Les Années de voyage de Wilhelm Meister/Livre deuxième

Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (VII. Les Années de voyage de Wilhelm Meisterp. 144-273).


LIVRE DEUXIÈME.

CHAPITRE I.

Wilhelm et son fils avaient suivi la route que l’antiquaire leur avait indiquée, et ils trouvèrent heureusement les limites de la province dans laquelle ils devaient voir tant de choses remarquables. Dès l’entrée, ils admirèrent un pays fertile, où l’agriculture florissait sur de douces collines, tandis que les moutons paissaient sur les hautes montagnes et le gros bétail dans les vastes plaines des vallées. On approchait de la moisson, et tout offrait l’image de l’abondance. Mais ce qui surprit le plus les voyageurs fut qu’ils ne voyaient à l’ouvrage ni des hommes faits ni des femmes, et seulement des petits garçons et des jeunes gens, occupés des préparatifs d’une heureuse moisson, et aussi des joyeux apprêts de la féte consacrée à cette récolte. Les voyageurs en saluèrent un, puis un autre, et leur demandèrent le chef, mais les enfants ne purent leur indiquer sa demeure. L’adresse de la lettre ne portait que ces mots : Au Chef ou aux Trois. les enfants ne surent pas mieux l’expliquer, et ils adressèrent les étrangers à un inspecteur, qui allait monter à cheval. Wilhelm lui fit connaître son désir ; Félix, avec son air de franchise, parut faire sur l’inspecteur une impression agréable ; les trois cavaliers cheminèrent ensemble.

Wilhelm avait déjà observé qu’il régnait dans la couleur et la coupe des habits une variété, qui donnait à toute la pefite population un singulier aspect ; il était sur le point de demander là-dessus des éclaircissements à son guide, quand un spectacle plus étrange encore se produisit à ses yeux : tous les enfants, quelque fût leur travail, l’interrompirent, et se tournèrent vers les cavaliers passants, avec des gestes particuliers, mais différents les uns des autres, et il était facile de juger que c’était un hommage rendu au surveillant. Les plus jeunes se croisaient les bras sur la poitrine, et levaient les yeux au ciel avec l’expression de la joie ; ceux d’âge moyen tenaient leurs bras derrière le dos, et regardaient la terre en souriant ; les aînés se redressaient avec un air d’assurance, les bras pendants ; ils tournaient la tête à droite, et formèrent une file, tandis que les autres demeuraient isolés à la place où on les rencontrait.

Les cavaliers s’étant ajrrêtés, et ayant mis pied à terre en un lieu où de nombreux enfants se présentaient, dans différentes attitudes, devant le surveillant, qui les passait en revue, Wilhelm demanda ce que signifiaient ces gestes. .

Félix, sans attendre la réponse, s’écria gaiement :

« Quelle position faut-il que je prenne ?

— Commencez toujours, répondit le surveillant, par croiser les bras sur la poitrine avec une douce gravité, les yeux levés vers le ciel et le regard immobile. »

Félix obéit, mais il dit bientôt :

« Cela ne me plaît guère : je ne vois rien là-haut. Cela doit-il durer longtemps ?… Mais si ! dit-il avec joie :je vois deux éperviers, qui volent de l’occident à l’orient. N’est-ce pas un bon présage ?

— C’est selon que tu le prendras, répondit le surveillant ; maintenant, va te mêler parmi ces enfants et fais comme ils font. »

L’inspecteur donna un signal ; les enfants quittèrent leur attitude, et retournèrent à leurs occupations ou jouèrent comme auparavant.

’ Voulez-vous et pouvez-vous, dit Wilhelm, m’expliquer ce qui provoque ici mon étonnement ? Je vois bien que ces gestes, ces attitudes, sont des salutations par lesquelles on vous accueille.

— Parfaitement : des salutations qui m’indiquent d’abord le degré d’instruction auquel chaque enfant est parvenu.

— Mais pouvez-vous m’expliquer le sens de cette gradation ? car je vois bien que c’en est une.

— C’est à mes supérieurs de vous répondre : cependant je puis vous assurer que ce ne sont pas de vaines grimaces ; que l’on en donne, au contraire, aux enfants, sinon le sens le plus élevé, du moins une explication intelligible, mais qu’il est ordonné à chacun de garder pour lui ce qu’on juge convenable de lui répondre ; ils doivent s’abstenir d’en causer soit avec les étrangers, soit entre eux ; si bien que l’instruction se modifie de mille manières. D’ailleurs le secret offre de grands avantages : car, si l’on dit d’emblée et toujours à l’homme ce dont il s’agit, il suppose qu’il ne reste plus rien à découvrir. 11 est certains secrets, fussent-ils même révélés, auxquels il faut rendre hommage par la réserve et le silence, car cela influe sur la modestie et les bonnes mœurs.

. — Je vous comprends, répondit Wilhelm : pourquoi ce qui est si nécessaire dans les choses corporelles ne serait-il pas aussi pratiqué dans celles qui appartiennent à l’intelligence ? Mais peut-être vous sera-t-il permis de satisfaire sur un autre point ma curiosité. La grande variété de la coupe et de la couleur des habits me surprend, et pourtant je ne vois pas ici toutes les couleurs : j’en vois quelques-unes seulement, depuis les nuances les plus claires jusqu’à la plus foncée. Cependant j’observe qu’on ne peut avoir eu en vue de marquer les degrés de luge ou du mérite, car les enfants de tout âge indistinctement peuvent porter des habits de même coupe et de même couleur, et ceux qui saluent avec les mêmes gestes ne sont pas semblables entre eux par le vêtement.

— Je ne puis non plus m’ouvrir sur ce point, répondit l’inspecteur ; mais je serais bien trompé, si vous nous quittiez sans avoir reçu des éclaircissements sur tout ce que vous pouvez désirer. »

Ils continuaient d’aller il la recherche du supérieur, dont ils croyaient avoir trouvé la trace. Wilhelm dut remarquer avec surprise qu’à mesure qu’ils avançaient dans le pays, ils entendaient plus distinctement des chants harmonieux. Tout ce que faisaient les enfants, tous les travaux auxquels on les trouvait occupés, ils les faisaient en chantant ; les chants paraissaient appropriés à chaque travail, et toujours les mêmes, quand les circonstances étaient pareilles. Si plusieurs enfants se trouvaient rassemblés, ils s’accompagnaient tour à tour ; vers le soir, ils rencontrèrent aussi des danseurs, dont les pas étaient animés et réglés par des chœurs ; Félix, qui était remonté à cheval, unit sa voix à celles des enfants, et ce ne fut pas sans succès. Wilhelm prit plaisir à cette récréation qui animait la contrée.

» Apparemment, dit-il à l’inspecteur, on donne beaucoup de soins à cet enseignement : sans cela ce talent ne pourrait être aussi remarquablement développé et aussi répandu.

— Assurément : répondit-il, chez nous le chant est le premier degré de la culture morale ; tout le reste s’y rattache et en est facilité. La plus simple jouissance, comme le plus simple enseignement, sont animés et inculqués chez nous par le chant ; même ce que nous enseignons de religion et de morale, nous le communiquons par la voie du chant. D’autres avantages s’y joignent aussitôt, pour produire des résultats indépendants ; en effet, quand nous formons les enfants à noter sur un tableau les sons qu’ils émettent, et à les reproduire d’après les signes tracés par eux, à y joindre le texte, qu’ils écrivent au-dessous, ils exercent à la fois la main, l’œil et l’oreille, et ils acquièrent, plus vite que l’on ne croirait, une bonne et belle écriture ; et, comme tout cela se fait et se répète et se copie en mesure, selon des temps exactement déterminés, ils comprennent, beaucoup plus vite que de toute autre manière, la grande importance de la géométrie et du calcul. Voilà pourquoi nous avons choisi la musique, entre toutes choses, pour le principe de l’éducation, car elle mène à tout le reste par des chemins faciles. »

Wilhelm cherchait de nouveaux éclaircissements, et ne cacha point sa surprise de n’entendre aucune musique instrumentale.

« Nous ne la négligeons point, répondit l’inspecteur ; mais elle est confinée et pratiquée dans un canton particulier, qui forme le plus agréable vallon de montagne, et l’on a même pris soin d’enseigner les divers instruments dans des lieux séparés. Nous veillons surtout à reléguer les dissonances des commençants dans certaines solitudes, où elles ne peuvent réduire personne au désespoir : car vous avouerez vous-même qu’il n’est guère de supplice plus cruel à souffrir, dans une société civile bien policée, que celui dont nous afflige le voisinage d’un violon ou d’une flûte novice. Nos commençants, animés du louable sentiment de ne vouloir éfre importuns à personne, s’enfoncent volontairement, pour un temps plus ou moins long, dans le désert, et rivalisent, chacun à part, pour mériter de s’approcher du monde habité ; en conséquence, on permet de temps en temps qu’ils essayent d’approcher, et il est rare qu’ils échouent, car ici, comme dans toutes nos institutions, nous devons cultiver et garder la pudeur et la modestie. Je suis charmé que votre fils ait une voix agréable : cela rendra le reste plus facile. «

Ils étaient arrivés à l’endroit où Félix devait s’arrêter et s’essayer avec les autres enfants, avant qu’on eût décidé son admission formelle. Déjà ils entendaient de loin un joyeux chant : c’était une récréation, à laquelle les enfants se livraient celle fois dans une heure de loisir. Ils entonnèrent un chœur général, auquel chaque membre d’un cercle plus étendu répondit joyeusement, d’une voix juste et claire, en obéissant aux signes du directeur. Cependant il surprenait souvent les chanteurs, en suspendant par un signe le chœur général, et touchant avec sa baguette un des choristes, qui devait soudain entonner seul une chanson en harmonie avec l’air et les paroles du chœur. La plupart montraient déjà beaucoup d’habileté ; quelques-uns, qui échouaient dans cette épreuve, donnaient des gages sans trop exciter la moquerie. En véritable enfant, Félix se mêla d’abord avec eux, et ne se tira pas mal d’affaire. Puis il dut faire le salut de la première classe : il se croisa les mains sur la poitrine, leva les yeux au ciel, mais d’un air malin, qui faisait bien voir qu’il n’attachait pas encore à cet acte un sens mystérieux.

L’agrément du lieu, le bon accueil qu’on lui fit, la gaieté de ses camarades, tout charma l’enfant, au point qu’il vit sans trop de regret son père s’éloigner . il jeta un regard plus triste peut-être sur le cheval, qu’on emmenait, mais on lui fit comprendre qu’il ne pouvait le garder dans le district où il se trouvait ; et on lui promit qu’il en retrouverait un pareil, gentil et bien dressé, au moment où il s’y attendrait le moins.

Le surveillant, n’ayant pu réussir à trouver le chef, dit à Wilhelm :

« Il faut que je vous quitte ; mes affaires m’appellent ; cependant je veux vous conduire auprès des Trois, qui président à nos sanctuaires : votre lettre leur est aussi adressée, et, réunis ensemble, ils remplacent le chef. »

Wilhelm aurait désiré savoir d’avance ce qu’étaient ces sanctuaires : le surveillant répondit :

« Les Trois, afin de reconnaître la confiance avec laquelle vous nous remettez votre fils, vous révéleront sans doute, avec sagesse et justice, le plus nécessaire. Les objets visibles de nos respects, que j’ai nommés sanctuaires, sont renfermés dans un canton particulier, ne sont mêlés à rien, troublés par aucune chose ; on n’en laisse approcher les élèves qu’à certaines époques de l’année, selon le degré de leur développement, pour les instruire par l’histoire et la peinture, en sorte qu’ils emportent une impression dont ils se puissent nourrir quelque temps dans lu pratique de leur devoir.

Wilhelm arriva devant un porfail, à l’entrée d’un vallon boisé, ceint de hautes murailles. A un signal donné, la petite porte s’ouvrit, et notre ami fut reçu par un homme d’une figure noble et grave, dans une grande et magnifique salle de verdure, ombragée par des arbres et des arbrisseaux de tout genre. A peine pouvait-on distinguer, à travers cette haute et touffue décoration naturelle, d’imposantes murailles et de remarquables bâtiments. Les Trois, qui parurent successivement, firent à Wilhelm un accueil amical, et ils entrèrent avec lui dans une conversation où chacun mit du sien, mais que nous abrégerons pour nos lecteurs.

« Puisque vous nous confiez votre fils, dirent-ils, c’est notre devoir de vous faire connaître plus à fond notre méthode. Vous avez déjà remarqué bien des formes qui ne s’expliquent pas par elles-mêmes au premier coup d’œil. De quel point désirezvous d’abord être éclaire ! ?

— J’ai remarqué des salutations et des gestes décents, mais étranges, dont je souhaiterais connaître le sens : chez vous l’extérieur se rapporte sans doute à l’intérieur, et réciproquement. Faites-moi connaître ce rapport.

— Des enfants sains et bien nés, répondirent-ils, apportent beaucoup avec eux ; la nature a donné à chacun tout ce qui lui est nécessaire pour le présent et l’avenir : développer ces facultés est notre devoir. Souvent elles se développent mieux par elles-mêmes : mais il est un sentiment que l’homme n’apporte pas en venant au monde, et, néanmoins, c’est celui qui est essentiel pour que l’homme soit homme à tous égards. Pouvez-vous deviner vous-même quel est ce sentiment ? »

Wilhelm réfléchit un moment et fit un signe négatif.

Avec une modeste retenue, les chefs lui dirent : « Le_respect. »

Wilhelm fit un geste d’étonnement.

f Le respect, répétèrent-ils : il manque à tout le monde, et peut-être à vous-même. Vous avez vu trois sortes de gestes, et nous enseignons trois sortes de respect, qui doivent être réunies et former un ensemble, pour atteindre à leur force et à leur effet suprême. La première est le respect de ce qui est au-dessus de nous. Ce geste, que vous avez vu, les bras croisés sur la poitrine, un joyeux regard dirigé vers le ciel, est l’attitude que nous prescrivons aux jeunes enfants, et par là nous leur demandons en même temps de témoigner qu’il est là-haut un Dieu, qui se reflète et se manifeste dans les parents, les instituteurs et les supérieurs. La deuxième espèce est le respect de ce qui est placé au-dessous de nous. Les mains jointes et comme liées derrière le dos, les yeux baissés et souriants, disent que l’on doit jeter sur la terre un regard serein. La terre fournit la nourriture ; elle procure des jouissances infinies, mais aussi d’immenses douleurs. Qu’un homme se fasse, par sa faute ou innocemment, quelque mal corporel ; que d’autres hommes le blessent, à dessein ou par hasard ; qu’une chose enfin dépourvue de volonté lui cause quelque souffrance, il doit y prendre garde, car les mêmes dangers l’accompagnent toute sa vie. Mais nous délivrons, le plus tôt possible, notre élève de cette position, dès que nous sommes persuadés que cette deuxième leçon a exercé sur lui une action suffisante ; nous l’exhortons alors à prendre du courage, à se tourner vers ses camarades et à s’unir avec eux. Alors il se tient debout, ferme et hardi, non pas en s’isolant avec égoïsme : c’est seulement en société avec ses égaux qu’il fait face au monde. Nous ne saurions ajouter rien à ces explications.

— Je suis éclairé, répondit Wilhelm. Si la multitude est plongée dans un si fâcheux état, c’est qu’elle se plaît dans l’élément de la malveillance et de la médisance. Celui qui s’y abandonne arrive bientôt à l’indifférence pour Dieu, au mépris pour le monde, à la haine pour ses égaux, tandis que la véritable, pure et nécessaire estime de soi-même, dégénère en ambition et en vanité.

« Permettez-moi cependant, poursuivit-il, de vous faire une objection : N’a-t-on pas considéré de tout temps la terreur que les peuples sauvages éprouvaient, à la vue des puissants phénomènes’ de la nature et des événements mystérieux, inexplicables, comme le germe duquel devait se développer par degrés un sentiment plus élevé, une émotion plus pure ? »

Les chefs répondirent :

« La peur est un sentiment conforme à la nature : le respect ne l’est pas ; on craint un être puissant, connu ou inconnu ; le fort essaye de le combattre, le faible de l’éviter : l’un et l’autre désirent s’en délivrer, et se sentent heureux, quand ils sont parvenus h l’écarter pour quelque temps ; quand leur nature a reconquis, dans une certaine mesure, la liberté et l’indépendance. L’homme de la nature répète ces expériences mille et mille fois pendant sa vie : de la crainte, il aspire à la liberté, et, de la liberté, il est poussé vers la crainte, et n’en est pas plus avancé. Il est facile, mais il est douloureux, de craindre ; garder le respect est dïïïïcïïë, mais doux. L’homme se résout à regret au respécT7 ou plutôt il ne s’y résout jamais ; c’est un sentiment plus élevé, qu’il faut lui communiquer, et qui ne se développe de lui-même que chez les personnes douées de grâces particulières, et que l’on a toujours considérées, en conséquence, comme des saints, comme des dieux. C’est là ce qui constitue la dignité, le but de toutes les vraies religions, et l’on n’en compte d’ailleurs que trois, selon les objets auxquels s’adressent leurs hommages. »

Les chefs avaient cessé de parler. Wilhelm garda quelque temps un silence rêveur ; mais, comme il ne se sentait pas la hardiesse d’interpréter ces étranges paroles, il pria ces hommes respectables de poursuivre leur exposition, et ils se prêtèrent sur-le-champ à son désir.

« Toute religion, dirent-ils, qui se base sur la crainte n’obtient chez nous aucune estime. Quand l’homme laisse le respect régner dans son ume, il peut, en rendant l’honneur, maintenir le sien ; il n’est pas en désaccord avec lui, comme dans l’autre cas. La religion qui repose sur le respect de ce qui est au-dessus de nous, nous l’appelons ethnique-* : c’est la religion des peuples, et le premier degré d’affranchissement d’une crainte vile ; toutes les religions des Gentils sont de cette espèce, sous quelque nom qu’elles soient désignées. La deuxième religion, qui se fonde sur notre respect pour ce qui est pareil à nous, nous l’appelons philosophique ; car le philosophe, qui se place au centre de tout, doit faire descendre jusqu’à lui tout ce qui est supérieur et monter jusqu’à lui tout ce qui est au-dessous, et c’est seulement dans cette position mitoyenne qu’il mérite le nom de sage. Or, en tant qu’il connaît parfaitement ses rapports avec ses égaux, et, par conséquent, avec toute l’humanité, ses rapports avec toutes les autres choses terrestres, nécessaires et accidentelles, on peut dire, dans le sens cosmique, qu’il est seul en possession de la vérité. 11 nous reste à parler de la troisième religion, fondée sur le respect de ce qui est au-dessous de nous : nous l’appelons chrétienne, parce que c’est dans le christianisme que se manifeste surtout ce sentiment : c’est le dernier terme auquel l’humanité pouvait et devait arriver. Mais quels efforts ne fautil pas, premièrement pour s’élever au-dessus de la terre et se reporter à une céleste patrie, et ensuite pour reconnaître, comme choses divines, l’abaissement et la pauvreté, la raillerie et le mépris, l’opprobre et la misère, la souffrance et la mort ; pour respecter même et chérir le péché et le crime, comme étant, non des obstacles, mais des acheminements à la sainteté ! Nous trouvons, il est vrai, des traces de cette doctrine dans tous les temps ; mais des traces ne sont pas un but, et, quand une fois ce but est atteint, l’humanité ne peut plus reculer : aussi l’on osera dire que la religion chrétienne, ayant une fois paru, ne saurait plus disparaître, et que, s’étant incorporé la divinité, elle est désormais indestructible.

— Laquelle de ces religions professez-vous ? demanda Wilhelm.

— Toutes les trois, répondirent-ils ; car c’est proprement leur ensemble qui constitue la religion véritable : de ces trois genres


]. Nationale, particulière. de respect résulte le respect suprême, le respect de soi, et, de celui-ci, découlent, à leur tour, les autres ; en sorte que l’homme s’élève au plus haut point où il est capable d’atteindre ; qu’il peut se considérer lui-même comme le plus parfait ouvrage que Dieu et la nature aient produit ; qu’il peut même demeurer à ce point d’élévation, sans retomber dans un état vulgaire par l’égoïsme et la vanité.

— Une pareille profession de foi, répondit Wilhelm, développée comme vous venez de le faire, ne me surprend point ; elle s’accorde avec tout ce qu’on entend çà et là dans le monde ; seulement vous unissez ce que les autres hommes séparent. »

Les Trois répondirent :

« Cette doctrine est déjà professée, mais à leur insu, par une grande partie des hommes.

— Comment donc ? Où trouvez-vous cela ?

— Dans le Credo, car le premier article est ethnique, et appartient à tous les peuples ; le deuxième est chrétien, il est pour ceux qui luttent avec la douleur et qui sont glorifiés par elle ; le troisième enfin enseigne une divine communion des saints, c’est-à-dire des hommes les meilleurs et les plus sages. Les trois personnes divines, sous l’emblème et le nom desquelles sont exprimés ces dogmes et ces promesses, ne devraient-elles pas être considérées comme la plus sublime unité ?

— Je vous remercie, dit Wilhelm, de vouloir bien m’exposer ces choses avec tant de suite et de clarté, comme à un homme fait, auquel les trois sentiments ne sont pas étrangers ; et, quand je viens à réfléchir que vous communiquez cette haute doctrine aux enfants, d’abord sous la forme d’un signe visible, puis avec quelques harmonies symboliques, et qu’enfin vous leur en expliquez la suprême signification, je ne puis que vous approuver hautement.

— Vous nous comprenez à merveille, répondirent-ils ; cependant il faut vous en dire davantage encore, afin de vous persuader que votre fils est en bonnes mains. Mais réservons cela pour les heures de la matinée : prenez du repos, afin de pouvoir nous suivre domain matin au sanctuaire, d’un cœur joyeux et avec une parfaite bienveillance. »


CHAPITRE II.

Le plus âgé des Trois prit Wilhelm par la main, et le fit entrer, par un portail imposant, dans une salle ronde ou plutôt octogone, si richement décorée de peintures, qu’il en fut saisi d’étonnement. Il comprenait aisément que tout ce qu’il voyait devait avoir une signification importante, quoiqu’il ne pût la démêler du premier coup. Il était sur le point de consulter, à ce sujet, son guide, quand celui-ci l’invita à passer dans une galerie latérale, ouverte, d’un côté, sur un vaste jardin, émaillé de fleurs, qu’elle environnait. Toutefois ce luxe riant de la nature attira moins ses regards que le mur de la galerie : c’est qu’il était couvert de peintures, et le voyageur n’alla pas bien avant, sans remarquer que les saints livres des Hébreux en avaient fourni les sujets.

