sur la roue pour être filé.

On me fit remarquer la différence entre le fil que l’on tourne à gauche et celui que l’on tourne à droite : le premier est ordinairement plus fin, et on l’obtient en croisant autour de la poulie la corde qui fait mouvoir la broche, comme l’indique la figure ci-jointe. ( Nous avons le regret de ne pouvoir la donner ici, non plus que les autres.)

La fileuse est assise sur un siége peu élevé, devant le rouet, que plusieurs assujettissent en croisant les pieds dessus : d’autres le fixent du pied droit seulement, et rejettent le gauche en arrière. Elle tourne le rouet de la main droite, allongeant le bras autant qu’elle peut, ce qui produit de beaux mouvements, et, par une pose élégante du corps, dessine très-avantageusement une taille svelte et des bras arrondis. La position des fileuses qui ne tiennent le rouet que du pied droit offre surtout un contraste fort pittoresque, en sorte que nos plus belles dames n’auraient rien à perdre pour le charme et la grâce, si elles s’avisaient une fois de tenir le rouet au lieu de la guitare.

Entouré de ces ouvrières, je sentais s’éveiller en moi des impressions toutes nouvelles ; le ronflement des rouets a une certaine éloquence ; les jeunes filles chantent des psaumes, quelquefois même des chansons ; des serins et des chardonnerets, dans des cages suspendues, y mêlent leur gazouillement, et l’on ne trouverait pas facilement un tableau de vie plus active que celui d’une chambre où travaillent plusieurs flleuses.

On préfère au fil de rouet, que nous avons décrit, le fil de cornet, pour lequel on a choisi le meilleur coton, dont la soie est plus longue. Quand on l’a soigneusement épluché, au lieu de le carder, on le place sur des instruments qui consistent en de simples rangées de longues aiguilles d’acier, et on le peigne ; puis la partie la plus longue et la plus fine est enlevée par bandes avec un couteau émoussé, pelotonnée et renfermée dans un sac de papier, qu’on attache ensuite à la quenouille, d’où il est tiré avec la main et filé au fuseau. De là l’expression filer au cornet et le nom de fil de cornet.

Ce travail, qui n’est fait que par des personnes soigneuses et tranquilles, donne à la fileuse un air plus calme que le rouet ; l’un sied mieux à une taille élancée et svelte, l’autre est trèsfavorable à une personne tranquille et délicate. Je voyais en nombre, dans une seule chambre, ces différents caracfères appliqués à divers travaux, et ne savais pas trop à la fin si mon attention devait être pour l’ouvrage ou pour les ouvrières.

Mais je ne dois pas dissimuler non plus que les habitantes de la montagne, animées par les rares visiteurs qu’elles voient, se montrent pleines de grâce et d’obligeance. Elles étaient surtout flattées de voir que je m’enquérais de tout si exactement, que j’écoutais attentivement leurs explications, que j’esquissais leurs outils et leur simple machine, et dessinais, à la dérobée, leurs formes élégantes, comme on devrait le voir ici. Quand vint le soir, l’ouvrage achevé fut produit ; les fuseaux pleins furent mis à part dans des coffrets destinés à cet usage, et tout le travail du jour fut soigneusement recueilli. A’ous étions déjà plus familiers ensemble. Cependant le travail poursuivit son cours ; on s’occupa du dévidage, et déjà l’on me montrait, avec beaucoup plus d’aisance, soit la machine soit le procédé, et je notai ces détails soigneusement.

Le dévidoir a une roue et un indicateur : à chaque tour se lève un ressort, qui retombe au centième. Mille tours forment un grand écheveau.

Le fil tourné à droite donne de vingt-cinq à trente écheveaux pour une livre ; tourné à gauche, il en donne de soixante à quatre-vingts et même quatre-vingt-dix. Le tour du dévidoir est d’environ une aune et trois quarts, ou un peu plus ; et une leste et diligente fileuse assura qu’elle filait au rouet quatre et même cinq grands écheveaux, c’est-à-dire cinq mille tours de rouet, et, par conséquent, de huit à neuf mille aunes de fil en une journée. Elle offrit d’en faire la gageure, si nous voulions rester encore un jour.

Là-dessus une paisible et modeste fileuse au cornet voulut faire valoir aussi ses avantages, et assura que, d’une livre, elle tirait, dans un temps convenable, cent vingt écheveaux. Le filage au cornet est en effet plus lent que le filage au rouet : il est aussi mieux payé. Peut-être le rouet fait-il le double d’ouvrage, mais la fileuse au cornet avait autant de tours de dévidoir. Elle me fit voir le bout du fil entourant l’écheveau une couple de fois et noué ; elle enleva l’écheveau, le replia sur luimême, fit passer un des bouts à travers l’autre, et, avec un innocent orgueil, elle put montrer achevé l’ouvrage d’une habile fileuse.

Comme il ne restait rien à observer sur ce travail, la mère se leva. Puisque le jeune monsieur désirait tout voir, elle voulait, dit-elle, lui montrer aussi le tissage à sec. Elle m’apprit, avec la même complaisance, en se plaçant au métier, qu’on se bornait dans le hameau à cette sorte de tissage, qui ne convenait que pour les cotonnades grossières, où la trame est passée à sec et peu serrée ; elle me fit voir ensuite de ces tissus, qui sont toujours unis, sans rayures ni dessins, et n’ont guère qu’une aune et un quart de largeur.

La lune éclairait, et notre marchand voulait poursuivre sa route, parce qu’il devait observer les jours et les heures et se rencontrer partout exactement. Les sentiers étaient bons et clairs, disait-il, surtout avec un pareil flambeau. Nos adieux furent égayés par des rubans et des mouchoirs de soie, dont Saint-Christophe était suffisamment pourvu : on remit les cadeaux à la mère, pour les distribuer à sa famille.

Mardi matin, 16 septembre.

La promenade, par une nuit claire et magnifique, fut pleine de charme et d’agrément. Nous arrivâmes dans un hameau un peu plus grand, qu’on aurait pu qualifier de village. A quelque distance, sur une colline découverte, était une chapelle, et tout commençait à prendre un air plus hospitalier et plus humain. Nous passâmes le long des haies, qui n’enfermaient pas, il est vrai, des jardins, mais du moins de petites prairies, soigneusement gardées.

Nous arrivâmes dans un endroit où le tissage était plus sérieusement pratiqué à côté du filage. Notre marche de la veille, prolongée jusque dans la nuit, avait lassé l’homme robuste et ses jeunes compagnons. Le marchand monta au grenier à foin, et j’allais le suivre, quand Saint-Christophe me recommanda ses crochets et sortit de la maison. Je connaissais sa louable intention et le laissai faire.

Mais, le lendemain, nous vîmes d’abord toute la famille en émoi, et il fut sévèrement défendu aux enfants de passer la porte, parce qu’un ours ou quelque autre monstre devait se trouver dans le voisinage, car on avait entendu, pendant la nuit, des murmures et des mugissements partir de la chapelle ; tellement que les rochers et les maisons en avaient tremblé, et l’on nous conseilla d’être sur nos gardes pendant la longue traite que nous avions à faire ce jour-là. Nous fîmes tous nos efforts pour tranquilliser ces bonnes gens, mais la chose semblait plus difficile dans cette solitude.

Le marchand ma dit qu’il se hâterait de finir ses affaires, et qu’il reviendrait nous chercher. Nous avions à faire ce jour-lit une course longue et fatigante, car il ne s’agissait plus de descendre commodément la vallée, mais de gravir avec effort une montagne qui formait devant nous une barrière. Je résolus en conséquence d’employer le temps aussi bien que possible, et de me faire initier par mes bonnes gens aux éléments du tissage.

C’étaient deux vieux époux, à qui Dieu avait accordé, dans un âge assez avancé, deux ou trois enfants ; leurs sentiments religieux et leurs idées mystiques s’annonçaient bientôt dans leur entourage, leurs actions et leurs discours. Je tombai justement sur le début du travail, la transition du filage au tissage, et, ne trouvant plus aucun sujet de distraction, je me fis dicter, en quelque sorte, et je notai dans mes tablettes, l’opération, comme on l’exécutait à ce moment.

Le premier travail, qui consiste à coller le fil, s’était accompli la veille. On le fait bouillir dans un mélange liquide d’amidon et de colle forte, qui lui donne plus de consistance ; les écheveaux s’étaient trouvés secs de bonne heure, et l’on se disposait à les bobiner, c’est-à-dire à enrouler le fil aux bobines avec le rouet. Le vieux grand-père, assis près du poêle, exécutait ce travail facile ; un de ses petits-fils était près de lui, et semblait avoir envie de tourner lui-même le rouet. Pendant ce temps, le père, se disposant à ourdir, fixait les bobines sur un cadre divisé par des baguettes transversales, en sorte qu’elles se mouvaient librement autour de gros fils d’archal placés dans une position verticale, et laissaient courir leur fil. Elles sont garnies de fil grossier et fin, dans l’ordre qu’exigent le modèle ou plutôt les rayures du tissu. Un instrument particulier, la planchette, dont la forme rappelle celle du sistre, est muni, des deux côtés, de trous, par lesquels on passe les fils. Cet instrument se trouve dans la main droite de l’ouvrier ; de la main gauche, il assemble les fils, et, allant et venant, il les place sur l’ourdissoir. L’allée et la venue, de haut en bas et de bas en haut, compose une portée, et le nombre des portées varie selon que le tissu est plus ou moins serré, plus ou moins large. La longueur est de soixante-quatre ou seulement de trente-deux aunes Au commencement de chaque portée, on ramène, avec les doigts de la main gauche, un ou deux fils en haut et de même en bas : c’est ce qu’on appelle croiser ; de la sorte, les fils entrelacés sont


1. L’aune aflemande rùpoad à peu près à une demi-aune de France. disposés sur deux chevilles, fixées dans la partie supérieure de l’ourdissoir, afin que le tisserand puisse maintenir les fils dans un ordre toujours égal. Quand l’ourdissage est fini, on attache, par-dessous, la croisée, et, dans cette opération, chaque portée est mise à part, afin que rien ne se puisse confondre ; puis on fait des marques à la dernière portée, avec une solution de vert-de-gris, pour que le tisserand maintienne la mesure convenable ; enfin on enlève le tout, et on le roule en forme de grosse pelote qui se nomme la chaîne.

Mercredi, 17 septembre

Nous avons été debout avant le jour, et nous avons joui d’un magnifique clair de lune matinal. L’aube naissante, puis le soleil levant, nous ont fait voir un pays moins désert et mieux cultivé. Si, pour traverser les ruisseaux, nous n’avions rencontré plus haut que des pierres plates et d’étroites passerelles, n’ayant d’appuis que d’un côté, nous trouvions maintenant des ponts de pierre jetés sur le ruisseau, devenu toujours plus large ; le gracieux se mêlait par degrés au sauvage, et les trois voyageurs en ressentaient une impression plus gaie.

Par-dessus la montagne, nous vîmes arriver à nous, d’une autre vallée, un homme à la taille élancée, aux cheveux noirs et bouclés, et qui s’écria de loin, en homme qui avait une forte poitrine, comme il avait de bons yeux :

« Dieu vous garde, mon cher compère porte-fil ! »

Notre compagnon, le laissant approcher, s’écria lui-même avec surprise :

« Dieu vous le rende, mon cher compère rhabilleur ! D’où venez-vous ? Quelle rencontre inattendue ! » L’homme répondit en s’approchant :

« Voici deux mois que je cours la montagne, pour réparer les instruments et les métiers de ces bonnes gens, en sorte qu’ils pourront continuer quelque temps leurs travaux sans obstacle. »

Là-dessus, le marchand, se tournant vers moi : * Mon jeune monsieur, me dit-il, puisque vous témoignez tant d’intérêt pour ces travaux, et que vous les observez soigneusement, cet homme survient bien à propos, et, depuis que je vous ai rencontré, je désirais en secret sa présence. Il vous aurait tout expliqué mieux que ces jeunes filles, avec toute leur bonne volonté. Il est passé maître dans son métier ; il peut expliquer tout ce qui se rapporte au filage et au tissage ; il sait l’exécuter, entretenir les outils et les réparer, selon qu’il est nécessaire et que chacun peut le désirer. »

Je m’entretins avec cet homme et le trouvai très-intelligent, ayant une certaine instruction, et connaissant fort bien son métier ; je pus m’en assurer, en revenant avec lui sur quelques-unes des choses que j’avais apprises chez les montagnards, et en lui demandant de lever quelques difficultés. Je lui dis entre autres ce que j’avais appris la veille des premières opérations du tissage.

« C’est à merveille., répondit-il d’un air joyeux, et je viens à propos pour donner à un aimable monsieur les détails néces^ saires sur le plus ancien et le plus bel art, qui distingue véritablement l’homme de la brute. Nous arriverons justement aujourd’hui chez d’habiles et bonnes gens, et je veux ne pas mériter le titre de maître rhabilleur, si je ne vous fais comprendre ce travail, aussi bien que je l’entends moi-même. »

Je le remerciai cordialement ; nous continuâmes à discourir sur divers sujets, et, après avoir fait une halte pour déjeuner, nous arrivâmes à un groupe de maisons, sans alignement, comme les autres, mais mieux bâties. Notre nouveau compagnon nous conduisit à la plus apparente. Le marchand, Saint-Christophe et moi, nous entrâmes les premiers, ainsi que nous en étions convenus ; puis, après que.nous eûmes salué gaiement les gens de la maison, le rhabilleur nous suivit, et nous admirâmes la joyeuse surprise que son arrivée causa dans la famille : le père, la mère, les filles, les jeunes enfants, se rassemblèrent autour de lui ; une fille bien faite, assise devant le métier, laissa immobile dans sa main- la navette, qui allait courir h travers la chaîne ; elle resta elle-même à sa place, se leva, et ne vint que plus tard, d’une marche lente et embarrassée, toucher la main du jeune homme.

Le marchand et le rhabilleur se mirent bientôt h rire et à jaser, comme il appartient à d’anciens amis, et, quand on se fut réjoui quelque temps, le jeune homme se tourna de mon côté et me dit :

« Mon cher monsieur, nous ne devons pas vous oublier au milieu de la fête du revoir : nous pourrons encore, nous autres, babiller ensemble des jours entiers, et vous devez partir demain. Mettons monsieur au fait de notre industrie. Il connaît le collage et l’ourdissage : montrons-lui le reste. Ces jeunes filles voudront bien m’aider. Je vois que l’on va monter une pièce sur ce métier. »

C’est à quoi était occupée la fille cadette, dont nous nous approchâmes ; l’aînée retourna à son métier, et poursuivit son travail rapide avec une grâce tranquille.

J’observai soigneusement le montage. Pour l’exécuter, on fait passer en ordre les portées à travers un grand râteau, aussi large que l’ensouple sur"1aquelle’on Sc-’if^inoiiter la pièce. L’ensouple^est percée d’une rainure, dans laquelle se loge une baguette ronde, qui est passée à travers tes extrémités de la chaîne et assujettie dans la rainure. Un petit garçon, ou une petite fille, assis sous le métier, tient fortement la chaîne, tandis que la tisseuse tourne l’ensouple avec un levier, et veille en même temps à ce que tout se dispose en bon ordre. Quand le montage est achevé, on pousse, à travers la croisée, une baguette ronde et deux plates, afin qu’elle se maintienne ferme. Alors on commence à nouer.

11 est resté à la deuxième ensouple à peu près un quart d’aune de la pièce précédente, avec les fils, longs de trois quarts d’aune à peu près, qui passent à travers le peigne fixé dans le battant, aussi bien qu’à travers les lames de l’outil. A ces fils, le tisserand attache soigneusement ceux de la nouvelle chaîne, l’un après l’autre, et, quand il a fini, il fait tout passer à la fois, de sorte que les nouveaux fils arrivent jusqu’à l’ensouple antérieure, encore vide ; on renoue les fils rompus ; la trame est roulée sur de petites bobines, proportionnées à la navette, et l’on passe au dernier préparatif du tissage, savoir au collage de la chaîne.

Dans toute l’étendue du métier, la chaîne est humectée au moyen de brosses que l’on plonge dans une colle liquide, préparée avec de la peau de gants ; ensuite on retire les baguettes mentionnées plus haut, qui tiennent la croisée ; tous les fils sont rangés avec le plus grand soin, et, jusqu’à ce qu’ils soient bien secs, on les évente avec une aile d’oie, fixée à un bâton : alors on peut commencer le tissage, et le continuer jusqu’à ce qu’il soit de nouveau nécessaire de coller.

Cette opération, comme celle qui consiste à éventer, est d’ordinaire abandonnée aux jeunes apprentis ; mais, dans les loisirs des soirées d’hiver, un frère ou un amant rend souvent ce service à la jolie tisseuse, ou du moins remplit du fil de la trame les petites bobines.

Les fines mousselines sont tissées humides : le fil destiné à la trame est trempé dans l’eau de colle ; on l’enroule, encore humide, aux bobines, et on l’emploie sur-le-champ : le tissu en est plus égal et parait plus brillant.

Jeudi, 18 septembre.

Je trouvais en général à ces ateliers de tisserands quelque chose de singulièrement animé, d’intime et de paisible. Plusieurs métiers étaient en mouvement ; on voyait encore tourner les rouets et les dévidoirs à bobines ; les vieillards, assis près du poêle, s’entretenaient doucement avec leurs voisins ou leurs connaissances. Par intervalles, on entendait quelque chant, d’ordinaire les psaumes à quatre parties d’Ambroise Lobwasser1, plus rarement des chansons mondaines ; par moments aussi un ’oyeux éclat de rire des jeunes filles, quand le cousin Jacques avait dit quelque mot plaisant.

Une habile et laborieuse ouvrière, quand elle est secondée, peut tout au plus achever, en une semaine, une pièce de mousseline ordinaire de trente-deux aunes ; mais cela est très-rare, et, si elle a quelques occupations domestiques, ce travail exige ordinairement quinze jours.

La beauté du tissu dépend de la marche égale du métier, de l’égalité du coup de chasse et de la trame sèche ou humide ; une


1. Ambroise Lobwasser, mort à Kœnigsberg en 158’)- traduisit les psaumes de David en vers allemands, d’après Marot et Théodore île L’èze. Son psautier, fort critiqué par les théologiens de l’époque. est peu remarquable au point ds vue littéraire : aussi est-il tombé dans l’oubli. tension égale et forte y contribue aussi beaucoup : à cet effet, la tisseuse de fines cotonnades suspend une pesante pierre à une cheville de l’ensouple antérieure. Si le tissu est bien tendu pendant le travail, il s’allonge de trois quarts d’aune sur trentedeux, soit d’une aune et demie sur soixante-quatre, et cet excédant appartient à la fileuse, qui en reçoit le prix à part ou qui garde l’étoffe pour son usage.

La famille s’était assise avec ses hôtes devant la porte de la maison, par le plus doux et le plus brillant clair de lune, comme on n’en voit que dans les hautes montagnes ; la société se livrait à une vive causerie, tandis que Lénardo rêvait profondément. Parmi toute cette vie laborieuse, et tant d’observations qu’il faisait sur l’industrie, la lettre que son ami Wilhelm lui avait écrite, pour le tranquilliser, lui était déjà revenue à la mémoire. Toutes les lignes, tous les mots, qu’il avait lus si souvent, étaient présents à son imagination, et, comme une mélodie favorite résonne à l’improviste au fond de notre oreille, cetfe communication, si délicate et si tendre, se réveillait comme un écho dans son âme tranquille et désoccupée.

« Un intérieur qui repose sur la piété, animé et entretenu par l’ordre et le travail, pas trop resserré, pas trop large, dans le plus heureux rapport avec les forces et les facultés ; autour de soi, le mouvement d’une industrie toute primitive ; une existence bornée, qui étend ses effets au loin ; la prudence et la modération, l’innocence et l’activité…. »

Mais alors ce souvenir était plus propre à le stimuler qu’à le calmer. 11 se disait à lui-même : « Cette description générale et laconique s’accorde parfaitement avec les choses qui m’entourent. Ne vois-je pas ici la paix, la piété, une activité continuelle’ ! Je ne vois pas aussi clairement des effets qui s’étendent au loin. La bonne Nachodie doit animer sans doute un pareil entourage, mais plus grand, plus salutaire ; elle doit se trouver heureuse, plus heureuse peut-être encore que ces gens-là, et jeter autour d’elle des regards plus libres et plus sereins. »

Ace moment, Lénardo fut tiré de sa rêverie par la conversation, devenue plus animée et plus vive, et, prêtant plus d’attention à ce qu’on disait, il fut saisi entièrement d’une pensée, qui l’avait secrètement occupé depuis quelques heures : « Cet homme, qui allait de tous côtés, réparant avec tant d’adresse les outils et les métiers, ne serait-il pas un membre fort utile de notre société ? » Lénardo réfléchissait à la chose, car les mérites de cet habile ouvrier avaient vivement frappé ses yeux. Il tourna donc la conversation de ce côté, et proposa au jeune homme, avec le ton du badinage, il est vrai, mais d’une manière d’autant plus ouverte, d’entrer dans une association importante et de prendre le parti d’émigrer outre-mer.

Le jeune homme s’excusa, assurant à son tour, d’un ton jovial, que les choses allaient bien pour lui dans le pays, qu’il attendait mieux encore ; il était né dans ces contrées, il y était accoutumé, connu de tous côtés, et partout amicalement reçu. En général, on trouverait dans ces vallécs peu de penchant pour l’émigration ; elle n’était nullement nécessaire, et la montagne avait pour ses habitants un invincible attrait.

« C’est pourquoi, dit le marchand, je m’étonne d’un bruit qui court que Mme Susanne va épouser son facteur, vendre ses propriétés et passer la mer avec son bel argent. »

Notre ami demanda qui était cette Susanne, et on lui apprit que c’était une jeune veuve, qui faisait, dans de favorables circonstances, un commerce avantageux des produits de la montagne, ce dont le voyageur pourrait s’assurer le lendemain par ses yeux, car, en suivant la route qu’ils avaient prise, ils arriveraient de bonne heure chez elle. *

« J’ai entendu diverses fois parler d’elle, dit Lénardo, comme d’une personne qui répand la vie et qui fait du bien dans ces vallées, et j’avais négligé de vous en demander davantage.

— Allons nous reposer, dit le marchand, afin de mettre à profit de bonne heure la journée de demain, qui promet d’être belle.»

Ici finissait le manuscrit, et Wilhelm, ayant demandé la suite, apprit qu’elle n’était pas alors dans les mains de ses amis. On l’avait envoyée à Macarie, dont l’esprit et la bienveillance devaient arranger certaines difficultés qui s’y trouvaient mentionnées, et démêler de graves complications. Wilhelm dut se résigner à cette interruption et se préparer à goûter, le soir, le plaisir d’une joyeuse conversation avec ses amis.


CHAPITRE VI.

Le soir étant venu, et les amis se trouvant assis sous un berceau, d’où la vue s’étendait au loin de tous côtés, un personnage d’un extérieur remarquable parut à l’entrée, et Wilhelm reconnut aussitôt le barbier.

Cet homme fit une profonde et silencieuse salutation, et Lénardo lui dit :

« Vous venez, comme toujours, très à propos, et vous ne tarderez pas à nous réjouir par votre talent. Je puis sans doute, poursuivit-il, en s’adressant à Wilhelm, vous révéler quelques particularités de l’Union, dont j’ose me glorifier d’être le lien. Personne n’en peut faire partie, s’il n’a quelques talents à produire, qui puissent servir à l’utilité ou au plaisir de toute société. Cet homme est un hardi chirurgien, qui, dans les cas difficiles où il faut déployer de la résolution et de la force musculaire, est prêt à seconder parfaitement son maître. Son talent, comme artiste barbier, vous pouvez en rendre vousmême témoignage : et, de ce côté-là, ses services nous sont aussi agréables que nécessaires. Mais, comme cette profession entraîne d’ordinaire une grande et souvent importune loquacité, il s’est soumis, pour s’exercer lui-même, à une condition : car toute personne qui veut vivre parmi nous doit s’imposer une certaine gêne, si, sous d’autres rapports, on lui laisse la plus grande liberté. Cet homme a donc renoncé à la parole, pour autant qu’elle sert à exprimer des choses communes ou accidentelles ; mais cette gêne a développé chez lui une faculté oratoire toute particulière, qui agit avec intention, avec agrément et sagesse, je veux dire le talent du narrateur.

« Sa vie est pleine de souvenirs singuliers, qu’il dissipait à contre-temps, en vains bavardages, et que le silence l’oblige maintenant à récapituler et à classer dans le secret de la pensée. Par là l’imagination rassemble ses forces, et communique aux événements le mouvement et la vie. 11 sait débiter, avec un art et un agrément particuliers, des contes vrais et des histoires fabuleuses, et par là nous amuse souvent dans les heures propices, quand je lui délie la langue, comme je le fais dans ce moment. Je dois ajouter un mot à sa louange : depuis le temps, assez long, que je le connais, il ne s’est pas encore répété. J’espère que, cette fois encore, pour l’amour et à l’honneur de notre cher hôte, il saura se distinguer. »

On vit se répandre sur la figure du manteau rouge un air de gaieté spirituelle, et aussitôt il commença le récit suivant.

La nouvelle Mélusiue.

Très-honorés messieurs, je sais que les longs préambules sont peu de votre goût : je me bornerai donc à vous assurer que je me flatte de réussir cette fois particulièrement bien. J’ai déjà raconté maintes histoires vraies, à la grande satisfaction de tout le monde, mais j’ose dire que cella d’aujourd’hui surpassera de beaucoup les précédentes. Bien qu’elle me soit arrivée il y a plusieurs années, son souvenir m’inquiète encore, et me fait même attendre un dénoûment définitif : cette histoire ne trouvera guère sa pareille.

Commençons par avouer que je n’ai pas toujours arrangé ma vie de manière à savoir comment je vivrais dans la suite, et même le lendemain. Dans ma jeunesse, je n’étais pas fort économe, et je me suis trouvé souvent dans divers embarras. Un jour j’entrepris un voyage qui devait me procurer un bon profit : mais je pris mal mes mesures, et, après avoir voyagé d’abord en chaise de poste, puis en diligence, je finis par être obligé de poursuivre ma route à pied.

En joyeux compagnon, j’avais coutume, aussitôt que j’entrais dans une auberge, de faire connaissance avec l’hôtesse ou avec la cuisinière et de les cajoler, si bien que ma dépense en était le plus souvent diminuée.

Un soir, comme j’entrais dans l’auberge de la poste d’une petite ville, et me préparais à suivre mes habitudes, une belle voiture à deux places, attelée de quatre chevaux, s’arrêta bruyamment devant la porte. Je me retournai, et vis une dame seule, sans femme de chambre, sans domestiques. Je courus lui ouvrir la portière, et lui demander si elle avait quelques ordres à me donner. En descendant de voiture, elle fit paraître une taille élégante ; à l’observer de près, on lui trouvait le visage gracieux, avec une légère expression de mélancolie, qui lui donnait plus de charme. Je lui demandai de nouveau si je pou ? vais l’obliger en quelque chose.

« Oui, monsieur, me dit-elle : veuillez prendre avec précaution la cassette qui est sur le banc et la porter là-haut ; mais je vous prie de la tenir soigneusement d’aplomb, sans lui donner la moindre secousse. »

Je pris soigneusement la cassette ; la dame ferma la portière ; nous montâmes ensemble les degrés ; elle dit aux domestiques qu’elle coucherait.

Nous étions seuls dans sa chambre. Elle me dit de poser la cassette sur une table appuyée contre la cloison, et, comme je remarquai, à ses mouvements, qu’elle désirait être seule, je pris congé d’elle, en lui baisant respectueusement, mais vivement, la main.

« Commandez le souper pour nous deux, » me dit-elle aussitôt.

On juge avec quel plaisir je m’acquittai de la commission. Dans mon orgueil, je regardais à peine par-dessus l’épaule l’hôtesse et les domestiques. J’attendais avec impatience le moment qui devait enfin me ramener auprès de la voyageuse. On servit ; nous nous plaçâmes vis-a-vis l’un de l’autre. Pour la première fois, depuis fort longtemps, je me repaissais tout ensemble d’un bon souper et d’une vue charmante. La dame me paraissait à chaque instant plus jolie.

Sa conversation était agréable, mais elle évitait avec soin tout ce qui avait rapport au sentiment et à l’amour. On avait desservi, j’hésitais, j’essayais de toutes les ruses pour me rapprocher d’elle, mais inutilement : elle me tenait à distance par une certaine dignité à laquelle je ne résistais pas, et je dus, malgré moi, prendre congé d’elle assez tôt.

Après une nuit passée presque tout entière dans l’insomnie et les rêves inquiets, je m’informai si la voyageuse avait commandé des chevaux : j’appris que non et je me rendis au jardin. Je la vis à sa fenêtre : je courus chez elle. Quand je la vis venir à moi, si belle, plus belle encore que la veille, un mouvement de passion, d’étourderie et d’audace me prit tout à coup ; je m’élançai au-devant d’elle et la saisis dans mes bras.

« Créature céleste, irrésistible, m’écriai-je, pardonne ! mais c’est impossible !… »

Elle s’échappa de mes bras avec une incroyable agilité : je n’avais pu même lui baiser la joue.

« Réprimez, me dit-elle, ces emportements d’une passion soudaine, si vous ne voulez renoncer à un bonheur qui est fort près de vous, mais auquel vous ne pourrez atteindre qu’après quelques épreuves.

— Ange du ciel, m’écriai-je, demande ce que tu voudras, mais ne me réduis pas au désespoir.

— Voulez-vous, me répondit-elle en souriant, vous consacrer à mon service ? Écoutez mes conditions : je viens ici rendre visite à une amie, chez qui je compte passer quelques jours : dans l’intervalle, je désire que ma voiture et cette cassette soient transportées plus loin. Êtes-vous disposé à vous en charger ? Vous n’avez pas autre chose à faire que d’emporter, avec précaution, la cassette de la voiture et de l’y rapporter ; vous asseoir à côté et en prendre le plus grand soin. Quand vous entrerez dans une auberge, vous la placerez sur une table, dans une chambre à part, que vous ne devrez pas occuper et où vous ne coucherez pas. Vous fermerez chaque fois la chambre avec cette clef, qui ouvre et qui ferme toutes les serrures, et leur donne la singulière propriété que nul ne peut les ouvrir dans l’intervalle. »

Je la regardai, animé de sentiments fort étranges. Je promis tout, pourvu que je pusse espérer de la revoir bientôt, et qu’elle voulût bien sceller cette espérance par un baiser. Elle y consentit, et, dès ce moment, je lui fus absolument dévoué. Alors elle me dit de commander les chevaux. Nous convînmes de la route que je devais suivre, des lieux où je devrais m’arrêter et l’attendre. Elle me mit une bourse pleine d’or dans la main, et j’imprimai un baiser sur les siennes. Elle parut émue à mon départ ; pour moi, je ne savais plus où était ma raison.

Quand je revins de commander les chevaux, je trouvai la porte de la chambre fermée : j’essayai aussitôt mon passe-partout, et l’épreuve réussit parfaitement ; la porte s’ouvrit ; je trouvai la chambre vide ; la cassette seulement était sur la table où je l’avais déposée.