« Voici, dit l’ancien, où nous enseignons cette religion que, pour abréger, j’ai appelée ethnique. Le fonds s’en trouve dans l’histoire universelle, comme l’enveloppe dans les événements ; on en saisit l’idée véritable dans le retour des destinées de peuples entiers.

— A ce que je vois, dit Wilhelm, vous avez fait au peuple juif l’honneur de prendre son histoire pour base de cet enseignement, ou plutôt vous en avez fait votre objet principal.

— Comme vous voyez, dit l’ancien ; car vous remarquerez qu’on a retracé, dans les socles et les frises, des actes et des événements synchronistiques ou plutôt symphronistiques1, attendu qu’il se rencontre chez tous les peuples des traditions qui ont le même sens et la même portée. Par exemple, vous voyez ici,


1. S«m)f.oveîv, être du même sentiment, être d’accord. dans l’espace principal, Abraham, que ses dieux visitent sous la forme de beaux adolescents, et, d«ans la frise au-dessus, Apollon parmi les bergers d’Admète : par où nous pouvons apprendre que, si les dieux apparaissent aux hommes, d’ordinaire ils passent au milieu d’eux sans en être remarqués. »

Wilhelm, en poursuivant sa revue, trouva le plus souvent . des sujets connus, mais représentés d’une manière plus vive et plus frappante qu’on ne le fait d’ordinaire. 11 exprima le désir d’avoir sur quelques-uns des éclaircissements, et il ne put s’empêcher de demander encore une fois pourquoi l’on avait choisi l’histoire des Juifs, de préférence à toutes les autres..

L’ancien répondit :

« Parmi toutes les religions ethniques, celle des Juifs, qui n’est pas autre chose, a de grands avantages, dont je mentionnerai seulement quelques-uns. Devant le tribunal ethnique, devant le tribunal du Dieu des nations, on ne demande pas si c’est la nation la meilleure, la plus excellente, mais si elle subsiste, si elle s’est maintenue. Le peuple israélite n’a jamais valu grand’chose, comme ses guides, juges, chefs ou prophètes, le lui ont mille fois reproché ; il a peu de vertus, et il a presque tous les défauts des autres peuples : mais il n’a pas son pareil en indépendance, en fermeté, en courage, et, si c’est trop peu de tout cela, en ténacité ; c’est la nation la plus obstinée de la terre ; elle est, elle fut, elle sera, pour célébrer dans tous les temps le nom de Jéhovah : aussi l’avons-nous présentée comme la figure modèle, la figure principale, à laquelle les autres ne servent que de cadre.

— Il ne m’appartient pas de disputer avec vous, reprit Wilhelm, car vous êtes en état de m’instruire : veuillez donc me faire connaître les autres avantages de ce peuple, ou plutôt de son histoire, de sa religion.

— Un avantage essentiel, c’est l’excellente collection de ses livres saints. Ils sont si heureusement rassemblés, qu’avec les éléments les plus étrangers, ils offrent un ensemble décevant ; ils sont assez complets pour satisfaire, assez fragmentaires pour piquer la curiosité ; assez barbares pour irriter, assez humains pour apaiser : et que d’autres qualités opposées ne pourrait-on pas encore célébrer dans ces livres, dans ce livre ! »

La suite des peintures principales, aussi bien que les rapports des peintures accessoire^ qui les accompagnaient au-dessus et au-dessous, donnèrent tant à réfléchir au voyageur, qu’il entendait à peine les remarques importantes par lesquelles son guide paraissait plutôt détourner son attention que la Gxer sur les objets.

Cependant l’ancien saisit l’occasion de dire :

« Je dois signaler un autre avantage de la religion juive : c’est qu’elle n’incorpore son Dieu dans aucune forme, et nous laisse, par conséquent, la liberté de lui donner une noble figure humaine, et de représenter, en contraste, la mauvaise idolâtrie par des figures de bêtes et de monstres. »

Une courte promenade dans cette galerie avait fait revivre pour Wilhelm l’histoire du monde ; il y trouvait çà et là du nouveau sous le rapport des événements : ainsi le rapprochement des peintures, les réflexions du guide firent naître chez lui quelques vues nouvelles, et il s’applaudissait de ce qu’avec une si belle suite d’images, Félix graverait, pour toute sa vie. ces grands et mémorables événements dans sa mémoire, comme s’ils se fussent passés à côté de lui. Il finit par ne plus considérer ces tableaux qu’avec les yeux de son enfant, et, de la sorte, il en fut complétement satisfait.

En poursuivant leur marche, ils étaient parvenus aux temps malheureux et troublés, à la destruction de la ville et du temple, au massacre, au bannissement, à l’esclavage de cette nation persévérante. Ses destinées subséquentes étaient sagement représentées d’une manière allégorique, car une représentation historique et réelle sort des limites de l’art.

Là se terminait tout d’un coup la galerie qu’ils avaient parcourue, et Wilhelm fut surpris de se voir déjà au bout.

« Je trouve, dit-il à son guide, une lacune dans ces fastes historiques : vous avez détruit le temple de Jérusalem et dispersé le peuple, sans produire l’homme divin, qui, peu de temps auparavant, enseignait dans ce temple, et que les Juifs ne voulurent pas écouter.

— Faire ce que vous demandez aurait été une faute. La vie de l’homme divin que vous désignez n’est point liée avec l’histoire universelle de son temps : ce fut une vie privée ; son enseignement s’adressait à chaque homme en particulier. Les événements qui concernent des peuples entiers et des portions de peuples appartiennent à l’histoire universelle, à la religion universelle, que nous considérons comme la première ; ce qui se passe dans le cœur de l’individu appartient à la deuxième, à la religion des sages : de ce genre fut celle que le Christ enseigna et pratiqua, tout le temps de son pèlerinage terrestre. C’est pourquoi l’extérieur trouve ici son terme, et je vous produis maintenant l’intérieur. »

Une porte s’ouvrit, et ils entrèrent dans une galerie pareille, où Wilhelm reconnut aussitôt les sujets du Nouveau Testament. Ils semblaient être d’une autre main que les premiers : tout était plus doux, les figures, les mouvements, les accessoires, la lumière et la couleur.

« Ici, disait le guide, après qu’ils eurent passé devant quelques tableaux, vous ne voyez ni des actes ni des événements historiques, mais des miracles et des paraboles. C’est un monde nouveau, d’un aspect tout autre que le précédent, animé d’un esprit qui manque totalement dans le premier. Des miracles et des paraboles ouvrent un nouvel ordre de choses : les miracles rendent extraordinaire ce qui est commun, les paraboles rendent commun l’extraordinaire.

— Ayez la complaisance, dit Wilhelm, de m’expliquer ces quelques mots avec plus de détail, car je ne me sens pas en état de le faire moi-même.

— Ces mots ont un sens naturel, quoique profond, répondit le guide. Des exemples le manifesteront plus promptement que tout autre moyen. Il n’y a rien de plus commun que de manger et de boire, mais c’est une chose extraordinaire de convertir une boisson en une boisson plus noble, de multiplier un aliment, en sorte qu’il suffise pour une multitude. 11 n’est rien de plus ordinaire que les maladies et les infirmités corporelles ; mais les alléger ou les guérir par des moyens spirituels ou qui y ressemblent est extraordinaire, et le merveilleux du miracle consiste précisément en ce que l’ordinaire et l’extraordinaire, le possible et l’impossible, se confondent. Dans la similitude, dans la parabole, c’est l’inverse : ici, c’est le sens, la vue, l’idée, qui est grande, extraordinaire, inaccessible. Quand elle prend un corps dans un emblème commun, vulgaire, saisissable, tellement qu’elle s’offre à nous vivante, réelle, présente, que nous pouvons nous l’approprier, la saisir, la retenir, vivre avec elle comme avec notre égale, c’est une seconde espèce de miracle, et l’on peut raisonnablement la rapprocher de la première, peut-être même lui donner la préférence. Ici la leçon est vivante, la leçon, qui n’éveille aucun débat : ce n’est pas une opinion sur le juste et l’injuste ; c’est le juste ou l’injuste même, incontestablement. »

Cette galerie était plus courte que l’autre, ou plutôt elle ne formait qu’un des quatre côtés de la cour intérieure ; mais, si l’on ne faisait que passer dans l’autre, on s’arrêtait volontiers dans celle-ci ; volontiers on y faisait plus d’un tour. Les objets étaient moins frappants, moins variés ; mais ils invitaient bien plus à en rechercher le sens paisible et profond. Aussi, arrivés au bout de la galerie, Wilhelm et le guide revinrent-ils sur leurs pas ; cependant Wilhelm exprima son étonnement de voir que les peintures s’arrêtaient à la Cène, à la séparation du Maître et des disciples. Il demanda où se trouvait le reste de l’histoire.

« Dans chaque enseignement, répondit l’ancien, nous aimons à séparer tout ce qui est séparable : c’est le seul moyen de faire naître chez la jeunesse l’idée de l’importance des choses. La vie mêle et confond tout : c’est pourquoi nous avons entièrement séparé de sa vie la mort de cet homme parfait. Dans sa vie il apparaît comme-un vrai philosophe (que cette expression ne vous scandalise point), comme un sage sublime : il s’attache fermement à son objet ; il suit sa route constamment, et, tout en élevant jusqu’à lui les humbles, en communiquant aux ignorants, aux pauvres, aux infirmes, sa sagessse, sa richesse, sa force, et paraissant, en cela, s’égaler à eux, d’un autre côté, il ne dément pas sa céleste origine ; il ose s’égaler à Dieu, se déclarer Dieu lui-même. Par là il étonne, dès son enfance, les personnes qui l’entourent, s’en attache une partie, soulève l’autre contre lui, et montre à tous ceux qui aspirent à une certaine élévation dans l’enseignement et dans la vie, ce qu’ils doivent attendre du monde. Aussi sa conduite est-elle plus instructive encore et plus salutaire que sa mort pour l’élite de l’humanité : car tous les hommes sont appelés aux épreuves de sa vie et bien peu à son martyre. Et, pour omettre toutes les autres conséquences de cette réflexion, considérez le touchant tableau de la Cène ! Ici le sage laisse, comme toujours, les siens véritablement orphelins, et, tandis qu’il s’alarme pour les bons, il nourrit avec eux un traître, qui causera leur perte et la sienne. »

A ces mots, l’ancien ouvrit une porte, et Wilhelm fut bien surpris de se retrouver dans la première salle d’entrée. Ils avaient fait dans l’intervalle, comme il put le remarquer, le tour entier de la cour.

« J’espérais, dit-il, que vous me conduiriez jusqu’au bout, et vous me ramenez au commencement.

— Je ne puis vous en montrer davantage pour cette fois, répondit l’ancien : ce que vous venez de parcourir est tout ce que noiis faisons voir et que nous expliquons à nos élèves ; l’extérieur, l’universel, à chacun, dès son enfance ; l’intérieur, avec son caractère spirituel et moral, à ceux-là seulement dont l’intelligence se développe avec les années : le reste, nous ne l’ouvrons qu’une fois chaque année, et nous n’y .pouvons admettre que les élèves auxquels nous donnons leur congé.

— Cette troisième religion, qui naît du respect pour ce qui est au-dessous de nous, cette adoration de l’adversité, de l’épreuve, dela souffrance, nous ne la communiquons à chacun que comme un équipement, à leur entrée dans le monde, afin qu’ils sachent où ils pourront trouver ce recours, s’ils doivent en éprouver le besoin. Je vous invite à revenir au bout d’une année, pour assister à notre féte générale, et voir quels progrès votre fils aura faits : alors vous pourrez aussi être admis dans le sanctuaire de la douleur.

— Permettez-moi de vous faire une question, reprit Wilhelm. De même que vous avez exposé la vie de l’homme divin comme une leçon et un modèle, avez-vous aussi produit ses souffrances et sa mort comme un idéal de résignation sublime ?

— Assurément, dit l’ancien ; nous n’en faisons pas un secret ; mais nous jetons un voile sur ses souirrances, précisément parce que nous les vénérons profondément. Nous regardons comme une témérité condamnable d’exposer l’instrument du supplice et le saint martyr aux regards du soleil, qui voila son visage, quand un monde impie lui voulut imposer ce spectacle ; nous ne voulons pas que l’on joue avec ces graves mystères, dans lesquels la divine profondeur de la souffrance est ensevelie ; que l’on en fasse un amusement, une décoration, que l’on n’ait aucun repos avant d’avoir rendu absurde et vulgaire ce qu’il y a de plus sublime.

  • En voilà bien assez cette fois pour vous tranquilliser sur votre fils, et pour vous convaincre que vous le retrouverez plus ou moins développé, mais enfin d’une manière désirable, et, en tout cas, exempt de trouble, d’inconstance et d’irrésolution. »

Wilhelm s’arrêtait à contempler les peintures de la salle d’entrée, et il aurait désiré en connaître la signification.

  • Nous vous réservons aussi cela pour l’année prochaine, dit le guide. Nous n’admettons aucun étranger aux leçons que nous donnons aux élèves dans l’intervalle : mais venez alors, et vous apprendrez ce que nos meilleurs orateurs croient utile de dire publiquement sur ces objets. »

Bientôt après, on entendit heurter à la petite porte. L’inspecteur de la veille se présenta : il avait amené le cheval de Wilhelm. Notre ami prit congé des Trois, qui, en lui faisant leurs adieux, le recommandèrent à l’inspecteur dans les termes suivants :

« Nous comptons maintenant cet étranger au nombre de nos omis ; et tu sais ce que tu devras répondre à ses questions : car il désire sans doute être éclairé sur bien des choses qu’il a vues et entendues chez nous. Tu sais dans quelle mesure et dans quel sens tu dois parler. »

En effet, Wilhelm avait encore sur le cœur certaines questions, qu’il présenta sur-le-champ. A leur passage, les enfants se plaçaient comme la veille : mais il vit de loin en loin quelques enfants qui ne saluaient pas l’inspecteur, et le laissaient passer sans paraître le voir et sans quitter des yeux leur travail. Wilhelm en demanda la cause, et ce que pouvait signifier cette exception.

Le surveillant répondit :

« Elle est d’une grande importance, car c’est la plus grave punition qu’on inflige aux élèves. On les a déclarés indignes de témoigner du respect, et on les condamne à se présenter d’une façon grossière et incivile : mais ils font leur possible pour sortir de cette situation, et remplissent tous leurs devoirs avec le plus grand zèle. Cependant, si quelqu’un d’eux s’obstine et ne montre aucune disposition au repentir, il est renvoyé à ses parents avec un rapport succinct, mais concluant. Celui qui ne veut pas se soumettre aux lois doit quitter le pays où elles règnent.»

Un autre objet excita, comme il avait fait la veille, la curiosité du voyageur : c’était la variété qu’il observait dans la coupe et la couleur de l’habillement des élèves. Là il ne semblait régner aucune gradation : car ceux qui saluaient diversement étaient habillés de même, et ceux qui faisaient le même salut portaient des habits différents. Wilhelm demanda la raison de cette contradiction apparente.

« En voici l’explication, répondit l’inspecteur : c’est un moyen de sonder le caractère des enfants. A côté de l’ordre sévère qui règne dans notre établissement, nous souffrons, sur ce point, une certaine fantaisie : les élèves peuvent choisir la couleur qui leur plaît, parmi les étoffes et les garnitures que nous avons dans nos magasins, tout comme aussi, dans certaines limites, la forme et la coupe qui leur agréent. Ce choix, nous l’observons avec soin : car, à la couleur, nous jugeons leur caractère, et, à la coupe, leurs habitudes. Mais un trait particulier à la nature humaine rend une exacte appréciation assez difficile : c’est l’esprit d’imitation, le penchant à se grouper avec les autres. Il est très-rare qu’un élève fasse tomber son choix sur quelque chose de nouveau ; le plus souvent ils préfèrent ce qu’ils connaissent, ce qu’ils ont sous les yeux. Cependant cette observation n’est pas sans résultat pour nous : par ces signes extérieurs, ils se rattachent à tel ou tel parti ; ils forment telle ou telle liaison ; ainsi se signalent des dispositions générales ; nous apprenons où chacun incline, quel modèle il se propose. Nous avons vu quelquefois tous les esprits tendre a l’universalité, une mode devenir générale, et toutes les distinctions se perdre dans l’uniformité. Cette direction, nous cherchons à la combattre doucement ; nous laissons nos provisions s’épuiser ; il n’est plus possible de se procurer telle ou telle étoffe, tel ou tel ornement ; nous produisons quelque chose de nouveau, quelque chose d’attrayant ; avec les couleurs brillantes, les formes étroites et courtes, nous séduisons les caractères gais ; avec les nuances sévères, les vêtements amples et commodes, nous attirons les esprits graves, et nous rétablissons peu à peu l’équilibre.Car nous sommes absolument opposés à l’uniforme : il dissimule le caractère et dérobe aux regards des supérieurs les tendances particulières des élèves plus que tout autre déguisement. »

Ces discours et d’autres semblables amenèrent Wilhelm et son guide à la limite de la province, et à l’endroit où le voyageur devait la quitter, pour aller, selon les instructions de l’antiquaire, à la recherche de Nachodine.

En lui faisant ses adieux, le surveillant le pria de vouloir attendre le moment où la grande fête serait annoncée, de diverses manières, à toutes les personnes qui devaient y prendre part. Tous les parents y seraient invités, et les élèves suffisamment instruits seraient congédiés pour entrer dans la liberté et les hasards dela vie. Il pourrait alors visiter à loisir les autres cantons, où l’enseignement individuel est donné et pratiqué selon des principes particuliers, au milieu de tout ce qui doit y concourir.


CHAPITRE III.

Pour flatter le goût de nos très-honorés fecteurs, qui se pfaisent depuis assez longtemps aux morceaux détachés, nous avions eu d’abord f’intention de donner en pfusieurs fragments f’histoire suivante ; mais f’intime liaison des faits, des pensées et des sentiments, demandait une exposition suivie. Puisse-t-effe atteindre son but, et montrer à fa fin combien fes peisonnages de ce récit, qui semble détaché du reste, sont intimement unis avec ceux que déjà nous connaissons et nous aimons I

L’homme de einquante uni.

Le major venait d’entrer à cheval dans la cour du château, et déj.’t sa nièce Hilarie l’attendait, pour le recevoir, au bas de l’escalier extérieur. Il la reconnut à peine, tant elle était devenue grande et belle. Elle vola dans ses bras ; il la pressa sur son cœur, avec une joie paternelle, et ils se hâtèrent de monter riiez sa mère.

I^a baronne accueillit son frère avec le même empressement, et la jeune fille étant sortie pour s’occuper du déjeuner, le major dit à sa sœur avec l’accent de la joie :

« Cette fois je puis être bref, et vous dire que notre affaire est terminée. Notre frère, le grand maréchal, voit parfaitement qu’il ne peut s’arranger ni avec les fermiers ni avec les intendants ; il abandonne définitivement les domaines à nous et à nos enfants ; la rente qu’il stipule est un peu forte, il est vrai, mais nous pourrons la lui payer : nous y gagnons beaucoup pour le présent et tout pour l’avenir. Les nouveaux arrangements seront bientôt terminés. Au moment où j’espère mon prochain congé, je vois s’ouvrir devant moi une nouvelle carrière d’activité, qui aura pour nous et les nôtres un avantage décidé. Nous verrons tranquillement grandir nos enfants, et il dépendra de nous et d’eux-mêmes de hâter leur union.

— Tout cela serait fort bien, dit la baronne, si je n’avais pas à te révéler un secret, tout nouveau pour moi-même. Le cœur djlilarie n’est plus libre : de ce côté, ton fils n’a plus rien ou n’a que peu de chose à espérer.

— Que dis-tu ? s’écria le major ; est-il possible ? Pendant que nous prenons tant de peine pour arranger nos atfaires, l’amour nous joue un pareil tour ! Dis-moi, ma chère, dis-moi vite quel homme a pu enchaîner le cœur d’Hilarie ? Mais la chose est-elle déjà si grave ? N’est-ce point une impression passagère, qu’on puisse espérer d’efl’acer ?

— Commence par te recueillir et réfléchir un peu, » répondit la baronne, augmentant ainsi l’impatience du major.

Cette impatience était déjà au comble, lorsque Hilarie, survenant avec les domestiques, qui portaient le déjeuner, rendit impossible une prompte solution de l’énigme.

Le major lui-même crut voir la belle enfant d’un autre œil qu’il n’avait fait quelques moments auparavant. Il se sentait wcomme jaloux de l’heureux mortel dont l’image avait pu se graver dans le cœur d’une si aimable personne. 11 fit peu d’honneur au déjeuner, et ne remarqua point qu’on avait tout servi selon son goût, et comme il avait coutume d’en exprimer le désir.

Ce silence et cet embarras firent perdre à Hilarie presque toute sa gaieté. La baronne se sentit embarrassée, et mena sa fille au clavecin ; mais son jeu, plein de grâce et de sentiment, obtint à peine quelques éloges du major : il désirait voir s’éloigner au plus tôt la belle enfant et le déjeuner, et la baronne dut couper court à la situation, en proposant à son frère une promenade au jardin.

A peine furent-ils seuls, que le major répéta vivement sa première question, et sa sœur, après un moment de silence, lui dit en souriant :

  • Si tu veux trouver l’homme heureux qu’elle aime, tu n’as que faire d’aller loin ; il est tout près : c’est toi. »

Le major resta confondu, puis il s’écria :

« Ce serait une plaisanterie bien déplacée de vouloir me persuader une chose qui, sérieusement, me causerait autant d’embarras que de chagrin. En effet, bien qu’il me faille du temps pour revenir de ma surprise, je vois d’un coup d’ceil comme nos rapports seraient troublés par un événement si inattendu. La seule chose qui me rassure, c’est la persuasion où je suis que de pareilles inclinations ne sont qu’apparentes ; qu’elles cachent une illusion qu’on s’est faite, et qu’une âme bonne et pure revient promptement de ces méprises par elle-même, ou du moins avec quelque secours de personnes sensées.

— Je ne suis pas de cet avis, dit la baronne : car, d’après tous les symptômes, je crois très-sérieux le sentiment dont Hilarie est pénétrée.

— Je n’aurais jamais supposé qu’une personne si naturelle fût capable d’un sentiment si contraire à la nature.

— Pas si contraire ! dit la sœur. Je trouve moi-même, parmi mes souvenirs de jeunesse, une passion pour un homme plus âgé que toi. Tu as cinquante ans : ce n’est pas un trop grand âge pour un Allemand, si d’autres nations, plus vives, vieillissent peut-être plus vite.