On avait avancé la voiture : je descendis soigneusement la cassette et la plaçai à côté de moi.

« Où est donc la dame ? demanda l’hôtesse.

— Elle est allée en ville, » répondit un enfant.

Je saluai les gens et je partis comme en triomphe, moi qui étais arrivé la veille en guêtres poudreuses. Que dès lors, dans- mes doux loisirs, j’aie révé à cette aventure, compté mon argent et fait maints projets, tout en lorgnant par moments la cassette, c’est ce que vous pouvez aisément imaginer. Je poursuivis tout droit ma route ; je passai plusieurs slations sans descendre de voiture, et ne m’arrêtai pas avant d’être arrivé dans une grande ville, où l’inconnue m’avait donné rendez-vous. Ses ordres furent soigneusement exécutés ; la cassette placée dans une chambre à part, et deux bougies allumées auprès, comme elle me l’avait aussi commandé. Je fermai la chambre, je m’établis dans la mienne, et je pris du bon temps.

Pendant quelques jours, le souvenir de la belle dame suffit pour m’occuper ; mais bientôt te temps me parut long. Je n’étais pas accoutumé à vivre sans société : j’en trouvai d’abord à ma convenance, aux tables d’hôte et dans les lieux’publics. Avec cette vie, mon argent commença à se fondre, et, un soir que je m’étais échauffé au jeu imprudemment, ma bourse se trouva vide. Rentré dans ma chambre, j’étais hors de moi. Dépourvu d’argent, attendant, avec l’air d’un homme riche, un mémoire considérable, ne sachant où et quand ma belle reparaîtrait, j’étais dans la plus grande perplexité ; je soupirais doublement après elle, et je ne croyais plus maintenant pouvoir vivre sans elle et sans son or.

Après un souper que j’avais trouvé fort insipide, parce que j’avais dû, cette fois, le prendre seul, je me promenais vivement dans ma chambre, je me parlais à moi-même, je me maudissais ; enfin je me prosternai sur le plancher, m’arrachant les cheveux et m’agitant comme un possédé. Tout à coup, j’entends un mouvement léger dans la chambre fermée qui touchait à la mienne, et, bientôt après, on heurte à la porte bien close. Je me lève en sursaut, je saisis le passe-partout ; mais les battants s’ouvrent d’eux-mêmes, et, à la clarté des bougies, ma belle vient à moi. Je me jette à ses pieds, je baise ses vêtements, ses mains. Elle me relève ; je n’ose l’embrasser ni soutenir son regard, et je lui avoue ma faute avec sincérité et repentir.

« Elle est pardonnable, me dit-elle ; mais, hélas ! vous retardez votre bonheur et le mien. 11 vous faudra de nouveau courir un peu le monde, avant que nous puissions nous revoir. Voici encore de l’or, ajouta-t-elle ; il vous suffira, si vous voulez vivre avec quelque économie. Le vin et le jeu vous ont mis, cette fois, dans l’embarras : gardez-vous désormais du vin et des femmes, et laissez-moi espérer un joyeux revoir. »

Elle franchit le seuil de la porte ; les battants se refermèrent. Je heurtai, je priai, mais je n’entendis plus rien.

Le lendemain, quand je demandai ma note, le garçon me dit en souriant :

« Nous savons maintenant pourquoi vous fermez vos portes d’une manière si habile et si incompréhensible, qu’aucun passepartout ne peut les ouvrir. Nous soupçonnions qu’il se trouvait chez vous beaucoup d’argent et de raretés ; mais nous avons vu le trésor descendre l’escalier, et, de toute manière, il nous a paru digne d’être bien gardé. »

Je ne répliquai rien, je payai ma dépense et montai en voiture avec ma cassette. Je poursuivis ma route, bien résolu d’avoir égard désormais aux avertissements de ma mystérieuse amie. Toutefois, à peine arrivé dans une grande ville, je fis de nouveau connaissance avec d’aimables femmes, dont je ne pouvais me délivrer. Elles parurent disposées à me faire payer cher leurs bonnes grâces, car, en me tenant toujours à quelque distance, elles m’entraînaient d’une dépense à l’aufre ; et, comme je ne cherchais qu’à leur faire plaisir, je ne ménageai pas plus ma bourse qu’auparavant, continuant à payer et à dépenser en toute occasion. Et quels ne furent pas mon étonnement et ma joie, lorsque, au bout de quelques semaines, j’observai que ma bourse ne s’était pas encore désemplie, qu’elle était aussi ronde, aussi dodue qu’auparavant ! Je voulus étudier de près cette belle propriété ; je me mis à compter mon or, je notai exactement la somme, et je recommençai à mener joyeuse vie avec ma société : parties de campagne, promenades sur l’eau, bals, concerts et autres plaisirs se succédèrent en foule. Mais je n’eus pas besoin d’une grande attention pour reconnaître que la bourse diminuait, comme si, par la maudite fantaisie que j’avais eue de compter mon or, je lui avais enlevé la vertu d’être incomptabk. Mais j’étais lancé dans la vie joyeuse ; je ne pouvais reculer, et bientôt je fus au bout de mon argent. Je maudissais mon sort, je blâmais mon amie, qui m’avait induit en tentation ; j’étais offensé qu’elle ne se fît plus voir ; dans mon dépit, je me disais quitte de tous devoirs envers elle, et me proposais d’ouvrir la cassette, pour voir si peut-être il ne s’y trouverait pas quelque secodrs ; car, si elle n’était pas assez pesante pour renfermer de l’argent, il pouvait s’y trouver des bijoux, qui auraient été les bienvenus. J’étais sur le point de mettre ce projet à exécution ; cependant je le renvoyai jusqu’à la nuit, pour faire la chose sans être inquiété, et je courus à un banquet où j’étais attendu. Les choses allaient à merveille ; le vin et une bruyante musique nous avaient fort animés, lorsqu’au dessert j’eus la désagréable surprise de voir entrer un ancien amant de ma maîtresse. Il arrivait de voyage, et il survint à l’improviste. Il s’assit auprès d’elle, et voulut sans façon faire valoir ses anciens droits. 11 s’ensuivit un différend, une querelle, un combat. Nous dégainâmes, et je fus rapporté chez moi avec plusieurs blessures et demi-inort.

Le chirurgien m’avait pansé et s’était retiré ; la nuit était avancée ; ma garde dormait : la porte de la chambre voisine s’ouvrit. Ma mystérieuse amie entra et s’assit à mon chevet. Elle me demanda comment je me trouvais : je ne répondis pas, car j’étais accablé et mécontent. Elle continua de parler avec beaucoup d’affection, me frotta les tempes avec un certain baume, et aussitôt je me sentis plus fort, assez fort pour être en état de me mettre en colère et de la quereller. Dans une apostrophe véhémente, je rejetai toute la faute de mon malheur sur elle, sur la passion qu’elle m’avait inspirée, sur ses apparitions, ses retraites, sur l’enpui et le désir que je devais éprouver. Je m’échauffai de plus en plus, comme saisi d’un accès de fièvre, et je lui jurai, à la fin, que, si elle ne voulait pas être à moi et m’appartenir tout de bon, si elle ne voulait pas s’unir à moi, je ne voulais plus vivre ; sur quoi je lui demandai une réponse décisive. Comme elle hésitait à se déclarer, j’entrai en fureur, je déchirai le double et triple appareil de mes blessures, avec la ferme intention de faire écouler tout mon sang. Mais quelle ne fut pas ma surprise, quand je sentis toutes mes blessures guéries, mon corps en merveilleux état et la belle dans mes bras !

Il ne se vit jamais au monde de plus heureux amants : nous nous demandions pardon l’un à l’autre sans savoir de quoi. Elle me promit de voyager désormais avec moi, et bientôt nous fûmes assis côte à côte dans la voiture, la cassette vis-à-vis de nous. Je n’en avais jamais fait mention en présence de la belle, et, même alors, je ne m’avisai point d’en parler, bien que l’objet fût sous nos yeux, et que, par une entente secrète, nous en prissions soin tous les deux selon l’occasion ; seulement c’était toujours moi qui l’emportais de la voiture et qui l’y rapportais, et, comme auparavant, je veillais à fermer les portes.

Tant qu’il y avait eu quelque chose dans la bourse, j’avais continué de payer ; quand l’argent tira à sa fin, j’en fis l’observation.

« Le remède est facile, » me dit-elle.

En même temps, elle m’indiqua deux petites poches pratiquées de côté, vers le haut de la voiture, et que j’avais bien remarquées auparavant, mais sans en avoir fait usage. Elle mit la main dans l’une, et en tira quelques pièces d’or ; puis elle visita l’autre de même, et en tira des pièces d’argent. Par là elle me fit voir la possibilité de continuer nos dépenses comme il nous plairait.

Nous voyageâmes ainsi de ville en ville, de pays en pays, contents l’un de l’autre et de tout le monde, et l’idée ne me venait j)as qu’elle pût me quitter encore, d’autant moins qu’au bout de quelque temps, elle eut l’espoir d’être mire, ce qui augmenta encore notre gaieté et notre amour. Mais, hélas ! un matin je ne la trouvai plus ; et, comme le séjour m’était insupportable sans elle, je me remis en route avec ma cassette. Je fis l’épreuve des deux poches et les trouvai toujours fidèles.

Je voyageai sans fâcheux accident, et, si jusque-là je ne m’étais pas inquiété de mon aventure, parce que j’attendais une conclusion toute naturelle de ces singuliers événements, il survint dès lors quelque chose qui me causa de l’étonnement, du souci et même de la frayeur. Éprouvant le besoin de changer de lieu, j’avais pris l’habitude de voyager jour et nuit ; il m’arriva de cheminer souvent dans les ténèbres, et, si par hasard les lanternes s’éteignaient, je n’y voyais goutte dans ma voiture. Pendant une de ces nuits ténébreuses, je m’étais endormi, et, en m’éveillant, je vis briller une lumière contre le dessus de ma voiture. Je l’observai et je découvris qu’elle partait de la cassette, qui paraissait avoir une fente, comme si la température chaude et sèche de l’été naissant l’avait fait éclater. Cela me rappela l’idée des bijoux : je soupçonnai qu’il y avait dans la cassette une escarboucle, et je désirai en avoir la certitude. Je me plaçai aussi bien que je pus, pour appliquer mon œil contre la fente. Mais quel ne fut pas mon élonnement, quand je vis l’intérieur d’une chambre, brillante de lumières et meublée avec beaucoup degoût, même avec magnificence, comme si j’avais vu par l’ouverture d’une voûte une salle royale ! A la vérité, je ne pouvais voir qu’une partie de la chambre, mais elle me faisait juger du reste. Auprès d’une cheminée, où brillait un bon feu, je voyais un fauteuil. Je retenais mon haleine et continnais d’observer. A ce moment, je vis s’avancer, de l’autre côté de la salle, une dame, tenant un livre à la main, que je reconnus aussitôt pour ma femme, quoique sa figure fût réduite aux plus petites proportions. La belle s’assit dans le fauteuil, près de la cheminée, pour se livrer à la lecture ; elle arrangea les tisons avec les plus jolies pincettes du monde, et, pendant ce temps, je pus m’apercevoir que cette charmante petite créature avait aussi l’espoir d’être mère. A ce moment, je fus obligé de changer un peu d’attitude, étant fort gêné, et, quand je voulus regarder de nouveau et m’assurer que ce n’était pas un songe, la lumière avait disparu, et je ne vis plus que ténèbres.

On peut comprendre combien je fus étonné et même effrayé. Je faisais mille réflexions sur cette découverte, et ne savais proprement qu’en penser. Je m’endormis, et, quand je m’éveillai, je crus n’avoir fait qu’un rêve. Je sentais pour ma belle une sorte d’éloignement, et, tout en portant la cassette avec plus de soin que jamais, je ne savais s’il me fallait souhaiter ou craindre que ma femme reparût devant moi de grandeur naturelle.

Au bout de quelque temps, elle revint en effet un soir, habillée de blanc. Comme il faisait sombre dans la chambre, elle me parut d’une taille plus grande que de coutume, et je me souvins d’avoir ouï dire que tous les êtres de la race desondines et des gnomes devenaient beaucoup plus grands à l’entrée de la nuit. Elle vola, comme d’ordinaire, dans mes bras, mais je ne pus la serrer avec une véritable joie contre ma poitrine oppressée.

« Mon ami, dit-elle, je sens bien, à ton accueil, ce que je sais déjà par malheur. Tu m’as vue dans l’intervalle ; tu connais l’état dans lequel je me trouve à certaines époques ; par là ton bonheur et le mien est interrompu ; il est même sur le point de périr absolument. Je dois te quitter, et j’ignore si je te reverrai jamais. »

Sa présence, la grâce avec laquelle elle me parlait, eiracèrent aussitôt presque entièrement le souvenir de cette vision, qui d’ailleurs jusqu’alors ne m’avait guère semblé qu’un songe. Je l’accueillis avec vivacité, je l’assurai de mon amour, je protestai de mon innocence, et lui racontai le hasard de cette découverte : bref, je fis si bien, qu’elle parut elle-même rassurée et s’efforça de me rassurer à mon tour.

« Observe-toi bien, disait-elle ; vois si cette découverte n’a pas nui à ton amour, si tu peux oublier que je me trouve sous deux formes auprès de toi, si la diminution de mon être ne diminuera point aussi ton amour. »

Je la regardai : elle était plus belle que jamais, et je me dis à moi-même : « Est-ce donc un si grand malheur de posséder une femme qui devient de temps en temps une naine,^4-sorte qu’on peut la porter dans une cassette ? Ne serait-ce pas bien pis, si elle devenait une géante, et qu’elle enfermât son mari dans le coiïre ? > Ma bonne humeur était revenue. Pour rien au monde je n’aurais voulu renoncer à ma femme.

« Mon cher cœur, lui répondis-je, demeurons tels que nous avons été ! Serait-il possible d’êire plus heureux ? Ne te gêne pas : je te promets de porter la cassette avec plus de soin que jamais. Comment la chose la plus mignonne que j’aie vue de ma vie ferait-elle sur moi une fâcheuse impression ? Que les amants seraient heureux, s’ils pouvaient posséder de pareils portraits en miniature ! Et puis enfin, cette figurine n’est qu’un petit escamotage. Tu m’éprouves et me lutines, mais tu verras comme je saurai me tenir !

— La chose est plus sérieuse que tu ne penses, dit la belle ; cependant je suis charmée que tu la prennes légèrement, car elle peut avoir pour tous deux la suite la plus heureuse. Je veux me fier à toi, et faire de mon côté tout mon possible. Prometsmoi seulement de ne jamais me reprocher cette découverte. J’ajoute encore une instante prière : garde-toi plus que jamais de la colère et du vin. »

Je promis ce qu’elle voulut ; j’aurais promis tout au monde ; mais elle changea elle-même de conversation, et tout rentra dans l’ornière accoutumée. Nous n’avions pas de raisons pour changer de séjour : la ville était grande, la société variée, la saison invitait aux parties de campagne et aux fêtes dans les jardins.

Dans tous ces divertissements, ma femme était très-bien accueillie ; les hommes et les dames la recherchaient avec empressement ; ses manières douces et insinuantes, mêlées d’une cer~ taine dignité, la faisaient aimer et respecter de chacun. D’aili leurs elle jouait à merveille du luth, dont elle accompagnait son chant, et son talent était le digne couronnement de toutes les soirées de fête.

Je dois avouer que je n’ai jamais su beaucoup aimer la musique ; elle produisait plutôt sur moi une impression désagréable. Ma femme s’en était bientôt aperçue, et, quand nous étions seuls, elle ne cherchait jamais à m’offrir ce divertissement ; mais elle semblait se dédommager dans le monde, où son talent trouvait d’ordinaire une foule d’admirateurs.

Et pourquoi le nier ? Notre dernière conférence, malgré toute ma bonne volonté, n’avait pu me satisfaire entièrement ; au contraire, mon humeur s’éfait singulièrement altérée, sans que je m’en fusse parfaitement rendu compte. Un soir, dans une nombreuse société, mon mécontentement éclata, et j’en éprouvai les plus fùcheux effets.

Je ne puis me dissimuler qu’après cette fâcheuse découverte, j’aimais beaucoup moins ma belle, et j’en étais devenu jaloux, ce qui ne m’était pas venu à l’esprit auparavant. Un soir, à table, que nous étions assez éloignés, elle d’un côté, moi de l’autre, je me trouvais fort bien entre mes deux voisines, qui, depuis quelque temps, me semblaient charmantes. Au milieu des badinages et des propos galants, on ne ménageait pas le vin, tandis que, de l’autre côté, deux amateurs de musique s’étaient emparés de ma femme, et savaient encourager et entraîner l’assemblée à chanter soit des solos, soit des chœurs. Cela me mit de mauvaise humeur. Les deux amateurs semblaient pressants ; le chant m’agaçait les nerfs, et, lorqu’on en vint même à me demander de chanter aussi un couplet, j’entrai dans une véritable colère, je vidai mon verre et le posai sur la table très-rudement.

Je me sentis, il est vrai, apaisé soudain par les grâces de mes voisines ; mais c’est une chose fatale que la colère, lorsqu’une fois elle est en chemin. Elle couvait secrètement, quand tout aurait dû me disposer à la joie, à l’indulgence. Au contraire, je devins encore plus morose, lorsqu’on apporta un luth, et que ma belle en accompagna son chant, aux applaudissements de tous les convives. Par malheur, on demanda un silence général : je ne pouvais donc plus babiller, et les sons du luth me faisaient grincer les dents. Était-ce merveille, que la moindre étincelle finît par mettre le feu à la mine ?

La belle venait d’achever un chant vivement applaudi, lorsqu’elle tourna les yeux de mon côté, et, je dois le dire, d’un air plein de tendresse. Mais, hélas ! ses regards firent sur moi peu d’impression. Elle remarqua que je vidais mon verre et le remplissais de nouveau. Elle me fit signe de l’index, en m’adressant une menace amicale.

« Songez que c’est du vin, dit-elle, tout juste assez haut pour que je pusse l’entendre.

— L’eau est pour les ondines ! m’écriai-je.

— Mesdames, dit-elle à mes voisines, couronnez la coupe de toutes vos grâces, afin qu’elle ne se vide pas trop souvent.

— Vous laisserez-vous faire la loi ? me dit à l’oreille une de ces dames.

— Que veut la naine ? m’écriai-je, avec des gestes violents, dont le verre fut renversé.

— Voilà bien des choses répandues ! » dit la merveilleuse beauté, puis elle fit résonner les cordes, comme pour détourner de ce désordre l’attention des convives et l’attirer de nouveau sur elle. Elle y réussit en effet, d’autant plus qu’elle se leva, mais comme pour jouer plus commodément, et elle continua de préluder.

Quand je vis la nappe rougie par les flots de vin, je rentrai en moi-même ; je reconnus la grande faute que j’avais faite ; j’étais pénétré de honte et de repentir. Pour la première fois, la musique me parla. La première strophe que la belle chanta était un adieu bienveillant à la société, qui pouvait encore se sentir réunie. A la strophe suivante, la compagnie sembla s’écouler ; chacun se sentait seul, séparé, nul ne se croyait plus présent à la fête. Mais que dirai-je de la dernière strophe ? Elle ne s’adressait qu’à moi : c’était la voix de l’amour blessé, qui prend congé de la colère et de l’orgueil.

Je ramenai en silence ma femme au logis, et je n’attendais rien de bon ; cependant, à peine fûmes-nous retirés dans notre chambre, qu’elle se montra caressante, agréable, au plus haut point, espiègle même, et me rendit le plus heureux des hommes..

Le lendemain, je lui dis, plein de confiance et de tendresse :

« Tu as souvent chanté sur l’invitation de nos amis, et, par exemple, hier au soir, cet adieu si touchant : chante une fois aussi, pour l’amour de moi, une jolie et joyeuse bienvenue, en cette heure matinale, et qu’il semble que nous apprenions à nous connaître pour la première fois !

— Cela m’est impossible, mon ami, répondit-elle d’un air grave. Le chant d’hier au soir avait pour objet notre séparation, qui doit s’accomplir sans délai. Car, je puis te le dire, la violation de ta promesse et de ton serment a pour nous deux les plus fâcheuses conséquences : tu sacrifies un grand bonheur, et moi, il faut que je renonce à mes vœux les plus chers. »

A mes instances et à mes prières de vouloir bien s’expliquer plus clairement :

« Je le puis, Mas ! dit-elle,car c’en est fait de notre union ; il faut nous séparer. Apprends donc ce que j’aurais voulu te cacher jusqu’aux temps les plus reculés : la forme sous laquelle tu m’as vue dans la cassette est réellement ma forme native et naturelle, car je suis de la famille du roi Eckwald, le puissant monarque des nains, dont la véridique histoire rapporte tant de choses. Notre peuple est toujours, comme autrefois, actif et laborieux et, par conséquent, facile à gouverner. Mais ne te figure pas que les nains soient restés en arrière dans leur industrie. Jadis leurs plus fameux ouvrages étaient des épées, qui poursuivaient l’ennemi, quand on les lançait contre lui, des chaînes invisibles, et qui le liaient mystérieusement, des boucliers impénétrables, et autres choses pareilles : mais aujourd’hui ils fabriquent principalement des objets de luxe et de parure, en quoi ils surpassent tous les peuples de la terre. Tu serais émerveillé, si tu visitais nos ateliers et nos magasins. Enfin notre bonheur serait complet, si toute la nation, et principalement la famille royale, n’était sous le poids d’une fatalité particulière. »

La princesse ayant fait silence un moment, je la priai de s’expliquer plus amplement sur ces étranges secrets, et au même instant elle voulut bien poursuivre en ces termes :

« On sait que Dieu, aussitôt qu’il eut créé le monde, que toute la terre fut essuyée et que les montagnes se dressèrent, puissantes et magnifiques, on sait, dis-je, qu’avant toutes choses Dieu créa la race des nains, afin qu’il y eût aussi des êtres raisonnables, qui pussent admirer et vénérer ses merveilles dans l’intérieur de la terre, les mines et les cavernes. On sait de plus que cette petite race s’enorgueillit dans la suite, et prétendit à l’empire du monde, et que Dieu créa les dragons, pour refouler les nains dans les montagnes. Mais, comme les dragons prirent l’habitude de se glter dans les grandes cavernes et les crevasses et d’y séjourner ; qu’un grand nombre vomissaient des flammes et commettaient beaucoup d’autres désordres, les nains se virent menacés de grands malheurs et de grandes souffrances, en sorte qu’ils ne savaient plus que devenir, et qu’ils s’adressèrent au seigneur Dieu avec d’humbles supplications, le priant de vouloir bien faire rentrer dans le néant cette engeance impure de dragons. Et lui, qui, dans sa sagesse, ne pouvait résoudre la destruction de sa créature, il vit néanmoins avec compassion la grande détresse des pauvres nains : il créa aussitôt les géants pour combattre les dragons et, sinon les exterminer, du moins en diminuer le nombre.

« Mais, lorsque les géants eurent assez avancé la besogne avec les dragons, ils s’enflèrent à leur tour d’audace et d’orgueil, et se livrèrent à maintes violences, surtout à l’égard des pauvres nains, qui recoururent une seconde fois au Seigneur, et le Seigneur, par sa toute-puissance, créa les chevaliers, pour combattre les géants et les dragons, et vivre en bonne intelligence avec les nains. De cette façon, l’œuvre de la création fut achevée de ce côté-là, et dès lors les géants et les dragons d’une part, les chevaliers et les nains de l’autre, furent constamment unis. De là tu peux voir, mon ami, que nous sommes de la race la plus ancienne du monde, ce qui nous fait sans doute beaucoup d’honneur, mais entraîne aussi de grands maux.

« En effet, comme rien ne peut subsister éternellement dans le monde, et que tout ce qui fut grand une fois doit diminuer et se rapetisser, nous sommes aussi prédestinés à nous voir, dès la création du monde, diminuer sans cesse et devenir plus petits, et la famille royale, à ciuse de la pureté de son sang, est, plus que toute autre, soumise à cette fatalité. C’est pourquoi nos sages ont imaginé, il y a bien des siècles, d’envoyer de te-mps en temps sur la terre une princesse du sang royal, pour épouser un honorable chevalier, afin que la race des nains soit renouvelée et sauvée d’une complète décadence. »

Tandis que ma belle me parlait ainsi avec un entier abandon, je l’observais avec défiance, parce qu’il semblait qu’elle eût envie de m’en faire accroire. Pour ce qui regardait sa mignonne origine, je n’avais plus aucun doute ; mais qu’elle m’eût choisi, au lieu d’un chevalier, cela m’inspirait quelque méfiance, car je me connaissais trop bien pour me figurer que mes ancêtres eussent été l’œuvre immédiate du Créateur.

Je dissimulai mes doutes et mon étonnement, et je dis affectueusement à la princesse :

« Apprends-moi cependant, ma bonne amie, comment tu t’élèves à cette grande et belle taille. Je connais peu de femmes d’une tournure aussi magnifique.

— Je vais te l’expliquer, reprit ma belle. C’est une maxime, de tout temps observée dans le conseil du roi des nains, de se garder aussi longtemps que possible de toute’démarche extraordinaire, ce que je trouve moi-même tout à fait naturel et raisonnable. On aurait peut-être tardé longtemps encore à envoyer de nouveau une princesse sur la terre, si mon frère puîné ne fût pas venu au monde si petit, que les femmes chargées de sa garde l’ont laissé échapper de ses langes, sans qu’on ait pu savoir ce qu’il était devenu. Sur cet accident, tout à fait inouï dans les fastes de l’empire des nains, on a convoqué les sages, et, bref, on a résolu de m’envoyer à la recherche d’un mari.

— On a résolu ! m’écriai-je : c’est bel et bon ; on peut prendre un parti, on peut résoudre quelque chose ; mais donner à une naine cette taille divine, comment vos sages y sont-ils parvenus ?

— Nos ancêtres avaient déjà pourvu à la chose. Dans le trésor royal se trouvait un énorme anneau d’or. Je.dis énorme, parce qu’il me parut tel lorsqu’on me le montra, dans mon enfance, à la place qu’il occupait : car c’est le même que je porte ici au doigt, et voici comment on procéda.

« On m’instruisit de tout ce qui m’attendait, et l’on m’apprit ce que j’avais à faire et à éviter. Un magnifique palais fut bâti sur le modèle de la résidence d’été- que mes parents préfèrent : un corps de logis, deux ailes et tout ce qu’on peut souhaiter. Il se trouvait à l’entrée d’une grande crevasse de rocher, et la décorait le mieux du monde. Au jour fixé, la cour s’y rendit, et mes parents avec moi. L’armée défila en grande tenue ; vingtquatre prêtres portaient, non sans peine, sur un riche brancard le merveilleux anneau. On le déposa vers le seuil de l’édifice, du côté intérieur, à la place où on le franchit. Après maintes cérémonies, après de tendres adieux, je me mis à l’œuvre. Je m’approchai, je posai la main sur l’anneau, et aussitôt je commençai à grandir notablement. En peu d’instants, je parvins à la taille que vous me voyez ; après quoi, je passai l’anneau à mon doigt. En un clin d’œil, les fenêtres et les portes se fermèrent, les ailes rentrèrent dans le corps de logis ; au lieu du palais, j’avais à côté de moi une cassette, que je pris sur-le-champ et que j’emportai, non sans éprouver un agréable sentiment de me voir si grande et si forte : toujours de taille naine, en comparaison des arbres, des montagnes, des fleuves et des pays, mais géante, auprès du gazon et des herbes, et surtout auprès des fourmis, avec lesquelles, nous autres nains, nous ne sommes pas toujours en bons rapports et dont nous avons souvent à souffrir.

« J’aurais bien des choses à raconter sur ce qui m’est arrivé dans mon pèlerinage, avant que je fisse ta rencontre ; mais nul autre que toi ne m’a paru digne de renouveler et de perpétuer la race de l’illustre Eckwald. »

Pendant tout ce récit, j’avais eu, par moments, bonne envie de secouer la tête. Je fis à la belle diverses questions, sans obtenir des réponses bien satisfaisantes ; j’appris, au contraire, à mon vif chagrin, qu’après ce qui était arrivé, elle était forcée de retourner chez ses parents. Elle espérait, il est vrai, pouvoir me rejoindre ; toutefois, pour le moment, il était indispensable qu’elle se présentât devant eux, autrement tout serait fini pour elle et pour moi : les poches de la voiture cesseraient bientôt de payer, et quelles conséquences cela n’aurait-il pas encore ?

Quand j’appris que l’argent allait nous manquer, je n’en demandai pas davantage. Je haussai les épaules sans rien dire, mais elle parut me comprendre.

Nous fîmes nos paquets et nous montâmes en voiture, plaçant devant nous la cassette, à laquelle je ne pouvais trouver encore aucune ressemblance avec un palais. Nous courûmes plusieurs postes, payant, sans peine et largement, les chevaux et les pourboire, avec le secours des poches de droite et de gauche. Enfin nous arrivâmes dans une contrée montagneuse, et nous fûmes à peine descendus de voiture, que ma belle prit les devants. Sur son invitation, je la suivis, la cassette sous le bras. Elle me conduisit, par des sentiers assez rudes, dans une étroite prairie, à travers laquelle une source claire tombait en cascades, puis courait en faisant mille détours. Là, elle m’indiqua une place élevée, où elle me fit déposer la cassette ; après quoi, elle me dit :

« Adieu ! tu retrouveras bien aisément la route. Pense à moi : j’espère te revoir. »

A ce moment, il me sembla que je ne pourrais la quitter. Elle se retrouvait justement dans son beau jour, ou, si l’on veut, sa belle heure. Se trouver seul, avec une si charmante personne, dans une verte prairie, parmi les fleurs et le gazon, entouré de rochers protecteurs, de ruisseaux murmurants…. est-il un cœur qui fût resté insensible ? Je voulus lui prendre la main, la serrer dans mes bras : elle me repoussa, et, toujours avec douceur, me menaça d’un grand danger, si je ne m’éloignais pas sur-lechamp.

« Est-il donc absolument impossible, m’écriai-je, que je demeure avec toi, que tu me gardes auprès de toi ? »

J’accompagnai ces paroles de gestes et de plaintes si lamentables, qu’elle parut émue, et, après quelque hésitation, elle m’avoua que la durée de notre union n’était pas tout à fait impossible.

Quel homme plus heureux que moi ?… Mes instances, toujours plus vives, l’obligèrent enfin à s’expliquer et à me découvrir que, si je me décidais à devenir, avec elle, aussi petit que je l’avais vue, je pouvais rester auprès d’elle, et la suivre dans sa demeure, dans son empire, au sein de sa famille. Cette proposition ne me plaisait pas tout à fait, mais eniîn je ne pouvais me séparer d’elle en ce moment. Accoutumé au merveilleux depuis assez longtemps, disposé aux résolutions soudaines, je consentis, et je lui dis qu’elle pouvait faire de moi ce qu’elle voudrait.