— Mais sur quoi se fondent tes soupçons ?

— Ce ne sont point des soupçons ; c’est une certitude. Tu pourras t’en convaincre peu à peu. »

Hilarie vint les rejoindre, et, malgré lui, le major se sentit de nouveau changé. Elle lui parut plus aimable et plus belle encore qu’auparavant. Ses manières lui semblèrent plus affectueuses, et déjà il commençait à croire aux paroles de sa sœur. Ce sentiment lui fut agréable au plus haut point, quoiqu’il ne voulût ni se l’avouer, ni se le permettre. A vrai dire, Hilarie était charmante, elle unissait intimement, dans ses manières, la délicate réserve que l’on garde avec un amant et la libre familiarité que l’on se permet avec un oncle : car elle l’aimait réellement et de toute son âme.

Le jardin était alors dans sa magnificence printanière, et le major, qui voyait tant de vieux arbres reverdir, pouvait aussi croire au retour de son printemps. Et qui n’aurait pas succombé à une séduction si agréable, en présence de la plus aimable jeune fille ?

Ainsi s’écoula pour eux la journée ; tous les petits événements qu’elle amène dans un intérieur furent pour eux pleins de charmes. Après souper, Hilarie se remit au clavecin : le major écouta avec d’autres oreilles que le matin. Les mélodies s’enchaînaient, les chants venaient à la suite les uns des autres, et minuit avait sonné, que la petite société n’était pas encore séparée.

Quand le major entra dans sa chambre, il y trouva tout arrangé selon ses anciennes habitudes : quelques gravures, qui fixaient de préférence son attention, avaient été apportées d’autres chambres ; son attention une fois éveillée, il reconnut, jusque dans les plus petits détails, le soin et le désir de lui plaire.

Pour cette fois, peu de sommeil lui fut nécessaire ; ses forces vitales furent promptement réveillées ; mais il reconnut aussitôt qu’un nouvel ordre de choses entraine après lui quelques inconvénients. Son vieux palefrenier, qui remplissait aussi l’office de valet de chambre, n’avait pas essuyé, depuis nombre d’années, une parole dure de son maître : car tout allait, dans l’ordre le plus rigoureux, son train ordinaire. Les chevaux étaient pansés et les habits nettoyés h l’heure voulue ; mais le maître s’était levé plus matin, et rieu n’allait comme il faut.

Une autre circonstance vint encore augmenter l’impatience et la mauvaise humeur du major. Auparavant il avait toujours été satisfait de lui-même et de son vieux domestique ; mais, quand il se regarda au miroir, il ne se trouva point tel qu’il aurait souhaité. Il ne pouvait dissimuler quelques cheveux gris, et il crut découvrir aussi quelques rides. Il se poudra et s’essuya plus soigneusement que d’habitude, et dut finir par laisser les choses aller comme elles pourraient. Il ne fut pas plus satisfait de ses vêtements et de leur propreté. Il se trouvait toujours sur l’habit quelque duvet, et quelque poussière sur les bottes. Le vieux serviteur ne savait ce que cela voulait dire, et il était surpris de voir son maître si changé.

Malgré tous ces empêchements, le major descendit d’assez bonne heure au jardin. Il espérait y trouver Hilarie : il la trouva en effet. Elle vint lui présenter un bouquet, et il n’eut pas le courage de lui donner un baiser, comme autrefois, et de la presser sur son cœur. Il se sentait dans l’embarras le plus agréable du monde, et s’abandonnait à ses sentiments sans songer où cela pourrait le conduire.

La baronne ne tarda pas non plus à paraître, et, en remettant à son frère un billet, qu’un messager venait d’apporter, elle s’écria :

« Tu ne devines pas qui ce billet nous annonce !

— Eh bien, dis-le tout de suite ! » répondit le major.

Et il apprit qu’un acteur, de ses anciens amis, qui passait non loin du château, avait songé à lui faire une visite.

  • Je suis curieux de le revoir, dit le major : ce n’est plus un jeune homme, et l’on dit qu’il joue toujours les jeunes premiers.

— Il doit avoir dix ans de plus que toi, dit la baronne.

— Certainement, repartit le major, d’après tous mes souvenirs. »

Ils n’attendirent pas longtemps avant de voir paraître un homme agréable, de joyeuse humeur et bien tourné. Les amis se reconnurent bientôt, et des souvenirs de toute espèce animèrent la conversation. On en vint ensuite aux récits, aux questions, aux comptes rendus ; de part et d’autre, on se mit au fait de la situation présente, et l’on se trouva bientôt comme si l’on ne se fût jamais quitté.

La chronique secrète rapporte que cet homme avait eu, dans sa jeunesse, le bonheur ou le malheur de charmer par ses agréments et sa beauté une noble dame ; que cette liaison l’avait jeté dans de grands embarras et de grands périls, d’où le major l’avait heureusement tiré, au moment où il était menacé du plus triste sort. Il en avait conservé une fidèle reconnaissance au frère aljssi bien qu’à la sœur, qui, par un avis opportun, l’avait engagé à se tenir sur ses gardes.

Avant de se mettre à table, les deux hommes se trouvèrent seuls un moment. Le major avait considéré en gros et en détail l’extérieur de son ancien ami, non sans admiration, et même avec étonnement. Il ne semblait pas du tout changé, et il ne fallait plus être surpris qu’il pût jouer encore les rôles d’amoureux.

t Tu m’observes avec une attention qui passe les bornes, ditil enfin au major : je crains fort que tu ne trouves chez moi trop de changement.

— En aucune façon, repartit le major : je suis au contraire émerveillé de trouver que tu parais plus frais et plus jeune que moi, et je sais cependant que tu étais déjà un homme fait, quand je t’assistai, avec l’audace et l’étourderie d’un blanc-bec, dans certains embarras.

— C’est ta faute, répliqua le comédien, c’est la faute de tous tes pareils ; et vous méritez bien, sinon une verte remontrance, du moins quelques reproches. On ne pense jamais qu’au nécessaire : on veut être et non paraître. C’est fort bien, aussi longtemps qu’on est quelque chose ; mais, lorsqu’enfin la réalité commence à chercher le secours de l’apparence, et que l’apparence échappe plus vite encore que la réalité, chacun reconnaît qu’il n’aurait pas mal fait de ne pas négliger complétement les dehors pour l’intérieur.

— Tu as raison, répondit le major en étouffant un soupir. *

— Peut-être la raison n’en a-t-elle pas tout l’honneur, dit le suranné jeune homme, car, dans mon métier, il serait tout à fait impardonnable de ne pas soigner les dehors aussi longtemps que possible. Mais, vous autres, vous avez des affaires plus importantes et plus considérables.

—11 est pourtant des occasions, dit le major, où l’on se sent jeune de cœur, et où l’on voudrait bien aussi rajeunir sa figure. »

Comme l’artiste ne pouvait soupçonner les vrais sentiments du major, il crut que son ami parlait en qualité de soldat, et il s’étendit sur l’importance de l’extérieur pour les militaires ; il fit observer que l’officier, qui doit prendre tant de soin de sa tenue, pourrait bien aussi donner quelque attention à sa peau et à ses cheveux.

« Par exemple, poursuivit-il, c’est impardonnable que vos tempes soient déjà grises,- que çà et là quelques rides se dessinent, et que le sommet de votre tête menace de se dégarnir. Voyez-moi donc, vieux gaillard que je suis ! Observez comme je me suis maintenu ! Et tout cela, sans sortilége, avec beaucoup moins de peine et de soins qu’on n’en prend tous les jours pour se nuire ou du moins pour s’ennuyer. »

Le major avait trop à gagner dans cette conversation pour souhaiter de l’interrompre sitôt ; mais il agissait avec mesure et précaution, quoiqu’il eût affaire à une vieille connaissance.

  • Par malheur, j’ai négligé tout cela, s’écria-t-il, et c’est un mal irréparable. Il ne me reste plus qu’à me résigner, et l’on n’en aura pas, j’espère, plus mauvaise opinion de moi.

— Rien ne serait perdu, répondit l’acteur, si, vous autres hommes sérieux, vous étiez moins roides et moins gourmés ; si vous n’accusiez d’abord de vanité tout homme qui soigne son extérieur, vous refusant ainsi la joie de voir un monde qui plaise et de plaire vous-mêmes.

— Si ce n’est pas avec le secours de la magie, dit en souriant le major, que vous conservez votre jeunesse, c’est du moins un secret ou peut-être un de ces arcanes souvent célébrés dans les gazettes, et dont vous savez mettre en œuvre les meilleurs.

— Je ne sais si tu plaisantes ou si tu parles sérieusement, mais tu as deviné juste. Entre les mille choses qu’on a dès longtemps essayées, pour donner quelque nourriture à l’extérieur, qui souvent déchoit beaucoup plus vite que l’intérieur, il existe en efl’et d’inestimables moyens, simples ou composés, que des confrères m’ont communiqués, que mon argent ou le hasard m’ont procurés, et dont j’ai fait moi-même l’expérience. Je les emploie constamment, sans renoncer à faire de nouvelles recherches. Il suffira de te dire, et je n’exagère point, que je porte toujours avec moi un coffret de toilette, un coffret sans prix, dont j’essayerais volontiers sur toi les effets, si nous passions seulement quinze jours ensemble. »

L’idée qu’une chose pareille fût possible, et qu’elle fût mise par hasard à sa portée au bon moment, fit sur le major une impression si agréable, qu’il en parut déjà plus frais et plus joyeux ; animé par l’espérance de mettre en harmonie avec son cœur sa tête et son visage, excité par l’impatience d’apprendre à connaître ces secrets, il parut à table un tout autre homme ; il répondit avec confiance aux gracieuses attentions d’Hilarie, et porta ses regards sur elle avec une certaine assurance, qui, dans la matinée, lui était encore bien étrangère.

L’arliste avait su entretenir, animer, augmenter, cette bonne humeur par ses souvenirs, ses récits et ses bons mots ; mais le major prit l’alarme, quand le voyageur, en sortant de table, parut se disposer à poursuivre sa route. Il fit tous ses efforts pour lui faciliter une halte au château, du moins pour cette nuit, en lui promettant des chevaux de relais pour le lendemain. Il ne fallait pas laisser sortir de la maison la salutaire toilette, avant que l’on sût parfaitement ce qu’elle contenait et la manière de s’en servir.

Le major voyait bien qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et, d’abord après diner, il prit à part son ancien ami. Comme il n’osait pas aborder directement le sujet, il y revint par un détour, et, rappelant leur première conversation, il assura que, pour lui, il prendrait volontiers plus de soin de son extérieur, si les gens n’accusaient pas de vanité tout homme chez lequel ils remarquaient cette attention, et si son caractère ne perdait pas aussitôt dans leur estime, à mesure qu’ils se sentaient obligés de trouver sa personne plus agréable.

  • Laisse-moi ces discours importuns, répliqua le comédien : ce sont des propos auxquels la société s’est accoutumée, sans y attacher aucun sens, ou, si l’on veut les juger plus sévèrement, ils ne sont que l’expression de la malignité et de la malveillance. A considérer la chose exactement, qu’est-ce donc que l’on voudrait souvent décrier sous le nom de vanité ? Tout homme doit prendre plaisir à lui-même. Heureux qui jouit de cet avantage ! Et, s’il le possède, peut-il s’empêcher de laisser voir cet agréable sentiment ? Comment peut-il cacher, jouissant de la vie, qu’il a du plaisir à vivre ? Si la bonne société (la seule dont il soit ici question) ne trouvait ces manifestations blâmables que lorsqu’elles deviennent trop vives, et que le plaisir qu’un homme prend à lui-même et à sa manière d’être, empêche les autres de se complaire en eux et de le laisser voir, la chose serait parfaitement juste, et c’est de pareils excès que le blâme a pris naissance. Mais que veut faire une bizarre et sèche austérité contre une chose inévitable ? Pourquoi ne veut-on pas trouver loisibles et supportables, des démonstrations qu’on se permet pourtant plus ou moins à soi-même de temps en temps, bien plus, sans lesquelles une société polie ne saurait exister ? Carie plaisir que l’on prend à soi-même, le désir de faire partager aux autres cette satisfaction, donne de la grâce ; la conscience de nos propres agréments nous rend agréables. Plût à Dieu que tous les hommes eussent de la vanité, mais avec conscience, avec mesure, et dans le véritable sens ! Nous serions, dans la société polie, les hommes les plus heureux du monde. Les femmes, dit-on, sont naturellement vaines, mais cela leur sied bien ; elles ne nous en plaisent que mieux. Un jeune homme peut-il se former, s’il n’est pas vain ? Une tête vide et creuse se donnera du moins par l’i quelque apparence, et l’homme de mérite se formera bientôt de l’extérieur à l’intérieur. Pour ce qui me concerne, j’ai particulièrement sujet de me tenir pour le plus heureux des hommes, parce que mon métier m’autorise à être vain, et que, plus je le suis, plus je procure de plaisir aux gens. Je suis loué, tandis que l’on en blâme d’autres ; et, en suivant cette voie, j’ai le droit et le privilége de récréer et de charmer le public, à un âge où d’autres sont forcés de renoncer au théâtre, ou n’y paraissent plus qu’avec ignominie. »

Le major n’entendit pas avec plaisir cette conclusion. Ce petit mot de vanité, qu’il avait mis en avant, ne devait lui servir que de transition pour exposer adroitement son désir à son ami : il craignit maintenant, si l’entretien se prolongeait, de voir s’éloigner encore le but auquel il tendait, et il se hâta d’en venir au fait sans détour.

« Pour moi, dit-il, je ne serais pas éloigné de m’enrôler sous tes drapeaux, puisque, à ton avis, il n’est pas trop tard pour regagner, en quelque mesure, le temps perdu. Fais-moi part de tes teintures, de tes baumes et de tes pommades, et je ferai un essai.

— Faire part de ces choses est plus difficile qu’on ne pense ; car, par exemple, il ne s’agit pas seulement de te verser quelques gouttes de mon flacon et de te laisser la moitié de mes ingrédients de toilette : c’est l’emploi qui est la grande difficulté. On ne saurait s’approprier d’abord ces marchandises ; mais, de savoir comment celle-ci ou celle-là convient, dans quelles cir«onstances, dans quel ordre, il faut employer les cosmétiques, voilà ce qui exige de l’expérience et de la réflexion ; et cela même ne sert de guère, si l’on n’a pas pour la chose dont il s’agit un talent naturel.

— Tu veux reculer, à ce qu’il me semble, reprit le major. Tu m’opposes des difficultés, pour mettre à couvert tes assertions, probablement quelque peu fabuleuses ; tu n’as pas envie de me fournir une occasion de mettre tes discours à l’épreuve.

— Mon ami, répliqua l’artiste, tes agaceries ne me décideraient pas à satisfaire ton désir, si je n’étais pas moi-même, à ton égard, dans les bonnes dispositions que je t’ai d’abord montrées. Considère d’ailleurs, cher ami, que l’homme trouve un plaisir tout particulier à faire des prosélytes, à reproduire chez les autres ce qu’il estime chez lui, à les faire jouir des choses dont il jouit lui-même, à se retrouver, à se refléter en eux. En vérité, si c’est encore de l’égoïsme, il est bien digne d’amour et de louange, le sentiment qui a fait de nous des hommes, et qui nous maintient ce beau caractère. Abstraction faite de l’amitié que j’ai pour toi, c’est de lui que me vient mon désir de te prendre pour élève dans l’art du rajeunissement. Mais, comme on peut s’attendre à ce qu’un maître ne veuille pas former des bousilleurs, je suis embarrassé de savoir comment nous devons nous y prendre. Je l’ai dit, ni les essences ni les recettes ne sont suffisantes : on ne peut en prescrire l’emploi d’une manière générale. Par amitié pour toi, et dans le désir de propager ma science, je suis prêt à tous les sacrifices. Je veux t’oiïrir à l’instant même le plus grand que je puisse faire ; je te laisserai mon domestique, une sorte de valet de chambre et d’homme universel, qui, sans savoir faire toutes les préparations, sans être initié à tous les secrets, entend bien l’essentiel, et te sera, pour les commencements, d’une grande utilité, en attendant que tu aies fait assez de progrès, pour que je puisse te découvrir enfin les secrets les plus rares.

— Comment, dit le major, tu as aussi des degrés, des échelons, dans l’art du rajeunissement ! Tu as des secrets particuliers pour les initiés !

— Certainement ! ce serait un art bien misérable que celui qu’on pourrait embrasser tout d’un coup, et que le novice saisirait du premier regard jusqu’à son dernier terme. »

L’exécution ne tarda guère : le valet de chambre fut remis au major, qui promit de le bien traiter. La baronne dut fournir des boites, des flacons et des verres, sans savoir pourquoi. On procéda au partage, et les deux amis passèrent le temps ensemble jusqu’à la nuit, dans une conversation agréable et spirituelle. Bien tard enfin, la lune s’étant levée, le voyageur partit, non sans promettre de revenir dans quelque temps.

Le major se retira dans sa chambre assez fatigué ; il s’était levé de bonne heure ; il ne s’était point ménagé pendant le jour, et il se flattait d’être bientôt dans son lit. Mais, au lieu d’un domestique, il en trouva deux. Le vieux palefrenier le déshabilla promptement, selon l’ancienne habitude ; alors le nouveau venu s’avança, et fit observer au major que la nuit était le temps favorable, pour mettre en œuvre les moyens de rajeunissement et d’embellissement, parce que l’effet s’en déployait plus sûrement pendant un paisible sommeil. Le major dut parconséquent se laisser oindre la tête, graisser le visage, peindre les sourcils et les lèvres. Il lui fallut essuyer encore d’autres cérémonies ; méme_ il ne dut pas mettre son bonnet de nuit, avant qu’on eût enveloppé sa tête d’un réseau et même d’une fine calotte de cuir.

Le major se mit au lit avec une sensation désagréable, dont il n’eut pas le temps de se rendre compte, parce qu’il s’endormit bientôt ; cependant, si nous devons exprimer ce qui se passait en lui, il se sentait comme une momie, tenant à la fois du malade et du corps embaumé : mais la douce image d’Hilarie, entourée des plus riantes espérances, le plongea bientôt dans un sommeil réparateur.

Le lendemain matin, le palefrenier vint à l’heure précise. Tout ce qui appartenait à la toilette du maître était sur les chaires dans l’ordre accoutumé, et le major allait sortir du lit, quand le nouveau valet de chambre survint, et protesta vivement contre une pareille précipitation. Il fallait du repos, il fallait des ménagements, pour que l’entreprise réussît, et que tant de soins et de peine fussent récompensés. Le major fut avisé qu’il se lèverait plus tard, qu’il ferait un petit déjeuner, qu’il devrait ensuite prendre un bain, déjà préparé. Il ne fallut pas s’écarter de ces prescriptions ; elles durent être observées, ’et, dans ces occupations, quelques heures passèrent.

Le major abrégeait le temps du repos après le bain ; il voulait s’habiller à la hâte ; car il était, de sa nature, expéditif ; d’ailleurs il désirait voir bientôt Hilarie ; mais le valet de chambre l’arrêta encore, et lui fit comprendie qu’il devait perdre absolument ces habitudes impatientes. Tout ce qu’on faisait, il fallait l’exécuter lentement et commodément, et surtout considérer le temps de la toilette comme une heure d’agréable récréation.

Les actions du valet de chambre étaient parfaitement d’accord avec ses paroles. Mais aussi le major se trouva réellement mieux habillé que jamais, lorsqu’il se regarda au miroir, et qu’il se vit si bien ajusté. Sans trop le consulter, le valet de chambre avait même donné à l’uniforme une façon plus moderne, enpassant la nuit à produire cette métamorphose. Une restauration si prompte mit le major de très-bonne humeur, en sorte qu’il se sentait une nouvelle vie, au dedans comme au dehors, et brûlait d’impatience de rejoindre sa sœur et sa nièce.

Il trouva la baronne devant leur arbre généalogique, qu’elle avait fait suspendre à la cloison, parce que, le soir précédent, ils avaient parlé de quelques parents collatéraux, les uns célibataires, les autres établis dans des pays éloignés, d’autres même disparus, qui donnaient au frère et à la sœur, ou à leurs enfants, l’espérance de riches héritages. Us s’entretinrent quelque temps sur ce sujet, sans rappeler que, jusqu’à ce jour, tous leurs soucis de famille, toutes leurs préoccupations n’avaient eu que leurs enfants pour objet. L’inclination d’IIilarie avait changé toutes ces vues, et pourtant ni le major ni la sœur ne voulaient faire mention de la chose en ce moment.

La baronne s’éloigna, le major demeura seul devant le laconique tableau ; Hilarie survint, s’appuya innocemment sur son bras, et, considérant aussi le tableau, lui demanda lesquels de leurs parents il avait connus et lesquels vivaient encore.

Le major commença l’énumération par les plus anciens, dont il n’avait conservé, dès son enfance, qu’un vague souvenir ; puis il avança, décrivit les caractères des divers ascendants, leur ressemblance ou leur dissemblance avec leur postérité, remarqua que souvent l’aïeul reparaît dans le petit-fils, parla, en passant, de l’influence des femmes, qui, sorties de familles étrangères, changent souvent le caractère de toute une race. Il célébra la vertu de plusieurs ancêtres et collatéraux, et ne déguisa point leurs vices ; il passa sous silence ceux qui avaient fait honte à la famifle. Enfin il arriva aux derniers rejetons : là se trouvaient son frère le grand maréchal, sa sœur et lui-même, et, au-dessous son fils et Hilarie.

« Ceux-ci se regardent bien l’un l’autre au visage, » dit le major, sans ajouter ce qu’il avait dans l’esprit.

Après un moment de silence, Hilarie répondit modestement, à demi-voix et presque en soupirant :

« Et pourtant on ne blâmera jamais celui qui regarde en haut. »

En même temps elle éleva jusqu’à lui un regard qui exprimait toute sa tendresse.

« T’ai-je bien comprise ? dit le major, en se tournant de son côté.

— Je ne puis rien dire, répondit la nièce en souriant, qui ne vous soit déjà connu.

— Tu fais de moi le plus heureux des hommes, s’écria-t il en tombant à ses pieds. Veux-tu être à moi ?

— Au nom du ciel, levez-vous ! Je suis à toi pour jamais. » La baronne entra. Sans être surprise, elle eut un moment d’hésitation.

« Si c’était un malheur, dit le major, c’est toi, ma sœur, qui en serais coupable : c’est le bonheur, et nous t’en sommes obligés pour la vie. »

Dès son enfance, la baronne avait tellement aimé son frère, qu’elle le préférait à tout le monde, et peut-être cette préférence avait-elle provoqué, ou du moins entretenu, l’inclination d’Hilarie. «

Dès lors ils s’unirent tous trois dans un seul amour, un seul contentement, et les heures les plus fortunées coulèrent quelque temps pour eux : mais enfin ils se rappelèrent de nouveau le monde, qui les entourait, et il est rarement en harmonie avec de pareils sentiments.

Puis leurs pensées se reportèrent sur le fils. On lui avait destiné Ililarie, et la chose lui était bien connue. Aussitôt après avoir conclu avec le grand maréchal, le major devait voir son fils, alors en garnison, conférer de tout avec lui et mener ces affaires à une heureuse fin. Un événement imprévu avait dérangé toute la situation ; les rapports, jusqu’alors faciles et bienveillants, semblaient devenir hostiles ; il était difficile de prévoir quelle tournure la chose prendrait, et quelle serait la disposition des esprits.

Cependant le major dut se rendre auprès de son fils, qui attendait sa visite. Après quelque hésitation, il se mit en chemin, non sans répugnance, non sans d’étranges pressentiments, et fort affligé de quitter Hilarie, même pour peu de temps ; il laissa ses chevaux et son palefrenier, et, suivi de son industrieux valet de chambre1, désormais indispensable, il partit pour la ville où son fils séjournait.

Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, et s’embrassèrent avec la plus vive tendresse. Ils avaient beaucoup de choses à se dire, et pourtant ils ne touchèrent pas d’abord le point qui leur tenait le plus au cœur. Le fils parla de ses espérances d’un prochain avancement ; de son côté, le père exposa en détail ce qui s’était traité et conclu entre le grand chambellan, sa sœur et lui, au sujet de l’ensemble et des diverses parties de leur patrimoine.

Déjà la conversation commençait à languir, quand le fils, s’étant armé de courage, dit à son père en souriant : « Vous me traitez avec beaucoup de tendresse, mon cher


1. A la lettre, son ra/el de rajeunissement. père, et je vous en remercie. Vous me parlez de possessions et de biens, et vous ne dites pas un mot de la condition sous laquelle une partie au moins de cette fortune doit m’appartenir ; vous ne prononcez pas le nom d’Hilarie ; vous attendez que je la nomme moi-même, que je vous fasse paraître mon désir d’être bientôt uni avec cette aimable enfant. »

A ces mots, le père se trouva dans un grand embarras ; mais, comme c’était chez lui une disposition naturelle, en même temps qu’une vieille habitude, de scruter la pensée des gens avec lesquels il avait des affaires à traiter- il garda le silence, et observa son fils avec un sourire équivoque.

« Vous ne devinez pas, mon père, ce que j’ai à vous dire, poursuivit le lieutenant ; une fois pour toutes, je vais vous le déclarer : je puis me reposer sur votre bonté, qui, au milieu de tant de peines que vous prenez pour moi, a sans doute aussi en vue mon véritable bonheur. Il faut le dire une fois, et le mieux sera de le dire tout de suite : Hilarie ne peut faire mon bonheur ; elle n’est pour moi qu’une aimable parente, avec qui je voudrais être uni toute ma vie de la plus tendre amitié ; mais une autre femme m’a inspiré le plus ardent amour, a enchaîné moa cœur. C’est un penchant irrésistible : vous ne voudrez pas me rendre malheureux. »

Le major eut de la peine à dissimuler la joie qui était près d’éclater sur son visage, et il demanda à son fils, avec une douce gravité, quelle était la personne qui avait pu le captiver si complétement.

« Il faut que vous la voyiez, mon père : car il est aussi impossible de la décrire que de la comprendre. Je crains seulement qu’elle ne vous subjugue vous-même, comme tous ceux qui l’approchent. Bon Dieu ! c’est ce qui arrivera, et je vous verrai le rival de votre fils.

— Qui est-elle en [in ? demanda le père. Si tu n’es pas en état de décrire sa personne, fais-moi du moins connaître sa position. C’est une chose qui se peut exprimer plus aisément.

— Fort bien, mon père, mais cette position serait différente chez une autre, et produirait d’autres effets. C’est une jeune veuve, héritière d’un vieux et riche mari, mort depuis peu ; elle est indépendante et parfaitement digne de l’être ; elle a de nombreux alentours, autant d’amis, autant d’adorateurs ; mais, si je ne m’abuse, son cœur est à moi. »

Comme le père se taisait, et ne donnait aucun signe de désapprobation, le fils continua d’exposer, avec effusion, la conduite de la belle veuve à son égard, d’exalter en détail ces grâces irrésistibles, ces tendres marques de faveur, dans lesquelles le père put reconnaître, à la vérité, les légères prévenances d’une femme, objet de l’attention générale, qui préfère peutêtre quelqu’un dans la foule, mais sans se déclarer absolument pour lui. Dans d’autres circonstances, il aurait certainement engagé un fils, et même un ami, à se tenir en garde contre l’illusion qu’il se faisait selon toute apparence ; mais, cette fois, il était si intéressé à ce que son fils ne s’abusât point, à ce que la veuve pût l’aimer réellement et se décider le plus tôt possible en sa faveur, qu’il ne conçut aucune défiance, ou qu’il repoussa le doute, ou peut-être aussi le dissimula.

« Tu me jettes dans un grand embarras, dit le père, après un moment de silence. Tout l’arrangement conclu entre les membres qui restent de notre famille est établi sur la supposition que tu épouseras Hilarie ; si elle se marie avec un étranger, cette réunion complète, ingénieuse et belle de .toutes les parties d’un patrimoine considérable est de nouveau abolie, et toi surtout, tu n’es pas fort bien partagé. Il y aurait bien encore un moyen, mais qui paraîtrait un peu singulier, et auquel tu ne gagnerais pas beaucoup : je pourrais, malgré mon âge avancé, épouser Hilarie ; mais ce ne serait yas, je pense, te faire un grand plaisir.

— Le plus grand du monde ! s’écria le lieutenant ; en effet, qui peut éprouver une véritable inclination, qui peut goûter ou espérer le bonheur de l’amour, sans souhaiter ce bonheur suprême à chacun de ses amis, à chacun de ceux qui lui sont chers ? Vous n’êtes point âgé, mon père ; et combien Hilarie n’est-elle pas aimable ! L’idée même qui vous vient tout à coup de lui of. frir votre main prouve que vous avez le cœur jeune, que vous avez l’ardeur du bel âge. Considérons et pesons mûrement cette idée, ce projet soudain. C’est alors seulement, c’est quand je vous saurais heureux, que je le serais véritablement ; c’est alors que je jouirais de vous voir vous-même si bien, si dignement récompensé des soins que vous’ avez pris de mon sort. Maintenant je peux vous conduire, avec une joyeuse confiance, avec un cœur ouvert, auprès de ma belle veuve. Vous approuverez mes sentiments, parce que vous les partagerez ; vous ne ferez pas obstacle au bonheur d’un fils, parce que le bonheur vous appelle sur un autre chemin. »

Avec des discours si pressants, le fils ferma la bouche à son père, qui voulait élever des difficultés ; il l’entraîna chez la belle vouve, qu’ils trouvèrent dans une grande et somptueuse maison . engagée dans une agréable conversation, au milieu d’une société peu nombreuse, mais choisie. C’était une de ces femmes auxquelles aucun homme n’échappe. Avec une incroyable adresse, elle sut faire du major le héros de cette soirée. Le reste de la compagnie semblait être sa famille, le major seul, être son hôte. Elle connaissait fort bien sa position, et cependant elle sut lui en demander le détail, comme éprouvant le désir de tout apprendre de lui, et, de la sorte, chaque personne de la société dut témoigner aussi de l’intérêt au nouveau venu : l’un avait connu son frère, l’autre, ses domaines, un troisième, quelque autre chose ; si bien que, dans une conversation animée, le major se trouva constamment le centre de tout. D’ailleurs il était assis auprès de la belle dame ; il était le but de ses regards, de ses sourires ; bref, il se trouvait si bien, qu’il oubliait presque le sujet pour lequel il était venu. La veuve elle-même lui dit à peine quelques mots de son fils, quoique le jeune homme prît une vive part à la conversation. Aux yeux de la veuve, il semblait, comme tous les autres, n’être là qu’en l’honneur de son père.

Les ouvrages d’aiguille auxquels on se livre en société, et que l’on poursuit avec une apparente indifférence, prennent souvent, par le secours de l’adresse et de la grâce, une importante signification. Continués assidûment et sans préoccupation, ils donnent à la belle, attachée à son ouvrage, l’air d’une complète inattention aux personnes qui l’entourent, et provoquent chez elles un silencieux mécontentement. Puis, comme si elle se réveillait, un mot, un regard, ramène l’absente au milieu de la compagnie : c’est comme une apparition nouvelle et bienvenue ; mais, pose-t-elle son ouvrage sur ses genoux, et se montre-t-elle attentive à un récit, à quelqu’une de ces savantes improvisations auxquelles les hommes s’abandonnent si volontiers, c’est un témoignage infiniment flatteur pour celui qu’elle favorise.

Notre belle veuve travaillait à un portefeuille aussi élégant que magnifique, qui se distinguait encore par la grandeur du format. Il était devenu le sujet de la conversation ; il avait passé dans les mains du plus proche voisin, et il faisait le tour du cercle, en provoquant de grands éloges, tandis que l’industrieuse beauté s’entretenait avec le major sur des sujets sérieux : un vieil ami de la maison fit un éloge hyperbolique de l’ouvrage presque achevé ; mais, lorsqu’il arriva dans les mains du major, la veuve parut vouloir le mettre à l’écart, comme indigne de fixer l’attention d’un homme tel que lui ; il sut néanmoins apprécier d’une manière obligeante les mérites de ce travail, tandis que l’ami de la maison croyait y voir un merveilleux ouvrage, digne de Pénélope.

On se dispersa dans les diverses pièces, et l’on se groupa au hasard. Le lieutenant s’approcha de la veuve et lui dit :

« Que pensez-vous de mon père ? »

Elle répondit en souriant :

« Il me semble que vous pourriez le prendre pour modèle. Voyez quelle mise élégante ! Ne trouvez-vous pas qu’il s’habille et se présente mieux que son cher fils ? »

Elle continua de la sorte à célébrer et louer l’un aux dépens de l’autre, et à faire naître dans le cœur du jeune homme un sentiment très-mélangé de satisfaction et de jalousie.

Quelques moments après, le fils s’approcha du père, et lui rapporta tout, jusqu’au moindre détail. Le père ne s’en montra que plus empressé auprès de la veuve, qui, de son côté, sut déjà prendre avec lui un ton plus vif et plus familier ; bref, on peut dire qu’au moment du départ, le major lui appartenait et faisait partie de sa cour, aussi bien que tous les autres.

Une grosse averse empêcha les personnes de la société de retourner chez elles comme elles étaient venues ; quelques équipages survinrent, dans lesquels on distribua les piétons ; le lieutenant, sous prétexte de ne pas gêner les personnes déj’i trop serrées, laissa partir son père et resta.

Le major, en rentrant chez lui, se sentit dans une sorte d’ivresse et d’incertitude, comme il arrive aux personnes qui passent tout à coup d’une situation dans la situation contraire. La terre semble se balancer pour celui qui débarque d’un vaisseau, et la lumière vacille encore dans les yeux de l’homme qui passe soudain du jour aux ténèbres. De même, le major se sentait encore environné de la présence de cette belle femme, il souhaitait la voir, l’entendre encore, la voir de nouveau, l’entendre de nouveau ; après quelque réflexion, il pardonnait à son fils, et même il l’estimait heureux d’oser prétendre à posséder tant de charmes.

Son fils vint l’arracher à ses sensations, en s’élançant dans la chambre avec transport. Il embrasse son père et s’écrie :

« Je suis l’homme le plus heureux du monde. »

Après cette exclamation et d’autres pareilles, il en vint aux explications. Le père fit observer à son fils que, dans la conversation qu’il avait eue avec elle, la belle dame n’avait pas dit un mot de lui.

« C’est justement sa manière délicate, silencieuse, ou qui s’exprime à demi-mot par des allusions légères, qui assure de ce qu’on désire, et fait pourtant qu’on ne peut se défendre du doute. C’est ainsi qu’elle s’était conduite avec moi jusqu’à ce jour ; mais votre présence, mon père, a produit un miracle. J’avoue que je suis resté, pour la voir, un moment de plus. Je l’ai trouvée qui se promenait dans ses salons encore éclairés, car je sais que telle est sa coutume ; quand la société s’est retirée, elle ne souffre pas qu’on éteigne aucune lumière ; elle se promène seule dans ses salles enchantées, après qu’elle a congédié les esprits qu’elle avait évoqués. Elle admit le prétexte dont je couvrais mon retour. Elle parlait avec grâce, mais de choses indifférentes ; nous passions de chambre en chambre ; déjà nous étions arrivés plus d’une fois jusqu’au bout, dans le petit cabinet, qui n’est éclairé que par une lampe d’albâtre. Si elle était belle, lorsqu’elle se promenait sous les lustres étincelants, elle semblait plus délicieuse encore, à la douce lumière de la lampe. Nous étions revenus à cette place, et, nous étant retournés, nous restâmes un moment immobiles. Je ne sais ce qui m’inspira cette témérité, je ne sais comment, au milieu de la conversation la plus indifférente, je me hasardai tout à coup à prendre sa main, à baiser cette main délicate, à la presser sur mon cœur. On ne la retira point.

« Créature céleste, m’écriai-je, ne dissimule pas plus long« temps avec moi ! S’il y a dans ce noble cœur un tendre senti« ment pour l’homme heureux qui est devant toi, ne le cache « pas plus longtemps, laisse-le paraître, fais-en l’aveu ; voici le « moment souhaité, le moment suprême…. Chasse-moi de ta « présence ou presse-moi sur ton cœur. »

« Je ne sais tout ce que j’ai dit, je ne sais quelle a été" ma conduite. Elle ne s’est point éloignée, elle n’a pas résisté, elle n’a pas répondu. J’ai osé la- presser dans mes bras, lui demander si elle voulait être à moi ; j’ai cueilli sur ses lèvres un baiser - de flamme ; elle m’a repoussé. « Oui ! oui ! » ou quelque chose de pareil, s’est échappé de sa bouche, à demi-voix, et comme si elle fût troublée. Je me suis éloigné en m’écriant : « J’enverrai « mon père, qui parlera pour moi. — Ne lui dites pas un mot « de tout ceci ! a-t-elle répondu, en faisant quelques pas avec « moi. Éloignez-vous, oubliez ce qui s’est passé. »

Ce que le major pensa, nous ne le développerons pas ; mais il dit à son fils :

« A ton avis, que devons-nous faire à présent ? La chose est brusquée assez heureusement, pour que nous puissions procéder un peu plus dans les formes, et qu’il soit peut-être fort convenable que je me présente demain chez la dame et fasse la demande pour toi.

— Au nom du ciel, mon père, ne le faites pas. Ce serait gâter toute l’affaire. Cette conduite, cette délicatesse, ne veulent être troublées, inquiétées, par aucune formalité. 11 suffit, mon père, que votre présence hâte cette union, sans que vous prononciez un mot. Oui, c’est à vous que je dois mon bonheur. L’estime que vous inspirez à ma bien-aimée a triomphé de toutes ses hésitations, et jamais le fils n’aurait trouvé cet instant favorable, si le père ne l’avait préparé. »

Ces réflexions et d’autres pareilles les menèrent fort avant dans la nuit. Ils se mirent d’accord sur leurs plans de part et d’autre : le major ne voulait plus faire qu’une visite de cérémonie, puis il irait conclure son mariage avec Hilarie ; le fils ferait pour arranger et accélérer le sien, tout ce qu’il saurait faire.


CHAPITRE IV.

Le major lit a la belle veuve une visite du matin, pour prendre congé, et, s’il était possible, seconder, avec délicatesse, les vues de son fils. Il la trouva dans le plus charmant négligé, en compagnie d’une dame âgée, qui le captiva d’abord par ses manières arables et polies. Les grâces de l’une, la dignité de l’autre, formaient le plus harmonieux ensemble, et leur manière d’être l’une avec l’autre annonçait évidemment qu’elles étaient étroitement unies.

La veuve semblait avoir achevé à l’instant même, par un travail assidu, le portefeuille qui nous est déjà connu. Après les salutations ordinaires et les obligeantes paroles de bienvenue, elle se tourna vers son amie, et lui présenta cet élégant ouvrage, en disant, comme pour renouer une conversation interrompue :

« Vous voyez donc que j’ai fini, bien que les longueurs et les retards ne semblassent pas le permettre.

— Vous venez à propos, monsieur le major, dit la dame âgée, pour juger notre différend, ou du moins pour vous prononcer en faveur de l’un ou de l’autre parti. Je soutiens que l’on ne commence point un travail si considérable, sans penser à une personne à qui on l’a destiné ; on ne l’achève point sans avoir cette pensée. Considérez vous-même cette œuvre d’art (je lui donne ce nom à juste titre) : peut-on avoir entrepris tout à fait sans but quelque chose de pareil ? »

Le major dut rendre un hommage sans réserve à ce travail. En partie tressé, en partie brodé, il excitait à la fois l’admiration et le désir d’apprendre comment il était fait. La soie de toute nuance dominait, mais l’or n’avait pas été dédaigné ; enfin on ne savait qu’admirer le plus, du bon goût ou de la richesse.

« Il y a pourtant quelque chose à faire encore, reprit la veuve, en dénouant le ruban qui liait le portefeuille et en s’occupant de l’intérieur. Je ne veux pas contester, poursuivit-elle, mais je vous dirai quelles sont mes pensées, quand je m’occupe de pareils travaux. Jeunes filles, nous avons l’habitude d’amuser nos aiguilles à des babioles, et celle de laisser courir au hasard nos pensées ; nous conservons l’une et l’autre, en apprenant peu à peu à faire les ouvrages les plus élégants et les plus, difficiles ; et j’avoue que j’ai constamment rattaché à chaque travail de ce genre des souvenirs de personnes, de circonstances, de plaisirs ou de peines. Par là, l’ouvrage commencé me devenait intéressant,- et l’ouvrage achevé, j’oserai dire, précieux. A ce titre, le moindre avait pour moi quelque importance ; le plus léger travail acquérait de la valeur, et, sile plus difficile en avait davantage, c’est que les souvenirs qui s’y trouvaient liés étaient plus riches et plus complets : c’est pourquoi il m’a toujours semblé que je pouvais offrir ces choses à des amis, à des personnes distinguées et respectables ; elles voulaient bien aussi les accepter, sachant que je leur offrais une part de moi-même, quelque chose de multiple et d’inexprimable, mais qui, s’unissant enfin à un agréable cadeau, était reçu toujours avec bienveillance, comme le salut d’un ami. »

A une si aimable confidence, il était presque impossible de rien répliquer ; mais la vieille dame sut ajouter à ces réflexions quelques mots gracieux. Le major, qui savait dès longtemps apprécier l’agréable sagesse des poètes latins, et qui avait gravé dans sa mémoire leurs pensées brillantes, se rappela quelques vers, qui s’appliquaient parfaitement à la circonstance ; mais la crainte de passer pour pédant le détourna de les citer ou même d’y faire allusion. Cependant, pour ne pas garder un silence insipide, il essaya d’en improviser une prosaïque paraphrase, qui réussit assez mal et fit un peu languir la conversation.

La vieille dame reprit donc un livre, qu’elle avait posé à l’arrivée du major : c’était un recueil de poésies, qui fixait à ce moment l’attention des deux amies. A cette occasion, l’on parla de poésie, mais l’on ne s’en tint pas longtemps aux réflexions générales ; les dames firent entendre qu’elles avaient ouï dire que le major faisait des vers charmants. Le fils, qui ne cachait pas ses propres prétentions au glorieux titre de poète, avait parlé des ouvrages de son père ; il en avait même récité quelques-uns : c’était, au fond, pour se faire honneur d’une poétique origine, et se produire modestement, selon l’usage de la jeunesse, en fils destiné à surpasser les talents de son père ; mais le major, plus réservé, et qui ne voulait passer que pour simple amateur des lettres, se voyant trop pressé, chercha une défaite, et dit que la poésie dans laquelle il s’était aussi exercé était d’un genre inférieur, et méritait à peine ce nom ; cependant il ne pouvait nier qu’il n’eût fait quelques essais dans le genre qu’on nomme descriptif, et, en un certain sens, didactique.

Les dames, et surtout la jeune veuve, prirent la défense de ce genre.

« Si nous voulons passer une vie sage et tranquille, ce qui est au fond le désir et la pensée de chacun, qu’avons-nous à faire de ces compositions exaltées, qui nous excitent capricieusement, sans nous donner rien ; qui nous agitent et finissent par nous abandonner à nous-mêmes ? Je trouve infiniment plus agréable, ne pouvant consentir à me passer de poésie, celle qui me transporte dans de riantes contrées., où je crois me reconnaître ; qui me rend sensible au mérite réel de la simplicité rustique ; me conduit, à travers les bocages, à la forêt-, puis, insensiblement, sur une hauteur, en vue d’un lac, sur les rives duquel s’élèvent de fertiles collines, des cimes couronnées de forêts, enfin les montagnes bleues, qui achèvent un admirable tableau. Si l’on m’offre ces peintures en vers harmonieux, assise sur mon sofa, je remercie le poète, qui développe dans mon imagination une scène dont je puis jouir plus doucement que si je l’avais devant mes yeux, après une marche fatigante et peut-être au milieu d’autres circonstances défavorables. »

Le major, qui ne voyait dans cette conversation qu’un moyen d’arriver à son but, s’efforça de faire valoir la poésie lyrique, dans laquelle son fils s’était exercé avec succès. Sans le contredire ouvertement, on cherchait à le faire sortir de cette voie par quelques plaisanteries, particulièrement lorsqu’il sembla faire allusion aux poésies passionnées, par lesquelles le jeune lieutenant avait essayé, avec assez de force et de talent, de peindre son ardent amour à l’incomparable veuve.

« Je n’aime pas, disait-elle, à entendre les amants réciter ou chanter leurs vers : sans y prendre garde, nous portons envie aux amants heureux, et les malheureux nous ennuient toujours. »

L’autre dame, se tournant vers sa belle amie, lui dit là-dessus :

« Pourquoi,ces détours ? pourquoi perdre le temps en vaines cérémonies, avec un homme que nous estimons et que nous aimons ? Osons lui dire que nous avons eu le plaisir d’apprendre à connaître, par quelques fragments, l’agréable poème où il développe, avec toutes ses particularités, la noble passion de la chasse, et que nous le prions de ne pas nous refuser l’ensemble.