Aussitôt elle me fit allonger le petit doigt de la main droite, elle le pressa avec le bout du sien, ôta tout doucement, avec sa main gauche, son anneau d’or, et le fit passer à mon doigt. A peine cela était-il fait, que’je ressentis au doigt une violente douleur ; l’anneau se resserra et me fit souffrir une épouvantable torture. Je poussai un grand cri, et je tendis machinalement les mains autour de moi, pour chercher ma princesse : elle avait disparu. Ce que j’éprouvai dans cet instant, je ne saurais trouver d’expression pour le rendre, et je n’ai plus rien à dire, sinon que j’étais devenu un tout petit personnage, et me trouvais, à côté de ma belle, dans une forêt de gazon. La joie de se revoir, après une courte mais étrange séparation, ou, si vous aimez mieux, de se rejoindre sans avoir été séparés, surpasse toute idée. Je lui sautai au cou, elle répondit à mes caresses, et le petit couple ne se sentit pas moins heureux que le grand.

Nous montâmes ensuite, avec quelque difficulté, une colline, car la prairie était devenue pour nous une forêt presque impénétrable. Cependant nous parvînmes enfin à une clairière, et quel ne fut pas mon étonnement, d’y voir une grande masse régulière que je dus bientôt reconnaître pour la cassette, dans la situation où je l’avais placée.

« Avance, «ion ami, me dit ma bien-aimée, heurte avec l’anneau ; tu verras des merveilles. »

J’avançai, et j’avais à peine heurté, que je vis en effet la plus grande merveille. Deux ailes de bâtiment se déployèrent, et en même temps il tomba comme des écailles et des planures, si bien que les portes, les fenêtres, les colonnades, et tout ce qui compose un véritable palais, parut aussitôt à mes yeux.

Si vous avez vu un de ces ingénieux secrétaires, où, d’un seul coup, l’on met en mouvement de nombreux ressorts ; où le pupitre, l’écritoire, la case aux lettres et celle de l’argent, se déploient à la fois ou dans une succession rapide, vous pourrez vous figurer comme se développa le palais dans lequel ma douce compagne me fit entrer. Je reconnus aussitôt, dans le grand salon, la cheminée que j’avais auparavant aperçue d’en haut, et le fauteuil où la belle s’était assise. En levant les yeux, je crus apercevoir en effet quelque trace de l’ouverture qui s’était faite à la coupole, et par laquelle mes regards avaient pénétré. Je vous épargne la description du reste ; il suffira de dire que tout était spacieux, magnifique et plein de goût. A peine étais-je revenu de ma surprise, que j’entendis de loin une musique militaire : ma belle moitié tressaillit de joie, et m’annonça, avec ravissement, l’arrivée de son auguste père. Nous nous avançâmes sur le seuil de la porte, et nous vîmes une troupe brillante sortir d’une large fente de rodiers. Des soldats, des domestiques, des officiers et une cour magnifique marchaient à la file. Enfin on aperçut une troupe dorée, et, dans ses rangs le roi lui-même. Quand tout le cortége fut rangé devant le palais, le roi s’avança avec son plus proche entourage. Sa tendre fille courut à lui, et m’entraîna sur ses pas. Nous tombâmes à ses pieds ; il me releva très-gracieusement, et, quand je me vis debout devant lui, je remarquai d’abord que, parmi ce petit peuple, j’avais encore la taille la plus considérable. Nous entrâmes ensemble dans le palais, où le roi, en présence de toute sa .cour, me souhaita la bienvenue dans un discours soigneusement travaillé, où il exprima sa surprise de nous trouver là, me déclara son gendre, et fixa le mariage au lendemain.

Je fus saisi de terreur, lorsque j’entendis parler de mariage, car, jusque-là, cette idée m’avait inspiré plus d’éloignement peut-être que la musique elle-même, qui me semblait d’ailleurs la chose la plus odieuse du monde. Ceux qui font de la musique, disais-je quelquefois, se figurent du moins qu’ils sont d’accord entre eux, et qu’ils agissent avec harmonie ; lorsqu’ils ont assez longtemps accordé leurs instruments, et nous ont déchiré les oreilles par mille dissonances, ils croient fermement que tout ira bien, et qu’un instrument sera d’accord avec l’autre ; le chef d’orchestre lui-même partage cette heureuse illusion, et l’on commence joyeusement un tintamarre dont nous avons, nous autres, les oreilles déchirées. Dans le mariage, il n’en va pas même’ ainsi : en effet, bien que ce soit un simple duo, et qu’il soit permis de supposer que deux voix, et même deux instruments, peuvent toujours s’accorder jusqu’à un certain point, cependant la chose arrive rarement : car, si le mari donne le ton, la femme le prend tout de suite un peu plus haut, et le mari plus haut à son tour ; si bien qu’ils passent du ton ordinaire à celui de la musique d’église, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin les instruments à vent eux-mêmes ne peuvent plus les suivre. Et moi, qui ne peux souffrir la musique harmonieuse, je suis bien plus excusable encore de trouver la discordant insupportable.

Je ne veux et ne puis rien vous dire de toutes les fêtes au milieu desquelles le jour se passa, car j’y fis peu d’attention ; les mets exquis, les vins excellents, m’étaient insipides : je rêvais et réfléchissais à ce que j’avais à faire. Mais je n’avais pas besoin de longues méditations. Je résolus de m’esquiver tout uniment, dès qu’il ferait nuit, et de me cacher quelque part. Je découvris en effet heureusement une fente de rocher, où je m’enfonçai et me cachai de mon mieux. Je tâchai d’abord d’ôter de mon doigt le malheureux anneau, mais je ne pus y parvenir ; je sentais au contraire qu’il me serrait toujours davantage, dès que j’essayais de le retirer, et je souffrais de violentes douleurs, qui cessaient aussitôt que je renonçais à mon dessein.

Je m’éveillai de grand matin ( car ma petite personne avait très-bien dormi), et je songeais à m’en aller plus loin, lorsqu’il commença de tomber sur moi comme une pluie…. En effet il tombait en abondance comme du sable et du gravier à travers le gazon, les feuilles et les fleurs. Mais combien je fus effrayé, quand je vis tout cela remuer autour de moi, et qu’une armée innombrable de fourmis fondit sur ma personne ! A peine m’avaient-elles aperçu, qu’elles m’avaient assailli de tous côtés, et, quoique je me défendisse avec assez de vigueur et de courage, elles finirent par me couvrir, me pincer et me tourmenter, au point que je fus très-heureux d’entendre que l’on me criait de me rendre prisonnier. Je me rendis en effet et sans tarder, sur quoi une fourmi, d’une taille considérable, s’approcha de moi avec politesse, je puis dire avec respect, et se recommanda même à mes bonnes grâces. J’appris que les fourmis étaient devenues les alliées de mon beau-père, qu’il les avait appelées à son secours dans la conjoncture présente, et chargées de me ramener chez lui. Et maintenant, petite créature. j’étais dans les mains de plus petits que moi. Je voyais devant moi le mariage, et je devais bénir le ciel, si mon beau-père n’était pas furieux contre moi, si ma belle amie n’avait pas pris de l’humeur.

Permettez-moi de passer sous silence toutes les cerémonies. Pour tout dire, nous étions mariés. Mais, si joyeux et si gai que l’on fût au logis, il se trouvait néanmoins de ces heures solitaires, dans lesquelles on se laisse entraîner aux réflexions, et il m’arriva ce qui ne m’était jamais arrivé…. Quoi donc et comment ?… C’est ce qu’il faut vous apprendre.

Tout ce qui m’environnait était parfaitement assorti à ma taille actuelle et à mes besoins ; les bouteilles et les verres bien proportionnés à un petit buveur ; peut-être même la mesure était-elle mieux réglée que chez nous. Mon petit palais savourait parfaitement les mets délicats ; un baiser de la petite bouche de mon épouse était trop charmant, et, je l’avouerai, la nouveauté me rendait ces rapports infiniment agréables. Mais, par malheur, je n’avais pas oublié mon premier état. Je sentais en moi comme l’échelle de mon ancienne grandeur, ce qui me causait de l’inquiétude et m’afffigeait. Alors je compris enfin ce que les philosophes entendent par leur idéal, qui tourmente si fort les hommes. J’avais un idéal de moi-même, et je me voyais quelquefois en songe comme un géant. Pour tout dire, ma femme, mon anneau, ma stature de nain, tant d’autres chaînes, me rendaient tout à fait malheureux, et je songeai sérieusement à ma délivrance.

Comme j’étais persuadé que tout le charme était renfermé dans l’anneau, je résolus de le limer. Dans ce dessein, je dérobai au bijoutier de la cour quelques limes. Heureusement, j’étais gaucher, et, de ma vie, je n’avais rien fait que gauchement. Je poursuivis vaillamment mon ouvrage. Ce n’était pas peu de chose : car le petit cercle d’or, si mince qu’il parût, était devenu plus compactf, à proportion qu’il avait perdu de son premier volume. J’employais furtivement à ce travail toutes mes heures de liberté, et, quand le métal fut limé presque entièrement, je fus assez avisé pour sortir du palais. Sage précaution, car le cercle d’or se rompit brusquement, et je grandis d’une manière si soudaine, qu’il me sembla véritablement heurter la voûte du ciel ; et sans doute j’aurais transpercé la coupole de notre palais d’été et même détruit, par mes dimensions énormes, l’édifice tout entier.

J’étais donc redevenu bien plus grand, mais, à ce qu’il me semblait aussi, bien plus lourd et plus maladroit. Quand je me fus remis de mon étourdissement, je vis la cassette près de moi. Je la trouvai assez lourde, quand je l’enlevai et l’emportai, en ’ descendant le sentier, pour me rendre à la maison de poste. Là je fis sur-le-champ mettre les chevaux à la voiture et je poursuivis mon voyage. Une fois en route, je m’empressai de faire l’essai des deux poches. Au lieu de l’argent, qui parut s’être éclipsé, il se rencontra sous ma main une petite clef : c’était celle de la cassette, où je trouvai un assez beau dédommagement. Tant qu’il dura, je me servis de la voiture ; puis je la vendis, afin de continuer ma route en diligence. Pour la cassette, je ne m’en défis qu’à la dernière extrémité, parce que je pensais toujours qu’elle se remplirait encore une fois. Et c’est ainsi que je revins enfin, après un assez long détour, au coin du feu de la cuisinière, où vous m’avez rencontré pour la première fois.


CHAPITRE VII.

Herailie à Wilhelm.

Les liaisons, même lorsqu’elles se forment d’une manière indifférente, ont souvent les suites les plus considérables : à plus forte raison, celle que nous avons formée avec vous, qui, dès le commencement, n’a été nullement indifférente. La merveilleuse clef était tombée dans mes mains comme un gage extraordinaire, et maintenant je possède aussi la cassette. La clef et la. cassette !… Qu’en dites-vous ? Que faut-il en penser ? Écoutez comment la chose s’est passée.

Un jeune homme, à l’air distingué, se présente chez mon oncle, et lui annonce que cet original d’antiquaire, avec lequel vous avez été longtemps lié, vient de mourir, et lui a légué toute sa remarquable collection, mais qu’il lui impose en même temps l’obligation de restituer sans délai tous les objets étrangers qui n’étaient chez lui qu’en dépôt. Nos biens propres ne nous donnent aucune inquiétude, car leur perte ne regarde que nous : pour les biens étrangers, il ne s’était permis d’en recevoir sous sa garde que dans des cas particuliers. Il voulait le soulager de ce fardeau ; il lui défendait même, par son affection et son autorifé paternelle, de s’en charger jamais. Après ce préambule, le jeune homme présenta la cassette, que je connaissais déjà par vos descriptions, mais dont mes yeux furent singulièrement frappés.

Mon oncle, après l’avoir examinée de tous côtés, la rendit, en disant qu’il s’était fait lui-même un devoir d’agir de la même manière, et de ne se charger d’aucunes antiquités, si belles et si merveilleuses qu’elles fussent, à moins de savoir à qui elles avaient appartenu auparavant, et quel événement historique s’y rattachait. Or cette cassette ne présentait ni inscription, ni chiffre, ni date, ni aucune indication, qui pût faire deviner l’auteur ou l’ancien possesseur de l’ouvrage : il était donc absolument sans utilité et sans intérêt pour lui.

Le jeune homme était dans un grand embarras, et il demanda, après un moment de réflexion, si on ne lui permettrait pas de déposer la cassette chez le bailli. Mon oncle sourit, se tourna de mon côté et me dit :

« Hersilie, ce serait pour foi une jolie occupation. Déjà tu possèdes toutes sortes d’ornements et d’élégantes raretés : ajoutes-y celle-là, car je gagerais que notre ami, qui ne t’est pas resté indifférent, reviendra quelque jour la reprendre. »

Il faut que j’écrive tous ces détails pour être historien fidèle : je dois avouer ensuite que je regardais la cassette avec des yeux d’envie, et qu’une certaine convoitise s’empara de moi. 11 me répugnait de voir déposer dans le vieux coffre de fer rouillé des archives de la justice la magnifique et précieuse cassette que la fortune avait adressée au charmant Félix. Elle attirait ma main, comme la baguette divinatoire ; ma faible raison résistait ; j’avais déjà la clef et je n’osais le dire, et j’allais m’imposer le tourment de laisser la serrure fermée ou m’abandonner à la coupable témérité de l’ouvrir. Mais, je ne sais, soit désir, soit pressentiment, je me suis représentée que vous reveniez, que vous alliez revenir, que vous seriez là, quand j’entrerais dans ma chambre : en un mot, j’étais embarrassée, interdite, troublée, comme il m’arrive toujours, quand je suis arrachée à ma paisible gaieté. Je n’ajoute rien, je n’explique pas, je ne m’excuse pas. 11 suffit de vous dire que la cassette est là devant moi, dans mon secrétaire, la clef à côté ; et, si vous avez un cœur, si vous avez quelque sentiment, figurez-vous ce que j’éprouve, combien de passions se combattent dans mon sein, comme je vous désire ici et Félix avec vous, pour que ceci prenne une tin ou du moins que nous sachions un peu ce que signifie cette merveilleuse trouvaille qui se retrouve, ces objets qui se séparent pour se réunir. Et, quand je ne devrais pas être délivrée de tout embarras, je désire du moins avec passion que celui-ci s’explique, qu’il trouve son terme, dût-il m’arriver, comme je le crains, quelque chose de pire.


CHAPITRE VIII.

Parmi les notes que nous avons sous fes yeux en rédigeant celle histoire, nous trouvons une facétie, que nous insérons ici, sansaulre préambufe, parce que fes événements deviennent toujours plus graves, et que, pfus tard, if ne se trouverait aucune pface pour de pareiffes digressions.

En somme, nos lecteurs-ne jugeront peut-être point désagréabfe ce récit, que fit, un soir, Saint-Christophe à un cercfe de joyeux camarades.

La gageure dangereuse.

C’est une chose connue, que les hommes, aussitôt qu’ils jouissent de quelque bien-être, et que les choses vont au gré de leurs désirs, ne savent plus tenir en bride leur témérité. De folâtres étudiants avaient coutume de courir par bandes le pays, pendant les vacances, et de faire, à leur manière, des farces, qui n’avaient pas toujours les plus heureuses conséquences. Ils étaient très-divers entre eux, rassemblés et liés par la vie d’étudiants ; ils différaient par la naissance et la fortune, l’esprit et l’éducation, mais tous, joyeux et sociables, ils allaient et couraient les uns avec les autres. Ils me mettaient souvent de la partie ; en effet, comme je portais des fardeaux plus lourds que pas un d’eux, ils me décernèrent le titre honorable de grand farceur, et principalement parce que mes plaisanteries, pour être plus rares, n’en étaient que plus fortes, comme je vais en donner la preuve.

Nous avions atteint, dans nos courses vagabondes, un agréable viflage de montagne, qui, dans sa situation écartée, avait, par privilége, une maison de poste et, parmi ses habitants, deux jolies jeunes filles, ornement de ce lieu solitaire. On voulut s’y reposer, y passer le temps, faire l’amour, vivre quelques jours à meilleur marché, et, en conséquence, dissiper plus d’argent.

On sortait de table ; quelques-uns se sentaient animés et les autres abattus ; les uns étaient gisants et cuvaient leur vin, les autres en auraient volontiers dissipé les fumées dans quelque joyeuse escapade. Nous avions, dans une aile du bâtiment, deux grandes chambres sur la cour. Un bel équipage à quatre chevaux, arrivant à grand fracas, nous attira aux fenêtres. Les domestiques s’élancèrent du siége, pour ouvrir la portière à un monsieur de belle et noble apparence, qui, malgré les années, marchait encore d’un pas assez ferme. Son grand nez bien fait me frappa d’abord, et je ne sais quel mauvais génie m’inspira sur-le-champ l’idée la plus folle, et l’audace de l’exécuter aussitôt, sans plus de réflexion.

  • Que pensez-vous de ce monsieur ? demandai-je à la compagnie.

— A le voir, répondit quelqu’un, il ne ferait pas bon se jouer à lui.

— Oui, oui, dit un autre, il a tout l’air d’un imposant Neme-touchez-pas !

— Et pourtant, répliquai-je hardiment, je gage de le tirer par le bout du nez, sans qu’il m’en arrive aucun mal ; même je prétends me mettre par là dans ses bonnes grâces.

— Si tu fais cela, dit Raufbold, chacun de nous te donne un louis d’or.

— Encaissez l’argent pour moi, m’écriai-je, je m’en remets à vous.

— J’aimerais mieux, dit le petit jeune homme, arracher à un lion un poil de sa moustache.

— Je n’ai point de temps à perdre, » dis-je aussitôt, et je descendis l’escalier.

Au premier coup d’œil, j’avais observé que l’étranger avait la barbe longue, et je soupçonnai qu’aucun de ses gens ne savait raser. Je rencontrai le garçon d’auberge, et je m’informai de lui si le monsieur n’avait point demandé un barbier.

« Sans doute, répondit-il, et il en a grand besoin. Son valet de chambre est resté en arrière depuis deux jours ; le monsieur veut absolument être délivré de sa barbe, et notre unique barbier est allé, je ne sais où, dans les environs.

— Eh bien ! annoncez-moi, présentez-moi comme barbier à l’étranger : je vous ferai honneur. »

Je pris les instruments à barbe que je trouvai dans la maison, et je suivis le garçon. Le vieux monsieur me reçut avec beaucoup de gravité, me regarda des pieds à la tête, comme s’il avait voulu juger de mon talent sur ma physionomie.

« Savez-vous bien votre métier ? me dit-il.

— Sans me vanter, répliquai-je, je n’ai pas encore trouvé mon pareil. »

J’étais d’ailleurs sûr de mon fait, car j’avais exercé dans ma première jeunesse cette noble profession, et j’étais surtout renommé, parce que je rasais de la main gauche.

La chambre dans laquelle l’étranger faisait sa toilette donnait sur la cour, et se trouvait placée de telle sorte, que nos amis pouvaient voir aisément ce qui s’y passait, surtout si les croisées étaient ouvertes. Il ne manquait plus rien à mes préparatifs ; le monsieur s’était assis, la serviette attachée au cou : je m’avançai très-humblement et lui dis :

« Monseigneur, une expérience particulière, que j’ai faite dans l’exercice de mon art, c’est que je rase mieux et plus à mon gré les gens du commun que les personnes de qualité. Je m’en suis longtemps demandé la cause, et l’ai cherchée tantôt ici, tantôt là ; enfin j’ai trouvé que je réussissais beaucoup mieux au grand air que dans les chambres fermées. Si Votre Excellence veut permettre que j’ouvre les fenêtres, elle en éprouvera bientôt l’effet à sa propre satisfaction. »

Il y consentit ; j’ouvris la fenêtre, je fis un signe à mes amis, et je commençai à savonner cette forte barbe avec beaucoup de grâce. Avec non moins de prestesse et de légèreté, je fauchai la prairie, et je ne manquai pas, lorsque j’en vins à la lèvre supérieure, de prendre ma noble pratique par le nez et de le courber à droite et à gauche, en me plaçant de telle sorte, que les parieurs durent reconnaître et convenir, à leur grande satisfaction, qu’ils avaient perdu la gageure.

Le vieux monsieur s’avança vers le miroir avec dignité ; on voyait qu’il se regardait avec quelque complaisance, et c’était en effet un très-bel homme. Puis il se tourna de mon côté, fixant sur moi ses yeux noirs, étincelants, mais gracieux, et il me dit :

« Vous méritez plus d’éloges que la plupart de vos confrères, car je remarque chez vous beaucoup moins de mauvaises habitudes : vous ne passez pas deux fois et trois fois sur la même place ; c’est fait du premier coup ; vous ne frottez pas non plus, comme plusieurs, votre rasoir sur la paume de la main, et vous ne promenez pas sous le nez de la personne les débris de la barbe. L’adresse de votre main gauche est surtout admirable. Voici pour votre peine, poursuivit-il en me donnant un florin. Rappelez-vous seulement une chose, c’est qu’on ne prend pas les gens de qualité par le nez. Si vous évitez, par la suite, cette habitude rustique, vous ferez votre chemin dans le monde. »

Je lis une profonde révérence ; je promis tout ce qu’il voulut, le priant, s’il venait à repasser, de vouloir bien m’honorer encore de sa confiance, et je courus vers nos jeunes camarades, qui avaient fini par me donner assez d’inquiétude, car ils poussaient de tels cris et de tels éclats de rire, sautant comme des fous, applaudissant et appelant, éveillant les endormis, et racontant l’aventure, avec de nouveaux rires et un nouveau tapage, qu’en arrivant dans la chambre, je commençai par fermer les fenêtres, et conjurai, au nom du ciel, ces étourdis de rester tranquilles ; mais enfin il me fallut rire avec les autre ?, à l’idée d’une action si folle, que j’avais accomplie avec tant de gravité.

A la fin, la tempête du rire un peu apaisée, je me félicitais de mon bonheur ; j’avais dans ma poche les pièces d’or, et de plus le florin bien mérité ; je me trouvais la bourse bien garnie, ce qui me venait d’autant plus à propos, que la société avait résolu de se séparer le lendemain. Mais nous n’étions pas destinés à nous quitter avec ordre et bienséance. L’histoire était trop plaisante, et mes gens ne pouvaient la garder pour eux, si vivement que je les eusse priés et conjurés de rester bouche close, jusqu’au départ du vieux monsieur. Un de nous, nommé Fahrige, avait une intrigue d’amour avec la fille de la maison. Ils eurent un rendez-vous, et, ne sachant apparemment que dire de mieux à la belle, il lui raconta la plaisanterie, beau sujet de rire à gorge déployée. La chose n’en resta pas là ; la jeune fille colporta le récit avec la même gaieté, si bien qu’il parvint enfin aux oreilles du vieux seigneur, au moment où il allait se coucher.

Nous étions assis, plus tranquilles que de coutume, ayant fait tout le jour assez de vacarme, quand le petit sommelier, qui nous était fort dévoué, accourut en criant :

« Sauvez-vous ! On veut vous tuer. »

Nous nous levâmes en sursaut, et nous voulions en savoir davantage : le petit garçon était déjà parti. Je courus pousser le verrou. Déjà nous entendions heurter et frapper à la porte ; il nous sembla même qu’on la brisait à coups de hache. Sans raisonner, nous faisons retraite dans la deuxième chambre. Tous étaient stupéfaits.

« Nous sommes trahis ! m’écriai-je ; c’est le diable qui nous tient par le nez. »

Raufbold prit son épée. Je montrai encore une fois ma force de géant, et poussai, à moi seul, une pesante commode devant la porte, qui, par bonheur, s’ouvrait en dedans. Déjà nous entendions le tumulte dans la première chambre et des coups violents contre notre porte.

Le baron Raufbold semblait résolu à se défendre : je lui criai à lui et aux autres :

« Sauvez-vous ! Vous n’avez pas à craindre ici des coups seulement, mais un affront plus grand pour un gentilhomme- »

La jeune fille, la même qui nous avait trahis, accourut, désespérée de savoir son amant en danger de mort.

« Fuyez ! fuyez ! cria-t-elle en le prenant par la main. Venez, je vous emmènerai par les corridors, les greniers et les granges. Venez tous, et que le dernier retire l’échelle. »

Tous se précipitent vers la porte de derrière ; je monte encore un coffre sur la commode, pour repousser et raffermir les panneaux déjà enfoncés de la porte assiégée : mon opiniâtreté faillit m*ëtre fatale.

Quand je courus pour joindre les autres, je trouvai l’échelle enlevée, et me voyais sans espérance de salut. Me voilà donc, moi, le vrai coupable, renonçant déjà à m’en tirer, la peau saine et sauve et les os entiers. Et qui sait…. Mais laissez-moi là-bas dans cette angoisse, puisque je peux maintenant vous raconter ici, moi-même, l’aventure. Sachez seulement que cette farce audacieuse eut de fâcheuses suites.

Le vieux seigneur, profondément blessé de cette moquerie, dont il n’avait pu tirer vengeance, prit la chose à.cœur, et l’on assure que cet événement, s’il ne fut pas la cause immédiate de sa mort, n’y fut pas étranger. Son fils, cherchant à découvrir la trace des coupables, vint, par malheur, à savoir la part que le baron y avait prise, et, ayant éclairci la chose plusieurs années après, il l’appela sur le terrain, et fit à ce beau jeune homme une blessure qui le défigura pour le reste de sa vie ; et luimême, par un enchaînement fortuit de circonstances, vit, à la suite de cette affaire, une partie de sa jeunesse empoisonnée.

Tout apologue doit contenir une leçon morale ; mais vous trouvez tous, je pense, aussi claire que le jour celle qui ressort du récit que je viens de vous faire.


CHAPITRE IX.

Le jour solennel était arrivé : le moment était venu où devaient se faire les premiers pas vers une émigration générale ; on allait décider qui partirait pour le nouveau monde, et qui resterait de ce côté, et chercherait fortune dans le continent de la vieille Europe.

Des chants joyeux retentissaient dans toutes les rues du bourg, qui avait un air de fête ; les masses se rassemblaient ; les compagnons de chaque métier se groupaient entre eux, et, avec des chants harmonieux, ils se rendaient au château, dans un ordre que le sort avait fixé.

Les présidents, nous voulons dire Lénardo, Frédéric et le bailli, étaient sur le point de les suivre et d’occuper les places qui leur appartenaient, quand un homme d’un extérieur agréable, les ayant abordés, leur demanda la permission d’assister à l’assemblée. On n’aurait rien pu lui refuser, tant ses manières étaient polies, prévenantes, amicales, ce qui rendait infiniment agréable sa figure imposante, qui annonçait à la fois un militaire, un homme de cour et un homme du monde. Il entra avec toute la société, et on lui offrit une place d’honneur. Quand tout le monde fut assis, Lénardo, restant debout, prononça le discours suivant :

« Mes amis, lorsque nous observons les provinces et les États les plus populeux du continent, partout où le sol se montre fertile, nous le trouvons cultivé, planté, mesuré, embelli, et, dans la même proportion, désiré, possédé, fortifié et défendu. Cela nous fait sentir le haut prix de la propriété territoriale, et nous sommes obligés de la reconnaître comme le premier, le plus précieux des biens que l’homme puisse acquérir. Si nous trouvons ensuite (en considérant de plus près l’amour des pères et des enfants) l’intime union des habitants d’un même pays, d’une même ville, et, par conséquent, le sentiment patriotique dans son sens général, fondé immédiatement sur le sol, alors cette occupation et cette possession d’une partie, grande ou petite, de la terre nous paraissent toujours plus importantes et plus respectables. Oui, ainsi l’a voulu la nature : un homme né sur la glèbe lui appartient par l’habitude ; ils s’incorporent l’un avec l’autre, et par là se forment les plus doux liens. Qui voudrait porter une fâcheuse atteinte à cette base de toute existence, méconnaître la valeur et la dignité de ce beau présent du ciel ?

  • Et pourtant, on osera le dire, si ce que l’homme possède est d’une si grande valeur, il faut en attribuer une plus grande encore à ce qu’il fait et ce qu’il accomplit. Une observation générale nous fera donc considérer la propriété foncière comme n’étant qu’une petite partie des biens qui nous sont accordés. Les plus considérables et les plus élevés consistent proprement en biens mobiliers, et dans les choses que produit le mouvemeut de la vie.

« C’est de ce côté que nous sommes obligés particulièrement, nous autres jeunes gens, de chercher nos ressources : car, eussions-nous même l’envie de rester et de nous fixer, à l’exemple de nos pères, nous sommes néanmoins invités de mille Vnanières à ne pas fermer les yeux devant les perspectives lointaines et le vaste horizon. Courons donc au rivage de la mer ; qu’un regard nous fasse comprendre quels champs immenses d’activité nous sont ouverts, et, à cette seule pensée, nous sentirons en nous une ardeur toute nouvelle.

« Mais nous ne voulons pas nous perdre dans des espaces sans limites ; nous voulons fixer notre attention sur le sol continu, large et spacieux, de tant de pays et de royaumes. Là, nous voyons de vastes contrées parcourues par des peuples nomades, dont les cités sont mobiles, dont les troupeaux nourriciers, propriété vivante, veulent être promenés en tous lieux. Nous les voyons, au milieu du désert, dans de grands et verts pâturages, comme à l’ancre dans le port souhaité. Ce mouvement, ces migrations, sont pour eux une habitude, un besoin ; ils finissent par considérer la surface du globe comme si elle n’était pas diguée par des montagnes, sillonnée par des fleuves. Nous avons vu pourtant le nord-est se porter contre le sud-ouest, un peuple chasser l’autre devant lui, la souveraineté et la possession du sol absolument changées.

« On verra plus d’une fois, dans le cours des âges, le même flot déborder des pays trop populeux. Ce que nous devons attendre de l’étranger, il serait difficile de le dire ; mais il est remarquable que nous-mêmes, par l’excès de notre population, nous nous pressons à l’intérieur mutuellement, et, sans attendre d’être chassés, nous nous chassons les uns les autres, prononçant contre nos frères la sentence d’exil.

« Voici donc le temps et le lieu de savoir, sans chagrin ni découragement, donner carrière en notre cœur à quelque mobilité ; de ne point réprimer l’humeur impatiente qui nous pousse à changer de pays. Toutefois, que nos desseins et nos projets ne soient pas l’œuvre de la passion, ni de quelque autre contrainte ; qu’ils découlent d’une conviction en harmonie avec le meilleur conseil.

« On a dit et répété : * Où je suis bien, est ma patrie. » Ce consolant proverbe serait plus juste encore, si l’on disait : « Où je suis utile, est ma patrie. » Dans son pays, un homme peut être inutile, sans que cela soit remarqué d’abord ; dans l’étranger, l’homme inutile frappe bientôt les yeux. Si je dis maintenant : * One chacun s’efforce en tous lieux d’être utile à lui« même et aux autres, » ce n’est pas là une leçon ni un conseil, c’est l’arrêt que la vie elle-même prononce.

« Maintenant considérons la terre ; oublions, pour le moment, la mer ; ne nous laissons pas entraîner par le mouvement tumultueux de la navigation ; arrêtons nos regards sur la terre ferme, et admirons cette race de fourmis dont elle est couverte, et dont les tourbillons se croisent sans cesse. Dieu lui-même l’a voulu ainsi, lorsque, empêchant la construction de Babel, il dispersa le genre humain sur la terre. Qu’il en reçoive nos actions de grâces ! Car cette bénédiction s’est transmise à toutes les générations des hommes.