« Votre fils, poursuivit-elle, nous en a récité avec éloquence quelques passages, qu’il savait par cœur, et nous a fait souhaiter de connaître le reste. »

Le père voulut encore saisir l’occasion de revenir sur les talents de son fils et de les relever ; mais les dames l’arrêtèrent, en lui disant que c’était une excuse manifeste, pour éviter indirectement de satisfaire leur désir. Il ne put en finir qu’en promettant sans détour de leur envoyer le poème ; mais ensuite la conversation prit une direction qui l’empêcha de placer un mot de plus en faveur de son fils, d’autant qu’il avait reçu de lui la recommandation d’éviter toute importunité.

Le moment paraissant venu de prendre congé, comme le major s’y disposait, la belle veuve dit avec une sorte d’embarras, qui la rendait encore plus belle, en arrangeant avec soin le ruban du portefeuille, qu’elle venait d’attacher :

« Les poètes et les amants ont depuis longtemps la fâcheuse réputation d’être peu fidèles à tenir leurs promesses : excusezmoi donc si j’ose me défier de la parole d’un galant homme, et si je le prie non pas de donner, mais de recevoir un gage, un denier à Dieu. Acceptez ce portefeuille ! Il a quelque rapport avec votre poème sur la chasse ; beaucoup de souvenirs s’y rattachent ; il a coûté assez de temps ; le voilà achevé : servez-vousen, comme d’un messager, pour nous envoyer votre aimable ouvrage. »

A cette offre inattendue, le major se sentit vraiment confondu. L’élégance et la richesse de ce cadeau avaient si peu de rapports avec les objets qui l’entouraient d’ordinaire, avec les choses qui étaient à son usage, qu’il osait à peine l’accepter ; cependant il se recueillit, et, comme sa mémoire ne lui refusait jamais ce qu’il lui avait confié, il se rappela sur-le-champ un passage de ses classiques : mais, ne pouvant le citer sans pédanterie, il s’avisa gaiement d’en improviser une agréable paraphrase, en un remerciement affectueux et un gracieux compliment. Ainsi se termina cette entrevue, à la satisfaction commune.

Le major se trouvait donc enfin, non sans embarras, mêlé dans une agréable aventure ; il avait promis d’écrire son poëme, de l’envoyer, et, si l’occasion lui était, à quelques égards, un s sujet de géne, il devait cependant considérer comme un bonheur de conserver d’agréables relations avec une femme douée de grands avantages, et qui devait lui appartenir de si près. Il se retira donc avec une satisfaction secrète. Eh ! comment ne seraitil pas sensible a de tels encouragements, le poète dont l’œuvre, studieusement travaillée et demeurée longtemps dans l’oubli, devient à l’improviste l’objet d’une aimable attention !

Dès qu’il fut rentré chez lui, le major écrivit à sa bonne sœur pour l’informer de tout, et il était fort naturel qu’il laissât paraître, dans son langage, une certaine exaltation, que lui-même il ressentait, et que son fils augmentait encore par ses vives exclamations.

Cette lettre produisit sur la baronne une impression trèsmélangée ; en effet, bien qu’elle dût voir avec plaisir une circonstance qui pouvait hâter et favoriser le mariage de son frère avec Uilarie, la belle veuve ne lui plaisait point, sans qu’elle pût se rendre compte de cette impression. A cette occasion, nous ferons l’observation suivante :

11 ne faut jamais confier à une autre femme l’enthousiasme qu’une femme nous inspire. Elles se connaissent trop bien entre elles, pour se croire dignes de cette adoration exclusive. Les hommes leur paraissent comme les chalands dans la boutique, où le vendeur, qui connaît ses marchandises, a l’avantage, et peut saisir l’occasion de les présenter dans le plus beau jour. tandis que l’acheteur survient toujours avec une sorte d’ignorance ; il a besoin de la marchandise, il la veut et la désire, et il sait bien rarement la juger avec l’œil d’un connaisseur. L’un sait très-bien ce qu’il donne ; l’autre ne sait pas toujours ce qu’il reçoit ; mais telle est la vie, et l’on n’y peut rien changer : c’est même une chose aussi bonne que nécessaire, car elle est la base de toute demande et de toute recherche, de tout achat et de tout échange.

Par suite de ces impressions, plus senties que méditées, la ba ronne ne pouvait être complétement satisfaite ni de la passion du fils ni de la peinture favorable du père ; elle se trouvait étonnée de l’heureux tour que cette affaire avait pris, mais, en considérant cette double inégalité d’âge, elle ne pouvait se défendre de fâcheux pressentiments. Hilarie était trop jeune pour le père ; la veuve n’était pas assez jeune pour le tils ; cependant la chose avait pris son cours, et il semblait impossible de l’arrêter. Un pieux désir que toute l’affaire eût une heureuse issue s’exhala de son cœur avec un léger soupir. Pour se soulager, elle prit la plume, elle écrivit à une amie1 qui connaissait le monde. Après lui avoir fait le récit des évériements, elle poursuivait en ces termes :

« Le manége de cette jeune et séduisante veuve ne m’est pas nouveau : elle paraît éviter la société des femmes et ne souffre auprès d’elle que celle qui ne peut lui faire aucun tort, qui la flatte, et qui, par une conduite et des paroles adroites, sait recommander à l’attention les avantages de sa jeune amie, si leur muet langage ne les fait pas briller suffisamment. Une pareille comédie ne veut pour spectateurs et pour acteurs que des hommes : de là le besoin de les attirer, de les fixer. Je n’ai pas mauvaise opinion de cette belle femme ; elle semble assez convenable et réservée, mais une vanité si vive sacrifie aisément quelque chose aux circonstances, et, ce que je regarde comme le plus fâcheux, tout n’est pas chez elle réfléchi et médité ; une soi te d’heureux naturel la dirige et la protége ; et rien n’est plus dangereux chez une femme, née coquette, qu’une témérité inspirée par l’innocence. »


1. On pourrait croire qu’il s’agit de Macarie, si ce qu’on lit plus bas, page 200, ne’semblait y contredira.

Le major, revenu dans ses domaines, s’occupa sans cesse à les visiter et les étudier. 11 eut sujet d’observer qu’un dessein juste et sage rencontre, dans l’exécution, des obstacles de tout genre ; qu’il est traversé par mille accidents, au point que l’idée première s’évanouit presque entièrement, et semble, pour le moment, anéantie, mais qu’enfin, au milieu de toutes ces perturbations, la possibilité de la réussite s’offre de nouveau à notre esprit, si nous voyons le temps venir à notce aide, comme le meilleur allié d’une invincible constance.

De même, alors, après avoir entendu les judicieuses observations d’intelligents économes, l’affligeant spectacle de grands et beaux domaines, entièrement négligés, aurait jeté le major dans le découragement, si l’on n’avait pas prévu, en même temps, qu’un certain nombre d’années, employées avec sagesse et probité, suffirait pour rendre la vie à ce qui était mort, imprimer le mouvement à ce qui languissait, enfin, pour atteindre, avec le secours de l’ordre et de l’activité, le but qu’on se proposait.

L’insouciant maréchal était arrivé, et il avait amené un grave jurisconsulte, qui donna du reste moins d’inquiétude au major que son frère, un de ces hommes qui agissent sans un but ou qui refusent les moyens de l’atteindre. Un bien-être de chaque jour et de chaque moment était l’indispensable besoin de sa vie. Après une longue hésitation, il était enfin sérieusement résolu à se délivrer de ses créanciers, à se débarrasser de terres qui lui étaient à charge, à réparer le désordre de sa maison, à jouir sans soucis d’un revenu convenable et assuré, mais sans renoncer le moins du monde aux avantages dont il avait joui jusqu’alors.

Il accordait tout ce qui devait mettre son frère et sa sœur en paisible possession des terres, et particulièrement du château, mais il ne voulut pas abandonner absolument ses droits à un certain pavillon voisin, dans lequel il avait coutume de célébrer son anniversaire avec ses plus vieux amis et ses plus nouvelles connaissances ; il se réservait aussi le jardin de plaisance attenant au pavillon, et qui le reliait avec le château. Tous les meubles devaient rester dans l’état actuel, avec les gravures qui décoraient les chambres ; il se faisait promettre aussi les fruits des espaliers. On devait lui délivrer fidèlement les pêches, les fraises, des espèces les plus distinguées, les poires et les pommes, excellentes et magnifiques, mais surtout une certaine espèce de petites pommes grises, dont il avait coutume de faire hommage, depuis plusieurs années, à la princesse douairière. 11 ajouta d’autres’conditions, peu importantes, mais extrêmement onéreuses pour le maître, les fermiers, les administrateurs et les jardiniers.

Au reste, le grand maréchal était de fort bonne humeur. Bien persuadé que tout finirait par s’arranger au gré de ses désirs, comme son humeur légère le lui avait représenté, il veillait à* ce que la table fût bien servie ; quelques heures d’une chasse peu fatigante lui donnaient le mouvement nécessaire ; il racontait histoires sur histoires, et avait l’air le plus joyeux du monde.

Il partit dans les mêmes dispositions ; il fit de grands remerciements au major sur sa conduite vraiment fraternelle, demanda encore quelque argent, fit soigneusement emballer les petites pommes grises, dont la récolte avait été fort belle cette année, et, muni de ce trésor, qu’il se proposait d’offrir à la princesse, comme un agréable hommage, il partit pour la résidence de Son Altesse, qui daigna lui faire le plus gracieux et le plus aimable accueil.

Le major demeurait dans une situation d’esprit bien différente, et les difficultés qu’il trouvait devant lui l’auraient, peu s’en faut, réduit au désespoir, s’il n’avait été soutenu par le sentiment qui fortifie et réjouit un homme de cœur, quand il espère démêler des affaires embrouillées et jouir de ce qu’il aura débrouillé.

Heureusement l’avocat de son frère était un honnête homme, qui, ayant beaucoup d’autres affaires, se hâta de terminer celleci. Un valet de chambre du grand maréchal ne s’employa pas moins heureusement ; il promit ses bons offices, à des conditions modérées, ce qui permit d’espérer une conclusion avantageuse. Mais, quoique charmé de la chose, le major sentit, en honnête homme qu’il était, par les divers mouvements que l’on se donna dans cette occasion, que, pour apurer une affaire, il faut bien souvent recourir à des moyens impurs.

Au reste, tout comme c’est pour les femmes un moment fort pénible que celui où leur beauté, jusqu’alors incontestée, commence à être mise en question, les hommes d’un certain âge, bien qu’ils soient encore dans leur pleine vigueur, éprouvent, au plus léger sentiment que leurs forces pourraient décliner, une impression infiniment désagréable, et même une sorte d’angoisse.

Toutefois une autre circonstance, qui aurait dû alarmer le major, contribua, au contraire, à le mettre en bonne humeur : son cosmétique valet de chambre, qui ne l’avait pas abandonné, même au milieu de cette excursion champêtre, semblait, depuis quelque temps, entrer dans une autre voie, où devaient le pousser le lever matinal du major, ses sorties à cheval et ses courses journalières, tout comme les visites de beaucoup de gens affairés et aussi d’oisifs, pendant le séjour du grand chambellan. Le valet de chambre épargnait, depuis quelque temps, au major toutes les minuties auxquelles un histrion pouvait seul être assujetti ; mais il ne s’en attacha que plus rigoureusement à quelques points essentiels, qu’un futile charlatanisme avait déguisés jusqu’à ce jour. Tout ce qui pouvait conserver, non pas l’apparence de la santé, mais la santé elle-même, fut recommandé plus fortement, et surtout la modération en toutes choses, les changements appropriés aux circonstances, le soin de la peau et des cheveux, des sourcils, des dents, des mains et des ongles, auxquels cet homme habile avait déjà donné soigneusement la longueur la plus convenable et la forme la plus élégante. Enfin, après avoir instamment recommandé la tempérance dans tout ce qui peut faire sortir l’homme de son équilibre, il demanda son congé, le major n’ayant plus besoin de ses services. Cependant l’on pouvait supposer qu’il ne serait pas fâché de rejoindre son premier maître, afin de se livrer désormais aux jouissances variées de la vie théâtrale.

Et en effet le major se trouva fort bien d’être rendu à luimême. L’homme sage n’a besoin que de se modérer pour être heureux. Il se livrait en liberté, selon ses anciennes habitudes, à l’exercice du cheval, à la chasse et aux distractions qui l’accompagnent. Dans ces moments de solitude, l’image d’IIilarie venait de nouveau lui sourire, et il s’accommodait à sa position de fiancé, la plus agréable peut-être qui se puisse offrir dans notre société civilisée.

Dans un moment de loisir, ses affaires lui laissant quelque liberté, il se hata de retourner chez lui, où, songeant à remplir la promesse qu’il avait faite à la belle veuve, et qui n’était pas sortie de sa mémoire, il fit la revue de ses poésies, qui étaient serrées en bon ordre. A cette occasion, divers cahiers de pensées, de souvenirs, d’extraits de ses lectures d’écrivains anciens et modernes, lui tombèrent sous la main : la plupart étaient empruntés à Horace et aux poètes latins, ses auteurs favoris, et il fut frappé de voir que ces passages faisaient le plus souvent allusion aux regrets du temps passé, de circonstances et de sensations évanouies. Entre un grand nombre, nous ne citerons que celui-ci :

....Heu !
Quae mens est hodie, cur eadem non puero fuit ?
Vel cur his animis incofumcs non redeunt genae ?

Ce qui revient à dire :

« Comme je me sens aujourd’hui joyeux et dispos, tandis « qu’au temps où un jeune sang circulait dans mes veines, j’é* tais sombre et sauvage ! Mais, quand les années me pincent, si « joyeux que je sois, je me souviens de mes joues vermeilles, et « je voudrais bien les voir fleurir encore1. »

Notre ami retrouva bientôt, parmi ses manuscrits, si bien classés, son poème sur la chasse. 11 prit plaisir à voir cette copie soignée, telle qu’il l’avait faite autrefois, en beaux caractères latins, dans le grand format in-octavo. Le précieux portefeuille était d’une dimension à contenir aisément tout l’ouvrage. Rarement un auteur s’était vu dans une enveloppe aussi magnifique. Quelques lignes d’envoi étaient indispensables : mais la prose n’était guère admissible. Il se rappela le passage d’Ovide qu’il avait eu en vue, et il crut ne pouvoir mieux faire que de le paraphraser en vers, comme il l’avait déjà fait en prose.

Nec factas solum vestes spectare juvabat.
Tum quoque, dum fièrent : tantus decor adfuit arti !

« Je l’ai vu dans les mains de l’artiste…. Qu’avec plaisir je « songe à ces beaux moments !… Je l’ai vu se développer, puis


1 Cette paraphrase, ainsi que la suivante- est en vers dans l’original. « arriver à cette perfection, à cette magnificence inouïe. Je le " possède maintenant, mais je me dis à moi-même : « Je vou« drais qu’il ne fût pas encore achevé ; le travail était si beau ! »

Notre ami ne fut pas longtemps satisfait de cette imitation : il se reprochait d’avoir changé en un triste substantif la flexion élégante du fièrent, et il eut le chagrin de ne pouvoir, malgré tous ses efforts, corriger cet endroit. Sa préférence pour les langues anciennes en fut tout à coup ranimée, et l’éclat du Parnasse allemand, où il s’efforçait pourtant de gravir en silence, lui parut obscurci.

Mais enfin ce gracieux compliment, considéré sans comparaison avec le texte original, lui semblait tout à fait joli, et il pouvait croire qu’une femme l’accueillerait fort bien. Malheureusement, il lui vint un second scrupule : c’est que, des vers galants faisant toujours supposer un poète amoureux, il jouait là, comme futur beau-père, un rôle singulier. Le major fit, pour conclure, une réflexion beaucoup plus fâcheuse encore : dans ces vers, Ovide avait en vue Araclmé, ouvrière habile autant que jolie et charmante ; mais elle fut changée en araignée par Minerve jalouse, et c’était une chose suspecte de voir une belle femme comparée, même de loin, avec une araignée suspendue au centre d’un vaste filet. Dans la société spirituelle qui entourait notre veuve, il pouvait bien se trouver un savant qui éventerait cette imitation…. Comment notre ami se tira de cette difficulté, nous ne le savons pas, et nous compterons ce cas parmi ceux sur lesquels les Muses se permettent subtilement de jeter un voile. Il suffira de dire que le poème sur la chasse fut envoyé, et nous ajouterons ici quelques réflexions sur cet ouvrage.

Le lecteur y trouve avec plaisir l’expression d’un goût décidé pour la chasse et pour tout ce qui peut le favoriser ; les diverses saisons qui le provoquent et l’éveillent offrent les plus agréables tableaux ; les instincts particuliers des divers animaux que l’on poursuit et dont on menace la vie, les différents caractères des chasseurs qui se livrent à ce plaisir, à cette fatigue, les incidents qui les favorisent ou leur nuisent, tout, et particulièrement ce qui avait rapport au gibier à plumes, était traité avec le plus heureux badinage et la plus grande originalité.

Depuis les amours du coq de bruyère jusqu’au deuxième passage de la bécasse, et, de là, jusqu’à la chasse aux corbeaux, rien n’était négligé ; tout était bien observé, clairement saisi, poursuivi avec ardeur, exposé d’une façon légère, enjouée et souvent ironique.

Cependant il régnait dans tout l’ouvrage un ton élégiaque : c’était comme un adieu à ces plaisirs. Le poème y gagnait une peinture sentimentale d’une vie agréablement passée, et produisait une impression très-salutaire ; mais enfin, comme les maximes, il laissait, après la jouissance, un certain vide. La revue qu’il fit de ces manuscrits, ou peut-être un malaise momentané, attrista le major. A l’âge intermédiaire où il était arrivé7il parut tout à coup sentir vivement que les années, qui d’abord-apportent tour à tour les plus beaux dons, les reprennent ensuite insensiblement. Une saison passée sans aller aux eaux, un été écoulé sans plaisir, le manque d’un exercice régulier, tout lui fit éprouver un certain malaise corporel, qu’il prenait pour un mal’véritable, et qu’il supportait avec une impatience peu sage.

Les membres de la famille étaient restés- quelques mois sans nouvelles les uns des autres : le major était occupé dans la capitale à négocier définitivement certains consentements et certaines confirmations au sujet de son affaire ; la baronne et Ililarie employaient leur activité à préparer le plus agréable et le plus riche trousseau ; le lieutenant, esclave de sa passion, semblait tout oublier pour la belle veuve. L’hiver était arrivé, et il enveloppait toutes les habitations champêtres de tristes orages et d’une précoce obscurité.

Le voyageur qui aurait parcouru, par une sombre nuit de novembre, les environs du noble manoir, et, à la faible clarté de la lune voilée de nuages, aurait aperçu dans l’ombre les champs, les prés, les groupes d’arbres, les collines et les bois. puis tout à coup, aU brusque détour du chemin, aurait vu toutes les fenêtres d’un vaste édifice brillamment éclairées, se serait attendu certainement à y rencontrer une société en habits de fête : mais quelle n’eût pas été sa surprise, après avoir trouvé quelques rares domestiques, pour le conduire par un escalier brillamment éclairé, de voir trois femmes seulement, la baronne, Hilarie et la femme de chambre, commodément établies, entourées de meubles gracieux, dans des salons bien chauffés et brillants comme le jour !

Cependant, puisque nous croyons surprendre la baronne au milieu d’une fête, il est nécessaire de faire observer que cette brillante illumination ne doit pas être ici considérée comme une chose extraordinaire, mais comme une des habitudes particulières que cette dame avait conservées de son premier genre de vie. Élevée à la cour, comme fille d’une grande maîtresse du palais, elle était accoutumée à préférer l’hiver à toutes les autres saisons, et à faire d’un somptueux éclairage le premier élément de toutes ses jouiSSSiîces. On ne manquait jamais de bougies, mais un des anciens serviteurs de la baronne avait un goût si prononcé pour les perfectionnements de l’industrie, qu’on n’inventait guère une nouvelle espèce de lampe, sans qu’il prit soin de l’introduire’quelque part dans le château ; l’éclairage y gagnait quelquefois en vivacilôj ; quelquefois aussi il en résultait ça et là une éclipse partielle.

L’amour et de sages réflexions avaient décidé la baronne à quitter sa position de dame d’honneur pour épouser un riche propriétaire, agronome déterminé ; et cet époux intelligent, voyant que, dans les premiers temps, la vie champêtre ne plaisait pas à sa femme, sut réparer, avec le concours de ses voisins, et sur les ordres du gouvernement, les chemins, à plusieurs milles à la ronde, si bien que les communications vicinales n’étaient nulle part aussi bien entretenues ; toutefois, dans ce louable établissement, l’objet principal avait été que Mme la baronne pût rouler partout en voiture, surtout pendant la belle saison : mais, en hiver, pour lui rendre le château plus agréable, le baron savait l’éclairer de sorte que la nuit ressemblait au jour. Après la mort de son mari, les tendres soins que la baronne prit de sa fille furent pour elle une occupation suffisante ; les fréquentes visites de son frère, une intime jouissance, et ce brillant éclairage, un agrément où elle semblait trouver une satisfaction véritable.

Cependant aujourd’hui cette illumination est fort bien à sa place, car nous voyons, dans une des chambres, comme un étalage d’étrennes, dont les yeux sont éblouis. L’adroite soubrette avait engagé le valet de chambre à éclairer mieux que jamais ; puis elle avait rassemblé et déployé tout ce qui était achevé du trousseau d’Hilarie, bien plus par finesse, afin d’amener la conversation sur ce qui manquait encore, que pour faire valoir ce qu’on avait déjà obtenu. Tout le nécessaire était là, et des plus fines étoffes et du travail le plus élégant ; les fantaisies ne manquaient pas non plus, et pourtant Annette savait rendre sensible une lacune aux endroits où l’on aurait pu tout aussi bien trouver le plus bel enchaînement. Tandis que tout le linge, en bel étalage, éblouissait les yeux ; que la toile, la mousseline, et tous ces tissus délicats, de toute dénomination, répandaient un doux éclat, les soieries bigarrées manquaient encore : on en retardait sagement l’emplette, parce que les modes étaient fort changeantes, et qu’on voulait ajouter au trousseau, comme conclusion et couronnement, les dernières nouveautés.