« Observez avec joie comme toute la jeunesse se met d’abord en mouvement. L’instruction ne lui étant offerte ni dans la maison paternelle ni à sa porte, elle s’empresse de courir en d’autres pays, en d’autres villes, où l’attire la renommée du savoir et de la sagesse. Après avoir reçu un développement rapide et suffisant, elle se sent d’abord poussée à promener au loin ses regards dans le monde, pour découvrir et saisir ici ou là quelque utile expérience, propre à seconder ses desseins. Qu’ils aillent donc, s’il leur plaît, tenter la fortune ! Pour nous, notre pensée se porte avant tout sur ces hommes accomplis, éminents, ces nobles explorateurs de la nature, qui affrontent, avec connaissance de cause, tous les obstacles, tous les dangers, pour ouvrir le monde au monde, et préparer des chemins, des passages, par les lieux les plus impraticables.

« Cependant voyez sur les faciles grandes routes cette poussière soulevée en longs nuages, marquant la trace de commodes voitures, surchargées de bagages, dans lesquelles roulent les nobles, les riches et tant d’autres, dont Yorick nous représente si bien les pensées et les projets divers.

« Il peut les suivre du regard avec satisfaction, le modeste piéton, estimable ouvrier, à qui sa patrie faisait un devoir de s’approprier l’habileté étrangère, et de ne pas revenir au foyer paternel avant de l’avoir acquise. Mais nous rencontrons plus souvent sur notre chemin des marchands et des tratiquants ; un petit détailleur ne peut faire autrement que de laisser de temps en temps sa boutique, de visiter les foires et les marchés, pour s’approcher du marchand en gros, pour augmenter ses petits bénéfices, à l’exemple, aux encouragements, de l’opulence sans bornes. Avec plus d’inquiétude encore, ils se croisent à cheval sur les grandes routes et les routes de traverse, ces innombrables voyageurs, qui s’appliquent à nous faire délier notre bourse, même contre notre volonté. Des échantillons de toute espèce et des listes de prix nous poursuivent dans les villes et les campagnes ; où que nous puissions nous réfugier, pleins d’empressement, ils nous surprennent, nous offrant une occasion que personne n’aurait pensé à chercher.

Et que dirai-je de ce peuple qui s’approprie plus que tous les autres les bénédictions de l’éternel pèlerinage, et qui, par sa mobile activité, sait abuser les gens stables et l’emporter sur ceux qui voyagent comme lui ? Nous ne devons en dire aucun Lien ni aucun mal : aucun bien, parce que notre L’nion se tient en garde contre lui ; aucun mal, parce que le voyageur doit traiter avec bienveillance tout homme qu’il rencontre, en songeant à l’avantage récipioque.

« Mais, avant tout, nous devons rappeler avec intérêt tous les artistes, car ils sont aussi mêlés profondément au mouvement universel. Le peintre ne voyage-t-il pas avec son chevalet et sa palette, de visage en visage, et ses confrères ne sont-ils pas appelés tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, parce qu’on veut partout des bâtiments et des sculptures ? Cependant le musicien voyage plus vivement ; car c’est lui proprement qui prépare pour tout nouvel auditeur une nouvelle surprise, pour des sens ravivés une admiration toute vive. Les comédiens, à leur tour, bien qu’ils dédaignent le char de Thespis, ne laissent pas de voyager toujours en petites troupes. et leur monde mobile est assez promptement bâti à chaque place. Sacrifiant des engagements sérieux et profitables, ils se plaisent aussi à passer seuls de lieux en lieux ; un talent, dont les appointements s’élèvent à mesure que s’élèvent les besoins, en est l’occasion et le prétexte. De là il arrive, d’ordinaire, qu’il n’est pas dans leur patrie un théâtre de quelque importance, sur lequel ils ne se soient montrés.

« Ceci nous invite à jeter les yeux sur l’enseignement. Vous le trouvez aussi dans un mouvement continuel ; on passe de chaire en chaire, afin de répandre abondamment de toutes parts la semence d’une instruction rapide. Mais elles sont plus zélées et plus entreprenantes, ces âmes pieuses qui, pour procurer aux -nations le salut, se dispersent dans toutes les parties du monde. D’autres, en revanche, vont en pèlerinage pour leur propre salut ; ils se rendent, en grandes caravanes, dans des lieux consacrés par des prodiges, pour y chercher et y recevoir ce que leur piété ne trouvait pas chez eux.

« Que si tous ces gens-là n’excitent point notre étonnement, parce que leurs travaux ne sauraient le plus souvent se concevoir sans voyages, du moins faudrait-il tenir enchaînés au sol ceux qui lui consacrent leur activité. Nullement ! L’usage d’une chose n’en suppose pas toujours la possession, et nous voyons le diligent cultivateur quitter des campagnes où il a trouvé, comme fermier, pendant plusieurs années, la joie et le profit ; il cherche avec impatience, auprès ou au loin, des avantages pareils ou plus considérables. Le propriétaire lui-même quitte ses terres à peine défrichées, aussitôt que, par la culture, il les a rendues agréables à un possesseur moins habile ; il pénètre de nouveau dans le désert, se fait une autre place dans les bois ; et, récompensé de ses premiers efforts, il occupe une double, une triple étendue de terrains, sur lesquels peut-être il ne songe pas non plus à se fixer.

« Laissons-le dans ces lieux sauvages se battre avec les ours et les autres bêtes féroces, et revenons dans le monde civilisé, où nous ne trouvons pas les choses plus stables ; observons un grand empire policé : là, le plus capable est en même temps le plus mobile. Sur un signe du prince, un ordre du conseil d’Etat, l’homme utile se transporte d’un lieu dans un autre, et lui aussi, il peut se dire comme nous : « Cherchez en tout lieu à vous rendre utile, en tout lieu vous serez chez vous ! » Mais, quand nous voyons des hommes d’État considérables quitter, quoique à regret, leurs postes éminents, nous avons sujet de les plaindre, parce que nous ne pouvons voir en eux ni des émigrants, ni des voyageurs. Ils ne sont pas émigrants, parce qu’ils perdent une position digne d’envie, sans voir s’ouvrir, même en apparence, la perspective d’un meilleur état ; ils ne sont pas voyageurs, parce qu’il leur est rarement donné d’être, d’une manière quelconque, utiles en d’autres lieux.

« Cependant le soldat est appelé à une vie errante d’un genre particulier. Même pendant la paix, on lui assigne tantôt un poste, tantôt un autre ; il doit se tenir sans cesse en activité, afin de combattre auprès ou au loin pour la patrie, et ce n’est pas seulement pour le salut immédiat, c’est aussi pour les desseins des peuples et des souverains, qu’il porte ses pas dans toutes les parties du monde. Il n’est donné qu’à un petit nombre de s’établir en quelque lieu.

« La valeur est envisagée comme la première qualité du soldat,’ mais on suppose que la fidélité l’accompagne toujours : c’est pourquoi nous voyons certains peuples, célèbres par leur loyauté, appelés hors de leur patrie pour servir de gardes à des souverains ecclésiastiques et séculiers.

« Nous trouvons encore une classe très-mobile, une classe indispensable à l’État, dans ces hommes d’affaires, qui, envoyés de cour en cour, assiégent les princes et les ministres, et enlacent de fils invisibles toute la terre habitée. Aucun d’eux ne peut non plus compter un moment qu’il restera à la place où il se trouve : en paix, on envoie les plus habiles d’un pays dans un autre ; en guerre, ils marchent à la suite de l’armée victorieuse ; ils ouvrent les chemins à l’armée fugitive ; ils sont toujours prêts à quitter un lieu pour un autre : c’est pourquoi ils portent toujours dans leur bagage une grande provision de cartes d’adieu.

« Nous avons su jusqu’à présent nous faire honneur à chaque pas, en réclamant, comme nos compagnons et comme associés à notre sort, l’élite des hommes actifs : pour conclure, mes chers amis, la plus haute faveur vous est réservée, car vous allez vous trouver les confrères des empereurs, des rois et des princes. Rappelons-nous d’abord, avec bénédiction, ce noble et impérial voyageur, cet Adrien, qui parcourut à pied, à la tête de son armée, la terre habitée, qui lui était soumise, et de la sorte- en prit véritablement possession ; songeons avec horreur aux conquérants, ces voyageurs armés, contre lesquels ni résistance ne peut secourir, ni murailles et boulevards ne peuvent garantir les peuples innocents ; accompagnons enfin de nos justes regrets ces malheureux princes bannis, qui, précipités du fuite de la grandeur, ne pourraient même être accueillis dans la modeste association des voyageurs laborieux.

« Après nous être mutuellement représenté et expliqué toutes ces choses, ne nous laissons dominer par aucune mélancolie à courte vue, aucune incertitude maladive. Il est passé, le temps où l’on courait le monde à l’aventure : grâce aux efforts des savants voyageurs qui l’ont habilement décrit et retracé avec art, nous le connaissons partout suffisamment, pour savoir à peu près ce que nous pouvons attendre.

« Mais chacun ne peut parvenir à une connaissance complète : notre société générale est fondée pour éclairer chaque membre, selon sa mesure et son but. Quelqu’un a-t-il dans sa pensée un paysau l’appellent ses vœux, nous cherchons à lui fournir des lumières sur l’objet particulier qui s’offrait à son imagination d’une manière vague et générale : nous donner mutuellement une idée de la terre habitée et habitable, est le plus agréable et le plus fructueux entretien.

’ Dans ce sens, nous pouvons-nous considérer comme une association cosmopolite : la pensée en est simple et grande, l’exécution facile, avec l’intelligence et la force. L’unité est toutepuissante : aussi, point de scission, point de luttes entre nous ! En tant que nous avons des principes. ils nous sont communs à tous. Que l’homme, disons-nous, apprenne à se connaître sans rapports extérieurs durables ; qu’il cherche la sagesse, non dans les circonstances, mais en lui-même : c’est là qu’il la trouvera, pour s’y attacher, pour la cultiver avec amour. Il se formera et se disposera de telle sorte qu’il ne soit nulle part étranger. Celui qui se consacre à ce qui est le plus nécessaire marche partout plus sûrement au but ; les autres, qui aspirent à ce qui est plus relevé, plus délicat, doivent être plus attentifs au choix de la route. Mais, quoi que l’homme entreprenne ou pratique, isolé, il ne peut se suffire : la société est toujours le premier besoin d’un homme laborieux ; tous les hommes utiles doivent être en rapport les uns avec les autres ; comme le propriétaire qui fait bâtir se pourvoit d’un architecte, et celui-ci de maçons et de charpentiers.

« Ainsi donc nous savons tous comment et de quelle manière notre union est conclue et quel en est le fondement ; nous ne voyons parmi nous personne qui ne puisse, à chaque moment, exercer avec fruit son activité ; qui ne soit assuré que partout où le hasard, l’inclination, la passion même, pourront le conduire, il se verra bien recommandé, accueilli, souten#et même relevé, autant que possible, s’il tombe dans le malheur.

« Il est en outre deux obligations que nous nous sommes rigoureusement imposées : d’abord nous respectons tous les cultes, car ils sont tous plus ou moins renfermés dans le Credo ; ensuite nous admettons également toutes les formes de gouvernement, et, comme toutes exigent et encouragent une activité salutaire, nous agissons dans les limites de ces institutions, selon leur volonté et leurs vœux, sans assigner de terme à notre obéissance. Enfin nous tenons pour notre devoir d’observer et d’encourager, sans pédanterie et sans rigueur, la moralité, comme l’exige le respect de nous-mêmes, qui résulte des trois formes de respect que nous professons tous, et nous avons eu tous le bonheur et la joie d’être initiés, quelques-uns même dès leur enfance, à cette sublime sagesse universelle. Toutes ces choses, nous avons voulu les méditer encore une fois, à l’heure solennelle de la séparation, les proclamer, les entendre, les reconnaître et les consacrer aussi par un adieu fraternel.

« Ne reste pas fixé sur le sol ! Courage ! Ose partir ! Qui a le « bras et la tête, avec une joyeuse vigueur, est partout chez lui * Où que le soleil nous éclaire, nous n’avons point de souci. « C’est pour que les hommes se dispersent sur elle, que la terre « est si grande. »


CHAPITRE X.

Pendant ce chant final, une grande partie des assistants se levèrent vivement, et sortirent de la salle deux à deux, avec des acclamations qui retentissaient au loin. Lénardo, s’étant assis, demanda 4 son hôte s’il songeait à faire sa proposition publiquement, ou s’il demandait une séance particulière. L’étranger se leva, salua l’assemblée et parla en ces termes :

« C’est précisément dans une assemblée comme celle-ci que je désire m’expliquer d’abord sans autres façons. Ces hommes, qui sont restés immobiles, et qu’on juge tous, à les voir, amis du travail, font clairement connaître, en demeurant à leur place, leur désir et leur intention de rester attachés au sol de la patrie. Je les salue tous avec affection, car j’ose leur déclarer que je suis en état de leur offrir à tous, tels qu’ils se montrent à mes yeux, assez de travail pour bien des années. Je désire toutefois, après un court intervalle, une nouvelle assemblée, parce qu’il est nécessaire que j’expose d’abord en confidence l’affaire dont il s’agit aux dignes chefs qui ont rassemblé jusqu’à ce jour ces hommes laborieux ; j’ai besoin de leur persuader que ma mission mérite la confiance. Mais ensuite il conviendra que je m’explique en particulier avec chacun des hommes qui resteront, afin que je sache par quels services ils se proposent de répondre à mes offres considérables. »

Là-dessus Lénardo demanda un peu de temps pour régler les affaires les plus urgentes, et, lorsqu’on eut fixé le terme, tous les hommes qui étaient restés se levèrent avec décence, et ils sortirent aussi deux à deux de la salle, en chantant un hymne d’un caractère grave et doux.

Alors l’étranger, qui se nommait Odoardo, exposa aux deux chefs ses vues et ses projets, et produisit ses pouvoirs. Mais il ne put entrer, avec des hommes si distingués, dans de plus amples détails au sujet de l’affaire, sans parler de la base tout humaine sur laquelle l’ensemble reposait. De là, des explica- * tions mutuelles et des confidences, relatives à leurs plus chers et plus profonds intérêts, se développèrent dans la suite de l’entretien. Ils restèrent ensemble une grande partie de la nuit, et s’engagèrent, se perdirent de plus en plus dans le labyrinthe des destinées et des sentiments humains. Odoardo fut entraîné insensiblement à faire, comme par fragments, l’histoire confidentielle de son esprit et de son cœur : c’est pourquoi nous n’avons recueilli de cet entretien qu’une notice incomplète et insuffisante. Cependant nous devons à l’heureuse mémoire de Frédéric et à son talent de rédaction la reproduction de scènes intéressantes, et quelques éclaircissements sur la vie de cet homme excellent, qui commence à captiver notre attention, ne fût-ce que par l’indication des choses qui seront peut-être exposées dans la suite avec plus de détails et de liaison.

Pas trop loin.

Dix heures du soir venaient de sonner, et tout se trouvait prêt pour le moment convenu ; dans la petite salle décorée, était dressée, pour quatre personnes, une grande table élégamment servie ; un friand dessert et des sucreries étaient disposés entre les éblouissantes bougies et les fleurs. Quel plaisir pour les enfants que ce dessert ! Car ils devaient prendre place à table. En attendant, ils circulaient alentour, parés et masqués, et, comme on ne saurait défigurer les enfants, ils paraissaient sous les traits de deux génies jumeaux, les plus jolis du monde. Le père ’ les appela devant lui, et, avec un peu de secours, ils récitèrent fort gentiment le dialogue en vers, composé pour le jour de naissance de leur mère.

Le temps passait : de quart d’heure en quart d’heure, la bonne vieille ne pouvait s’empêcher d’augmenter l’impatience de son maître. Plusieurs lampes, disait-elle, allaient s’éteindre dans l’escalier ; les mets favoris de madame ne pourraient se conserver à point. L’ennui commençait à rendre les enfants mutins, et, par impatience, ils devinrent insupportables. Le père se contenait ; cependant sa tranquillité accoutumée était près de l’abandonner. Il prêtait avidement l’oreille au bruit des voitures ; quelquesunes roulaient devant la maison sans s’arrêter ; un certain dépit allait le saisir. Pour passer le temps, il demanda aux enfants une nouvelle répétition ; mais, inattentifs, dans leur ennui, distraits et maussades, ils disaient tout de travers ; les gestes n’avaient plus aucune justesse ; ils exagéraient, à la manière des comédiens qui ne sentent-rien. L’angoisse du pauvre homme croissait à chaque moment ; il était plus de dix heures et demie : laissons-le nous dire le reste lui-même.

« L’horloge sonna onze heures ; mon impatience était montée jusqu’au désespoir ; je n’espérais plus, je craignais : j’appréhendais de la voir entrer, de l’entendre s’excuser légèrement, avec sa grâce accoutumée ; assurer qu’elle était très-fatiguée, et, par toutes ses façons, me reprocher de gêner ses plaisirs. J’étais dans un trouble affreux ; mille choses, que j’avais souffertes depuis des années, me revenaient à l’esprit pour m’accabler. Je commençais à la haïr et je ne savais plus comment je devrais l’accueillir. Mes pauvres enfants, parés comme de petits anges, dormaient paisiblement sur le sofa. Le parquet me brûlait sous les pieds ; j’étais troublé, je n’étais plus à moi, et il ne me restait plus qu’à fuir, pour laisser du moins passer les premiers moments. Je courus, dans mes légers habits de fête, à la porte de la maison ; je ne sais quelle excuse je balbutiai à la bonne vieille ; elle me jeta un manteau sur les épaules, et je me trouvai au milieu de la rue, dans un état que je n’avais pas senti depuis longtemps. Comme un jeune étourdi, que la passion a mis hors de lui-même, je courais les rues au hasard. J’aurais gagné la oleine camuagne, mais un vent humide et froid me soufflait assez rudement au visage pour modérer mon dépit. »

On ne peut manquer d’observer ici que, nous arrogeant les droits du poète épique, nous avons entraîné, trop rapidement peut-être, le lecteur bénévole au milieu d’une scène passionnée. Nous voyons un homme considérable, troublé par un chagrin domestique, sans avoir appris rien de plus sur son compte : aussi, pour le moment, afin d’éclaircir un peu la situation, nous rejoindrons la bonne vieille, et.nous écouterons ce que, dans son trouble et son émotion, elle va murmurant ou déclamant toute seule.

« Je l’ai prévu depuis longtemps ; je l’ai prédit ; je n’ai pas ménagé madame ; je l’ai souvent avertie : mais c’est plus fort qu’elle. Quand monsieur s’est fatigué d’affaires, tout le jour, à la chancellerie, dans la ville, à la campagne, il trouve, le soir, la maison vide ou une société qui ne lui plaît pas. Elle ne peut s’en passer ! Si elle ne voit pas du monde, des hommes autour d’elle, si elle ne roule pas en voiture de çà et de là, si elle ne peut défaire et refaire sa toilette, il semble qu’elle étouffe. Aujourd’hui, l’anniversaire de sa naissance, elle part dès le matin pour la campagne. Bon ! En attendant, nous préparons tout ; elle donne sa parole qu’elle sera de retour à neuf heures. Nous sommes prêts : monsieur fait réciter aux enfants un joli compliment, qu’ils ont appris par cœur ; ils sont parés ; les lampes et les bougies, le bouilli et le rôti, il ne manque rien…. elle ne vient pas ! Monsieur a bien de l’empire sur lui-même ; il cache son impatience : elle éclate enfin. 11 sort de la maison, si tard : pourquoi ? C’est clair ! Mais où va-t-il ? J’ai souvent menacé madame de rivales : c’était mon devoir. Je n’ai rien remarqué encore chez monsieur ; une belle dame le guette depuis longtemps, lui fait des avances. Qui sait comme il a résisté jusqu’à présent ? Maintenant il éclate ; le désespoir de voir sa bonne volonté méconnue le pousse de nuit hors de la maison : tout est perdu. J’ai dit à madame plus d’une fois de ne pas aller trop loin. »

Revenons à notre ami pour l’écouter lui-même.

« Je vis de la lumière au rez-de-chaussée de la grande auberge : je heurtai à la fenêtre, et demandai au garçon, d’une voix qui lui était connue, si des étrangers n’étaient pas arrivés ou ne s’étaient pas fait annoncer. Déjà il avait ouvert la porte pour me répondre négativement et me prier d’entrer. Dans ma situation, je trouvai à propos de continuer cette fable ; je lui demandai une chambre- qu’il me donna tout de suite au deuxième étage. Je le laissai croire que le premier devait être réservé pour les étrangers attendus. Il se hâta de faire quelques préparatifs ; je le laissai faire, et je garantis le payement. Ces choses faites, je retombai dans ma douleur ; je me représentais chaque circonstance, pour l’aggraver ou l’adoucir ; je me condamnais moimême, et cherchais à me remettre, à me calmer ; tout pourrait s’arranger le lendemain ; je me figurais déjà les choses revenues au train ordinaire ; puis le dépit éclatait de nouveau avec une force indomptable : je n’aurais jamais cru qu’il fût possible d’être aussi malheureux. »

Déjà sans doute nos lecteurs s’intéressent à l’homme excellent que nous voyons si vivement ému d’un incident frivole en apparence, et ils désirent apprendre à le connaître plus particulièrement : nous profiterons pour cela de la pause qui se fait dans cette nocturne aventure, tandis que notre héros, silencieux et troublé, se promène de long en large dans la chambre.

Odoardo était le rejeton d’une ancienne famille, et une suite de générations lui avait transmis en héritage les plus nobles qualités. Élevé dans une école militaire, il y avait pris une tenue élégante, qui, s’unissant aux plus belles qualités de l’esprit, donnait à ses manières un charme particulier. Un emploi qu’il exerça quelque temps à la cour lui apprit à connaître fort bien les relations extérieures d’augustes personnages ; et, par une faveur qu’il eut bientôt gagnée, attaché à une mission diplomatique, où il eut l’occasion de voir le monde et d’apprendre à connaître les cours étrangères, il fit paraître en toutes choses lavlucidité de son esprit, la sûreté de sa mémoire, mais surtout il ne tarda pas à montrer un zèle remarquable dans les entreprises de tout genre. La connaissance des langues étrangères, qu’il parlait avec facilité, ses manières franches, sans importunité, l’élevèrent par degrés ; il fut heureux dans toutes ses missions diplomatiques, parce qu’il captivait la bienveillance, et par là s’assurait les moyens d’apaiser les différends ; il savait surtout satisfaire les intérêts opposés, par une juste appréciation des droits de chacun.

Le premier ministre voulut s’attacher un homme si distingué : il lui fit épouser sa fille, qui était d’une beauté ravissante, avec tous les dons qui font le charme de la société. Mais comme le courant des félicités humaines rencontre tôt ou tard une digue qui lui résiste et le refoule, il en fut de même en cette occasion. La princesse Sophronie fut élevée à la cour du prince, en qualité de pupille ; elle était le dernier rejeton de sa race, et ses biens et ses prétentions étaient encore assez considérables, quoique la souveraineté fût échue à son oncle : aussi, pour éviter de longs démêlés, on désirait la marier au prince héréditaire, qui était cependant beaucoup plus jeune.

On soupçonna Odoardo d’un penchant secret pour la princesse ; on trouva qu’il l’avait célébrée trop passionnément, sous le nom d’Aurore, dans un poëme de sa composition ; de son côté, la princesse montra quelque imprudence : avec la fermeté naturelle de son caractère, elle avait répondu fièrement à certaines railleries de ses compagnes, qu’il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer un pareil mérite.

Le mariage d’Odoardo fit taire, il est vrai, ces soupçons, mais de secrets ennemis les nourrissaient en silence, et ils n’attendaient qu’une occasion pour les faire revivre.

On évitait, autant que possible, de revenir sur les droits de la princesse ; cependant ils furent quelquefois débattus. Le prince et les plus sages conseillers estimaient que le mieux était toujours de laisser dormir cette affaire, tandis que les partisans secrets de Sophronie désiraient la voir terminée, et, par ce moyen, la princesse rendue à une plus grande liberté, avant que la mort eût enlevé le vieux roi voisin, parent et protecteur de Sophronie, qui s’était montré disposé à lui prêter, dans l’occasion, son appui paternel.

Odoardo, qu’on avait chargé d’une mission de pure cérémonie auprès du roi, fut soupçonné d’avoir réveillé l’affaire, que l’on voulait assoupir. Ses ennemis s’emparèrent de cet incident, et son beau-père, qu’il avait convaincu de son innocence, eut besoin de tout son crédit pour lui faiie obtenir une sorte de lieutenance dans une province éloignée. 11 s’y trouvait heureux ; il pouvait déployer toute son activité ; il trouvait à faire des choses utiles, nécessaires, bonnes, grandes et belles ; il pouvait accomplir des œuvres durables, sans se sacrifier lui-même, tandis qu’à la cour, en s’occupant, contre sa propre conviction, d’intérêts passagers, on peut courir soi-même à sa perte.

Sa femme ne prit pas la chose comme lui ; elle ne pouvait vivre que dans le grand monde, et ne suivit son mari dans son gouvernement que plus tard et par contrainte. Il se conduisit envers elle avec tous les ménagements possibles, et lui procura tous les dédommagements imaginables de sa première fortune : pendant l’été, parties de campagne dans le voisinage ; en hiver, un théâtre d’amateurs, les bals et tous les divertissements qu’elle arrangeait à son gré. 11 poussa même la complaisance jusqu’à souffrir, comme ami de la maison, un étranger, qui s’était introduit depuis quelque temps, bien qu’il ne lui plût en aucune façon, et qu’avec son coup d’œil pénétrant il crût découvrir en lui une certaine fausseté.

Après toutes ces explications, on comprendra que, dans la grave conjoncture présente, quelques nuages sombres, et aussi quelques vives lumières s’élevassent dans son esprit. En un mot, si, après ces confidences, que nous devons à l’heureuse mémoire de Frédéric, nous revenons à Odoardo, nous le retrouvons allant et venant dans la chambre, à grands pas, et manifestant, par ses gestes et ses exclamations entrecoupées, le combat qui se faisait en lui.

« Livré à ces pensées, je marchais toujours de long en large, dans une grande agitation ; le garçon m’avait apporté une tasse de bouillon, dont j’avais grand besoin : car, tout occupé des préparatifs de la fête, je n’avais rien pris, et un excellent souper, auquel personne n’avait touché, attendait à la maison. A ce moment, nous entendîmes le cor d’un postillon, qui jouait très-agréablement en montant la rue.

« Il vient de la montagne ! » dit le garçon.

« Nous courûmes à la fenêtre et nous vîmes, à la clarté de ses deux lanternes brillantes, s’avancer une belle voiture à quatre chevaux, soigneusement chargée. Les domestiques s’élancèrent du siége.

« Les voilà ! » s’écria le garçon, et il courait à la porte.

« Je le retins, pour lui recommander de ne point dire que je fusse là, de ne point avouer qu’on eût fait quelques préparatifs. Il le promit et m’échappa.

  • Cependant j’avais négligé d’observer qui était descendu, et une nouvelle impatience s’empara de moi ; il me semblait que le garçon tardait trop à m’apporter des nouvelles. Enfin j’appris de lui que les personnes arrivées étaient deux dames, l’une âgée, à l’air imposant, l’autre jeune encore, et d’une grâce admirable ; elles étaient accompagnées d’une femme de chambre, comme on la pouvait souhaiter.

« Elle a commencé, poursuivit-il, par me donner des ordres, « puis elle a parlé d’un ton caressant, et, quand j’ai voulu faire « l’agréable, elle a pris un air fripon, qui lui va le mieux du « monde. »

« J’ai remarqué sur-le-champ, ajouta-t-il, la surprise de ces « dames de me trouver si alerte, et la maison prête à les rece« voir ; les chambres éclairées, les feux allumés. Elles se sont & mises à leur aise ; elles ont trouvé dans la salle un souper « froid ; je leur ai oiïert un bouillon, qu’elles ont pris avec « plaisir. »

Les dames se mirent à table. La plus âgée mangea peu ; la charmante beauté ne prit rien ; la femme de chambre, qu’on appelait Lucie, mangea de très-bon appétit, et célébra les mérites de l’auberge, «’extasiant sur le brillant éclairage, le fin linge, les porcelaines et les autres meubles. Après s’être chauffée à un feu magnifique, elle demanda au garçon, qui venait de rentrer, si l’on était donc toujours prêt, à toute heure de jour et de nuit, à traiter si bien les hôtes qui survenaient à l’improviste. Le garçon fit comme les enfants, qui savent bien taire un secret, mais ne peuvent cacher qu’un secret leur a été confié. Il répondit d’abord d’une manière équivoque, puis en s’approchant par degrés de la vérité ; enfin, poussé dans les derniers retranchements par la vivacité de la soubrette, de réponse en réplique, il avoua qu’un domestique…. qu’un monsieur…. était venu, reparti, revenu ; enfin, il lui échappa de dire que le monsieur était en effet là-haut, et se promenait avec impatience de long en large. La jeune daine se leva soudain, les autres en firent autant. «Ce doit être un vieux monsieur, » s’écrièrent-elles. Le garçon affirma qu’il était jeune. Leurs doutes recommencèrent. Il jura qu’il avait dit la vérité. L’inquiétude, le trouble, augmentaient.

« Ce doit être mon oncle, assura la jeune.

— Ce n’est pas sa manière, répondit la vieille.

— Nul autre que lui, reprit sa compagne, n’a pu savoir que nous arriverions ici à ces heures. »

Mais le garçon persistait à dire que le monsieur était un homme jeune, vigoureux et beau. Lucie soutint que c’était l’oncle ; qu’il ne fallait pas se fier à ce fripon, qui se contredisait depuis une demi-heure.

Après tous ces débats, il fut obligé de monter ; il conjura le monsieur de vouloir bien descendre sur-le-champ, sinon les dames monteraient pour le remercier elles-mêmes.

« C’est un vrai brouillamini, poursuivit le garçon. Je ne comprends pas pourquoi vous balancez à vous montrer. On vous prend pour un vieux oncle, que l’on désire passionnément embrasser. Descendez, je vous en prie ! Ne sont-ce pas les personnes que vous attendiez ? Ne dédaignez pas capricieusement une délicieuse aventure. La jeune beauté est digne d’être vue et entendue ; ce sont des personnes du plus grand air. Hâtez-vous de descendre : sans cela elles viendront vous relancer dans votre chambre. »

La passion engendre la passion. Ému, comme il l’était, Odoardo aspirait à quelque chose de nouveau, de singulier. Il descendit., espérant s’expliquer avec les inconnues dans un agréable entretien, faire de nouvelles connaissances, se distraire…. Et cependant un vague pressentiment lui disait qu’il allait au-devant de personnes connues. Il était devant la porte : les dames, qui croyaient reconnaître le pas de l’oncle, coururent au-devant de lui. Quelle rencontre ! quel objet ! La belle poussa un cri, et se jeta au cou de la vieille dame. Odoardo les reconnut toutes deux, et recula d’étonnement : puis il accourt, il tombe à ses pieds, lui prend la main, qu’il abandonne aussitôt, après l’avoir effleurée du plus respectueux baiser, et le nom d’Aurore expire sur ses lèvres.

Tournons maintenant nos regards vers la maison de notre ami, et nous y verrons des choses fort singulières. La bonne vieille était dans un extrême embarras ; elle entretenait les lampes du vestibule et de l’escalier ; elle avait retiré du feu le souper, dont une partie éfait absolument perdue. La femme de chambre était restée auprès des enfants endormis, et avait surveillé les nombreuses bougies allumées dans les salles, allant et venant, avec autant de calme et de patience que la vieille avait de mauvaise humeur.

Enfin une voiture s’arrêfa devant la porte : c’était la dame. Elle apprit que son mari avait dû sortir quelques heures auparavant. En montant l’escalier, elle ne parut faire aucune attention à cette illumination de fête. La vieille apprit d’un laquais qu’un accident leur était arrivé en route ; que la voiture avait versé dans un fossé, et tout ce qui s’ensuit.

La dame entra dans la salle à manger.

« Que signifie cette mascarade ? dit-elle, à la vue des enfants.

— Madame aurait eu beaucoup de plaisir, répondit la femme de chambre, si elle était arrivée quelques heures plus tôt. »

Les enfants, brusquement réveillés, s’élancèrent du sofa, et, voyant leur mère devant eux, ils se mirent à débiter leur compliment. Ils allèrent quelque temps l’un et l’autre’avec embarras ; puis, n’étant ni encouragés ni secourus, ils hésitèrent ; enfin ils s’arrêtèrent tout court, et les pauvres petits furent envoyés au lit avec quelques caresses. La dame, se voyant seule, se jeta sur le sofa et versa des larmes amères.

Il est nécessaire maintenant 3e donner quelques détails sur cette dame et sur la fête champêtre qui semble s’être mal terminée. Albertine était une de ces femmes auxquelles on ne sait que dire dans le tête-à-léte, mais que l’on rencontre avec plaisir dans le grand monde. Lh, elles paraissent le véritable ornement d’un cercle, dont elles savent écarter par leurs charmes la langueur et l’ennui. Leur grâce, pour se produire, pour se déployer à l’aise, a besoin d.’yn certain espace ; leur action veut un grand théâtre ; il leur faut un élément qui les porte, qui les force d’être aimables ; dans le particulier, elles savent à peine se faire supporter,

L’ami de la maison n’avait gagné et ne conservait ses bonnes grâces que pour avoir su l’entretenir dans un mouvement continuel, et l’entourer d’une société peu nombreuse, il est vrai, mais disposée au plaisir. Dans la distribution des rôles, il choisissait pour lui les pères nobles, et, par une action décente et sage, il savait garder la prépondérance sur le premier, le deuxième et le troisième amoureux.

Florine, qui possédait une terre noble dans le voisinage, habitait l’hiver à la ville ; elle avait des obligations à Odoardo, dont l’administration produisait, d’une manière accidentelle, mais heureuse, des effets très-favorables au domaine de cette dame, et promettait d’en augmenter dans la suite les revenus d’une manière considérable ; elle habitait son ch’iteau pendant l’été, et en faisait le théâtre des plus agréables fêtes : les jours de naissance n’étaient surtout jamais oubliés, et donnaient lieu à des plaisirs de tout genre.

Florine était gaie et folâtre, paraissant ne tenir à personne, sans demander, sans exiger l’affection. Danseuse passionnée, elle n’estimait les hommes qu’autant qu’ils savaient aller en mesure ; toujours animée dans la conversation, elle trouvait insupportable quiconque semblait un moment distrait et rêveur ; au reste ellejouait très-agréablement, dans la comédie et l’opéra, les rôles de coquettes, en sorte qu’il n’y avait jamais de rivalité entre elle et Albertine, qui jouait les ingénues.

Afin de célébrer son jour de naissance en bonne compagnie, on avait invité la meilleure société de la ville et des campagnes voisines. Le bal, commencé après déjeuner, s’était continué après dîner ; la fête se prolongea ; on partit trop tard, et, surpris par la nuit dans de mauvais chemins, doublement mauvais parce qu’on les réparait, le cocher se trompa et versa dans un fossé. Notre belle se trouva, avec Florine et l’ami de la maison, dans le plus fâcheux désordre. L’ami sut promptement s’en démêler, puis, se penchant sur la voiture, il s’écria : « Florine, es-tu blessée ? » Albertine croyait rêver. Il avança les bras dans la voiture, et retira Florine évanouie ; et, lui prodiguant ses soins, il l’emporta dans ses bras jusqu’au bon chemin. Albertine était encore gisante dans le carrosse : son domestique et le cocher l’en retirèrent, et, s’appuyant sur les bras de son valet, elle s’efforça de poursuivre sa route. Les chemins étaient affreux, peu faits pour des souliers de bal ; quoique soutenue par son guide robuste, elle trébuchait à chaque pas. Cependant le cœur était encore plus malade, plus déchiré : elle ne savait, elle ne pouvait se comprendre.

Mais lorsqu’elle arriva dans l’auberge, qu’elle vit Florine couchée sur un lit, dans la petite chambre, et l’hôtesse et Lélio empressés autour d’elle, elle fut certaine de son malheur ; elle devina sur-le-champ une liaison secrète entre l’infidèle ami et la perfide amie ; il fallut qu’elle vît comme Florine, ouvrant les yeux, se jeta au cou de son ami, avec la joie de l’abandon le plus tendre, qui renaît à la vie ; elle vit comme ses yeux noirs reprirent leur éclat, comme un frais incarnat colora, embellit tout à coup ses joues pâlies. Florine semblait véritablement rajeunie, charmante, délicieuse.

Albertine était debout, les yeux baissés, seule, à peine remarquée. Les amants revinrent à eux-mêmes, ils reprirent contenance, mais le mal était fait. On fut cependant obligé de remonter ensemble en voiture ; et, dans l’enfer même, des cœurs ennemis, des traîtres et leurs victimes, ne sauraient être entassés aussi étroitement.


CHAPITRE XI.

Lénardo fut très-activement occupé, pendant quelques jours, à pourvoir les éinigrants de toutes les choses nécessaires, et Odoardo, de son côté, à faire connaissance avec ceux qui restaient, à se rendre compte de leur capacité, pour les instruire suffisamment de son but. Dans l’intervalle, Wilhelm et Frédéric eurent le temps et la liberté de se livrer à de paisibles entretiens. Wilhelm se fit exposer le plan général de l’Union, et, lorsqu’on se fut assez familiarisé avec la contrée, qu’on eut exprimé l’espérance de voir une nombreuse population se développer dans un vaste territoire, la conversation finit naturellement par se tourner vers ce qui unit proprement les hommes, savoir la religion et la morale. Là-dessus le joyeux Frédéric sut donner des explications suffisantes, et l’on nous serait peutêtre obligé, si nous pouvions rapporter la conversation tout entière, qui, par une suite de questions et de réponses, d’objections et d’explications, se développa très-convenablement, et, par divers détours, s’avança doucement vers son véritable but. Mais nous n’osons pas nous arrêter si longtemps, et nous aimons mieux donner sur-le-champ les résultats, que de nous attacher à les faire naitre peu à peu dans l’esprit de nos lecteurs. Voici la quintessence de cet entretien.

« Toutes les religions ont pour objet de faire accepter à l’homme les maux inévitables. Chacune tâche d’atteindre ce but à sa manière. La religion chrétienne y parvient avec un charme puissant, par la foi, l’amour et l’espérance, qui produisent la résignation, doux sentiment du prix que le don de la vie conserve encore, même lorsqu’au lieu des jouissances désirées, lui sont imposées les plus cuisantes douleurs. Nous nous attachons fermement à cette religion, mais d’une façon particulière ; nous instruisons nos élèves, dès leur enfance, des grands avantages qu’elle nous a procurés ; en revanche nous ne leur faisons connaître qu’en dernier lieu son origine et son développement. Alors seulement, son auteur nous devient cher et précieux, et tous les détails qui se rapportent à sa personne nous deviennent sacrés. Dans cette idée, qu’on dira peut-être pédantesque, mais qu’on sera forcé de trouver conséquente, nous ne souffrons aucun juif parmi nous : en effet, comment pourrions-nous le faire participer à la plus haute civilisation, dont il nie la source et l’origine ?

« Notre morale en est complétement distincte ; elle est purement active, et renfermée dans ces deux préceptes : « Modérait tion dans ce qui est permis, diligence dans ce qui est néces« saire. » Chacun peut faire, à sa manière, dans le cours de sa vie, l’application de ces laconiques paroles, et y trouve un texte fécond à des développements infinis.

« On grave dans tous les cœurs le plus grand respect pour le temps, ce don suprême de Dieu et de la nature, et le compagnon le plus vigilant de l’existence. Chez nous, les horloges sont très-multipliées, et l’aiguille, aussi bien que la cloche, annonce les quarts d’heure, et, pour multiplier ces signaux autant que possible, les télégraphes élevés dans notre province annoncent, lorsqu’ils ne sont pas endommagés, les heures de jour et de nuit, au moyen d’un appareil fort ingénieux.

« Notre morale, qui est, par conséquent, toute pratique, insiste principalement sur la prudence ; et, grâce à la division du temps, la prudence est éminemment stimulée par l’attention donnée à chaque heure.

  • 1l faut que chaque moment ait son emploi ; et comment cela pourrait-il être, si l’on n’était pas attentif à l’ouvrage comme à l’heure ?

« Vu que nous ne faisons que commencer, nous attachons une grande importance aux liens de famille ; nous songeons à imposer de grands devoirs aux pères et aux mères ; l’éducation est d’autant plus facile chez nous, que chacun doit se fournir luimême de serviteurs et de servantes.

« Certaines choses doivent sans doute être soumises à une règle unique et uniforme : l’abbé se charge d’enseigner à la masse, d’une manière facile, la lecture, l’écriture et le calcul. Sa méthode, avec quelque chose de plus ingénieux, rappelle l’enseignement mutuel : au reste, l’objet essentiel est proprement de former à la fois des instituteurs et des élèves.

« Mais je veux mentionner encore une sorte d’enseignement mutuel : c’est l’étude pratique de l’attaque et de la défense. Ici Lothaire est sur son terrain. Ses manœuvres ont quelque chose de semblable à celles de nos chasseurs : mais, dans ce qu’il fait, il ne peut être qu’original.

« J’ajouterai que, dans la vie civile, nous n’avons point de cloches, et dans la vie militaire point de tambours : dans l’une et dans l’autre, la voix humaine suffit, unie aux instruments à. vent. Toutes ces choses ont déjà existé et existent encore ; mais, d’en faire un judicieux emploi, c’est l’œuvre de l’esprit, qui d’ailleurs, au besoin, les aurait inventées.

« Ce qu’il y a de plus nécessaire dans un État, ce sont des chefs courageux, et le nôtre n’en manquera pas : nous sommes tous impatients de nous mettre à l’œuvre, pleins d’ardeur et persuadés qu’il faut commencer simplement. C’est pourquoi nous ne pensons point à organiser la justice, mais bien la police. En voici le principe, et son énergique expression : « Nul ne « doit incommoder autrui. » Celui qui se rend incommode est mis à l’écart, jusqu’à ce qu’il ait compris comment on doit se conduire pour être souffert. Si c’est une chose inanimée ou une créature privée de raison qui cause le trouble, elle est également mise à l’écart.

« Il y a dans chaque district trois directeurs de police, qui se relayent toutes les huit heures, comme dans les mines, où le travail ne doit pas non plus chômer, et un de nos hommes doit surtout être disponible pendant la nuit.

« Ils ont le droit d’exhorter, de blâmer, de censurer et de mettre à l’écart ; s’ils le trouvent nécessaire, ils convoquent des jurés, en nombre plus ou moins grand ; si les voix sont égales, ce n’est pas le président, c’est le sort, qui décide, parce qu’on est persuadé que, dans les cas où les voix sont partagées, il est toujours indifférent que l’on prenne l’un ou l’autre parti. Au sujet de la majorité, nous avons des idées toutes particulières : nous la laissons faire la loi dans le cours nécessaire des choses de la vie ; niais, dans un sens plus élevé, nous n’avons pas en elle beaucoup de confiance. Au reste, je ne dois pas m’expliquer plus amplement sur ce point.

« Quand on demandera l’autorité supérieure qui dirige tout, on ne la trouvera jamais fixée en un même lieu : elle circule sans cesse, pour maintenir l’égalité dans les choses principales, et laisser à chacun son libre arbitre dans les choses facultatives. Cela s’est vu déjà dans l’histoire : les empereurs d’Allemagne passaient de lieu en lieu, et cette institution est surtout conforme à l’esprit des États libres. Nous redoutons une capitale, bien que nous voyions déjà le point de nos domaines où le plus grand nombre d’hommes affluera. Mais nous évitons d’en parler : cela viendra peu à peu, et toujours assez tôt.

» Voilà en général les points sur lesquels nous sommes presque entièrement d’accord : cependant, quand les membres de la société seront réunis, en grand ou en petit nombre, ils pourront toujours les discuter de nouveau. L’essentiel est que nous soyons sur les lieux. C’est proprement à la loi de formuler la nouvelle constitution, qui sera permanente.

« Nos châtiments sont légers. Tout homme d’un certain âge peut se permettre l’avertissement ; les vieillards les plus considérables peuvent seuls désapprouver et censurer ; infliger une peine n’appartient qu’à un certain nombre d’hommes convoqués à cet effet. On observe que les lois rigoureuses faiblissent bientôt et se relâchent peu à peu, parce que la nature maintient toujours ses droits. Nos lois sont indulgentes, afin de pouvoir devenir par degrés plus sévères : nos punitions consistent d’abord à séquestrer de la société civile, d’une manière plus ou moins absolue, plus ou moins durable, selon les cas. Quand la fortune des citoyens sera insensiblement augmentée, on leur en retranchera aussi, à titre de peines, une part plus ou moins grande, selon qu’ils l’auront mérité.

« On a donné connaissance de ces choses à tous les membres, et, dans un examen auquel on a procédé, on a trouvé que chacun fait sur lui-même la plus judicieuse application des points principaux. L’essentiel est que nous emportions sur l’autre bord les avantages de la civilisation, et que nous en laissions derrière nous les abus. Nous ne souffrirons chez nous ni débits d’eau-de-vie ni cabinets de lecture ; mais, quant aux règlements que nous établirons à l’égard des bouteilles et des livres, j’aime mieux ne pas m’en expliquer : ce sont là des choses qu’on ne peut juger qu’après qu’elles sont faites. »

Par la même raison, celui qui rassemble et rédige ces documents ne dira rien d’autres ordonnances, que la société discute encore, et que peut-être on ne jugera pas convenable d’essayer dans le nouvel-établissement, loin que l’on osât se promettre de les voir approuver, si on les exposait ici avec détail.


CHAPITRE XII.

Le jour où Odoardo devait présenter sa proposition était arrivé, et, quand l’assemblée fut réunie et silencieuse, il prononça le discours suivant :

« L’œuvre importante pour laquelle je dois inviter ces hommes laborieux à’prêter leur concours ne vous est pas entièrement inconnue, car je m’en suis déj’i expliqué avec vous d’une manière générale. Je vous ai fait considérer qu’il existe dans l’ancien monde, aussi bien que dans le nouveau, des terres qui réclament une meilleure culture que celle qu’elles ont eue jusquà ce jour. Sur l’autre bord, la nature a déployé de grandes régions, où elle règne, vierge et sauvage, en sorte qu’on ose à peine l’attaquer et engager contre elle le combat. Cependant il est facile aux bommes résolus de conquérir peu à peu sur elle les solitudes, et de s’en assurer la possession partielle. Dans l’ancien monde, c’est le contraire. Tout le sol est déjà divisé entre un certain nombre de propriétaires, et leur droit est plus ou moins consacré par un temps immémorial. Et si, en Amérique, l’espace sans limites se présente comme un obstacle insurmontable, ici, une simple borne oppose des obstacles peutêtre plus difficiles à vaincre. 11 faut- pour dompter la nature, l’industrie des hommes, la force ou la persuasion.

« Si la propriété particulière est sacrée pour la société tout entière, elle l’est bien plus encore pour le possesseur. L’habitude, les impressions d’enfance, le respect des aïeux, la haine du voisin et mille choses roidissent le propriétaire et le préviennent contre tout changement. Plus un pareil état de choses est ancien et complexe, et la propriété divisée/plus il devient difficile de procurer le bien général, qui, en prenant quelque chose à l’individu, profite à la société tout entière, et, d’une manière inattendue, par contre-coup, par coopération, à l’individu lui-même.

« Depuis nombre d’années, je gouverne, au nom de mon souverain, une province, qui, séparée de ses États, est depuis longtemps bien loin de produire ce qu’elle pourrait. Son isolement, ou, si l’on veut, son enclavement, a empêché, jusqu’à ce jour, de prendre des dispositions qui eussent permis aux habitants de répandre leurs produits au dehors, et de recevoir du dehors les choses dont ils ont besoin.

« Je gouverne le pays avec des pouvoirs illimités. Il y avait du bien à faire, mais dans d’étroites limites ; partout l’accès était fermé au perfectionnement, et les progrès les plus désirables semblaient relégués dans un autre monde.

« Je n’avais d’autre obligation que d’administrer sagement. Et quoi de plus facile ? Il ne l’est pas moins d’écarter les abus, d’utiliser les forces de l’homme, de seconder les gens industrieux. Pour tout cela, le bon sens et la force suffisent ; tout cela s’est opéré, en quelque sorte, de soi-même. Mais l’objet particulier de mon attention, de mon souci, c’étaient les voisins, qui ne gouvernaient point et ne faisaient point gouverner leurs provinces avec les mêmes vues, bien moins encore avec les mêmes convictions.

« J’aurais peut-être fini par me résigner, par me renfermer de mon mieux dans ma situation, et tirer des usages traditionnels le meilleur parti possible, quand j’observai tout à coup que le siècle venait à mon secours. Des fonctionnaires plus jeunes furent placés dans le voisinage ; ils nourrissaient les mêmes sentiments, mais ce n’était, à vrai dire, qu’une bienveillance générale ; et, s’ils ont adopté peu à peu mes plans de complète alliance, c’est qu’heureusement j’avais à faire les plus grands sacrifices, sans que personne prît garde que je retirais aussi les plus grands avantages.

« Nous sommes trois, qui avons le gouvernement de provinces considérables ; nos souverains et leurs ministres croient fermement à l’honnêteté et à l’utilité de nos projets, car il est d’ailleurs bien plus difficile de voir son avantage en grand qu’en petit. Ici, la nécessité nous indique toujours ce que nous devons faire ou éviter, et il nous suffit d’appliquer cette mesure au présent ; mais, là, nous devons créer un avenir, et, quand même un esprit pénétrant trouverait le plan qui convient, comment peut-il espérer que d’autres l’adopteront ?

« Cela ne réussirait pas non plus à l’homme isolé : le temps, qui affranchit les esprits, découvre pareillement le lointain à leurs regards, et, dans le lointain, on reconnaît sans peine ce qui est grand : par là il devient plus facile d’écarter un des plus puissants obstacles que rencontre l’activité humaine ; cet obstacle vient de ce que les hommes, en général d’accord sur le but, le sont beaucoup plus rarement sur les moyens. Car la véritable grandeur nous élève au-dessus de nous-mêmes, et luit devant nous comme une étoile ; mais le choix des moyens nous fait rentrer en nous-mêmes, et, là, l’individu se retrouve précisément tel qu’il était, et se sent aussi isolé que s’il n’avait pas auparavant adhéré à l’ensemble.

« Aussi, nous devons le répéter, il faut que le siècle vienne à notre secours ; il faut que le temps agisse h la place de la raison, et que, dans une intelligence agrandie, l’avantage supérieur l’emporte sur l’inférieur.

« Ces explications suffiront, je pense, et si, pour le moment, elles semblent surabondantes, plus tard je les rappellerai à chaque associé. Nos mesures sont prises, les routes tracées, les points déterminés où se bâtiront les auberges, et, dans la suite peut-être, les villages. L’opportunité et même la nécessité de constructions en tout genre se fait sentir. D’excellents architectes préparent tout ; les plans, les projets, sont achevés ; notre dessein est de conclure de grands et de petits traités, et d’employer ainsi, avec un contrôle exact, les sommes qui sont prêtes, de manière à exciter l’étonnement de la mère patrie : car nous vivons dans l’heureuse espérance qu’une activité commune se développera désormais de toutes parts.

« Mais un point sur lequel je dois fixer l’attention de tous les associés, parce qu’il aura peut-être de l’influence sur leur résolution, c’est l’organisation, la forme, en laquelle nous songeons à réunir tous les coopérateurs, et, à leur faire une honorable position entre eux et à l’égard de la société civile.

« Aussitôt que nous serons établis sur le sol désigné, les métiers seront déclarés des arts, et, pour les séparer nettement des arts libéraux, ils seront appelés arts positifs. 11 ne peut être ici question que des travaux qui ont pour objet les constructions : tous les hommes ici rassemblés, jeunes et vieux, sont voués à ces industries.

« Passons-les ici en revue, selon qu’ils participent à la construction de l’édifice, et en font par degrés une demeure habitable. Je nommerai d’abord les tailleurs de pierre, qui préparent les pierres des bases et des angles, qu’ils font descendre à la place convenable, suivant la plus exacte mesure, avec l’aide des maçons ; les maçons leur succèdent, et, sur le sol attentivement éprouvé, ils établissent le présent et l’avenir. Bientôt le charpentier amène ses charpentes, et c’est ainsi que le bâtiment peu à peu s’élève. Nous appelons bien vite le couvreur. Dans l’intérieur nous avons besoin du menuisier, du vitrier, du serrurier, et, si je ne parle du peintre qu’en dernier lieu, c’est que son travail peut se faire dans les moments les plus divers, pour donner à l’ensemble, au dedans et au dehors, un agréable aspect. Je passe sous silence maints travaux accessoires, ne m’attachant qu’à l’objet principal.

« La classification d’apprenti, de compagnon et de maître, devra être observée rigoureusement. Il pourra s’y trouver encore bien des degrés, mais les examens ne peuvent se faire trop soigneusement. Celui qui se présente sait qu’il se voue à un art positif, et il ne doit pas en attendre des exigences facultatives. Tout est perdu, dès qu’un seul anneau se rompt dans une grande chaîne. Dans les grandes entreprises, comme dans les grands périls, la légèreté est proscrite.

« C’est en cela justement que les arts positifs servent de modèles aux arts libéraux, et aspirent à les surpasser. Si nous considérons ce qu’on nomme les arts libéraux, qu’il faudrait proprement prendre et désigner dans un sens plus élevé, on trouve que c’est une chose tout à fait indifférente qu’ils soient bien ou mal cultivés. La plus mauvaise statue se tient sur ses pieds comme la meilleure ; une figure peinte marche hardiment sur ses pieds contrefaits, ses bras difformes embrassent avec vigueur ; les figures ne sont pas sur le plan convenable, mais le sol n’en est pas enfoncé. La chose est encore bien plus frappante dans la musique ; le violon criard d’un cabaret de village met en mouvement, avec la plus vive énergie, des membres vigoureux, et nous avons entendu les plus mauvaises musiques d’église, dont le vacarme édifiait le fidèle. S’il vous plaît de ranger la poésie parmi les arts libéraux, vous verrez assurément qu’elle sait à peine où elle doit trouver une limite. Et cependant tout art libéral a ses lois, mais qui peuvent être négligées sans aucun dommage pour l’humanité. Au contraire, les arts positifs ne sauraient se permettre aucune licence. On peut vanter celui qui cultive les beaux-arts, on peut prendre plaisir à ses mérites, quand même son travail, observé de près, ne soutient pas l’examen.

« Mais si nous considérons les uns et les autres dans leur perfection, nous trouverons que les uns doivent se garder de la pédanterie et des simagrées, les autres de la frivolité et du bousillage. L’homme appelé à les diriger doit porter sur ce point l’attention : c’est le moyen d’éviter les abus et les défauts.

« Je ne me répète point…. car toute notre vie sera une répétition de ces paroles ; je n’ajoute plus qu’une observation : celui qui se voue à un art positif doit s’y consacrer pour la vie. Jusqu’à ce jour, on le nommait profession manuelle : c’était parfaitement juste ; les ouvriers devaient agir avec la main, et, si tel est l’office de la main, il faut qu’une vie propre l’anime ; il faut qu’elle soit à elle-même une nature, qu’elle ait ses pensées .propres, sa volonté propre : or elle ne peut y parvenir de diverses manières- »

L’orateur ayant terminé son discours par quelques bonnes paroles, tous les assistants se levèrent, et.les ouvriers, au lieu de se retirer, se formèrent en cercle régulier, devant la table des chefs qu’ils acceptaient. Odoardo fit circuler entre eux une feuille imprimée, où se trouvait ce chant familier, qu’ils chantèrent gaiement, dans un mouvement modéré, sur une mélodie connue :

  • Rester, partir, partir, rester…. désormais seront chose égale pour l’homme de courage. Les lieux où nous faisons une œuvre utile sont le plus digue séjour. Te suivre nous sera facile : qui se laisse conduire arrive au but. Montre à nos yeux une patrie certaine ! Béni soit le guide ! bénie, l’Union !

« Tu répartis la force et le fardeau, et tu les mesures avec justesse : au vieillard, tu donnes repos et dignité ; au jeune homme, du travail et une compagne. La mutuelle confiance bâtit une cabane proprette, ferme la cour et le jardin, et puis se fie au voisinage.

« Aux lieux où, près de routes bien aplanies,-on s’arrête dans une auberge nouvelle ; où l’on assigne, d’une main libérale, des terres à l’étranger, nous fixerons notre demeure avec d’autres colons. Hâtez-vous, hâtez-vous d’entrer dans la fidèle patrie ! Béni soit le guide ! bénie. l’Union ! »


CHAPITRE XIII.

Une tranquillité complète succéda au mouvement animé des jours précédents. Les trois amis restaient seuls en présence, et il fut bientôt visible que deux d’entre eux, Lénardo et Frédéric, étaient agités d’une singulière inquiétude ; ils ne cachaient ni l’un ni l’autre leur impatience, de se voir, pour ce qui les concernait, empêchés de quitter ce lieu. Ils attendaient, assuraient-ils, un messager, et cependant il ne se disait plus rien de raisonnable, plus rien de décisif.

Enfin arrive un messager, qui apporte u n énorme paquet, sur lequel Frédéric se jette pour l’ouvrir. Lénardo le retient et lui dit :

« N’y touche pas ! Qu’il reste devant nous sur la table. Il nous faut considérer, réfléchir, deviner ce qu’il peut contenir. Notre sort va se décider, et, puisque nous n’en sommes pas les maîtres ; qu’il dépend de la raison et des sentiments d’autres personnes ; que nous devons attendre un oui ou un non, ceci ou cela : il est de la bienséance de demeurer calmes, de se posséder, de se demander si on sera capable de le supporter, comme on ferait un jugement de Dieu, devant lequel il nous est commandé de tenir la raison captive.

— Tu n’es pas aussi maître de toi que tu veux le paraître, répliqua Frédéric. Reste donc seul avec tes secrets, et fais-en ce qu’il te plaira. En tout cas, ils ne me concernent point. .Mais laisse-moi eu découvrir le fond à cet ami éprouvé, et lui révéler les circonstances critiques dont nous lui avons fait si longtemps mystère. »

En disant ces mots, Frédéric entraîna YVilhelm ; et, quand ils eurent fait quelques pas :

« Elle esl retrouvée, s’écria-t-il, depuis longtemps retrouvée, et il ne s’agit plus que de savoir ce qu’elle deviendra.

— Je le savais, répondit Wilhelm, car les amis ne se révèlent rien plus clairement les uns aux autres que ce qu’ils se taisent réciproquement. Les dernières phrases du journal où Lénardo se rappelle, justement au milieu des montagnes, la lettre que je lui écrivis, ont rendu présente à mon imagination, avec tout son esprit et tout son cœur, cette excellente jeune femme. Je le voyais, dès le lendemain, s’approcher d’elle, la reconnaître et tout ce qui pouvait s’ensuivre. Mais j’avouerai sincèrement que ce n’est pas la curiosité, c’est la sincère affection que je lui ai vouée, qui causait mon inquiétude, en présence de votre silence et de votre réserve.

— Par conséquent, dit Frédéric, le paquet que nous venons de recevoir t’intéresse d’une façon toute particulière. On avait envoyé la suite du journal à Macarie, et l’on ne voulait pas te gâter par un récit cette grave et charmante aventure. Mais il faut qu’il te soit remis sur-le-champ. Lénardo a sans doute ouvert le paquet, et il n’a pas besoin du journal pour être éclairci de ce qui le regarde. »

Là-dessus Frédéric courut comme autrefois ; il revint en courant, et apporta le cahier promis.

« Maintenant, dit-il, il faut aussi que j’apprenne ce que nous allons devenir. »

En disant ces mots, il s’éloigna lestement, et Wilhelm entreprit sa lecture.

Journal de Lénardo (suite).

Vendredi, 19.

Comme nous devions, ce jour-là, faire diligence pour arriver de bonne heure chez Mme Susanne, nous déjeunâmes à la hâte avec toute la famille ; nous la remerciâmes, en la félicitant à mots couverts ; nous laissâmes au rhabilleur, qui restait, les cadeaux destinés aux jeunes filles, quelque chose de plus riche et de plus nuptial que ceux de l’avant-veille ; et, les glissant dans ses mains à la dérobée, nous rendîmes le bon jeune homme bien joyeux.

Cette fois, nous eûmes achevé tôt notre course ; au bout de quelques heures nous vîmes, dans une vallée paisible, unie, peu étendue, dont une pente rocheuse se reflétait dans les ondes caressantes d’un lac limpide ; des maisons bien bâties, autour desquelles un sol meilleur, soigneusement cultivé, favorisait, dans sa position abritée, quelques travaux de jardinage. Introduit dans la maison principale par le marchand, et présenté à Mme Susanne, je sentis quelque chose de tout particulier, quand elle nous adressa la parole avec grâce, et nous dit qu’elle était charmée que nous fussions venus un vendredi, le jour de la semaine le moins occupé, parce que les marchandises prêtes à livrer étaient expédiées le jeudi soir, par le lac, dans la ville voisine ; et là-dessus le marchand lui ayant dit :

« Et sans doute c’est toujours Daniel qui est chargé du transport ?

— Oui, répondit-elle, et il remplit sa commission aussi bien, aussi" fidèlement que si c’était son affaire propre.

— La différence n’est pas si grande, » répliqua le marchand.

Puis, après s’être chargé de quelques commissions pour la gracieuse hôtesse, il partit à la hâte pour vaquer à ses affaires dans quelques vallées latérales, promettant de revenir me chercher dans quelques jours.

Cependant j’éprouvais un sentiment indéfinissable. Dès mon entrée dans la maison, un pressentiment m’avait dit que j’étais en présence de la femme que j’avais tant souhaitée ; quand je l’observai plus à loisir, ce n’était plus elle, ce ne pouvait l’être ; et pourtant, si je détournais les yeux, ou si elle tournait la tête, je la retrouvais encore : absolument comme, dans un songe, la mémoire et l’imagination se combattent l’une l’autre.