Après cette agréable revue, les dames étaient revenues à leur conversation ordinaire, mais toujours variée. La baronne, qui savait fort bien quels dons intérieurs contribuent, avec une heureuse figure, à rendre agréable et a faire rechercher une jeune femme, où que le sort puisse la conduire, avait eu soin, dans sa retraite champêtre, de se livrer avec sa fille à des conversations tellement variées et instructives, qu’IIilarie, si jeune encore, semblait être déjà partout en pays de connaissance, ne paraissait étrangère à aucun sujet d’entretien, et pourtant observait toujours la réserve convenable à son âge. Exposer comment la baronne avait obtenu ce résultat exigerait de trop longs détails ; bornons-nous à dire que cette soirée encore fut aussi bien employée que les autres ; une lecture instructive, le clavecin, un chant agréable, remplirent les heures doucement et régulièrement, comme d’habitude, mais d’une manière significative : un absent occupait leur pensée, un bomme chéri et respecté, pour qui l’on préparait tout cela et d’autres choses encore, afin de fêter son arrivée. C’était une émotion de fiancée, et Hilarie n’était pas seule à éprouver ces doux sentiments : la mère y prenait part avec une joie pure, et Annette elle-même, qui n’était d’ordinaire que sage et diligente, s’abandonnait à certaines espérances lointaines, qui faisaient briller à ses yeux le retour et la présence d’un absent aimé. C’est ainsi que les sentiments de ces trois femmes, chacune aimaMe à sa manière, s’étaient mis en harmonie avec la clarté qui les environnait, avec une chaleur bienfaisante, enfin avec la situation la plus agréable.


CHAPITRE V.

Des coups violents et des cris à la porte du château, des voix qui appelaient et répondaient avec menace, des flambeaux, dans la cour, interrompirent un doux chant d’Hilarie. Mais le vacarme fut étouffé avant qu’on en eût appris la cause : cependant la tranquillité n’était pas rétablie ; on entendait dans l’escalier un bruit et une vive altercation de gens qui montaient. La porte s’ouvrit brusquement, sans que personne fût annoncé ; les femmes furent saisies d’effroi : c’était Flavio, le lieutenant, dans un état épouvantable, les cheveux en désordre, hérissés d’horreur ou baignés de pluie et flottants, les habits déchirés, comme s’il se fût précipité à travers les épines et les ronces, couvert de fange, comme s’il fût arrivé à travers la vase et les marais.

« Mon père ! s’écria-t-il ; où est mon père ? »

Les femmes se levèrent éperdues ; le vieux chasseur, son plus ancien domestique et le gardien le plus dévoué de son enfance, entrant sur ses pas, lui répondit :

« Votre père n’est pas ici. Calmez-vous : voici la tante, voici la nièce. Voyez !

— Il n’est pas ici ? Eh bien, laissez-moi courir où il est. Lui seul doit l’entendre, et puis je veux mourir ! Laissez-moi fuir ces lumières, ce jour ! Il m’éblouit, il m’anéantit. »

Le médecin de la maison arriva ; il prit la main de Flavio, lui tùtant le pouls avec précaution : plusieurs domestiques les entouraient avec angoisse.

« Que fais-je sur ces tapis ? Je les gâte, je les détruis ; mon malheur coule sur eux goutte à goutte ; mon sort affreux les souille. »

11 s’élança vers la porte : on profita de ce mouvement pour l’emmener, et le conduire dans la plus éloignée des chambres destinées aux hôtes du château, et que le père avait coutume d’habiter. La mère et la fille étaient restées immobiles : elles avaient vu Oreste poursuivi par les Furies,- mais non Oreste ennobli par le prestige de l’art ; elles l’avaient vu dans sa hideuse et repoussante réalité, qui semblait encore plus horrible par le contraste avec une brillante et commode résidence, à la vive clarté des bougies. Les dames se regardaient avec stupeur, et chacune croyait voir dans les yeux de l’autre l’affreuse image qui s’était gravée profondément dans leur esprit.

La baronne, retrouvant quelque sang-froid, envoya ses domestiques, l’un après l’autre, savoir des nouvelles. Elles furent un peu tranquillisées, en apprenant qu’on avait pu le déshabiller, l’essuyer, le soigner ; moitié connaissance, moitié égarement, il laissait agir. A leurs questions répétées, on les pria de prendre patience.

Enfin les dames alarmées apprirent qu’on l’avait saigné, et qu’on avait employé tous les calmants : il était tranquille, on espérait le sommeil.

Vers minuit, la baronne demanda de le voir, s’il dormait. Le médecin résista et finit par céder : Hilarie se glissa derrière sa mère. La chambre était sombre ; une seule bougie l’éclairait faiblement, voilée par une gaze verte ; on y voyait peu, on n’entendait aucun bruit. La mère s’approcha du lit ; Hilarie, dans son impatience, saisit la lumière et la fit briller sur le jeune homme endormi. Il était couché, le visage tourné vers la muraille, mais une oreille parfaitement dessinée ; une joue pleine, pâle en ce moment, apparaissait entre les boucles d’une chevelure qui avait repris sa gracieuse souplesse ; une main doucement posée, et des doigts effilés, unissant la délicatesse et la force, attiraient le regard incertain de la jeune fille. Elle respirait doucement, et croyait elle-même entendre une respiration légère : elle approchait le flambeau, comme Psyché, au risque de troubler le plus salutaire sommeil. Le médecin prit le flambeau des mains d’Hilarie, et reconduisit les dames chez elles.

Comment ces tendres femmes, dignes de toutes nos sympathies, passèrent les heures de la nuit, c’est un secret dont nous n’avons pas eu connaissance ; mais, le lendemain, elles firent paraître l’une et l’autre, de très-bonne heure, une extrême impatience. Les questions n’avaient point de fin ; on exprimait, d’une manière modeste mais pressante, le désir de voir le malade : ce fut seulement vers midi, que le médecin permit une courte visite.

La baronne entra : Flavio lui tendit la main.

« Pardon, chère tante ! un peu de patience ! pas longtemps peut-être ! »

Hilarie parut à son tour ; il lui tendit aussi la main. « Bonjour, chère sœur ! »

Ce mot perça le cœur d’Hilarie. Flavio tenait toujours sa main. Ils se regardaient : c’était un couple magnifique, formant le plus beau contraste. Les yeux noirs, étincelants, du jeune homme s’accordaient avec ses boucles brunes, qui tombaient en désordre ; la jeune fille paraissait dans un calme céleste : cependant à l’événement qui l’avait ébranlée venait s’unir la scène actuelle avec tous ses présages. Et ce nom de sœur !… Elle était troublée jusqu’au fond de l’âme.

« Comment êtes-vous, mon neveu ? dit la baronne.

— Très-supportablement : mais on me traite fort mal.

— Comment donc ?

— Ils m’ont tiré du sang, c’est cruel. Ils ont tout jeté, c’est téméraire. Il ne m’appartient pas, c’est à elle’qu’il appartient. »

A ces mots, ses traits parurent bouleversés ; mais il versa des larmes brûlantes, et cacha son visage dans les coussins.

L’expression d’Hilarie effraya la baronne ;’on eût dit que l’aimable enfant voyait s’ouvrir devant elle les portes de l’enfer : pour la première fois, elle voyait l’horrible et pour toujours ! Troublée, éperdue, elle s’enfuit ; elle courut, à tiavers le salon, dans le dernier cabinet, se jefa sur le sofa ; sa mère la suivit, et lui demanda ce qu’elle avait, hélas ! déjà deviné.

Hilarie, lui jetant un regard étrange, s’écria :

« Le sang ! le sang !… c’est à elle qu’il appartient ! Elle n’en est pas digne ! L’infortuné ! l’infortuné ! »

A ces mots, un torrent de larmes amères. soulagea son cœur oppressé.

Qui essayerait de décrire les situations que la scène précédente avait développées, d’exposer les souffrances dont cette première entrevue fut la source pour la mère et la fille ? Elle fut aussi très-fâcheuse pour le malade : le médecin l’affirma du moins ; il vint assez souvent donner aux dames des nouvelles et des consolations, mais il se crut obligé de leur interdire toute nouvelle visite. Il les trouva d’ailleurs disposées à l’obéissance : la fille n’osait pas demander ce que la mère n’aurait pas accordé, et l’on se soumit-aux ordrœ du sage docteur. En récompense, il apporta la nouvelle tranquillisante que Flavio avait demandé une écritoire, qu’il avait en effet écrit quelque chose, mais qu’il avait aussitôt caché les feuilles sous son oreiller. Alors la curiosité vint se joindre à leur inquiétude et leur impatience. Ce furent de pénibles heures. Au bout de quelque temps, le docteur apporta une petite feuille, d’ûne écriture belle et facile, quoique tracée à la hâte. On y lisait les vers suivants :

« L’existence de l’homme est un prodige ; l’homme s’égare et se perd au sein des prodiges. Vers quelle porte sombre, que l’œil découvre à peine, s’avancent, en tâtonnant au hasard, ses pas incertains ?… Puis, au milieu d’une clarté céleste, vivante, je vois, je sens, la nuit, la mort et l’enfer. »

La noble poésie pouvait encore manifester ici son pouvoir salutaire’. Intimement unie à la musique, elle guérit parfaitement toutes les souffrances de l’âme, en les excitant, les évoquant avec puissance, pour les dissiper en secourables douleurs. Le médecin s’était persuadé que le jeune homme serait bientôt rétabli. Étant sain de corps, il retrouverait bientôt sa gaieté, si l’on pouvait faire disparaître ou apaiser la passion qui le dominait. Hilarie voulut répondre à Flavio. Elle s’assit devant le piano, et cherchait une mélodie pour les vers du malade. Elle ne réussit pas ; il n’y avait point d’écho dans son âme pour de si profondes douleurs ; mais, tandis qu’elle faisait cette tentative, la mesure et la rime s’insinuèrent si bien dans ses propres sentiments, qu’elle répondit à ces vers, avec une consolante sérénifé, en prenant le temps de composer et de polir la strophe suivante :

« Si profondes que soient la douleur et la peine où ton âme est plongée, la vie t’appelle au bonheur de la jeunesse. Prends courage, et marche vivement, d’un pas assuré ; viens dans la céleste et radieuse lumière de l’amitié : que tu puisses te sentir au milieu de cœurs tendres et fidèles, et que pour toi jaillisse une pure source de vie ! »

Le bon docteur se chargea du message : il réussit. Déjà Flavio répondait avec modération. Hilarie continua de le calmer, et peu à peu le jour sembla redevenir serein, la position plus facile. Peut-être nous sera-t-il permis de communiquer à nos lecteurs toute la suite de cette cure charmante. Quelques jours s’écoulèrent très-agréablement dans ces occupations ; on se préparait à une nouvelle et tranquille entrevue, que le médecin ne voulait pas différer plus qu’il ne serait nécessaire.

Sur ces entrefaites, la baronne avait arrangé et mis en ordre d’anciens papiers, et cette distraction, tout à fait en harmonie avec la situation présente, produisit un étrange effet sur son esprit ému. Elle passa en revue bien des années de sa vie : de menaçantes et pénibles souffrances étaient passées, dont-la méditation fortifiait maintenant son courage ; elle fut surtout émue par le souvenir des rapports pleins de charmes qu’elle avait eus avec Macarie dans de graves circonstances. Les admirables qualités de cette femme unique lui revinrent à la pensée, et sur-le-champ elle prit la résolution de s’adresser à elle cette fois encore : à qui pouvait-elle mieux faire part des sentiments qui l’agitaient, à qui mieux exposer ses craintes et ses espérances ?

En faisant sa revue, elle avait retrouvé entre autres un portrait en miniature de son frère, et ne put s’empêcher de soupirer et de sourire, en voyant la ressemblance de ce portrait avec le fils. Hilarie la surprit dans ce moment, s’empara du portrait, et fut aussi étrangement frappée de cette ressemblance.

Au bout de quelque temps, avec la permission du docteur et sous sa conduite, Flavio, qui s’était fait annoncer, parut au déjeuner. Les dames avaient redouté cette première entrevue ; mais il arrive souvent qu’un incident joyeux, et même risible, survient dans les moments difficiles, redoutables, et ce hasard vint à leur secours. Le fils se présenta entièrement vêtu des habits du père : car, tous les siens étant hors d’état de servir, on avait eu recours à la garde-robe de campagne et de maison du major, qui la laissait en réserve chez sa sœur, afin d’en user à son aise pour la chasse et pour la maison. La baronne sourit et fit bonne contenance. Hilarie, saisie d’une surprise indéfinissable, détourna le visage, et le jeune homme ne trouvait dans ce moment pas une phrase, pas un mot d’amitié. Pour tirer tout le monde d’embarras, le docteur entreprit un parallèle entre la stature du père et celle du fils ; le père était un peu plus grand, par conséquent l’habit était un peu trop long ; le fils avait la carrure un peu plus large, aussi l’habit était-il trop étroit aux épaules. Ces deux disconvenances donnèrent à la mascarade une apparence comique ; par ces détails, on échappa aux difficultés du moment : mais la ressemblance entre le portrait du père, dans sa jeunesse, et le jeune fils, qui était devant ses yeux, ne cessa pas de produire sur Hilarie un effet désagréable et même pénible.

Nous aimerions à voir les temps qui suivirent retracés en détail par la plume délicate d’une femme : car, selon notre manière, nous ne pouvons nous attacher qu’aux circonstances les plus générales. Ainsi donc, nous allons revenir sur l’influence de la poésie.

On ne pouvait refuser à notre Flavio quelque talent : mais il avait trop besoin d’une passion réelle pour produire quelque chose de remarquable. Aussi, presque tous les vers consacrés à cette femme irrésistible paraissaient-ils pleins de force et de mérite, et maintenant, lus avec enthousiasme à une belle et charmante jeune fille, ils ne devaient pas produire peu d’effet.

Une femme qui en voit une autre passionnément aimée se prête volontiers au rôle de confidente ; elle nourrit, presque à son insu, le secret sentiment, qu’il ne serait pas désagréable de se voir insensiblement substituée à la place de l’objet adoré. Les entretiens devinrent de plus en plus significatifs. Flavio avait composé des poèmes dialogués, comme font souvent les poètes amoureux, parce qu’ils peuvent se faire répondre, quoique avec réserve, à peu près ce qu’ils désirent, et ce qu’ils oseraient à peine espérer qu’une jolie bouche daignât leur faire entendre. Flavio lut aussi de ces poèmes alternativement avec Ililarie, et, comme les deux jeunes gens lisaient sur un même manuscrit, qu’ils ne quittaient pas des yeux, pour être prêts à répondre à propos, et qu’à cet effet, l’un et l’autre devaient tenir le cahier, il arriva qu’étant assis côte à côte, les personnes, les mains se rapprochaient toujours davantage, et finissaient, chose toute naturelle, par se toucher furtivement.

Mais, au milieu de cette douce familiarité et des charmants plaisirs qu’elle lui faisait goûter, Flavio était poursuivi d’un souci douloureux, qu’il déguisait mal, et, soupirant sans cesse après l’arrivée de son père, il donnait à entendre qu’il avait à lui confier le plus important secret. Cependant, avec quelque réflexion, ce secret eût été facile à pénétrer. Peut-être la séduisante veuve, dans un moment de colère provoqué par le bouillant jeune homme, avait-elle congédié le malheureux et détruit les espérances qu’il avait obstinément nourries jusqu’alors. Nous n’avons pas essayé de peindre une scène pareille, craignant de ne plus trouver en nous l’ardeur de la jeunesse. Quoi qu’il en soit, il se posséda si peu, que, sans congé de ses chefs, il avait quitté précipitamment la garnison, et, pour chercher son père, était accouru, avec désespoir, à travers la nuit, la’ pluie et l’orage, au château de sa tante, où nous l’avons vu arriver naguère. Les suites d’une pareille démarche le préoccupaient vivement, depuis qu’il était revenu à des pensées plus sages, et, comme l’absence prolongée de son père le privait de la seule intervention qu’il pût espérer, il ne savait ni se calmer ni pourvoir à son salut.

Quels ne furent donc pas sa surprise et son saisissement, lorsqu’il reçut une lettre de son colonel ! Il rompit, avec hésitation, avec angoisse, le cachet bien connu ; mais, après le début le plus amical, le colonel finissait par lui dire que le congé qu’on lui avait accordé était prolongé d’un mois.

Quelque inexplicable que parût cette grâce, elle délivra Flavio d’une inquiétude qui commençait à lui devenir plus pénible encore que les mépris de la veuve. Il sentait maintenant tout son bonheur d’être si bien accueilli par ses aimables parentes ; il pouvait goûter la société d’IIilarie, et il eut bientôt retrouvé toutes ses qualités aimables, qui l’avaient rendu quelque temps nécessaire à la belle veuve aussi bien qu’à son entourage, et qu’une demande péremptoire de sa main avait pu seule obscurcir pour jamais.

Dans de pareilles dispositions, on pouvait fort bien attendre l’arrivée du père ; la saison amena aussi des événements qui provoquèrent chez les habitants du château une activité nouvelle. Les pluies continuelles, qui les avaient jusqu’alors enfermés chez eux, s’écoulant en grandes masses, avaient enflé toutes les rivières ; des digues s’étaient rompues, et la contrée au-dessous du château était devenue un véritable lac, où les ’ villages, les métairies, les maisons de campagne, grandes et petites, occupant les collines, s’élevaient encore comme des îles.

On était préparé à ces accidents, rares, il est vrai, mais imaginables : la baronne donna les ordres, et ses serviteurs les exécutèrent. Après avoir prêté à tout le monde la première assistance, on fit cuire du pain, on abattit des bœufs ; des barques allèrent ça et là portant des secours et des provisions de tous côtés. Tout se passa fort bien ; ce qu’on donnait avec plaisir fut reçu avec joie et reconnaissance. Il n’y eut qu’un village où l’on ne voulut pas se fier aux officiers municipaux, qui faisaient la distribution : Flavio se chargea de l’affaire, et se rendit promptement et heureusement sur les lieux, avec une barque bien chargée. La chose, fort simple en elle-même, et simplement traitée, réussit parfaitement. Passant plus loin, notre jeune homme s’acquitta d’une commission qu’Ililarie lui avait donnée à son départ. Au moment de l’inondation, une femme était accouchée ; elle inspirait à la jeune fille un intérêt particulier. Flavio trouva sa demeure, et rapporta ses remerciements au château, avec ceux de toutes les personnes qu’il avait visitées. Cela ne pouvait manquer de donner lieu à une foule de récits. Personne n’avait péri, mais on rapportait beaucoup de délivrances merveilleuses, d’événements singuliers, amusants et même risibles ; plusieurs cas de détresse furent décrits d’une manière intéressante. Tout à coup Hilarie sentit un désir irrésistible d’entreprendre à son tour une course en bateau, de visiter la pauvre femme en couches, de lui porter des présents, et de passer quelques heures agréables.

La bonne mère opposa d’abord quelque résistance, mais elle finit par céder au joyeux désir d’Hilarie de courir cette aventure ; et nous devons avouer, qu’à la manière dont ces événements nous furent présentés, nous craignîmes que la chose n’offrît quelque danger, un échouement, une submersion de la barque, un péril de mort de la belle, qui serait hardiment sauvée par le jeune homme, pour étreindre plus fortement un nœud encore peu serré. Mais rien de pareil ne se réalisa : la course se fit heureusement ; l’accouchée reçut la visite et les cadeaux ; la compagnie du médecin ne fut pas sans bons effets, et, si l’on essuya çà et là quelque petit choc, si l’apparence d’un moment dangereux sembla inquiéter les rameurs, cela n’eut d’autre suite que de malicieux badinages sur la mine inquiète, le grand embarras, le geste effrayé, que l’un prétendait avoir observé chez l’autre. Cependant la confiance mutuelle avait fait des progrès marqués ; l’habitude de se voir et d’être ensemble dans toutes les circonstances s’était fortifiée, et chaque jour augmentait le danger d’une situation, où la parenté et l’inclination semblent autoriser de part et d’autre le rapprochement et l’intimité.

Mais un agréable incident devait les entraîner, toujours plus avant, dans les sentiers de l’amour. Le ciel s’éclaircit ; il survint une forte gelée, qui d’ailleurs était de saison ; les eaux furent prises avant d’avoir pu s’écouler ; l’aspect de la contrée changea tout d’un coup ; les lieux auparavant séparés par les flots étaient maintenant réunis par une plaine solide, et l’on vit d’abord se produire, comme un heureux intermédiaire, le bel art inventé chez les peuples du Nord pour célébrer l’entrée soudaine de l’hiver et rendre une vie nouvelle à la nature engourdie. Les armoires s’ouvrirent ; chacun chercha les patins qui portaient sa marque, désireux de glisser le premier, même avec quelque péril, sur la glace polie. Parmi les habitants du château, plusieurs savaient aller avec la plus grande vitesse : car ils prenaient ce plaisir presque tous les ans, sur les lacs voisins et les canaux de jonction ; mais, cette fois, ils avaient une plaine immense à parcourir.

Flavio se sentait parfaitement guéri ; Hilarie, instruite par son oncle, dès son plus jeune âge, fit paraître autant de grâce que de force sur le sol nouvellement créé ; on glissait, avec une gaieté toujours plus vive, parfois ensemble, parfois séparés ; on se fuyait, on se rejoignait. Partir, se dire adieu, chose d’ordinaire si pénible au cœur, n’était ici qu’un jeu, une petite bravade : on se fuyait, pour se retrouver l’instant d’après.

Mais, au milieu de ces amusements, tout un monde de choses utiles s’ébranlait aussi. Jusque-là, certains lieux n’avaient été secourus qu’à demi : maintenant les marchandises les plus nécessaires volaient de tous côtés sur des traîneaux pourvus de bons attelages, et, ce qui fut encore plus heureux pour la contrée, de maints endroits trop éloignés de la grand’route, on put transporter rapidement les produits de l’agriculture dans les magasins des villes et des bourgs et en ramener toute espèce de marchandises. Ainsi une contrée affligée, et qui éprouvait la plus fâcheuse disette, fut délivrée, approvisionnée, à travers une plaine tout unie, ouverte à l’adresse et à l’audace.

Notre jeune couple, en se livrant toujours à son plaisir, ne manqua point d’accomplir les devoirs d’une charitable bienfaisance. On visita la pauvre femme relevée de couches ; on la pourvut du nécessaire ; d’autres malheureux furent visités, de vieux ecclésiastiques, dont la santé avait donné des inquiétudes, avec lesquels on avait eu souvent des conversations édifiantes, et qu’on trouva plus dignes encore de respect dans cette épreuve ; de petits propriétaires, qui, à une époque antérieure, avaient eu l’imprudence de s’établir dans les plaines basses, mais qui, cette fois, protégés par de fortes digues, n’avaient éprouvé aucun dommage, et, après des angoisses extrêmes, jouissaient doublement de leur délivrance. Chaque ferme, chaque maison, chaque famille, chaque individu, avait son histoire ; il était devenu pour lui, et même pour les autres, un personnage important ; aussi quiconque faisait son histoire était souvent interrompu par un autre, qui voulait faire la sienne. Chacun avait hâte de parler et d’agir, d’aller et de venir, car le danger subsistait toujours : un dégel subit pouvait détruire tout ce bel ensemble d’heureuse et mutuelle activité, menacer les habitants dans leurs demeures et séparer de leurs foyers les voyageurs.