Quelques fileuses, qui avaient tardé à livrer leur travail de la semaine, vinrent l’apporter. La maîtresse, après les avoir doucement exhortées à la diligence, marchandait avec elles ; mais, pour s’entretenir avec son hôte, elle remit la chose à deux jeunes tilles, qu’elle appela Marguerite et Lise, et que j’observai avec d’autant plus d’attention, que je voulais chercher à découvrir si elles s’accordaient avec la description du rhabilleur. Ces deux figures me troublaient tout à fait, et achevaient de détruire toute ressemblance entre la maîtresse de la maison et la femme que je cherchais.

Je ne l’en observais que plus attentivement, et me semblait la plus intéressante, la plus aimable personne que j’eusse rencontrée dans mon voyage de montagne. J’étais assez au fait de cette industrie, pour lui parler Susanne avec connaissance de cause des travaux qu’elle entendait si bien. L’intérêt éclairé que j’y prenais lui était fort agréable ; et, quand je lui demandai d’où elle tirait ses cotons, dont j’avais vu, quelques jours auparavant, un grand convoi traverser les montagnes, elle me répondit que ce même convoi lui en avait amené une provision considérable ; la situation dé sa demeure était aussi très-avantageuse, sous ce rapport, parce que la grand’route qui conduisait au lac passait tout au plus à un quart de lieue au-dessous de la vallée, et qu’elle pouvait y recevoir, en personne ou par un facteur, les balles qui lui étaient destinées et adressées de Trieste, comme cela était arrivé avant-hier.

Elle invita ensuite son hôte à visiter une grande cave aérée, où la provision est gardée, afin que le coton ne sèche pas trop, ne perde pas de son poids et de sa souplesse. Puis, je trouvai réuni chez Susanne presque tout ce que j’avais déjà vu en détail ; elle me faisait remarquer successivement ces divers objets, auxquels je m’intéressais en connaisseur.

Cependant elle devint plus silencieuse. A ses questions, je pus deviner qu’elle me croyait du métier. Elle me dit en effet qu’aussitôt après l’arrivée du coton, elle attendait un commis ou un associé de la maison de Trieste, qui, après avoir discrètement visité son établissement, toucherait l’argent qu’elle devait : cet argent était prêt, pour être livré à la personne qui se ferait connaître. Un peu embarrassé, je répondis d’une manière évasive, et la suivis des yeux, tandis qu’elle mettait quelques objets en ordre dans la chambre. Il me semblait voir Pénélope au milieu de ses femmes. Elle revint, et il me parut qu’il s’était passé en elle quelque chose de particulier.

« Vous n’êtes donc pas un marchand ? me dit-elle. Je ne sais d’où vient la confiance que vous m’inspirez, ni comment j’ose me permettre de vous demander la vôtre. Je ne veux pas être importune, mais accordez-la-moi comme votre cœur le voudra. »

A ces mots, cette physionomie étrangère fixa sur moi un regard si connu, si pénétrant, que je me sentis tout à fait troublé, et que j’eus assez de peine à me remettre. Mes genoux fléchissaient sous moi, je n’avais plus ma présence d’esprit, lorsque heureusement on vint demander Susanne à la hâte. Je pus reprendre mes sens, et m’afFermir dans la résolution de me contenir le plus longtemps possible : car il me semblait que je fusse menacé une seconde fois d’une malheureuse aventure.

Marguerite, aimable et paisible enfant, m’emmena pour me faire voir les élégants tissus : elle le fit avec calme et intelligence. Pour lui témoigner mon attention, je notais ses explications dans mes tablettes, où ces détails se trouvent encore, comme souvenir d’une action purement mécanique, car j’avais tout autre chose dans l’esprit. Voici ces indications :

« La trame d’un tissu marché, aussi bien que tiré, se fait selon que l’exige le modèle, avec du fil blanc peu tordu, appelé fil de mouche, quelquefois aussi coloré en rouge, ou avec des fils bleus, qui sont employés également pour les rayures et les fleurs. Pour tondre l’étoffe, on la roule sur des cylindres, qui représentent un oadre en forme de table, autour duquel sont assises plusieurs ouvrières. »

Lise, qui était au nombre des tondeuses, se leva, se joignit à nous, entremêlant ses discours à ceux de Marguerite, de-manière à la contredire, atin de l’embrouiller ; et, comme je n’en montrais que plus d’attention à Marguerite, Lise tourna de côté et d’autre pour chercher, pour apporter quelque chose, et, sans y être obligée par le défaut de place, elle effleura deux fois très-sensiblement mon bras de son coude délicat, ce qui ne me plut guère.

Bonne et Belle (elle mérite bien ce nom, surtout en comparaison avec les autres femmes) me conduisit dans le jardin pour jouir des derniers rayons du soleil, qui allait disparaître derrière la montagne. Le sourire était sur ses lèvres, comme il arrive quand on hésite à laisser échapper quelque agréable pensée. J’éprouvais moi-même un doux embarras. Je marchais à ses côtés, et je n’osais lui présenter la main, malgré toute mon envie. Il semblait que nous eussions peur l’un et l’autre des paroles et des signes, qui auraient pu nous éclaircir trop tôt cette heureuse rencontre. Elle me montra quelques caisses à fleurs, où je reconnus des cotonniers, qui avaient poussé hardiment.

« Vous le voyez, dit-elle, nous élevons et nourrissons ces graines inutiles, et même gênantes pour notre travail, et qui font, avec leur enveloppe cotonneuse, un si long voyage pour venir jusqu’à nous. C’est de la reconnaissance, et nous aimons à voir vivante sous nos yeux la plante dont les débris morts animent notre existence. Vous voyez ici le commencement, le milieu vous est connu, et ce soir, je l’espère, vous verrez une heureuse conclusion.

« Le fabricant lui-même, ou un facteur à sa place, embarque, le jeudi soir, dans le coche les marchandises qui nous sont rentrées pendant la semaine, et, en compagnie d’autres personnes, qui se livrent à la même industrie, il arrive à la ville le vendredi de grand matin. Là, chacun porte ses tissus aux marchands en gros, cherche à les placer de son mieux, et prend quelquefois en payement le coton brut dont il a besoin.

« Mais les gens qui vont au marché ne rapportent pas seulement des matières premières pour la fabrication : avec l’argent comptant, salaire du travail, ils se pourvoient aussi de cent autres choses nécessaires ou agréables. Quand un des membres de la famille s’est rendu à la ville pour le marché, il excite vivement l’attente, l’espérance et les vœux, souvent même l’angoisse. Il éclate un orage et l’on craint pour le bateau. Les gens âpres au gain sont impatients d’apprendre si la vente a été favorable, et calculent d’avance le produit net ; les curieux attendent les nouvelles de la ville, et ceux qui ont le goût de la parure, les habillements ou les objets de mode que le voyageur avait commission d’acheter ; enfin les gens sujets à leur bouche, et surtout les enfants, espèrent des friandises, ne fût-ce que de petits pains blancs.

  • Le départ de la ville est le plus souvent retardé jusqu’au soir ; alors le lac s’anime peu à peu, et les bateaux glissent à la voile ou à force de rames sur la plaine liquide ; chacun s’attache à devancer les autres, et les vainqueurs adressent des railleries à ceux qui se voient forcés de rester en arrière.

« C’est un agréable et joyeux spectacle que la navigation sur le lac, quand son miroir et les montagnes d’alentour s’enflamment de la pourpre du sofr, et prennent par degrés des teintes plus sombres ; que les étoiles paraissent ; que les cloches annoncent la prière du soir ; que les lumières s’allument dans les villages de la rive et se réfléchissent dans l’eau ; qu’ensuite la lune se lève et répand sa clarté sur l’onde a peine agitée ; le riche paysage fuit devant les barques ; on laisse derrière soi village après village, métairie après métairie ; enfin, sur le point d’arriver, on sonne du cor, et soudain l’on voit paraître ça et là, dans la montagne, des lumières qui descendent vers le rivage ; chaque famille qui a l’un des siens dans le bateau envoie quelqu’un chercher le bagage. Nous demeurons plus haut, mais chacun de nous a fait assez souvent cette navigation, et, pour ce qui regarde les affaires, nous avons tous le même intérêt. »

J’avais écouté avec surprise comme elle disait bien, et en termes choisis, toutes ces choses, et ne pus m’empêcher de» lui demander comment, dans une contrée si sauvage, avec des occupations toutes mécaniques, elle était parvenue à une pareille culture.

Elle répondit, les yeux baissés, avec un sourire aimable et presque malin :

« Je suis née dans une plus belle et plus aimable contrée, où demeurent et commandent des personnes de grand mérite, et, bien que, dans mon enfance, ma conduite fût sauvage et indépendante, on ne pouvait méconnaître l’influence que des maîtres éclairés exerçaient sur leur entourage. Mais ce qui produisit le plus grand effet sur mon jeune cœur fut une éducation pieuse, qui développa chez moi le sentiment du juste et de l’honnête, comme inspiré par la toute-présence de l’amour divin.

« Nous quittâmes le pays, poursuivit-elle (et le fin sourire disparut de ses lèvres, une larme furtive mouilla sa paupière), nous allâmes bien loin, bien loin, d’un pays dans un autre, conduits par des indications pieuses et des recommandations ; enfin nous arrivâmes dans cette industrieuse contrée. La maison où vous me trouvez était habitée par des personnes qui partageaient nos sentiments ; mon père parlait le même langage, dans le même esprit ; nous fûmes bientôt de la famille.

« Je m’appliquai avec ardeur à toutes les affaires de la maison et de la fabrique, et j’appris, j’essayai, je pratiquai, par degrés, toutes les choses auxquelles *>us voyez aujourd’hui que je préside. Le fils de la maison, qui avait quelques années de plus que moi, était bien fait et d’une belle figure ; il gagna mon affection et me donna sa confiance. Il avait à la fois la franchise et la finesse ; la piété, telle qu’on la pratiquait dans la maison, ne trouvait chez lui nul accès, ne le satisfaisait point ; il lisait en secret des livres, qu’il savait se procurer à la ville : c’étaient de ces ouvrages qui donnent à l’esprit plus d’étendue et d’indépendance, et, comme il remarquait chez moi les mêmes besoins, les mêmes dispositions naturelles, il s’efforça peu à peu de me communiquer ce qui l’occupait si sérieusement. Enfin, comme j’entrais dans toutes ses idées, il ne tarda pas plus longtemps à me découvrir son secret tout entier. Et dès lors nous fûmes réellement un couple fort singulier, ne nous entretenant, dans nos promenades solitaires, que des principes qui rendent l’homme indépendant, et dont l’inclination mutuelle ne semblait avoir pour objet que de nous fortifier l’un l’autre dans des sentiments par lesquels les hommes s’éloignent d’ordinaire coznplétement les uns des autres. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, je n’avais point les yeux fixés sur elle ; seulement je lui jetais de temps en temps un regard, comme à la dérobée ; mais j’observais pourtant, avec une tendre admiration, que sa physionomie était en parfaite harmonie avec ses paroles. Après un instant de silence, sa figure s’éclaircit de nouveau.

« La question que vous m’avez adressée, poursuivit-elle, m’oblige à vous faire un aveu, et, par là, vous pourrez mieux vous expliquer mon beau langage, qui a pu quelquefois vous paraître peu naturel. Nous étions, par malheur, obligés tous les deux de dissimuler avec les autres, et tout en nous gardant bien de mentir et d’être faux, dans le sens grossier du mot, nous l’étions, dans un sens plus délicat, en ce que nous ne pouvions jamais trouver d’excuses pour éviter de paraître aux réunions, très-fréquentées, des frères et des sœurs. Mais, comme nous étions forcés d’y entendre beaucoup de choses contraires à nos convictions, il me fit bientôt comprendre et reconnaître que tout ne venait pas du cœur, et que c’était le plus souvent du verbiage, des figures, des symboles, une phraséologie traditionnelle et des refrains sonores, tournant sans cesse comme autour d’un axe commun. J’en devins plus attentive, et me rendis cette langue si familière, que j’aurais pu, au besoin, prononcer un discours aussi bien qu’un des chefs. D’abord mon ami s’en amusa, enfin le dégoût le rendit impatient, en sorte que, pour l’apaiser, je suivis la route opposée, je l’écoutai luimême avec plus d’attention que jamais, et lui répétai, huit jours après, ses paroles cordiales et sincères, avec une liberté assez égale à la sienne, et dans un esprit peu différent.

« Par là, notre liaison devint toujours plus intime, et ce qui nous unissait, c’était proprement la passion du vrai et du bon, sous quelque forme qu’il se pût reconnaître, et le vif désir de le mettre en pratique.

« En recherchant ce qui a pu vous conduire à provoquer un pareil récit, je vois que c’est la vive description que j’ai faite d’un jour de marché heureusement rempli ; mais qu’elle ne vous surprenne point, car c’était justement la joyeuse et sympathique observation des douces et sublimes scènes de la nature qui faisait, dans nos heures de repos et de loisir, notre plus agréable délassement. D’excellents poètes nationaux avaient éveillé et nourri ce sentiment dans nos âmes ; nous relisions souvent les Alpes de Daller, les Idylles de Gessner, le Printemps de Kleist, et nous aimions à considérer tour à tour, dans la contrée qui nous entourait, ses beautés agréables et ses beautés sublimes.

« J’aime encore à me rappeler avec quelle émulation, et souvent quelle ardeur passionnée, doués tous les deux d’une vue perçante, nous cherchions à nous rendre l’un l’autre attentifs aux grands phénomènes de la terre et du ciel, à nous devancer, à nous surpasser tour à tour. C’était la plus agréable diversion, d’abord aux occupations journalières, puis à ces graves entretiens, qui souvent ne nous faisaient que trop descendre dans le fond de notre âme, et menaçaient d’en troubler la paix.

« Dans ce temps-là, nous reçûmes la visite d’un étranger, qui voyageait vraisemblablement sous un nom emprunté. Nous ne le pressâmes pas de s’expliquer, car il gagna d’abord notre confiance par ses manières. Il montrait en toutes choses une grande pureté morale, et dans nos assemblées une attention respectueuse. Mon fiancé le promena dans les montagnes ; il paraissait sérieux, plein desavoir et d’intelligence. Je pris part h leurs conversations sur la morale, dans lesquelles on passa successivement en revue tout ce qui mérite d’occuper l’homme intérieur. 11 remarqua bientôt quelque chose d’incertain dans notre manière de penser en matière de religion. Le langage de la piété était devenu pour nous trivial ; le sens qu’il enveloppe nous avait échappé. 11 nous fit remarquer le danger de notre état ; combien il y avait de péril à s’éloigner de la tradition, à laquelle tant de choses se rattachent dès l’enfance ; le danger était extrême, surtout avec un développement intérieur incomplet. A la vérité, des exercices de piété à jours, à heures fixes, finissent par n’être qu’un passe-temps, et agissent, comme une sorte de police, sur la décence extérieure, mais non plus sur le fond du cœur : le seul remède était de puiser en soi-même des sentiments de la même valeur morale, aussi efficaces, aussi consolants.

« Nos parents avaient arrêté entre eux notre mariage,1 et je ne sais comment il arriva que la présence de ce nouvel hôte avança nos fiançailles. Il semblait désireux d’assister, dans le cercle dela famille, à la confirmation dé notre bonheur ; il dut entendre avec nous comme notre chef spirituel en prit occasion de nous rappeler l’évêque de Laodicée1 et le grand danger de la tiédeur, que l’on prétendait avoir observée chez nous. Nous discourûmes encore quelquefois de ces matières, sur lesquelles il nous laissa un écrit que j’ai eu souvent sujet de relire dans la suite.

« 11 partit, et tous les bons génies semblèrent s’être éloignés avec lui. Ce n’est pas une observation nouvelle, que l’apparition d’un homme distingué dans une société y fait époque, et que sa retraite produit une lacune, dans laquelle pénètre souvent quelque malheur fortuit. Laissez-moi jeter un voile sur la suite ; un accident trancha soudainement, dans la fleur de sa jeunesse, la précieuse vie de mon fiancé ; il employa avec fermeté sa dernière heure à faire bénir son union avec son inconsolable amie, et à m’assurer son héritage. Ce coup fut d’autant plus


1. Apocalypse, chap. m, v. 14-15. douloureux pour les parents, qu’ils avaient perdu une fille peu de temps auparavant, et se trouvaient dans le plus triste abandon : ces tendres cœurs en furent si blessés, que leur vie en fut abrégée. Ils suivirent de près leurs enfants, et un nouveau malheur me surprit bientôt : mon père, atteint de paralysie, n’a fait dès lors que languir, sans aucune activité de corps et d’esprit. C’est ainsi que j’ai dù déployer, dans le malheur et l’isolement, cette fermeté de caractère à laquelle je m’étais exercée de bonne heure, avec l’espoir d’une heureuse union, d’une félicité partagée, et qui s’était encore fortifiée naguère par les discours vivifiants du mystérieux voyageur.

« Mais je ne dois pas être ingrate : car, en ces circonstances, il m’est resté un aide excellent, qui soigne, en qualité de facteur, tout ce qui exige, dans ces affaires, l’activité d’un homme. S’il revient ce soir de la ville, je vous dirai, quand vous aurez appris aie connaître, dans quels rapports bizarres je me trouve avec lui. »

J’avais mêlé çà et là des réflexions au récit de Susanne, et, par quelques témoignages de tendre intérêt, j’avais eu soin d’ouvrir Wujours plus son cœur, d’encourager ses épanchements. Je ne manquais pas de m’attacher à ce qui n’était pas encore complétement exprimé ; elle s’en approchait toujours davantage, et nous avions fait tant de chemin, qu’à la moindre occasion, le secret, dévoilé, allait s’échapper de ses lèvres. Elle se leva et me dit :

« Allons vers mon père ! »

Elle marchait vivement la première ; je la suivais lentement ; je secouais la tête, en réfléchissant à la singulière situation où je me trouvais. Elle me fit entrer dans une chambre de derrière, d’un aspect agréable, où le bon vieillard était assis immobile dans un fauteuil. Il était peu changé. Je m’avançai vers lui : il me regarda fixement, puis ses yeux s’animèrent, sa physionomie s’éclaircit ; il essayait de remuer les lèvres, et, quand j’avançai la main, pour prendre la sienne, qui était immobile, il saisit la mienne lui-même, la serra, et s’élança vers moi en me tendant les bras.

« O Dieu ! s ecria-t-il, monsieur Lénardo ! C’est lui, c’est luimême ! »

Entraîné par l’émotion, je le pressai sur mon cœur ; il retomba dans son fauteuil, sa fille courut à son aide, en s’écriant à son tour :

« C’est lui ! Vous êtes Lénardo ! »

La jeune nièce était accourue ; elles conduisirent dans la chambre voisine le vieillard, qui avait retrouvé soudain l’usage de ses pieds, et qui, se tournant de mon côté, me dit fort distinctement :

« Que je suis heureux ! heureux !… Nous nous reverrons bientôt. »

J’étais immobile et rêveur : la petite Marguerite revint, et me présenta une feuille, en me disant, de la part de Susanne, que c’était l’écrit dont elle m’avait parlé. Je reconnus aussitôt la main de Wilhelm, tout comme je l’avais reconnu lui-même auparavant, à la description qu’on m’avait faite de sa personne. Plusieurs figures étrangères tourbillonnaient autour de moi ; il y avait un singulier mouvement dans le vestibule. 11 est pénible, lorsqu’on s’abandonne à l’enthousiasme d’une reconnaissance imprévue, à la persuasion d’un affectueux souvenir, à la contemplation d’une merveilleuse destinée, à toute la citaieur, toute l’admiration, que cet événement développe dans notre cœur, d’être brusquement ramené à la choquante réalité, aux vaines distractions de la vie ordinaire.

Cette fois la soirée du vendredi ne fut pas aussi riante, aussi gaie que de coutume : le facteur n’était pas revenu de la ville avec le coche ; il faisait seulement savoir par une lettré que les affaires ne lui permettraient pas de revenir avant demain ou après-demain ; il profiterait d’une autre occasion, et il apporterait tout ce qu’on lui avait commandé, tout ce qu’il avait promis. Les voisins, jeunes et vieux, qui s’étaient réunis comme à l’ordinaire, pour l’attendre, faisaient de tristes figures ; Lise surtout, qui était allée à sa rencontre, paraissait de très-mauvaise humeur.

Je m’étais réfugié dans ma chambre, tenant le papier à la main sans le lire, car j’avais éprouvé déjà un secret dépit en apprenant, par le récit de Susanne, que Wilhelm avait pressé les fiançailles. Je me disais :

« Tous les amis sont comme cela ; ils sont tous diplomates, au lieu de répondre loyalement à notre confiance, ils suivent leurs vues ; ils contrarient nos vœux et gâtent notre avenir. »

Mais je revins bientôt de mon injustice ; je donnai raison à mon ami, considérant surtout la situation présente, et je ne pus m’empêcher de lire les réflexions suivantes :

« Dans les premiers instants de sa vie, l’homme ne se connaît point, puis il se connaît à demi et enfin tout à fait. Il se trouve continuellement gêné, resserré dans sa position ; mais, comme il ne connaît jamais le but et l’objet de son existence, et que le mystère en est caché par une main souveraine, il va tâtonnant, il saisit, laisse échapper, s’arrête, se met en mouvement, balance et se précipite, tombant, de mille manières, dans toutes les erreurs qui nous égarent. »

« Le plus sage est lui-même forcé, dans la vie journalière, d’être sage pour le moment présent, et ne parvient, par conséquent, à aucune vérité générale. Rarement ’sait-il d’une manière certaine de quel côté il devra se diriger plus tard, et ce qu’il devra proprement faire ou éviter. »

« Heureusement la réponse à toutes ces questions bizarres et à cent autres encore est dans votre vie incessamment active. Persévérez dans l’observation immédiate des devoirs du jour, et sondez en même temps la pureté de votre cœur et la sûreté de votre esprit. Puis, lorsque vous reprendrez haleine, dans une heure de liberté, et que vous trouverez le loisir d’élever vos pensées, vous y gagnerez assurément une bonne situation visà-vis du Très-Haut, auquel nous devons nous abandonner humblement sans réserve, considérant chaque événement avec respect, et y reconnaissant une direction suprême. »

Samedi, 20

Plongé dans des pensées au milieu desquelles une âme affectueuse ne refusera point de s’égarer avec moi, j’allais et je venais, au point du jour, sur la rive du lac : la maîtresse de la maison (je me sentais heureux de n’être pas obligé de voir en elle une veuve) se montra d’abord à la fenêtre, puis sur le seuil de la porte. Elle m’apprit que son père avait passé une bonne nuit, qu’il s’était réveillé joyeux, et avait exprimé, en termes distincts, son désir de rester au lit et de me voir, non pas aujourd’hui, mais demain, après l’office ; que sans doute il se sentirait alors fortifié. Là-dessus, elle me dit qu’elle me laisserait souvent seul ce jour-là, qui était pour elle un jour très-occupé : elle descendit et m’en fit le détail.

Je l’écoutais seulement pour le plaisir de l’écouter ; je reconnus en même temps qu’elle était pénétrée de sa tâche, qui l’attirait comme un devoir héréditaire, et qu’elle travaillait avec volonté.

« C’est un usage établi, poursuivit-elle, que le tissu soit achevé vers la fin de la semaine, et qu’on le porte le samedi après-midi chez le maître du magasin, qui l’examine, le mesure et le pèse, pour juger si l’ouvrage est livré en bon état, sans défauts, et si on lui remet ce qu’il faut pour le poids et la mesure : si tout se trouve en règle, il paye le salaire convenu. De son côté, il s’applique à nettoyer le tissu de tous les nœuds, de tous les fils qui le dépassent ; à le disposer de la manière la plus élégante, offrant aux yeux le plus beau côté, qui a le moins de fautes, afin de rendre la marchandise d’un aspect plus agréable. »

Dans l’entrefaite, il arriva de la montagne beaucoup de tisseuses, qui apportaient leur ouvrage à la maison ; je reconnus, dans le nombre, celle qui avait fixé l’attention du rhabilleur. Elle me remercia fort gracieusement des cadeaux que j’avais laissés, et m’apprit que monsieur le rhabilleur était chez eux, occupé à raccommoder son métier qui chômait, et lui avait assuré que Mme Susanne devait reconnaître d’abord, au travail, la réparation qu’il faisait à l’instrument.

Là-dessus, elle entra avec les autres, et je ne pus m’empêcher de dire à ma chère hôtesse :

« Au nom du ciel, d’où vous vient ce singulier nom ?

— C’est le troisième qu’on m’impose, répondit-elle ; je l’ai accepté volontiers, parce que mon beau-père et ma belle-mère le désiraient. C’était le nom de leur fille défunte, dont j’allais prendre la place ; et le nom est toujours le plus vivant et le plus beau représentant de la personne.

— Le quatrième est déjà trouvé, m’écriai-je ; je vous appellerais Bonne et Belle, si cela dépendait de moi. »

Elle fit une gracieuse et modeste révérence, et sut mêler si Lien le ravissement que lui causait la guérison de son père avec la joie de me revoir ; elle en parla avec tant de chaleur, que je ne croyais pas avoir entendu ni éprouvé de ma vie rien de plus flatteur et de plus doux.

Bonne et Belle, appelée deux ou trois fois dans la maison, me remit à un guide intelligent, qui devait me montrer les lieux les plus remarquables de la montagne. Nous parcourûmes ensemble, par le plus beau temps, des sites d’une grande variété ; mais on pense bien que les rochers, les bois et les cascades, bien moins encore les moulins et les forges, et pas même les familles qui sculptaient le bois assez artistement, ne purent, le moins du monde, fixer mon attention. Cependant la promenade avait été disposée pour tout le jour ; le guide portait un fin déjeuner dans son sac ; à midi, nous trouvâmes un bon dîner dans la maison de réunion d’une compagnie de mineurs, où nul ne savait que penser de moi, car il n’est rien de plus pénible pour de braves gens que de vains témoignages d’intérêt qui n’ont rien de sincère.

Le guide me comprenait moins que tous les autres : le marchand lui avait parlé avec de grands éloges de mes connaissances techniques, et de l’intérêt particulier que je prenais à ces choses. Le bonhomme avait aussi parlé de mes observations, des nombreuses notes que je prenais, et le chef des mineurs s’était préparé en conséquence. Mon guide s’attendit longtemps à me voir prendre mes tablettes, et il finit, avec une sorte d’impatience, par m’en faire souvenir.

Dimanche, 21.

Il était près de midi, et je n’avais pas encore pu voir Susanne. Dans l’intervalle, on avait célébré l’office divin, auquel elle avait préféré ne pas me voir paraître. Le père y avait assisté, et, par les discours les plus édifiants, prononcés d’une manière distincte et intelligible, il avait ému jusqu’aux larmes tous les assistants, et particulièrement sa fille.

« C’étaient, disait-elle, des sentences connues, des vers, des expressions et des formules que j’avais cent fois entendues, et dont le vain retentissement m’avait choqué : mais, cette fois, elles se produisaient avec une eiïusion touchante, une chaleur paisible, sans alliage impur, comme on voit le métal en fusion courir dans la coulée. Je tremblais qu’il ne s’épuisât dans ces épanchements, mais il se fit gaiement ramener au lit. Il voulait se recueillir doucement, et, aussitôt qu’il se sentirait assez de forces, faire prier son hôte de se rendre auprès de lui. »

Après dîner, notre conversation fut plus intime et plus vive : il ne m’en fut que plus facile de sentir et d’observer qu’elle me taisait quelque chose, qu’elle luttait avec des pensées inquiétantes ; aussi ne pouvait-elle réussir tout à fait à montrer un visage serein. Après avoir essayé de plusieurs manières d’obtenir qu’elle s’expliquât, je lui dis avec franchise que je croyais remarquer chez elle une certaine mélancolie, un air soucieux. Si elle éprouvait quelque gêne dans ses affaires domestiques ou commerciales, elle devait s’en ouvrir à moi : j’étais dans une situation assez heureuse pour m’acquitter de toute manière, envers elle, d’une ancienne dette.

Elle sourit et m’assura qu’il ne s’agissait point de cela.

« Aussitôt que je vous ai vu paraître, poursuivit-elle, j’ai cru voir un de mes correspondants de Trieste, avec lesquels je suis en affaires, et j’éprouvais une satisfaction secrète de savoir mon argent prêt, que l’on voulût me demander toute la somme, ou seulement une partie. Ce qui m’inquiète est pourtant un intérêt de commerce, et, par malheur, ce n’est pas un souci du moment, non, il regarde tout l’avenir. C’est le progrès général de la mécanique qui m’inquiète et me tourmente ; elle s’approche lentement, lentement, comme un orage ; mais elle a pris son cours, elle viendra, elle nous atteindra. Mon mari en avait déjà le triste pressentiment. On y pense, on en parle : par malheur, les pensées et les paroles ne sont d’aucun secours. Et qui pourrait se représenter de sang-froid de telles calamités ? Figurez-vous que beaucoup de vallées pareilles à celle par laquelle vous êtes venu sillonnent ces montagnes ; qu’elles sont encore animées de la belle et joyeuse vie que vous avez remarquée ces derniers jours, et dont la foule parée, qui accourait hier de toutes parts, vous a donné le plus gracieux témoignage : songez que tout cela va déchoir, dépérir peu à peu, et que ces retraites, animées et peuplées par le travail des siècles, retomberont dans leur antique solitude.

« Il ne reste plus qu’à choisir entre deux partis, l’un aussi triste que l’autre : ou bien adopter soi-même les inventions nouvelles et hâter la ruine de ces gens, ou partir d’ici, emmener avec soi les meilleurs et les plus dignes, et chercher outremer un sort plus heureux. L’un et l’autre de ces moyens a ses dangers : que1 ami nous aidera à peser les motifs qui doivent nous déterminer ? Je sais fort bien que l’on songe dans le voisinage à établir des machines qui absorberont la nourriture du peuple. Je ne puis trouver mauvais que chacun pense d’abord à son intérêt ; mais je me croirais méprisable de dépouiller ces bonnes gens, pour les voir enfin émigrer, pauvres et sans ressources ; et cependant ils devront émigrer tôt ou tard. Ils le pressentent, ils le savent, ils le disent, et nul ne se détermine à quelque démarche salutaire. D’où viendra cette résolution ? Ne sera-t-elle pas aussi pénible pour chacun que pour moi ?

« Mon fiancé avait résolu d’émigrer avec moi ; il discourait souvent sur les voies et les moyens de s’éloigner d’ici ; il jetait les yeux sur les meilleurs ouvriers qu’on pourrait rassembler autour de soi, avec lesquels on pourrait faire cause commune, que l’on pourrait appeler à soi, emmener avec soi ; trop séduits peut-être par nos jeunes espérances, nous soupirions après ces contrées où l’on regarderait peut-être comme des droits et des devoirs ce que l’on considère ici comme des crimes. Maintenant ma position est tout à fait changée : l’aide excellent qui m’est resté après la mort de mon mari, parfait à tous égards, et qui m’est attaché avec l’amitié la plus vive, est d’un avis tout opposé.

« Je suis amenée à vous parler de lui avant que vous l’ayez vu. J’aurais mieux aimé le faire après, parce que la présence de la personne résout bien des énigmes. A peu près du même âge que mon mari, il s’attacha, pauvre petit garçon, à ce riche et bon camarade, à la famille, à la maison, à l’industrie ; ils grandirent ensemble et ils restèrent unis. C’étaient pourtant deux caractères-tout à fait différents : l’un ouvert, expansif ; l’autre, dans sa première jeunesse, renfermé en lui-même, mystérieux, gardant avec ténacité le plus petit avantage acquis, animé de sentiments pieux, et toutefois songeant plus à lui qu’aux autres.

« Je sais fort bien que, dès les premiers temps, il jeta les yeux sur moi. Il n’y avait rien de téméraire, car j’étais plus pauvre que lui ; mais il se retira, dès qu’il eut remarqué le penchant de son ami pour moi. Par son application soutenue, son travail et sa fidélité, il devint bientôt associé. Mon mari avait la secrète pensée de l’établir ici, lors de notre émigration, et de lui confier le reste de nos affaires. Bientôt après la mort de cet excellent ami, il se rapprocha de moi, et, depuis quelque temps, il laisse voir clairement qu’il prétend à ma main. Deux singuliers obstacles s’élèvent entre nous : d’un coté, il s’est constamment déclaré contre l’émigration ; de l’autre, il insiste vivement pour que nous établissions des machines. Ses motifs sont pressants : il se trouve dans nos montagnes un homme qui, s’il voulait abandonner nos métiers plus simples et en construire de plus compliqués, pourmit nous ruiner. Cet homme, trèshabile dans son industrie (nous l’appelons le rhabilleur), est attaché à une riche famille du voisinage, et l’on a lieu de croire qu’il songe à faire usage de ces machines perfectionnées pour lui et ses amis. On ne peut rien objecter aux raisonnements de mon associé, car on a peut-être déjà perdu trop de temps ; si les autres prennent les devants, nous serons obligés de les suivre dans la même voie, et avec désavantage. Voilà le sujet de mes angoisses ; voilà, excellent ami, ce qui vous fait paraître à mes yeux comme un ange du ciel. «

J’avais peu de choses consolantes à lui répondre ; le cas me paraissait si difficile que je demandai le temps d’y réfléchir.

« J’ai encore bien des révélations à vous faire, poursuivitelle, e’t ma situation vous paraîtra bien plus singulière encore. Je n’ai aucune aversion pour ce jeune homme, mais il ne remplacerait jamais mon époux, e’t ne saurait m’inspirer un véritable amour. (En parlant ainsi, Susanne soupira.) Cependant, depuis quelque temps, il me presse davantage ; ses propositions sont aussi amicales que sensées. La nécessité où je suis de lui donner ma main et l’imprudence d’une émigration, pour laquelle je sacrifierais l’unique et véritable moyen de salut, sont des choses incontestables ; et ma résistance, ma fantaisie d’émigration lui semblent s’accorder si peu avec mes autres idées en matière d’économie, que, dans une dernière conversation un peu vive, il m’a fait entendre qu’il me soupçonnait de nourrir quelque inclination secrète. »

Susanne laissa échapper ces derniers mots avec un peu d’hésitation et en baissant les yeux. A ce moment, quelles pensées me traversèrent l’esprit, chacun peut le comprendre ; et cependant une réflexion aussi prompte que l’éclair m’avertit que chaque mot ne ferait qu’augmenter notre embarras. Debout devant elle, je sentais au fond de l’âme que je l’aimais passionnément,- et je dus employer tout ce qui me restait de raison et de sagesse pour ne pas lui offrir ma main sur-le-champ. « Qu’elle laisse tout derrière elle, me disais-je, et qu’elle me suive ! * Mais les souffrances du temps passé m’arrêtèrent. Irais-je nourrir encore une trompeuse espérance, pour l’expier toute ma vie ?

Nous gardions le silence depuis quelques moments, lorsque Lise, que je n’avais pas vue s’approcher, parut devant nous à l’improviste, et demanda la permission de passer la soirée dans la forge voisine. Elle lui fut accordée sans difficulté.

Pendant ce temps je m’étais remis, et je commençai à dire, en termes généraux, comme j’avais vu dans mes voyages toutes ces choses se préparer depuis longtemps ; comme le goût et la nécessité de l’émigration augmentaient de jour en jour ; mais que cette résolution était toujours la plus dangereuse ; qu’un départ précipité était suivi d’un retour malheureux ; que nulle entreprise n’exigeait autant de prévoyance et de conduite.

Cette réflexion ne lui était pas nouvelle ; elle avait beaucoup médité sur toute cette affaire ; elle dit enfin avec un profond soupir :

« J’avais espéré, pendant votre séjour, que je trouverais du courage dans un intime épanchement, et je me sens dans une plus fâcheuse situation qu’auparavant ; je sens profondément combien je suis malheureuse. »

Elle leva son regard vers moi, puis elle détourna la tête, pour me cacher les pleurs qui s’échappaient de ses yeux si beaux et si doux, et elle s’éloigna de quelques pas.

Je dois l’avouer, le désir de consoler, ou du moins de distraire cette belle âme, m’inspira la pensée.de lui faire connaître l’association singulière de nombreux émigrants et voyageurs, dans laquelle j’étais entré depuis quelque temps. Je m’étais déjà laissé entraîner si loin sans y songer, qu’il m’eût été difficile de m’arrêter, quand je m’aperçus combien ma confiance pouvait être imprudente. Elle se calma, elle fut surprise, sa figure devint sereine, tout son être s’épanouit ; elle me questionna avec tant d’intérêt et d’intelligence, qu’il me devint impossible de lui échapper et qu’il me fallut tout lui dire.

Marguerite survint et-nous avertit que nous pouvions nous rendre auprès du père. La jeune fille paraissait rêveuse et mécontente. Comme elle se retirait, Bonne et Belle lui dit’ :

« J’ai donné congé à Lise pour ce soir ; prends soin de tout.

— Vous n’auriez pas dû lui donner congé, repartit Marguerite ; elle ne médite rien de bon : vous avez trop de complaisance pour la friponne, et vous lui accordez plus de confiance qu’elle ne mérite. Je viens d’apprendre qu’elle a écrit hier une lettre au facteur ; elle a écouté votre conversation à la dérobée : à présent, elle va au-devant de lui. »

Un enfant, qui était resté auprès du père, vint me prier de me hâter ; le bonhomme était inquiet. Nous entrâmes : il était assis sur son lit ; son visage était serein et même radieux.

« Mes enfants, dit-il, j’ai passé ces heures dans une prière continuelle ; pas un des psaumes d’actions de grâces et de louanges n’a été oublié, et j’ajoute avec une foi plus forte : pourquoi l’homme n’espère-t-il que dans les choses prochaines ? Là est la part de l’action et du travail : c’est dans ce qui est lointain qu’il doit espérer et se confier en Dieu. »

Le vieillard prit la main de Lénardo, puis la main de sa fille, et, les plaçant l’une dans l’autre, il dit :

« Ceci ne doit pas être un lien terrestre, mais un lien céleste : aimez-vous, confiez-vous l’un à l’autre, aidez-vous comme frère et sœur, avec autant de désintéressement que Dieu vous aide ! »

Quand il eut prononcé ces paroles, il retomba en arrière avec un sourire céleste et il expira. Sa fille se prosterna devant le lit, et Lénardo près d’elle : leurs joues se touchèrent, leurs larmes se confondirent sur la main du vieillard.

Le facteur accourt dans ce moment ; il est saisi de stupeur à ce spectacle. L’œil égaré, secouant sa noire chevelure, le beau jeune homme s’écrie :

« Il est mort ! au moment où je voulais faire appel à sa parole retrouvée, pour prononcer sur mon sort, sur le sort de sa fille, de sa fille, qui occupe, après Dieu, la première place dans mon ^me ; à qui je souhaitais un cœur sage, un cœur capable de sentir le prix de mon amour ! Elle est perdue pour moi ; elle est à genoux à côté d’un autre ! Vous a-t-il bénis ? Osez l’avouer ! »

L’excellente Susanne s’était relevée ; Lénardo était debout et plus calme. Elle prit la parole :

« Je ne vous reconnais plus. Vous, si pieux et si doux, tout à coup furieux ! Vous savez pourtant ma reconnaissance’, vous savez mon estime pour vous.

— Il ne s’agit pas de reconnaissance et d’estime, répondit-il ; il s’agit ici du bonheur ou du malheur de ma vie. Cet étranger m’inquiète : tel que je le vois, je ne me flatte point de l’emporter sur lui ; je ne puis faire oublier des droits, briser des engagements antérieurs.

— Aussitôt que tu seras revenu à toi-même, dit Bonne et Belle, plus belle que jamais ; quand on pourra te parler comme à l’ordinaire, comme toujours, je te dirai, je t’affirmerai, par cette dépouille mortelle de mon bienheureux père, que je n’ai d’autre liaison avec ce monsieur, cet ami, que celle que tu peux connaître, approuver et partager, et qui doit même te causer de la joie. »

Lénardo frémissait jusqu’au fond de l’âme. Tous trois restèrent quelques moments silencieux et rêveurs. Le facteur prit, le premier, la parole :

« Le moment est trop sérieux, dit-il, pour n’être pas décisif. Je ne parle pas à l’improviste, j’ai eu le temps d’y songer. Ecoutez donc. Ton motif pour me refuser ta main était mon refus de te suivre, si jamais, par nécessité ou par fantaisie, tu voulais émigrer ; eh bien, je déclare ici solennellement, devant ce respectable témoin, que je ne veux opposer aucun obstacle à ton émigration ; que je veux, au contraire, la seconder et te suivre partout. Mais, en échange de cette déclaration, qui ne m’est point arrachée, et que les plus étranges circonstances ont seulement hâtée, je demande ta main à l’instant même. »

Il lui tendit la sienne avec décision et fermeté : Susanne et Lénardo, surpris, reculèrent involontairement.

« C’en est fait ! dit tranquillement le jeune homme, avec une certaine élévation pieuse. Cela devait être ; c’est pour notre bonheur à tous ; Dieu l’a voulu. Mais, pour que tu ne croies point que ce fût précipitation et fantaisie, apprends que, pour l’amou» de toi, j’avais renoncé à nos rochers et à nos montagnes, et tout arrangé à la ville aujourd’hui même, pour vivre selon ta volonté. Maintenant je partirai seul ; tu ne m’en refuseras pas les moyens ; il t’en restera bien assez encore pour le perdre ici, comme tu le crains, et comme tu as raison de le craindre ; car je me suis enfin assuré moi-même que l’industrieux, l’habile drôle a tourné ses vues vers la vallée supérieure. 11 y établit des machines. Tu le verras attirer à lui toute la substance ; tu rappelleras peut-être, et ce ne sera que trop tôt, un ami fidèle que tu chasses. »

Rarement trois personnes se sont trouvées en présence avec des sentiments plus pénibles utous trois craignaient de se repousser l’un l’autre, et ne savaient pas, dans ce moment, comment ils pourraient se retenir.

Avec une résolution impétueuse, le jeune homme s’élança hors de la maison. Bonne et Belle avait posé la main sur la poitrine glacée de son père.

« Ce n’est pas dans ce qui est proche qu’il faut espérer, ditelle, mais dans ce qui est éloigné. Ce fut sa dernière bénédiction. Confions-nous en Dieu ; que chacun se confie en soi-même et dans les autres, et tout ira bien ! »


CHAPITRE XIV.

La lecture de ce journal intéressa vivement notre ami, mais il dut avouer qu’il avait deviné dès la fin du cahier précédent que la femme excellente était retrouvée. La description de ces sauvages montagnes avait fait revivre d’abord ses souvenirs, et, plus que tout le reste, les pressentiments de Lénardo, pendant le clair de lune, tout comme la répétition des termes de sa lettre l’avaient mis sur la trace’. Frédéric, qu’il entretint de ces choses avec détail, l’écouta sans le contredire.

Mais l’obligation qui nous est imposée de raconter, de décrire, d’achever et d’abréger, devient toujours plus difficile. Qui ne sent pas que nous approchons de la fin, et que nous sommes partagé entre la crainte de nous arrêter à de longs détails et le désir de ne rien laisser sans explication complète ? La dépéche récemment arrivée nous informe, il est vrai, de plusieurs choses ; mais les lettres et les nombreuses pièces qui les accompagnaient renfermaient divers détails qui n’étaient pas d’un intérêt général : aussi avons-nous pris le parti de réunir ce que nous avons appris dès lors avec ce qui est arrivé plus tard à notre connaissance, et, dans cette pensée, de remplir franchement jusqu’au bout le sérieux devoir de narrateur fidèle.

Avant tout, nous avons à faire connaître que Lothaire, ainsi que Thérèse, sa femme, et Nathalie, qui n’avait pas voulu se séparer de son frère, se sont déjà embarqués avec l’abbé. Ils sont partis avec d’heureux présages, et nous espérons qu’un vent favorable enfle leurs voiles. Ils n’emportent avec eux qu’un seul sentiment pénible, un véritable deuil moral, le regret de n’avoir pu rendre auparavant visite à Macarie. Le détour était trop grand, l’entreprise trop importante. On se reprochait déjà quelque retard, et l’on dut sacrifier même un saint devoir à la nécessité.

Notre rôle d’historien semblerait nous imposer la tâche de ne pas laisser des personnes si’chères, à qui nous avons voué tant d’affection, passer en des pays si lointains, sans rapporter avec détail ce qu’elles avaient entrepris et accompli jusqu’alors, d’autant plus que, depuis longtemps, nous n’avons rien appris de circonstancié sur leur compte. Cependant nous passerons ces choses sous silence, parce que leurs travaux ont eu pour objet de préparer la grande entreprise pour laquelle nous les voyons embarqués. Mais nous vivons dans l’espérance de les retrouver un jour heureusement, dans une pleine et régulière activité, et déployant la véritable valeur de leurs divers caractères.

La bonne et sensée Juliette, que nous n’avons pas oubliée, avait épousé un homme selon le cœur de son oncle, travaillant avec lui et poursuivant son œuvre, d’une manière parfaitement conforme à ses vues. Dans les derniers temps, Juliette avait beaucoup vécu auprès de sa tante, où se rencontraient plusieurs des membres de l’association, sur qui elle avait exercé une heureuse influence, soit de ceux qui demeurent fixés en Europe, soit aussi de ceux qui songent à passer la mer. Lénardo, de son côté, avait déjà pris congé avec Frédéric : les communications par messagers en étaient devenues plus actives.

Si donc on avait à regretter, dans le nombre des hôtes, les nobles amis que nous avons désignés, il se trouva ensuite chez Macarie bien des personnes intéressantes, qui nous sont déjà connues. Hilarie vint avec son mari, que nous retrouvons capitaine et riche propriétaire. Là, comme partout, sa grâce et son amabilité lui faisaient aisément pardonner la trop grande légèreté avec laquelle elle passait d’amour en amour, et que nous avons pu lui reprocher dans le cours de cette histoire. Les hommes surtout ne lui en faisaient pas un crime. Ce défaut, si c’en est un, ne lês choque point. parce que chacun peut nourrir le vœu et l’espérance d’avoir son tour.

Flavio, son mari, vif, aimable et gai, semblait posséder toute son affection ; elle s’était peut-être pardonné à elle-même le passé, et Macarie ne trouva pas l’occasion de le lui rappeler. Pour Flavio, toujours passionné de poésie, il demanda, avant son départ, la permission de lire un poème qu’il avait composé, pendant les courts moments de son séjour, en l’honneur de Macarie et de ses amis. On le voyait souvent se promenex dans la campagne, s’arrêter par moments, puis reprendre sa marche avec des gestes animés, écrire dans ses tablettes, rêver, écrire encore. Enfin, jugeant son poëme achevé, il fit exprimer par Angéla son désir.

La bonne dame consentit, quoique avec regret, à cette lecture. Cela se faisait écouter sans apprendre rien de nouveau, ni rien faire sentir que l’on n’eût déjà senti auparavant. Cependant le débit était agréable et facile ; les tournures et les rimes neuves quelquefois ; on aurait seulement désiré que tout fût un peu plus bref. Le poète offrit ensuite son ouvrage à Macarie, écrit magnifiquement sur du papier à bordure, et l’on se sépara parfaitement satisfaits les uns des autres.

Ce jeune couple, qui venait de faire dans le Midi un grand et intéressant voyage, s’en retourna, pour remplacer au château le père, le major, qui était devenu l’époux de la veuve irrésistible, et qui désirait, à son tour, respirer quelque temps et se reposer dans ce paradis terrestre.

Les deux époux vinrent donc remplacer Flavio et Hilarie ; et, comme partout, l’admirable femme trouva chez Macarie le plus favorable accueil, ce qui parut surtout en ce que la dame fut reçue seule et dans les appartements secrets, faveur qui fut aussi accordée plus tard au major. Il se fit remarquer comme un officier d’excellentes manières, versé dans la science économique et l’agronomie, ami des lettres, et même comme estimable poète didactique ; il reçut un très-bon accueil de l’astronome et des autres amis de la maison.

11 fut particulièrement remarqué de notre vieil ami, le digne oncle, qui, demeurant assez près de là, fut engagé à venir plus souvent que de coutume ; mais il ne restait que quelques heures, et ne voulait jamais passer la nuit, malgré les offres de la plus facile hospitalité.

Dans ces courtes visites, sa présence faisait toutefois le plus . grand plaisir, parce qu’il voulait, en homme du monde et en homme de cour, se montrer indulgent et communicatif, mêlant à ses manières un peu de morgue aristocratique, qui n’était pas d’un effet désagréable. D’ailleurs il éprouvait cette fois une satisfaction véritable : il était heureux, comme nous le sommes toujours, quand nous avons à traiter d’objets importants avec des personnes habiles et sages. La grande affaire était en pleine exécution ; elle marchait d’un pas ferme, grâce aux négociations que l’on poursuivait.

Arrêtons-nous ici à l’essentiel. Il avait hérité de ses ancêtres des possessions en Amérique. Quant à savoir quelle était la valeur de ce droit, nous laisserons les personnes qui connaissent les affaires du pays l’expliquer exactement à leurs amis, car cela nous mènerait trop loin. Ces domaines considérables avaient été jusqu’alors affermés, et, avec mille embarras, on en tirait fort peu de chose. La société que nous connaissons suffisamment est maintenant autorisée à en prendre possession, au sein de l’organisation civile la plus parfaite : de là elle peut agir selon son intérêt, comme membre influent de l’État, et s’étendre au loin dans le désert encore sans culture. C’est là surtout que Frédéric et Lénardo veulent déployer leur action, pour montrer comme on peut reprendre les choses à leur première origine et suivre les voies de la nature.

A peine les personnes dont nous venons de parler se furentelles éloignées, dans une grande joie, du château de Macarie, qu’il s’y présenta des hôtes tout différents, qui furent néanmoins bien reçus à leur tour. Nous ne devions guère nous attendre à voir Philine et Lydie paraître dans ce saint asile, et cependant elles s’y montrèrent. Montan, encore occupé dans les montagnes du voisinage, devait les y rejoindre et les conduire au lieu de l’embarquement par le plus court chemin. Elles furent très-bien reçues par les femmes de la maison. Philine était accompagnée de deux jolis enfants ; simplement vêtue, mais avec un goût ravissant, elle se^faisait remarquer par la coutume bizarre de porter suspendue, par une longue chaîne d’argent, à sa ceinture brodée, une paire de ciseaux anglais, avec lesquels elle taillait quelquefois et coupait en l’air, comme pour donner de l’expression à ses paroles, amusant par ce geste tous les assistants. Elle ne tarda pas à demander si, dans cette maison nombreuse, il n’y avait pas quelques habits à couper. Et il se trouva, comme à souhait, pour sa merveilleuse activité, qu’on avait à faire le trousseau de deux fiancées. Là-dessus Philine observe le costume du pays ; elle fait passer et repasser les jeunes filles devant elle, et se met à l’œuvre en même temps ; mais, agissant avec goût et intelligence, sans rien ôter au caractère du costume, elle sait donner de la grâce à sa roideur barbare, avec tant de délicatesse, que les fiancées s’en trouvent elles-mêmes et en sont trouvées beaucoup mieux, et qu’elle dissipe la crainte qu’on avait eue de la voir s’écarte ? du costume héréditaire.

Lydie, l’habile, élégante et prompte couturière, vint à son aide, et l’on put espérer qu’avec le secours des autres femmes, les fiancées seraient habillées plus tôt qu’on n’avait supposé. Au reste, les jeunes filles ne pouvaient s’éloigner longtemps : Philine s’occupait d’elles dans les plus petits détails, et les traitait comme des poupées ou des figurantes. Des rubans et d’autres ornements de féte, dans le goût du voisinage, furent mis à profit habilement, et l’on fit si bien que ces belles formes et ces jolis visages, couverts d’ordinaire avec une barbare pruderie, se trouvèrent un peu plus en évidence, et la vigueur parut relevée chez elles de quelque grâce.

Mais les personnes trop actives deviennent importunes dans une maison bien réglée : Philine, avec ses ciseaux avides, avait pénétré dans les chambres où se trouvaient les magasins d’étoffes destinées à l’usage de la grande famille. Elle souriait avec bonheur à la perspective de couper tout cela. Il fallut véritablement l’écarter et fermer soigneusement les portes, car elle ne savait pas s’arrêter. Angéla ne voulut pas être traitée en fiancée, parce qu’elle redoutai^une pareille coupeuse. En général, il ne se forma pas entre ces deux personnes d’heureuses relations : nous pourrons en parler plus tard.

Montan tarda plus longtemps à venir qu’on ne l’avait supposé, et Philine sollicita la faveur d’être présentée à Macarie. On y consentit, dans l’espérance d’être plus tôt délivré d’elle. Ce fut une chose assez remarquable de voir les deux pécheresses aux pieds de la sainte. Elles étaient à genoux de part et d’autre : Philine, entre ses deux enfants, qu’avec une gracieuse vivacité, elle obligeait à se prosterner. Toujours gaie et légère, elle dit :

« J’aime mon mari, mes enfants ; je travaille volontiers pour eux et aussi pour les autres : le reste, tu le pardonnes ! »

Macarie la salua et la bénit, et Philine se retira en faisant une modeste révérence.

Lydie élait à(la gauche de Macarie, le visage appuyé sur ses genoux ; elle pleurait amèrement et ne pouvait prononcer une parole. Macarie, devinant ses pleurs, lui frappa doucement sur l’épaule, comme pour l’apaiser, puis elle lui baisa la tête. Elle y revint à plusieurs reprises, avec ferveur, dans une intention pieuse. Lydie se releva, d’abord sur ses genoux, puis sur ses pieds, et regarda sa bienfaitrice avec une joie pure :

« Qu’est-ce que j’éprouve ? s’écria-t-elle. Que se passe-t-il en moi ? Le pesant, l’insupportable .fardeau qui m’ôtait, sinon tout sentiment, du moins toute réflexion, est enlevé tout à coup de dessus ma tête ; je puis lever les yeux librement, diriger mes pensées vers le ciel, et (ajouta-t-elle avec un profond soupir) je crois que mon cœur veut les suivre. »

A ce moment, la porte s’ouvrit et Montan parut, comme il arrive souvent que la personne attendue survient tout à coup à l’improviste. Lydie court vivement à lui, l’embrasse avec joie, et dit, en le conduisant à Macarie :

« Apprenez ce que vous devez à cette femme divine, et prosternez-vous avec moi pour lui rendre grâces. »

Montan, saisi de surprise et un peu-embarrassé, contre sa coutume, dit, en saluant la vénérable dame avec dignité :

« Je lui dois beaucoup, ce me semble, car c’est toi-même que je lui devrai. C’est la première fois que tu viens à ma rencontre avec amour et franchise ; c’est la première fois que tu me presses sur ton cœur, quoique je l’aie mérité depuis longtemps. »

C’est le moment d’apprendre en confidence à nos lecteurs que Lydie, dès sa première jeunesse, lui avait inspiré de l’amour ; que Lotbaire, plus séduisant, l’avait captivée, mais que Montan, resté fidèle à son ami et à Lydie, avait fini par l’épouser, ce qui pourra surprendre nos lecteurs.

Ces trois personnes, qui ne pouvaient se sentir à leur aise dans la société européenne, avaient de la peine à modérer l’expression de leur joie, quand elles parlaient du sort qui les attendait en Amérique. Déjà Philine agitait ses ciseaux, car on songeait à se réserver le monopole de la confection des habits pour ces nouvelles colonies. Elle décrivait d’une manière fort agréable les grands magasins de toile et de drap, et coupait dans l’air, voyant déjà devant ses yeux, disait-elle, la récolte prête pour la faucille.

Lydie, de son coté, chez qui l’heureuse bénédiction de Macarie avait enfin réveillé les sentiments affectueux, voyait déjà, en esprit, ses élèves se multiplier par centaines, et tout un peuple de ménagères, instruites et encouragées à l’exactitude et à l’élégance.

Le grave Montan avait tellement devant les yeux les riches mines de plomb, de cuivre, de fer et de charbon de terre, qu’il était quelquefois tenté de déclarer tout son talent et son savoir un simple tâtonnement, un essai timide, pour entrer enfin là-bas, avec courage, dans une riche et fructueuse moisson.

Montan fut bientôt d’accord avec l’astronome, et l’on pouvait le prévoir. Les entretiens qu’ils eurent en présence de Macarie furent du plus haut intérêt. Mais nous ne trouvons que peu de notes à ce sujet, parce qu’Angéla était devenue, depuis quelque temps, un auditeur moins attentif et un secrétaire moins diligent. Peut-être aussi, plusieurs idées lui semblaient-elles trop générales et peu saisissables pour une femme. On se bornera donc à citer en passant quelques-unes des pensées émises dans ces entretiens ; encore ne nous sont-elles point parvenues écrites de sa main.

« Dans l’étude des sciences, surtout de celles qui ont pour objet la nature, il est aussi nécessaire que difficile d’examiner si ce qui nous est transmis par les temps passés, et ce que nos ancêtres ont tenu pour exact, est réellement digne de foi, tellement que l’on puisse continuer de bâtir avec sécurité sur ce fondement, ou si une croyance traditionnelle n’est pas devenue purement stationnaire, et n’a pas occasionné une halte plutôt qu’un progrès. Un indice facilite cet examen : il faut voir si l’opinion reçue a été vivante, si elle l’est demeurée, si elle a favorisé, encouragé les efforts de l’activité humaine.

« Il en est tout autrement de l’examen des idées nouvelles, au sujet desquelles il faut considérer si elles sont un véritable gain, ou seulement un engouement de la mode. Car une opinion émanée d’hommes énergiques se répand d’une manière contagieuse parmi la foule, et puis on la proclame dominante…. prétention qui, pour le fidèle explorateur, n’offre aucun sens. L’État et l’Kglise peuvent avoir sujet de se déclarer dominants, car ils ont affaire à une masse rebelle ; et, pourvu que l’ordre soit maintenu, peu importe le moyen : mais, dans les sciences, la liberté la plus absolue est nécessaire ; car, dans cet ordre de choses, ce n’est pas seulement pour aujourd’hui et pour demain qu’on travaille, c’est pour la suite infinie des temps.

« Au reste, si l’erreur vient à dominer dans la science, il restera toujours une minorité fidèle à la vérité ; et, quand la vérité se réfugierait dans un seul esprit, cela serait égal encore : il agira incessamment en secret, en silence, et un temps viendra que l’on s’informera de lui et de ses opinions, ou bien qu’elles oseront se produire de nouveau à la lumiére généralement répandue. »

Un sujet de discussion moins général, mais incompréhensible et merveilleux, fut la découverte accidentelle que Montan avait faite, dans ses recherches minéralogiques, d’une personne qui l’accompagnait, et qui avait des facultés tout à fait surprenantes, un rapport tout particulier avec tout ce qui était pierre, minéral-, même avec tout ce qu’on peut appeler élément. Cette personne n’éprouvait pas seulement un grand effet des cours d’eaux souterraines, des gisements métalliques et des filons, comme des charbons de terre et de tout ce qui pouvait former de grandes masses, mais, ce qui est plus étrange, elle éprouvait des sensations diverses chaque fois qu’elle changeait de sol. Les différentes natures de montagnes exerçaient sur elle une influence particulière. Surtout cela, Montan pouvait fort bien s’expliquer avec elle, depuis qu’il était parvenu à établir entre eux un langage, bizarre sans doute, mais suffisant ; qu’il pouvait aussi l’éprouver dans les cas particuliers, attendu qu’elle soutenait l’épreuve d’une façon remarquable, car elle savait très-bien distinguer par le toucher les propriétés chimiques ou physiques, et même elle distinguait à la simple vue les corps pesants des corps légers. Cette personne, sur le sexe de laquelle il ne voulait pas s’expliquer, il l’avait, disait-il, fait partir avant lui avec ses amis émigrants, et il en espérait beaucoup pour ses travaux dans les contrées inexplorées.

Sensible à cette confiance, le mystérieux astronome, après avoir demandé l’agrément de Macarie, révéla de son côté à Montan les rapports de cette dame avec le système du monde. Par ses nouvelles communications, nous sommes en état d’exposer, sinon tout ce qu’on pourrait souhaiter, du moins la substance principale de leurs entretiens.

Cependant admirons ici quelle était, avec la plus grande diversité, la ressemblance de l’un et de l’autre cas. L’un de ces deux amis, pour ne pas devenir un Timon, s’était enseveli dans les plus profonds abîmes de la terre, et là, il s’était encore aperçu qu’il y a dans la nature humaine quelque chose d’analogue aux corps les plus bruts et les plus durs ; l’autre, en revanche, trouvait dans l’esprit de Macarie la preuve que, tout comme ailleurs les objets prochains, ici, les objets éloignés étaient accessibles aux natures bien douées ; qu’on n’avait nullement besoin de pénétrer jusqu’au centre de la terre, ni de se transporter au delà des bornes de notre sjstème solaire, mais qu’on était déjà suffisamment occupé et rendu particulièrement attentif à l’action, et appelé vers elle. Sur le sol et dans le sol, on trouve ce qui est nécessaire aux plus indispensables besoins terrestres, un monde de matériaux offert aux plus hautes facultés de l’homme pour être exploités ; mais, sur l’autre voie, la voie spirituelle, se trouvent constamment la sympathie, l’amour, l’activité libre et réglée : faire agir ces deux mondes l’un sur l’autre, manifester, dans le court passage de la vie, leurs qualités réciproques, c’est le plus haut degré de perfection auquel la créature humaine puisse atteindre.

Après ces confidences mutuelles, les deux amis conclurent une alliance, et, à tout événement, formèrent le projet de ne pas tenir leurs expériences secrètes, parce que l’homme que peutêtre elles feraient sourire, comme une fable bien placée dans un roman, devrait du moins les considérer comme un emblème du souverain bien.

Montan partit bientôt après avec Lydie et Philine. On aurait voulu pouvoir le retenir encore, ainsi que Lydie ; mais la pétulante Philine fatiguait des femmes accoutumées à l’ordre et au repos, et surtout la noble Angéla, dont l’inquiétude tenait d’ailleurs à d’autres causes.