Si les jours se passaient dans un mouvement rapide et dans les affaires les plus animées, le soir offrait un tout autre spectacle e les plus agréables passe-temps : car les courses sur la glace ont cet avantage sur les autres exercices corporels, que les efforts n’échauffent pas et que la durée ne fatigue pas ; tous les membres semblent devenir plus souples, et chaque emploi de la force produire des forces nouvelles, en sorte que nous finissons par goûter un repos doucement agité, dans lequel nous sommes tentés de nous bercer sans cesse.

Un soir, notre jeune couple ne pouvait s’arracher de la plaine glacée ; chaque course vers le château, brillamment éclairé, et qui déjà réunissait une société nombreuse, était soudain suivie d’un autre élan en sens contraire ; on ne voulait pas se séparer, de peur de se perdre ; on se tenait par la main, pour être bien sûr de la présence l’un de l’autre. Mais le mouvement semblait surtout délicieux, quand les bras entrelacés reposaient sur les épaules, et que les doigts délicats jouaient avec distraction dans les boucles de la chevelure.

La lune monta dans le ciel étincelant d’étoiles et compléta la magie du spectacle. Ils se revirent distinctement l’un l’autre, et ils cherchèrent à l’envi, dans leurs yeux voilés, la réponse ordinaire, mais elle sembla n’être plus la même ; du fond de leurs prunelles, une lumière parut briller et faire comprendre ce que leur bouche taisait sagement : ils se sentaient tous deux dans une paix charmante et solennelle.

Les grands saules et les aunes qui bordaient les fossés, les plus humbles buissons, sur les hauteurs et les collines, se voyaient distinctement ; les astres étincelaient ; le froid était devenu plus vif : nos jeunes gens ne le sentaient pas, et ils allaient au-devant du reflet de la lune, qui scintillait au loin, au-devant de l’astre lui-même. Puis ils levèrent les yeux, et virent, dans les éclairs du reflet, flotter çà et là la figure d’un homme qui semblait poursuivre son ombre, et qui, sombre lui-même, environné de lumière, s’avançait de leur côté : ils se détournèrent involontairement ; toute rencontre leur eût été désagréable. Ils évitaient la figure, qui continuait de se mouvoir au hasard, et semblait ne pas les avoir aperçus. Ils poursuivirent eux-mêmes leur course vers le château. Mais tout à coup leur tranquillité les abandonna, car la vision circula plus d’une fois autour du couple angoissé. Par hasard, ils avaient pris le côté de l’ombre ; l’inconnu, éclairé en plein par les rayons de la lune, venait droit à eux ; il se trouvait devant leurs yeux : il était impossible de ne pas reconnaître le père.

Hilarie, arrêtant sa course, perdit l’équilibre par l’effet de la surprise et tomba. Flavio mit aussitôt un genou sur la glace, et prit dans ses bras la tête d’Hilarie ; elle se cachait le visage ; elle ne savait ce qui lui était arrivé.

«Je cours chercher un traîneau ; en voilà un qui passe encore là-bas. J’espère qu’elle ne s’est pas blessée. Je vous retrouverai vers ces trois aunes. »

Ainsi parla le père, et il était déjà parti. Hilarie se releva vivement, en s’appuyant sur Flavio.

« Fuyons, s’écria-t-elle. Je ne puis supporter cela. »

Et, tournant du côté opposé au château, elle s’éloignait d’une course si vive, que Flavio eut quelque peine à l’atteindre. Il lui prodigua les plus douces paroles.

Il est impossible de décrire ce qui se passa dans le cœur de ces trois personnes, errantes, égarées, sur la plaine de glace, à la clarté de la lune. Ils revinrent tard au château, les jeunes gens, chacun à part, n’osant plus se toucher, s’approcher ; le père, avec le traîneau vide, qu’il avait promené vainement de côté et d’autre, pour aller au secours d’Hilarie. La musique et la danse avaient déjà commencé. Hilarie se retira chez elle, alléguant les suites fâcheuses d’une mauvaise chute ; Flavio abandonna très-volontiers la direction du bal à quelques jeunes amis, qui s’en étaient emparés en son absence. Le major ne parut point, et fut assez surpris de trouver sa chambre comme habitée, quoiqu’il ne fût pas attendu, et ses habits, son linge, ses effets, étalés alentour, seulement dans un moins bon ordre que de coutume. La dame du château remplit ses devoirs avec une contrainte polie. Et comme elle fut contente, lorsqu’enfm tous ses hôtes, bien casés dans leurs appartements, lui laissèrent la liberté de s’expliquer avec son frère ! Ce fut bientôt fait : mais il leur fallut du temps pour se remettre de leur surprise, pour comprendre l’imprévu, pour lever les doutes, pour apaiser l’inquiétude. Quant au dénoùment de la difficulté, aux moyens de sortir d’embarras, on ne pouvait y songer de sitôt.

Nos lecteurs comprennent bien que nous devons, dès ce moment, renoncer à décrire, et nous attacher au récit et aux réflexions, si nous voulons approfondir et nous représenter la situation des esprits, seul objet qui désormais nous intéresse.

Nous commencerons par dire que le major, depuis que nous l’avons perdu de vue, avait consacré tout son temps à l’affaire de famille que nous connaissons, mais que, si claire et si simple qu’elle fût, il rencontra dans maints détails des difficultés inattendues : car, en général, il n’est pas facile de démêler une situation depuis longtemps embrouillée, et de rouler en peloton des fils nombreux, entre-croisés. Comme il était donc appelé à changer souvent de séjour, afin de poursuivre l’affaire en divers lieux et chez différentes personnes, les lettres de sa sœur ne lui parvenaient que lentement et sans ordre. 11 apprit d’abord l’égarement de son fils et sa maladie ; puis il eut la nouvelle de son congé, qu’il ne comprenait pas. Que l’amour d’Hilarie fût sur le point de changer d’objet, c’est une chose qui lui resta cachée. Comment sa sœur eût-elle osé l’en instruire ? A la nouvelle de l’inondation, il hâta son voyage, mais il n’arriva qu’après la gelée vers les champs de glace ; il envoya, par un détour, ses gens et ses chevaux au château, se procura des patins, et, d’une course rapide, voyant déjà de loin les fenêtres illuminées, il arriva, par une nuit claire comme le jour, pour être témoin du plus fâcheux spectacle, et fut plongé aussitôt dans une cruelle perplexité.

Le passage de la vérité intérieure à la réalité sensible est toujours douloureux par le contraste. Quoi donc ? Aimer et demeurer n’auraient-ils pas les mêmes droits que se séparer et se fuir ? Et pourtant, quand l’un se sépare de l’autre, il se fait dans le cœur un vide affreux, où plus d’une existence s’est abîmée ; oui, l’illusion, aussi longtemps qu’elle dure, possède une invincible vérité, et les esprits mâles et courageux sont les seuls que la découverte d’une erreur élève et fortifie ; cette découverte les transporte au-dessus d’eux-mêmes ; à cette hauteur, ils regardent autour d’eux, et, l’ancienne voie leur étant fermée, ils en cherchent promptement une nouvelle, pour y marcher aussitôt avec ardeur et courage. Us sont innombrables, les embarras au milieu desquels l’homme se trouve engagé en de pareils moments ; innombrables, les moyens qu’une ingénieuse nature sait découvrir dans les limites de ses propres forces, et aussi indiquer avec bienveillance hors de son domaine, quand les premiers ne suffisent pas.

Heureusement le major, sans le vouloir et le chercher, était, par un demi-pressentiment, préparé, dans le fond du cœur, à l’événement. Depuis qu’il avait congédié le cosmétique valet de chambre, qu’il était revenu à ses habitudes naturelles, qu’il avait cessé de prétendre à l’apparence, il sentait comme une diminution dans son bien-être physique ; il sentait la désagréable transition du jeune premier au père sensible ; et pourtant ce dernier rôle s’imposait de plus en plus à lui.

Le sort d’Hilarie et de sa famille était toujours le premier souci, le premier objet qui s’offrait à sa pensée, et le sentiment de l’amour, l’inclination, le désir de la présence, ne se développaient qu’à la suite. Et, lorsqu’il se figurait Hilarie dans ses bras, c’était le bonheur de la jeune femme qui l’animait ; c’était ce bonheur qu’il aspirait à lui procurer, plus qu’à goûter luimême la joie de la posséder. Même, s’il voulait porter sa pensée sur elle avec une jouissance pure, il fallait d’abord qu’il se rappelât l’amour de la jeune fille et son aveu charmant ; qu’il se rappelât le moment où elle s’était donnée à lui contre toute espérance.

Mais maintenant, qu’il avait vu devant ses yeux, dans la nuit brillante, un jeune couple uni ; l’aimable Hilarie, après sa chute, pressée dans les bras de Flavio ; ces deux amants, sans avoir égard à sa promesse de revenir à leur secours, sans l’attendre au lieu désigné, disparaître dans la nuit, et lui-même, abandonné dans la plus triste situation : qui sentirait ces choses comme lui, sans tomber dans le désespoir ?

Cette famille, qui avait toujours vécu dans l’union, et qui en avait espéré une plus étroite encore, était consternée et dispersée. Hilarie persistait à se renfermer chez elle ; le major prit enfin sur lui d’interroger Flavio sur sa conduite antérieure. Le mal avait sa source dans la coquetterie de la belle veuve. Pour ne pas abandonner son adorateur, jusqu’alors passionné, à une autre femme, digne de son amour, qui laissait voir son inclination pour lui, la trompeuse lui fait les avances les plus marquées, et lui, enflammé, encouragé, il veut poursuivre son dessein avec une ardeur qui passe les bornes de la bienséance : il s’ensuit d’abord des bouderies et des querelles ; puis une rupture ouverte vient mettre fin irrévocablement à toute la liaison.

Quand les fautes des enfants ont de fâcheuses suites, il ne reste plus à la tendresse paternelle qu’à les déplorer et les réparer, s’il est possible, et à les pardonner et les oublier, si elles n’ont pas des conséquences aussi graves que l’on devait s’y attendre. Après quelques réflexions et quelques pourparlers, Flavio fut envoyé, pour soigner certaines affaires à la place de son père, dans les domaines dont il s’était chargé ; il devait y séjourner jusqu’à l’expiration de son congé, et de là rejoindre son régiment, qui, dans l’intervalle, avait changé de garnison.

Le major en eut pour plusieurs jours à ouvrir les paquets et les lettres, qui, pendant sa longue absence, s’étaient amoncelés chez sa sœur. Il trouva entre autres une lettre de son ingénieux ami, l’acteur bien conservé, qui, ayant appris, par le valet de chambre congédié, la situation du major et son projet de mariage, lui représentait agréablement les conséquences fâcheuses que l’on devait avoir devant les yeux dans une pareille entreprise ; il traitait l’affaire à sa manière, et faisait entendre à son ami que, pour un homme d’un certain âge, le plus sûr cosmétique était de renoncer au beau sexe et de vivre dans une louable et douée liberté. Le major montra en souriant la lettre à sa sœur, faisant une allusion badine, mais au fond assez sérieuse, à l’importance du contenu. Il s’était souvenu, dans l’entrefaite, d’une poésie, dont la forme rhythmique ne nous revient pas à la mémoire en ce moment, et qui se distinguait par d’élégantes images et par un tour agréable.

« La lune tardive, qui brille encore dans la nuit, pâlit en face du soleil levant ; l’illusion amoureuse du vieil âge s’évanouit en présence de la vive jeunesse ; le sapin qui, pendant l’hiver, semble frais et vigoureux, offre, quand vient le printemps, un aspect noir et sombre au milieu des bouleaux verdoyants. »

Nous ne voulons cependant célébrer ici ni la philosophie ni la poésie comme les auxiliaires décisifs d’une résolution définitive : car, s’il est vrai qu’un petit év énement peut avoir les suites les plus importantes, souvent aussi, quand les sentiments sont incertains, il détermine la balance à pencher d’un côté ou de l’autre. Le major venait de perdre une dent incisive, et il craignait la perte d’une seconde. Réparer cette lacune par des moyens artificiels répugnait à ses principes, et, avec de pareilles brèches, prétendre à la main d’une jeune femme commençait à lui sembler tout à fait humiliant, surtout depuis qu’il se trouvait avec elle sous le même toit. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, un pareil événement aurait eu peu d’influence ; mais cette disgrâce arrivait précisément dans les circonstances où elle doit être infiniment désagréable pour l’homme accoutumé à voir toute sa personne bien entière : il lui semble que la clef de voûte de son organisme physique soit enlevée, et que désormais le reste menace peu à peu de s’écrouler.

Quoi qu’il en soit, le major eut bientôt avec sa sœur de sages et lumineux entretiens sur l’affaire qui semblait si embrouillée. Ils furent obligés de reconnaître tous deux qu’ils n’avaient fait proprement qu’arriver par un détour au but dont ils s’étaient éloignés, écartés inconsidérément par une circonstance extérieure, par l’erreur d’une enfant sans expérience ; rien ne leur sembla plus naturel que de s’arrêter dans cette voie, de ménager l’union des deux enfants, et de leur vouer ensuite fidèlement, constamment, les soins paternels qu’ils avaient su se mettre en état de prendre pour eux. Parfaitement d’accord avec son frère, la baronne se rendit chez Hilarie. Elle était à son piano, elle chantait, et, souriant à sa mère, elle répondit à son salut par une inclination de tête, comme pour la prier d’écouter. C’était une agréable, une paisible romance, qui annonçait chez la chanteuse des dispositions aussi favorables qu’on pouvait les désirer.

Quand elle eut fini, elle se leva, et, avant que la prudente baronne eût entamé son discours, elle lui dit :

  • Bonne mère, c’est fort bien que nous ayons si longtemps gardé le silence sur l’affaire la plus importante ; je vous remercie de n’avoir pas touché cette corne jusqu’à présent : mais il est temps de s’expliquer, si cela vous plaît. Que pensez-vous de la chose ? »

La baronne, très-réjouie de trouver sa fille si calme et si paisible, commença aussitôt un sage exposé du temps passé, des qualités et des’ mérites de son frère ; elle trouva fort naturelle l’impression, qu’avait dû faire nécessairement sur le cœur d’une jeune fille le seul homme de mérite qu’elle eût appris à connaître intimement ; au lieu de la vénération et de la confiance filiale, il avait pu fort bien en résulter un penchant qui avait les apparences de l’amour et de la passion. Hilarie écoutait attentivement, et, par son air et ses gestes affirmatifs, elle donnait à entendre sa pleine approbation.

La mère passa ensuite au fils. Hilarie ’baissa ses longs cils, et, si l’éloquente baronne ne trouva pas d’aussi glorieux arguments en faveur du jeune homme que pour son père, elle insista principalement sur leur ressemblance, sur l’avantage que donnait à Flavio sa jeunesse ; choisi pour être son époux et le compagnon de sa vie, il promettait de devenir, avec le temps, la parfaite image de son père. IcUencore, Hilarie semblait entrer dans tous ces sentiments, bien qu’un regard un peu plus sérieux et ses yeux quelquefois baissés trahissent une émotion bien naturelle. Ensuite la baronne passa aux circonstances extérieures, qui étaient favorables et, en quelque sorte, impérieuses. L’arrangement que l’on avait conclu, les grands avantages qu’il assurait dès à présent, les vastes perspectives qui s’ouvraient de plusieurs côtés, tout fut mis sous les yeux d’Hilarie avec une parfaite vérité ; et la mère ne pouvait manquer enfin de faire entendre qu’Hilarie elle-même devait se souvenir d’avoir été fiancée auparavant, fût-ce même par forme de badinage, avec son cousin, son compagnon d’enfance. Par toutes ces considérations, la mère conclut, comme cela s’entendait de soi-même, à ce qu’avec son consentement et celui de l’oncle, l’union du jeune couple fût prochainement célébrée.

Hilarie répondit, d’un air et d’une voix tranquilles, qu’elle ne pouvait.admettre sans difficulté cette conséquence, et représenta, avec beaucoup de noblesse et de grâce, ce que les cœurs délicats sentiront certainement comme elle, et que nous n’essayerons pas d’exprimer.

Lorsque des personnes raisonnables ont médité quelque sage dessein, et comment on pourrait écarter telle ou telle difficulté, atteindre tel ou tel but ; lorsqu’elles ont mis dans un beau jour et rangé en bon ordre tous les arguments imaginables, elles éprouvent une surprise désagréable au dernier point, quand ceux qui devraient concourir à leur propre bonheur se trouvent être d’un avis absolument opposé, et, par des motifs puisés dans le fond du cœur, résistent à ce qui est aussi louable que nécessaire. On échangea des paroles sans se persuader : la raison ne voulait pas s’accommoder au sentiment, le sentiment se plier à l’utile, au nécessaire ; la conversation s’échauffa ; la raison tranchante porta une atteinte au cœur déjà blessé, qui fit paraître au jour son état, non plus modérément, mais avec passion, de telle sorte que la mère elle-même finit par reculer, avec étonneinent, devant la hauteur et la dignité de la jeune fille, lorsqu’elle lui représenta, avec énergie et vérité, l’indécence et même l’immoralité d’une pareille union.

On peut juger dans quel état de trouble la baronne revint auprès de son frère, et peut-être aussi sentir, quoique imparfaitement, ce qu’éprouva le major, qui, dans le fond du cœur, flatté de ce refus décidé, écoutant sans espérance, mais avec consolation, le rapport de sa sœur, se voyait ainsi relevé de son humiliation, et prenait secrètement son parti d’un événement, devenu pour lui une affaire d’honneur de la nature la plus délicate. 11 cacha pour le moment à sa sœur ces dispositions, et dissimula son douloureux contentement sous l’allégation, fort naturelle en pareil cas, qu’il ne fallait rien précipiter, mais laisser à l’aimable enfant le loisir d’entrer volontairement dans la voie qu’on lui avait ouverte, et qui désormais se présentait comme d’elle-même.

Maintenant nous pouvons à peine exiger de nos lecteurs qu’ils passent de ces émotions poignantes aux circonstances extérieures, devenues cependant si importantes. Tandis que la baronne laissait sa fille, en toute liberté, passer agréablement les journées à jouer du clavecin et à chanter, h dessiner et à broder, à lire seule ou avec sa mère, le major, songeant à l’approche du printemps, s’occupait à mettre en ordre ses affaires domestiques.

Le fils, qui se voyait dans la suite un riche propriétaire, et, comme il n’en pouvait douter, l’heureux époux d’Hilarie, commençait à sentir une ardeur guerrière pour la gloire et l’avancement, en présence de la guerre qui menaçait d’éclater. Dans cette tranquillité momentanée, on se croyait donc assuré que cette énigme, qui semblait ne plus tenir qu’à un scrupule, serait bientôt éclaircie et résolue.

Par malheur, la tranquillité n’était qu’apparente. La baronne attendait de jour en jour, mais inutilement, un changement de volonté chez sa fille, qui donnait à entendre, rarement, il est vrai, et avec modestie, mais sans balancer, qu’elle persistait dans sa résolution, avec la fermeté d’une personne qui est arrivée à une pleine conviction, et ne s’inquiète plus de savoir si le monde qui l’entoure l’approuve ou la condamne. Le major était fort combattu : il se serait senti blessé, si Hilarie se fût décidée pour son fils ; cependant, si elle se décidait pour luimême, il était également persuadé qu’il devait refuser sa main.

Plaignons cet excellent homme, que ces inquiétudes, ces tourments, assiégeaient sans cesse, pareils à une vapeur flottante, qui tantôt se présentait comme un fond de tableau, sur lequel se dessinaient les réalités et les occupations pressantes de chaque jour, tantôt se rapprochait et couvrait d’un voile toute la situation présente. Telles étaient les fluctuations auxquelles son âme était en proie, et, si les devoirs du jour lui imposaient une vive et laborieuse activité, c’était la nuit, pendant l’insomnie, que toutes ces contrariétés, prenant mille formes diverses, roulaient tour à tour dans son esprit comme un cercle de douleurs. Ces images inévitables, et qui revenaient sans cesse, le réduisaient à un état voisin du désespoir, parce que l’action et le travail, qui sont d’ordinaire les meilleurs remèdes pour les situations telles que la sienne, loin de lui rendre la paix, lui procuraient à peine quelque soulagement.

Au milieu de ces angoisses, notre ami reçut une lettre, d’une écriturg inconnue, avec l’invitation de se rendre à la maison de poste d’une petite ville du voisinage, où un voyageur fort pressé désirait vivement l’entretenir. Accoutumé, par ses nombreuses relations d’affaires et de société, à de pareils rendez-vous, il hésita d’autant moins, qu’il croyait se rappeler un peu cette main facile et légère. Calme et tranquille, suivant son habitude, il se rendit au lieu désigné, et là, dans une chambre haute, qu’il connaissait bien, une chambre presque villageoise, il trouva la belle veuve, qui vint au-devant de lui, plus belle et plus agréable qu’il ne l’avait laissée. Est-ce que notre imagination ne saurait conserver et nous représenter complétement la perfection, ou bien l’émotion avait-elle prêté à cette femme de nouveaux charmes ? Quoi qu’il en soit, il eut besoin de tous ses efforts pour dissimuler, sous l’apparence de la politesse ordinaire, son trouble et son étonnement. Il salua la veuve avec une civilité froide et embarrassée.

« Non pas ainsi, mon ami ! s’écria-t-elle…. Je ne vous ai pas fait appeler entre ces murailles blanchies, dans cette ignoble demeure…. Un si misérable mobilier n’invite pas aux conversations cérémonieuses : je veux soulager mon cœur d’un pesant fardeau, en vous disant et vous avouant que j’ai fait beaucoup de mal à votre famille. »

Le major recula de surprise.

« Je sais tout, poursuivit-elle, nous n’avons pas besoin de nous expliquer. Je vous plains, vous et Ililarie, Hilarie et Flavio et votre bonne sœur. »

La voix parut lui manquer ; de ses belles paupières s’échappèrent des pleurs, qu’elle ne put contenir ; ses joues s’animèrent : elle était plus belle que jamais. Le noble seigneur était devant elle dans un trouble extrême ; une émotion inconnue le pénétrait.