Nous avons déjà fait observer qu’elle n’était plus, comme autrefois, attentive et soigneuse de prendre des notes, mais qu’elle paraissait occupée d’autre chose. Pour expliquer cette anomalie chez une personne si dévouée à l’ordre, et qui déployait son activité dans une sphère si pure, nous sommes obligé d’introduire un nouveau personnage dans ce drame déjà si complexe,

Notre ancien et fidèle associé Werner, dont les affaires s’accroissaient et se multipliaient comme à l’infini, avait besoin d’hommes actifs pour le seconder, mais il ne se les attachait pas avant de les avoir bien éprouvés. Il avait envoyé un de ces agents à Macarie, pour négocier avec elle au sujet des sommes considérables qu’elle avait résolu et promis de consacrer à la nouvelle entreprise, surtout en considération de Lénardo, son favoii. Ce jeune homme, devenu l’aide et l’associé de Werner, simple et charmant, véritable apparition, se fait remarquer par un talent particulier, une merveilleuse habileté dans le calcul de tête, avantage toujours précieux, mais particulièrement dans l’entreprise que l’on formait alors, puisque l’on devait régler et arrêter ensemble les articles infiniment divers d’un compte de société. Même dans les relations ordinaires dela vie, où, en discourant sur ce qui se passe dans le monde, on parle souvent de chiffres, de sommes et de balances, un homme pareil est d’un très-heureux secours. D’ailleurs il joue du piano trèsagréablement, en quoi son talent de calcul et un aimable naturel, unis et associés, le secondent admirablement. Sous sa main, les sons s’accordent d’une manière facile et harmonieuse ; quelquefois aussi il fait sentir qu’il n’est pas étranger aux plus hautes sphères, et, par là, sa personne est pleine d’attrait, bien qu’il parle fort peu et qu’il laisse à peine échapper dans la conversation quelque trait de sentiment. Il paraît plus jeune que son âge ; on pourrait presque lui trouver quelque chose d’enfantin. Quoi qu’il en soit, il a gagné l’affection d’Angéla et Angéla la sienne, à la grande joie de Macarie, car elle souhaitait depuis longtemps de voir mariée cette noble jeune fille.

Cependant, toujours circonspecte, et persuadée qu’il serait bien difficile de la remplacer, Angéla avait déjà écarté de tendres avances ; peut-être même avait-elle fait violence à une inclination secrète : mais, depuis qu’on pouvait songer à mettre une personne à sa place, une personne qui même était déjà désignée, elle paraissait s’abandonner avec complaisance, et même avec passion, à une impression soudaine.

Mais nous sommes conduits maintenant à faire la révélation la plus importante : car toutes les choses dont nous avons discouru depuis longtemps se sont peu à peu combinées, puis dénouées, et ont repris une face nouvelle. Il est désormais résolu que Bonne et Belle, autrefois la jeune brunette, entrera chez Macarie. Le plan, projeté d’une manière générale, et déjà approuvé de Lénardo, touche à l’exécution ; tous les intéressés sont d’accord ; Bonne et Belle remet tous ses biens à son associé ; il épouse la fille cadette de la famille laborieuse, et devient le beau-frère du rhabilleur. Par là, le local et l’association permettent l’établissement complet d’une nouvelle fabrique, et les habitants de l’industrieuse vallée sont occupés d’une autre façon. Ainsi Bonne et Belle devient libre ; elle remplace, auprès de Macarie, Angéla, qui est déjà fiancée avec le jeune associé de YVerner. Tout serait donc arrangé pour le moment ; ce qui ne peut être encore décidé demeure en suspens.

Mais Bonne et Belle demande que Wilhelm vienne la chercher ; il reste certaines choses à régler ; elle attache un grand prix à ce qu’il termine ce qu’il a véritablement commencé. C’est lui qui l’a découverte, et un étrange hasard a conduit Lénardo sur la trace de son ami. Il faut maintenant (tel est le* désir de Bonne et Belle) que Wilhelm lui rende le départ plus facile, et qu’il ait ainsi la satisfaction, la joie de ressaisir et de renouer lui-même une partie des fils entrelacés de la destinée.

Cependant, pour nous expliquer d’une manière un peu complète sur ce qui touche les esprits et les cœurs, nous devons révéler encore un plus intime secret. Lénardo n’avait jamais exprimé le moins du monde la pensée d’épouser Bonne et Belle ; mais, dans le cours des négociations, dans la longue correspondance qu’elles avaient nécessitée, on la consultait d’une manière délicate, pour savoir comment elle envisagerait cette liaison, et comment elle accueillerait les propositions qui lui seraient faites. On put conclure de ses lettres qu’elle ne se sentait pas digne de répondre à l’attachement de son noble ami en lui abandonnant un cœur partagé : tant de bienveillance méritait une âme tout entière, une femme qui fût toute à lui ; le souvenir de son fiancé, de son époux et de leur intime union, était encore si vivant chez elle, la possédait encore si pleinement, qu’il n’y restait plus de place pour l’amour et la passion ; elle ne pouvait plus sentir que l’affection la plus pure, et, dans cette occasion, la plus parfaite reconnaissance. Là-dessus on n’insista pas davantage, et, comme Lénardo n’avait pas touché ce point, il ne fut pas nécessaire de donner une réponse et des éclaircissements.

Nous espérons qu’on trouvera bien placées ici quelques réflexions générales. Toutes les personnes qui parurent successivement au château de Macarie furent pénétrées pour elle de confiance et de respect ; toutes ressentaient la présence d’une nature supérieure, et cependant cette présence laissait à chacun la liberté de se produire avec son propre caractère. Chacun se montrait tel qu’il était, avec une certaine confiance, plus qu’il n’avait jamais fait devant ses parents et ses amis : car on était invité et engagé à ne faire paraître que ce qu’il y avait de bon, de meilleur en soi : delànaissàit un contentement presque général.

Cependant nous ne pouvons taire qu’au milieu de ces circonstances, assez propres à la distraire, Macarie songea toujours à la situation de Lénardo ; elle s’en expliqua avec sés intimes, savoir Angéla et l’astronome. Ils croyaient lire parfaitement r dans le cœur du jeune baron. 11 était tranquille pour le moment ; la femme, objet de sa sollicitude, était alors aussi heureuse que possible ; Macarie avait d’ailleurs pourvu à l’avenir. Lénardo devait désormais commencer courageusement la grande entreprise, et laisser tout le reste aux événements et à la destinée. Cependant on pouvait soupçonner qu’il était principalement soutenu dans ces entreprises par la pensée d’appeler à lui bonne et Belle, ou même de venir la chercher quand il serait établi.

On ne pouvait s’abstenir ici de réflexions générales ; on observait de près une chose rare : l’amour naissant du repentir ; on se rappelait en même temps d’autres exemples de la singulière métamorphose d’impressions une fois reçues, du mystérieux développement d’inclinations natives ; on remarquait avec chagrin que, dans ces événements, les conseils ont peu de pouvoir, mais qu’il serait d’une haute prudence de s’éclairer autant que possible sur ses propres sentiments, et dé ne pas s’abandonner d’une manière absolue à tel ou tel penchant.

Arrivés à ce point, nous ne pouvons résister à la tentation de transcrire une feuille de nos archives, qui concerne Macarie et le caractère particulier de son esprit. Par malheur, ce document fut écrit de mémoire, longtemps après que le fond nous eût été communiqué, et il n’est pas, comme on devrait le souhaiter dans un cas si remarquable, d’une complète authenticité. Quoi qu’il en soit, nous ne présenterons ici que ce qu’il en faut pour éveiller la réflexion et recommander à l’attention un fait dont on a peut-être déjà observé et décrit l’analogue ou quelque chose d’approchant.


CHAPITRE XV.

Macarle se trouve avec notre système solaire dans un rapport qu’on ose à peine exprimer. Elle le porte, elle le voit dans son esprit, dans son âme, dans son imagination, ou, pour mieux dire, elle en fait en quelque sorte partie : elle se voit emportée dans ces orbites célestes, mais d’une façon toute particulière ; elle circule dès son enfance autour du soleil, et, comme on l’a constaté, en ligne spirale, s’éloignant toujours plus du centre, et s’avançant vers les régions extérieures.

Si l’on doit admettre que les êtres, en tant qu’ils sont corporels, tendent vers le centre, et, en tant qu’ils sont spirituels, vers la circonférence, notre amie appartient aux plus spirituels ; elle semble n’avoir été créée que pour se dégager de l’élément terrestre, pour pénétrer dans les sphères les plus proches comme les plus lointaines de l’existence. Cette faculté, si magnifique qu’elle soit, devint cependant pour elle, dès ses plus jeunes années, un pénible fardeau. Elle se rappelle avoir vu, depuis sa première enfance, l’intérieur de son être pénétré par des substances lumineuses, éclairé par une flamme sur laquelle la plus brillante lumière du soleil ne l’emportait point. Souvent elle voyait deux soleils, l’un en elle-même et l’autre au ciel ; deux lunes, dont l’extérieure restait toujours égale à elle-même dans toutes ses phases, tandis que l’intérieure diminuait de plus en plus.

Cette faculté la rendait indifférente aux choses de la vie, mais ses vertueux parents n’épargnèrent aucun soin pour son éducation ; toutes ses facultés s’animèrent, toutes ses forces agirent, en sorte qu’elle suffisait à toutes les occupations extérieures ; et, tandis que son esprit, que son cœur, étaient pleins de visions célestes, ses actions, sa conduite, restaient toujours conformes aux inspirations les plus nobles et les plus pures. Arrivée à la fleur de l’âge, toujours secourable, infatigable à rendre de grands et de petits services, elle passait comme un ange sur la terre, tandis que son être spirituel se mouvait, il est vrai, autour du soleil de ce monde, mais s’élevait vers le monde intellectuel en orbes toujours croissants.

L’ivresse de cet état était en quelque sorte tempérée par cette circonstance qu’en elle aussi la nuit semblait succéder au jour : en effet, quand la lumière intérieure s’éteignait, elle s’appliquait à remplir fidèlement les devoirs extérieurs ; quand l’intérieur de son être s’illuminait de nouveau, elle s’abandonnait au plus délicieux repos. Elle assure même avoir observé qu’une sorte de nuages voltigent parfois autour d’elle, et lui voilent, pour quelque temps, l’aspect de ses compagnes célestes, intervalle qu’elle sait toujours mettre à profit pour le bien et la joie de ses alentours.

Aussi longtemps qu’elle tint ces visions secrètes, elle eut besoin de grands efforts pour les supporter ; ce qu’elle en révélait était méconnu ou mal interprété ; elle le présenta donc, dans le cours de sa longue carrière, comme une maladie, et c’est ainsi qu’on en parle encore dans la famille. Enfin sa bonne fortune conduisit auprès d’elle l’homme que vous voyez chez nous, également estimable, comme médecin, comme mathématicien et comme astronome, noble caractère qui fut cependant attiré d’abord auprès de Macarie par la curiosité. Mais, lorsqu’elle eut pris confiance en lui, qu’elle lui eut décrit peu à peu son état, qu’elle eut relié le présent avec le passé, et formé un ensemble des événements, il fut tellement intéressé par ce phénomène, qu’il ne put se séparer d’elle désormais, et chercha de jour en jour à pénétrer plus avant dans ce mystère.

Dans l’origine, comme il le donnait à entendre assez clairement, il prenait la chose pour une illusion ; car Macarie ne cachait point que, dès sa première jeunesse, elle s’était occupée avec ardeur de sphère et d’astronomie, qu’elle avait reçu de bonnes leçons sur cette science, et n’avait négligé aucune occasion de se représenter toujours davantage la structure du monde, avec le secours des livres et des machines ; aussi l’astronome persistait-il à soutenir que c’étaient des choses apprises ; qu’il fallait y voir l’effet d’une imagination admirablement réglée, l’influence de la mémoire, une coopération du jugement, mais surtout d’un calcul secret.

Il est mathématicien, et par conséquent opiniâtre ; c’est un esprit éclairé, et par conséquent incrédule : il résista longtemps, observa cependant avec soin ce qu’elle affirmait ; s’efforça de saisir la suite de plusieurs années ; s’attacha particulièrement aux plus nouvelles indications, qui s’accordaient avec la situation réciproque des astres, et finit par. s’écrier :

« Eh ! pourquoi Dieu et la nature n’auraient-ils pas aussi produit et agencé une sphère armillaire vivante, un rouage spirituel, qui fût en état de suivre par lui-même, d’une façon particulière, le cours des astres, comme les horloges nous marquent les jours et les heures ? »

Nous n’essayerons pas d’aller plus avant ; car l’incroyable perd tout son prix, quand on veut l’observer de près en détail. Nous dirons seulement quelle était la base sur laquelle se fondaient les calculs à établir ; la visionnaire, dans son intuition, voyait le soleil beaucoup plus petit que, de jour, dans le ciel ; une place inusitée de ce grand luminaire dans le zodiaque donnait lieu à des inductions.

En revanche, la visionnaire provoquait des doutes et des erreurs, parce qu’elle indiquait tel ou tel astre comme paraissant aussi dans le zodiaque, et qu’on ne pouvait le découvrir dans le ciel. C’étaient peut-être les petites planètes, qui n’étaient pas encore découvertes ; car on pouvait conclure d’autres indications, qu’elle avait depuis longtemps dépassé l’orbite de Mars et qu’elle approchait de celui de Jupiter. Elle avait manifestement contemplé quelque temps cette planète, à quelle distance, la chose’serait difficile à dire ; elle l’avait observée avec étonnement dans sa vaste magnificence, et avait suivi autour d’elle la marche de ses satellites ; mais ensuite elle l’avait vue, de la manière la plus merveilleusement rare, sous l’aspect de lune décroissante,puis sous un autre aspect, comme nous paraît la nouvelle lune.

On en conclut qu’elle la voyait de côté, et qu’elle était sur le point de dépasser son orbite, pour s’élancer, dans l’espace infini, au-devant de Saturne. L’effort de l’imagination ne saurait la suivre jusque-là, mais nous espérons qu’une pareille entéléchie ne s’éloignera pas tout à fait.de notre système solaire, et qu’une fois parvenue à ses limites, elle voudra revenir sur ses pas, afin de revivre pour le bonheur de nos arrière-neveux, et de pratiquer chez eux la bienfaisance.

Sans nous étendre davantage sur cette fiction éthérée, à laquelle nous espérons qu’on fera gruce, nous revenons à la fable terrestre dont nous avons déjà dit quelques mots en passant.

Montan avait assuré, avec le plus grand air de sincérité, que cette merveilleuse personne dont les sens indiquaient si bien la différence des terrains, était déjà partie avec les premiers émigrants, ce qui aurait du cependant paraître absolument invraisemblable à un homme attentif. Comment, en effet, Montan, et tout autre à sa place, aurait-il éloigné de lui une pareille baguette divinatoire ? Peu de temps après son départ, divers propos et de singuliers récits des domestiques éveillèrent peu à peu un soupçon. Philine et Lydie avaient en effet amené avec elles une troisième femme, la présentant comme une servante, dont elle ne semblait point remplir l’office ; car elle n’était jamais demandée pour habiller ni déshabiller ses maîtresses. Son simple costume, qui allait parfaitement à son corps robuste et bien fait, avait, comme toute la personne, un air étranger. Les manières de cette femme étaient sans rudesse, mais n’annonçaient point cette politesse dont les femmes de chambre offrent toujours la caricature. Aussi trouva-t-elle bientôt sa place parmi les domestiques : elle se joignit aux jardiniers et aux laboureurs, prit la bêche et travailla comme deux. Dans ses mains agiles, le râteau volait lestement sur la terre labourée, et la plus large surface devenait unie comme une planche de jardin. Au reste elle était d’humeur fort paisible, et ne tarda pas à gagner l’affection de chacun. Les gens disaient entre eux qu’on l’avait vue souvent quitter son outil et courir à travers champs, pardessus les pierres et les broussailles, droit à une source cachée, où elle étanchajt sa soif. Elle avait répété cela journellement, et, dans quelque lieu qu’elle se trouvât, elle avait su découvrir, lorsqu’elle en avait eu besoin, quelque source pure.

Jl était donc resté un témoignage en faveur de l’assertion de Montan, et c’est vraisemblablement pour éviter des essais fatigants et des épreuves insuffisantes, qu’il résolut de cacher la présence d’une si remarquable personne à sa noble hôtesse, qui aurait cependant bien mérité une pareille confiance. Pour nous, il nous a paru convenable de faire connaître, tout incomplets qu’ils sont, les faits parvenus à notre connaissance, afin d’attirer l’attention des observateurs sur des cas de ce genre, qui se produisent, plus souvent qu’on ne pense, par telle ou telle indication


CHAPlTRE XVI.

Le bailli du château que nous avons vu naguère animé par nos émigrants, homme naturellement actif et habile, ayant sans cesse devant les yeux l’intérêt de son seigneur et le sien, était assis à son bureau, occupé, avec une satisfaction secrète, à mettre au net des comptes et un mémoire, par lequel il s’efforçait d’exposer et de détailler, avec un certain orgueil, les grands avantages que la présence de ces hôtes avait procurés au bailliage. Toutefois, dans sa pensée, c’était là le moins important ; il avait remarqué les grands résultats que produit le travail d’hommes actifs, habiles, éclairés et hardis. Les uns avaient pris congé pour passer la mer ; les autres pour chercher fortune en Europe : mais il s’aperçut que d’autres encore avaient des liaisons secrètes, dont il résolut sur-le-champ de faire son profit.

Au moment du départ, il se trouva, ce qu’on aurait pu savoir et prédire, que plusieurs de ces robustes jeunes hommes s’étaient plus ou moins engagés avec les jolies filles du village et du pays. Quelques-uns seulement osèrent, lorsque Odoardo partit avec les siens, se déclarer résolus à rester. Aucun des émigrants de Lénardo n’était demeuré, mais plusieurs avaient assuré qu’ils reviendraient dans peu de temps et s’établiraient, si l’on pouvait leur garantir, dans une certaine mesure, la subsistance et la sécurité pour l’avenir.

Le bailli, qui connaissait parfaitement tout le personnel et les affaires domestiques de la petite peuplade soumise à son autorité, riait dans sa barbe, en véritable égoïste, de voir qu’on faisait de grands préparatifs et de grands frais, pour déployer une libre activité au delà des mers et sur le continent, et qu’avec cela on lui procurait, à lui, qui était demeuré tranquillement dans ses terres, les plus grands avantages pour son domaine, et on lui donnait l’occasion de retenir et de rassembler autour de lui quelques-uns des meilleurs ouvriers. Sa pensée, agrandie par ce qu’il avait vu, trouvait tout naturel qu’une libéralité bien placée eût les suites les plus heureuses et les plus utiles. Il prit sur-le-champ la résolution d’entreprendre quelque chose de pareil dans son petit bailliage. Heureusement, des habitants qui avaient du bien s’étaient vus en quelque sorte contraints d’unir légitimementleurs filles avec ces époux prématurés. Le baifli leur fit comprendre que cet accident était un véritable bonheur, et, comme c’était réellement un bonheur que le sort fût tombé précisément sur les ouvriers les plus utiles à ses vues, il ne lui fut pas difficile d’établir une manufacture de meubles, qui n’exige ni beaucoup de place, ni de grands embarras, mais seulement de l’habileté et des matériaux suffisants. Le bailli promit les matériaux, les habitants donnèrent des femmes, de la place et des magasins, et les ouvriers apportèrent l’habileté.

Le rusé intendant avait déjà médité mûrement sur toutes ces choses à part lui, au milieu du tumulte de la foule, et il put se mettre à l’œuvre aussitôt qu’il vit la tranquillité rétablie.

Le repos, mais un véritable repos de mort, s’était répandu dans les rues du village, dans la cour du château, après que ce torrent se fut écoulé, quand un cavalier, accourant au galop et poussant des cris, ht lever de son siége notre bailli, enfoncé dans ses calculs, et le tira de sa tranquillité. A la vérité, le sabot du cheval ne sonnait pas, car il n’était pas ferré ; mais le cavalier, s’étant élancé du caparaçon (il chevauchait sans selle et sans étriers, et il ne conduisait le cheval qu’avec un filet), poussa des cris d’impatience contre les habitants, contre les hôtes, étant furieux et surpris de trouver tout mort et silencieux.

Le domestique du bailli ne savait que faire de cet étranger. Au bruit de leurs explications, le bailli survint et ne sut dire autre chose, sinon que tout le monde était parti.

« Où sont-ils allés ? * demanda le jeune et vif cavalier.

Le bailli indiqua tranquillement le cbemin que Lénardo et Odoardo avaient pris, ainsi qu’un troisième, un homme problématique, qu’ils appelaient tantôt Wilhelm, tantôt Meister. Celui-ci devait s’être embarqué sur la rivière, éloignée de quelques milles ; il la descendait pour aller d’abord visiter son fils, et poursuivre, après cela, l’exécution d’une importante affaire.

Le jeune homme était déjà remonté d’un bond sur son cheval, et s’était fait indiquer le plus court chemin pour aller à la rivière ; puis il s’élança hors de la cour, et s’éloigna, d’une course si précipitée, que le bailli, qui le suivait des yeux, de ses fenêtres, eut assez de peine à reconnaître, par un nuage de poussière fugitive, que le turbulent cavalier avait pris le bon chemin.

Le nuage lointain s’était envolé, et notre bailli allait reprendre son siége et son travail, lorsqu’un messager à pied accourut par la porte d’en haut, et demanda pareillement la société de l’Union, à laquelle on l’avait expédié en toute hâte pour lui remettre une dernière dépéche. 11 avait pour elle un gros paquet, et de plus une lettre adressée à Wilhelm, appelé Meister. Une jeune dame l’avait particulièrement recommandée au porteur et lui avait enjoint expressément de la remettre sans délai. Par malheur, il fut encore impossible de répondre autre chose à ce messager, sinon que le nid était vide, et qu’il devait poursuivre sa route au plus vite, pour gagner un endroit où il pouvait espérer de trouver ces personnes ensemble, ou d’en savoir des nouvelles.

La lettre, que nous trouvons parmi les nombreux papiers confiés à nos mains, est d[une si grande importance, que nous ne devons pas la tenir secrète. Elle était d’Hersilie, de cette femme aussi étonnante qu’aimable, qui ne parait que rarement dans nos récits, mais qui, chaque fois qu’elle se montre, attire certainement, par un charme irrésistible’, tous les esprits fins et les cœurs délicats


CHAPITRE XVII.

Heraille à Wlllielm.

J’étais chez moi pensive et ne saurais dire à quoi je pensais. Mais je me surprends quelquefois à penser sans pensée : c’est une sorte d’indifférence sentie. Un cheval s’élance dans la cour et me tire de mon repos ; ma porte s’ouvre, et Félix paraît dans tout l’éclat de la jeunesse, comme un petit dieu. 11 court à moi, il veut m’embrasser ; je le repousse. 11 affecte l’indifférence, s’arrête à quelques pas, et, avec une tranquille sérénité, il me vante le cheval qui l’a amené, me parle de ses exercices, de ses plaisirs, avec détail et abandon. Le souvenir des anciennes histoires nous amène à la précieuse cassette ; il sait qu’elle est dans mes mains et démande à la voir. Je cède ; il était impossible de refuser. 11 la considère, il raconte en détail comment il l’a trouvée : je me trouble et lui révèle que j’en ai la clef. Alors sa curiosité est au comble. Il veut la voir aussi, de loin seulement. On ne sut jamais demander avec plus d’instance et de grâce : il demande comme en priant ; il tombe à genoux et sollicite avec des regards si brûlants et si doux, avec des paroles si flatteuses et si caressantes.. . Je fus encore séduite. Je lui montrai de loin le merveilleux secret : mais aussitôt il me prend la main et m’arrache la clef, et court gaiement autour de la table.

« Que me font la cassette et la clef ? s’écrie-t-il. C’est ton cœur que je voudrais ouvrir ; je voudrais qu’il s’ouvrît pour moi, qu’il vînt au-devant de moi, qu’il me pressât contre lui, qu’il me permît de le presser contre mon sein. »

Il était beau, il était aimable, au delà de toute expression, et, comme je voulus courir à lui, il poussait toujours devant lui la cassette sur la table ; déjà la clef était dans la serrure ; il menaça de tourner et il tourna en effet : la petite clef était brisée ; la moitié extérieure tomba sur la table.

J’étais plus troublée qu’il n’est possible et permis. 11 profite de mon inattention, laisse la cassette, s’élance vers moi et me prend dans ses bras. Je luttais en vain ; ses yeux s’approchaient des miens, et c’est une belle chose de voir son image dans un œil amoureux. Je l’ai vue pour la première fois quand sa bouche a pressé la mienne- vivement. Je l’avoue, je lui ai rendu ses baisers : c’est si beau de faire un heureux ! Je me suis arrachée de ses bras : l’abîme qui nous sépare ne m’apparaissait que trop clairement. Au lieu de me contenir, j’ai passé la mesure ; je l’ai repoussé avec colère ; mon trouble me donnait du courage et de la raison : j’ai menacé, je l’ai grondé, je lui ai commandé de ne jamais reparaître devant moi. Il a cru que je parlais sérieusement.

« C’est bien, m’a-t-il dit ; je vais courir le monde, jusqu’à ce que j’y trouve la mort. »

Puis, il s’est élancé sur son cheval et il est parti au galop. Je rêvais encore, et je voulus serrer la cassette ; la moitié de la clef était là brisée : je me suis trouvée dans une double et triple perplexité.

O hommes, ne transmettrez-vous donc jamais la raison à vos descendants ? N’était-ce pas assez que le père eût fait déjà tant de mal ? Fallait-il que le fils vînt encore nous égarer sans remède ?

Ces aveux dorment sur ma table depuis quelque temps, mais voici une circonstance singulière, qu’il faut que je vous mande : elle rend ce qui précède plus clair et plus obscur.

Un vieil orfèvre et marchand de bijoux, homme estimé de mon oncle, se présente au château, et nous montre de précieuses antiquités. Cela m’engage à lui montrer la cassette. Il observe la clef brisée, et nous fait voir, ce qu’on n’avait pas remarqué jusqu’alors, que la cassure n’est pas inégale, mais tout unie. Par l’attouchement, les deux parts se réunissent : il retire la clef tout entière ; les deux morceaux sont aimantés ; ils tiennent ensemble solidement, mais ils n’ouvrent que pour les initiés. L’homme se retire à quelque distance : la cassette s’ouvre et il la referme soudain.

« Il n’est pas bon, dit-il, de toucher à de semblables secrets.»

Vous ne pouvez, Dieu merci, vous représenter mon inexplicable situation : en effet, hors de l’égarement, l’égarement peut-il se comprendre ? La mystérieuse cassette est devant moi ; j’ai dans ma main la clef, qui n’ouvre pas : je laisserais volontiers la cassette fermée, si la clef m’ouvrait seulement le plus proche avenir !

Ne vous inquiétez pas un moment de moi, mais je vous en prie, je vous en conjure avec instance, je vous le recommande de toutes mes forces, courez à la recherche de Félix. J’ai vainement envoyé du monde de tous côtés pour découvrir sa trace. Je ne sais si je dois désirer ou craindre le jour qui nous réunira.

Le messager me presse ; il veut partir : on l’a retenu au château assez longtemps. Il est chargé d’importantes dépêches pour les émigrants. Il vous trouvera, j’espère, avec eux, ou bien on lui dira où vous êtes. En attendant votre réponse, je n’aurai point de repos.


CHAPITRE XVIII.

La barque, éclairée par un ardent soleil de midi, descendait doucement la rivière ; un vent léger répandait quelque fraîcheur dans l’atmosphère embrasée ; de doux rivages offraient de part et d’autre un aspect très-simple, mais agréable. Les champs de blé côtoyaient la rivière, et le sol fertile arrivait si prociie, qu’à certaines places, où s’était jetée l’eau murmurante, elle avait attaqué la terre ameublie, l’avait entraînée, et il s’était formé des escarpements assez élevés.

Tout au bord de ces pentes rapides, à la place où peut-être avait passé le chemin de halage, notre ami voyait courir au galop un jeune cavalier de bonne mine et de taille robuste. Mais à peine on voulut l’observer plus attentivement, que la pelouse, qui surplombait, manqua sous lui, et le malheureux fut précipité dans l’eau, le cheval sur le cavalier. Sans perdre un instant, les bateliers voguèrent, aussi prompts que la flèche, droit au tourbillon, et ils eurent bientôt arraché à la rivière sa belle proie. Le jeune homme était gisant dans la barque, et paraissait sans vie : après un instant de réflexion, les mariniers gouvernèrent sur une saussaie graveleuse, qui s’était formée au milieu de la rivière. Aborder, porter le corps sur la rive, le déshabiller et l’essuyer, fut l’affaire d’un moment : mais la gracieuse fleur penchée sur leurs bras ne donnait encore aucun signe de vie.

Wilhelm prit sa lancette, il ouvrit la veine du bras : le sang jaillit en abondance, et, mêlé avec la vague, qui jouait en courant le long de la grève, il suivit la rivière tournoyante. La vie reparut. A peine le charitable chirurgien a-t-il attaché la bande, que le jeune homme se dresse hardiment sur ses pieds, jette sur Wilhelm un regard pénétrant et s’écrie :

« Si je dois vivre, que ce soit avec toi ! »

A ces mots il se jette au cou de son sauveur, avec des pleurs amers. Ils s’étaient reconnus tous deux. Ils se tenaient fermement embrassés, comme Castor et Pollux, qui se rencontrent sur le chemin des ténèbres à la lumière.

On pria Félix de se calmer. Les diligents bateliers avaient déjà préparé, sous de légers buissons, une couche commode, ombragée, éclairée à demi. Le beau jeune homme y reposait sur le manteau paternel ; ses boucles brunes, séchées promptcment, commençaient à se reformer ; il s’endormit avec un sourire paisible. Notre ami le contemplait avec bonheur et le couvrait du manteau.

« Admirable image de Dieu, disait-il, seras-tu donc reproduite sans cesse, pour subir aussitôt les atteintes, les blessures du dedans ou du dehors ? »

Le manteau couvrait l’enfant ; les rayons du soleil, bien ménagés, tirent pénétrer dans ses membres une douce chaleur ; ses joues reprirent le coloris de la santé : il semblait déjà complétement rétabli.

Les diligents bateliers, s’applaudissant d’avoir fait une bonne action qui avait une si heureuse issue, et dont ils se promettaient une riche récompense, avaient déjà fait sécher presque entièrement, sur la grève brûlante, les habits du jeune homme, pour le mettre, dès son réveil, en état de se présenter décemment1.


1. On a dit que Goethe avait eu l’intention de compléter les Années de Voyage par un troisième récit- dans lequel on aurait vu s’accomplir les destinées de Wilhelm Meister et de ses amis : mais les critiques estiment que, par cette brusque conclusion, il a voulu donner carrière à l’imagination du lecteur, et ils lui ont fait un mérite d’avoir ainsi conservé i son œuvre ]e caractère poétique.

  1. Puisque nous avons l’adjectif proplastique, pourquoi n’admettrait-on pas le substantif ? Au reste, il fallait conserver le mot ou renoncer à traduire la phrase.