« Asseyons-nous, dit l’enchanteresse, en essuyant ses larmes. Pardonnez-moi, plaignez-moi : vous voyez combien je suis punie. »

Elle se couvrit de nouveau les yeux de son mouchoir, pour cacher ses larmes amères. « Daignez m’expliquer, madame…. dit le major avec vivacité.

— Ne dites pas madame, reprit-elle avec un sourire céleste : appelez-moi votre amie. Vous n’en avez point de plus fidèle. Ainsi donc, mon ami…. je sais tout ; je connais parfaitement la position de votre famille ; je suis dans la confidence de tous vos sentiments, de toutes vos douleurs.

— Oui a pu vous instruire à ce point ?

— Des aveux directs. Cette main ne vous est pas étrangère ? » Elle lui présenta quelques lettres ouvertes.

« La main de ma sœur ! Des lettres ! En grand nombre ! Et familières, avoir l’écriture négligée !… Avez-vous jamais été en relation avec elle ?

— Non pas directement, mais d’une manière indirecte, depuis quelque temps. Voyez l’adresse.

— Nouvelle énigme ! A Macarie ! la plus discrète des femmes !

— Et, par cette raison, la confidente, le confesseur, de toutes les âmes affligées, de toutes celles qui se sont égarées, qui désirent se retrouver et ne savent à qui s’adresser.

— Dieu soit loué, s’écria le major, qu’une pareille entremise se soit trouvée ! Ce n’était pas à moi de la solliciter : je bénis ma sœur de l’avoir fait. Moi aussi, je sais, par des exemples, que cette femme excellente, en présentant aux malheureux comme un miroir magique, leur a fait reconnaître, à travers leur extérieur troublé, leur âme belle et pure, les a réconciliés tout d’un coup avec eux-mêmes, et les a fait entrer dans une vie nouvelle.

— Ce service, elle me l’a aussi rendu, » reprit la belle veuve.

Et, dans ce moment, notre ami sentit, sans se l’expliquer encore, mais sans pouvoir en douter, que cette femme, d’ailleurs si remarquable dans son individualité, manifestait un caractère d’une grande beauté morale, fait pour éprouver et pour inspirer la sympathie.

« Je n’étais pas malheureuse, mais inquiète, poursuivit-elle ; je ne m’appartenais plus, et cela ne s’appelle pas être heureux. Je ne me plaisais plus à moi-même ; j’avais beau m’ajuster devant mon miroir, il me semblait toujours que je me déguisais pour une mascarade : mais, depuis que Macarie m’a présenté son miroir, depuis que j’ai reconnu comme on peut se parer de ses propres vertus, je retrouve en moi la véritable beauté. »

Elle parlait ainsi entre le sourire et les larmes, et, il faut l’avouer, elle était plus qu’aimable, elle paraissait digne de respect, (ligne d’une éternelle affection.

« Maintenant, mon ami, il faut nous décider promptement. Voici les lettres : pour les lire et les relire, pour vous recueillir et vous préparer, prenez une heure encore, si vous voulez ; quelques mots nous suffiront ensuite pour nous résoudre. »

Là-dessus la dame quitta le major pour se promener au jardin. Le major lut cette correspondance de la baronne avec Macarie : nous ne ferons qu’en indiquer le contenu. La baronne se plaint de la belle veuve ; on voit comme une femme en considère une autre et la juge sévèrement ; il n’est proprement question que de paroles et d’apparences ; l’intérieur, on ne s’en inquiète point. Du côté de Macarie, ce sont des jugements équitables, une peinture qui fait ressortir les qualités intérieures ; l’extérieur apparaît comme la suite ’de circonstances accidentelles, à peine blâmables, excusables peut-être. Puis la baronne mande à son amie l’égarement et la fureur du fils, l’inclination croissante des jeunes gens l’un pour l’autre, l’arrivée du père, le refus positif d’Hilarie. Les réponses de Macarie sont toujours d’une équité parfaite, qui part de la ferme persuasion que tout cela doit amener une réforme morale. Elle finit par envoyer toute la correspondance à la belle veuve, dont le caractère se montre alors dans sa beauté céleste, et répand sur sa personne une glorieuse lumière. La correspondance est close par une lettre dans laquelle la veuve exprime sa reconnaissance à Macarie.


CHAPITRE VI.

Wilhelm à Liéuardo.

Enfin, très-cher ami, je puis vous le dire, elle est trouvée, et ( il m’est permis de l’ajouter pour votre contentement ) dans une position où cette personne excellente n’a plus rien à souhaiter. Laissez-moi m’en tenir aux expressions générales : j’écris sur les lieux mêmes, ayant sous les yeux toutes les choses dont je dois vous rendre compte.

Un intérieur basé sur la piété, animé et entretenu par l’ordre et le travail, pas trop resserré, pas trop large, dans le plus heureux rapport avec les forces et les facultés ; autour d’elle, le mouvement d’une industrie toute primitive ; une existence bornée, qui étend ses effets au loin ; la prudence et la modération, l’innocence et l’activité. Il est rare que j’aie vu le présent s’offrir à moi sous un aspect plus agréable, avec une riante perspective pour le lendemain et pour l’avenir. Tout cela considéré me paraît suffire pour tranquilliser tous les amis.

J’ose donc, en vous rappelant tout ce qui s’est dit entre nous, vous prier, de la manière la plus pressante, de vous en tenir à cette esquisse générale, de l’achever dans votre pensée, mais de renoncer à toute recherche ultérieure, et de vous consacrer, avec la plus vive ardeur, à la grande entreprise à laquelle vous êtes aujourd’hui, je suppose, complétement initié.

J’envoie une copie de cette lettre à Hersilie et une autre à l’abbé, qui, je le présume, sait, mieux que personne, où l’on peut vous atteindre. J’écris encore à cet ami éprouvé, également sûr pour toute affaire publique ou secrète, quelques mots, qu’il vous communiquera. Je vous prie en particulier de vous intéresser à l’affaire qui me touche moi-même, et de recommander mon projet avec la chaleur d’une amitié fidèle.

Wilhelm à l’abbé.

Tout me persuade que l’estimable, l’excellent Lénardo est présentement au milieu de vous, mes amis. C’est pourquoi je vous envoie la copie d’une lettre que je lui écris, afin qu’elle lui parvienne sûrement. Puisse ce jeune homme distingué se livrer parmi vous tout entier à une activité sérieuse et soutenue ! car, je l’espère, son cœur est apaisé.

Pour ce qui me regarde, après m’être observé moi-même avec une active persévérance, je ne puis que vous répéter, avec plus d’instances encore, la demande que je vous ai depuis longtemps adressée par l’entremise de Montan. Mon désir de terminer mes années de voyage avec plus de calme et de stabilité devient toujours plus pressant. Dans la ferme espérance que mes représentations seront accueillies, j’ai déjà terminé mes préparatifs, et j’ai pris mes arrangements. Quand j’aurai achevé l’affaire que j’ai entreprise en faveur de mon noble ami, j’entrerai avec confiance dans mon nouveau genre de vie, sous les conditions déjà exprimées. Aussitôt que j’aurai accompli un pieux pèlerinage, qui me reste à faire, je compte me rendre à "*. C’est là que j’espère trouver vos lettres et commencer des travaux conformes à mon inclination naturelle.


CHAPITRE VII.

Après avoir expédié ces lettres, notre ami poursuivit sa route à travers les montagnes voisines, et vit enfin s’ouvrir devant lui les magnifiques vallées où il se proposait d’accomplir tant de choses, avant de commencer une carrière nouvelle. Là il fit la rencontre soudaine d’un jeune et ardent voyageur, dont la société lui devait être d’un grand secours, pour atteindre son but et goûter maintes jouissances. C’était un peintre, un artiste remarquable, comme on en peut rencontrer dans le monde, et comme on en voit plus encore apparaître et circuler dans les drames et les romans. Les deux voyageurs ne tardèrent pas à s’entendre ; ils se communiquèrent leurs goûts, leurs vues, leurs projets, et Wilhelm découvrit, dans cet excellent artiste, qui savait orner ses aquarelles de figures ingénieuses, d’un dessin et d’une exécution remarquables, un admirateur passionné de Mignon, de sa figure, de son caractère et de sa destinée ; il l’avait déjà reproduite fort souvent, et s’était mis en voyage, pour dessiner d’après nature les lieux où elle avait vécu, pour y représenter l’aimable enfant dans ses situations et ses moments heureux et malheureux, et montrer aux yeux son image, qui vivait dans tous les cœurs aimants.

Bientôt les amis arrivent au grand lac ; Wilhelm tâche de retrouver successivement les places indiquées. Il cherche les villas magnifiques, les vastes couvents, les passages et les baies, les langues de terre et les places de débarquement, et n’oublie pas plus les demeures des courageux et bienveillants pêcheurs que les riantes bourgades étalées sur la rive, et les petits châteaux bâtis sur les hauteurs voisines. L’artiste sut tout reproduire, tout approprier, par la lumière et la couleur, au sentiment que l’histoire^éveillait chaque fois, en sorte que Wilhelm passait les heures et les jours dans une émotion profonde.

Mignon était souvent représentée au premier plan, et d’une ressemblance parfaite : car Wilhelm savait aider par une exacte description l’heureuse imagination du peintre, et ramener sa pensée générale dans les limites de la personnalité. On voyait donc la jeune enfant en habits de garçon, dans les attitudes et les pensées les plus diverses. Sous le grand portique de la magnifique villa, on la voyait rêveuse, en contemplation devant les statues du vestibule. Ici, elle se balançait dans la barque amarrée au rivage ; là, elle grimpait au mât, et paraissait un mousse audacieux.

Mais une de ces peintures était surtout remarquable : admirable conception de l’artiste, qui l’avait exécutée, avec tous ses traits caractéristiques, pendant son voyage, avant d’avoir fait la rencontre de Wilhelm. Au milieu de sauvages montagnes, brille la charmante enfant, sous son costume trompeur, entourée de roches brisées, mouillée par les cascades, prisonnière d’une horde difficile à décrire. Jamais peut-être une abrupte et sombre gorge de montagnes ne fut animée d’une manière plus gracieuse et plus expressive. La troupe bigarrée des Bohémiens, grossière à la fois et fantastique, bizarre et vulgaire, est trop folâtre pour inspirer la frayeur, trop étrange pour éveiller la confiance. De puissantes bêtes de somme traînent, en gravissant les chemins ombragés de branchages, en descendant les degrés taillés dans le roc, un bagage en désordre, autour duquel tous les instruments d’une étourdissante musique flottent suspendus et blessent de temps en temps l’oreille par des sons barbares. Au milieu de tout cela, l’aimable enfant, pensive sans bravade, indignée sans résistance, emmenée, mais non entraînée. Qui n’aurait admiré ce tableau, d’une exécution remarquable ? On y voyait, vigoureusement caractérisée, la gorge affreuse de rochers, les noires crevasses qui déchiraient ces masses entassées, menaçant de fermer toute issue, si un pont, hardiment jeté, n’avait fait deviner la possibilité de communiquer avec le reste du monde. L’artiste, avec un judicieux et poétique sentiment du ’ vrai, avait aussi indiqué une caverne, qu’on pouvait prendre pour le laboratoire dans lequel la nature fabriquait ses puissants cristaux, ou pour la demeure d’un fabuleux et terrible dragon.

Ce ne fut pas sans une sainte appréhension que les amis visitèrent le palais du marquis : le vieillard n’était pas encore revenu de son voyage, mais ils furent aussi reçus et traités amicalement dans ce canton, parce qu’ils savaient se conduire prudemment avec les autorités civiles et ecclésiastiques. Au reste, Wilhelm s’applaudit de l’absence du maître : il aurait eu sans doute un grand plaisir à le revoir et à lui rendre ses hommages ; mais il redoutait sa libéralité reconnaissante et les largesses qu’on l’aurait contraint d’accepter, pour la conduite amicale et fidèle dont il avait déjà recueilli la plus douce récompense.

Nos amis, portés dans une élégante nacelle, eurent donc le loisir de voguer d’une rive à l’autre et de parcourir le lac en tout sens. On était dans la plus belle’saison de l’année ; ils ne laissèrent échapper aucun lever, aucun coucher de soleil, aucune des mille nuances que la lumière céleste répand, d’une manière si libérale, dans l’espace éthéré, et, de là, sur le lac et la terre, pour déployer enfin toute sa magnificence dans ses derniers reflets.

Une végétation luxuriante, ouvrage de la nature, que l’art entretient et favorise, les environnait de toutes parts. Déjà les promiers bois de châtaigniers leur avaient souhaité la bienvenue ; ensuite ils ne purent s’empêcher de sourire, avec mélancolie, lorsque, couchés sous les cyprès, ils virent le laurier lever la tête, la grenade rougir, les orangers et les citronniers fleurir, et leurs fruits briller parmi le sombre feuillage.

Mais Wilhelm dut à son jeune compagnon de voyage de nouvelles jouissances. La nature n’avait point donné à notre ami l’œil du peintre. Il ne sentait la beauté visible que dans la figure humaine, et s’aperçut tout à coup, qu’un ami doué des mêmes sentiments, mais formé à de tout autres jouissances, à un autre genre d’activité, lui révélait le monde qui les entourait.

La conversation dé l’artiste, qui lui signalait les changeantes beautés de la contrée, et surtout l’imitation, qui les concentrait, ouvrirent les yeux de Wilhelm, et le délivrèrent de tous les doutes qu’il avait nourris obstinément jusqu’alors. Les reproductions de la nature italienne lui avaient toujours été suspectes : le ciel lui paraissait trop bleu ; le ton violet des lointains ravissants lui semblait extrêmement agréable, mais sans vérité, et les diverses nuances de la verdure par trop bigarrées : désormais il s’identifiait avec son nouvel ami ; susceptible, comme il l’était, de recevoir toutes les impressions, il apprit à voir l’univers avec les yeux de son guide ; et, tandis que la nature déployait le mystère visible de sa beauté, il ne pouvait manquer d’éprouver un invincible attrait pour le bel art, son plus digne interprète.

Mais l’aimable artiste lui causa une autre surprise encore. 11 avait quelquefois entonné un chant joyeux ; il avait doucement animé et rempli par ces accents les heures paisibles de leurs longues promenades sur l’eau : un jour il trouva dans un palais un instrument à cordes tout particulier ; c’était un luth de petite dimension, sonore, harmonieux, commode et portatif. Aussitôt il accorda l’instrument avec adresse, et il en joua avec tant d’art et d’agrément, il charma si bien l’assistance, qu’il sut, comme un nouvel Orphée, amollir le sec et rigoureux concierge, et, par une douce violence, le résoudre à prêter pour quelque temps l’instrument au chanteur, à condition de le rendre fidèlement avant son départ, et de venir quelquefois, dans l’intervalle, réjouir la famille par ses chants, les dimanches et les jours de fête.

Le lac et les rives prirent dès lors une vie toute nouvelle : les bateaux et les nacelles se pressaient à l’envi sur la trace de l’esquif où voguaient nos amis. Les coches même et les barques marchandes suspendaient leur course aux environs ; les gens les suivaient à la file sur le rivage, et, s’ils débarquaient, ils se voyaient soudain entourés d’une foule joyeuse ; à leur départ, chacun les bénissait, avec une satisfaction mêlée de regrets.

Un observateur impartial eût aisément remarqué que la mission de nos amis était désormais terminée ; tous les lieux qui rappelaient le souvenir de Mignon étaient esquissés ; les uns, avec tous les effets de lumière, d’ombre et de couleur, les autres même complétement achevés pendant les heures brûlantes du jour. Pour arriver à ce résultat, ils avaient dû se transporter de lieu en lieu, parce que le vœu de Wilhelm était fort souvent un obstacle ; toutefois ils surent l’esquiver dans l’occasion, en se disant que la promesse était obligatoire sur la terre. mais que, sur l’eau, elle n’était pas applicable.

Wilhelm sentait bien aussi qu’ils avaient atteint leur but ; et pourtant il ne pouvait se dissimuler qu’à moins de satisfaire son désir de voir Hilarie et la belle veuve, il ne quitterait pas le pays sans regrets. L’artiste, à qui il avait fait leur histoire, n’était pas moins séduit, et déjà il s’applaudissait de savoir vacante, dans un de ses tableaux, une belle place, où il ferait dignement figurer ces personnes charmantes.

Dès lors ils croisaient sans cesse, et se tenaient en observation aux endroits par lesquels les étrangers ont coutume d’entrer dans ce paradis. Les bateliërs de ces dames leur avaient donné l’espérance d’y rencontrer des amis. En effet ils tardèrent peu à voir glisser de leur côté un bateau de parade élégamment décoré, auquel ils firent la chasse, et qu’ils se permirent même d’aborder sur-le-champ, avec une vive ardeur. Les dames, un peu effrayées, se remirent, dès que Wilhelm leur eut produit la petite feuille, où elles reconnurent sans difficulté, l’une et l’autre, la flèche qu’elles avaient elles-mêmes dessinée. Aussitôt elles invitèrent familièrement nos amis à passer dans leur barque, ce qui fut bientôt fait.

Qu’on se représente maintenant ces quatre personnes, assises vis-à-vis les unes des autres dans cette barque élégante, caressées par une douce brise, dans ces lieux enchanteurs et bercées sur les vagues étincelantes ; qu’on se figure ces deux femmes, telles qu’on nous les a récemment représentées, ces deux jeunes hommes, avec lesquels nous voyageons depuis quelques semaines, et, après quelque réflexion, nous trouverons toutes ces personnes dans la plus agréable, mais la plus dangereuse position. Trois d’entre elles appartiennent déjà, de force ou de gré, à la société des Renonçants, et l’on peut être moins alarmé pour elles ; la quatrième devait bientôt se voir admise dans cet ordre.

Après qu’ils eurent traversé le lac plusieurs fois, et porté leur attention sur les points les plus intéressants du rivage et des îles, on conduisit les dames dans la petite ville où elles devaient passer la nuit, et dans laquelle un guide expérimenté, choisi pour ce voyage, sut leur procurer un logement commode. Ici le vœu de Wilhelm fut un maître des cérémonies convenable, mais importun ; car les amis avaient passé dernièrement trois jours dans ce lieu, et visité tout ce qu’il y avait de remarquable aux environs. L’artiste, qu’aucun vœu ne gênait, demanda la permission d’accompagner les dames jusqu’à terre, mais elles la refusèrent, et l’on se sépara à quelque distance du port.

A peine le chanteur eut-il sauté dans son bateau, qui s’éloignait rapi dement du bord, qu’il prit son luth, et entonna doucement ce chant d’une admirable mélancolie, que les gondoliers vénitiens font retentir du rivage à la mer et de la mer au rivage. Assez exercé à cette mélodie, qu’il rendit, cette fois, d’une manière particulièrement expressive et touchante, il renforçait sa voix, à mesure que le bateau gagnait le large, en sorte que, sur la grève, on croyait toujours entendre à la même distance le chanteur qui s’éloignait. Enfin il cessa de faire parler son luth, se fiant aux seules forces de sa voix, et il eut la satisfaction de remarquer que les dames, au lieu de se retirer à l’auberge, se plaisaient à s’arrêter sur le rivage. Il en fut tellement ravi, qu’il ne pouvait finir, même lorsque la nuit et la distance lui dérobèrent la vue de tous les objets. Enfin son ami, qui était plus calme, lui fit observer que la musique s’entendait, il est vrai, de plus loin dans l’obscurité, mais que le bateau avait depuis longtemps dépassé les limites où peut s’étendre la voix humaine.

Comme on se l’était promis, on se retrouva sur le lac le lendemain. Dans une course rapide, on passa en revue ces sites magnifiques, qui se déployaient aux yeux, tantôt à la suite les uns des autres, tantôt sur des plans différents, et qui, se réfléchissant dans l’eau avec symétrie, offrent, au passage, mille jouissances diverses. Les fidèles imitations de l’artiste faisaient d’ailleurs deviner et pressentir, sur le papier, ce qu’on ne découvrait pas dans la promenade du jour. Hilarie admira ces peintures en silence, et parut les sentir avec un goût libre et pur.

Vers midi, les prestiges recommencèrent. Les dames avaient abordé seules, et les deux amis croisaient devant le port. Le chanteur voulut accommoder ses mélodies à la courte distance où il se trouvait, et qui lui laissait espérer de produire un heureux effet, non plus seulement avec les accents vagues et bruyants du désir, mais en exprimant la passion avec plus de délicatesse et de grâce. Déjà, plus d’une fois, quelques-uns des chants dont nous sommes redevables à nos amis des Années d’apprentissage avaient voltigé sur ses cordes, sur ses lèvres : mais il s’était contenu par un ménagement délicat, dont il avait besoin lui-même, aimant mieux se jouer avec des images et des sentiments étrangers, pour faire valoir son chant, qui n’en était que plus séduisant et plus doux. En bloquant le port de cette manière, les deux amis auraient oublié de manger et de boire, si les dames n’avaient eu l’attention de leur envoyer des provisions exquises, accompagnées d’un vin choisi, dont ils surent apprécier le mérite.

Toute séparation, tout obstacle, qui traverse nos passions naissantes, les irrite au lieu de les étouffer : cette fois encore, une courte absence avait, on le devine, produit de part et d’autre une égale impatience : ce qu’il y a de certain, c’est qu’on vit bientôt les dames revenir dans leur brillante et gracieuse gondole.

Que l’on ne prenne donc pas le mot de gondole dans sa triste acception vénitienne : il désigne ici une barque jolie, commode, riante, assez grande pour une société deux fois plus nombreuse.

Quelques jours se passèrent dans ces singulières alternatives de rencontres et de séparations, de départs et de retours ; au milieu des jouissances de la plus délicieuse société, l’âme agitée avait toujours présente la vague pensée de l’adieu et du regret. En présence des nouveaux amis, on se rappelait les anciens. S’il fallait se séparer des nouveaux, on devait reconnaître qu’à leur tour, ils s’étaient assuré déjà bien des droits au souvenir. Un esprit calme, éprouvé, comme celui de notre belle veuve, pouvait seul conserver, en de pareils moments, un équilibre parfait.

Le cœur d’Hilarie avait reçu une trop sérieuse atteinte pour admettre une impression nouvelle et sans mélange : mais, quand les charmes d’une magnifique contrée nous environnent de leur paisible influence ; quand la douceur de sensibles amis agit sur nous, il se passe dans notre esprit et notre cœur quelque chose d’étrange, qui évoque, comme un songe, les choses absentes ou passées, et recule par magie le présent, comme s’il était une pure vision. Bercés par ces diverses alternatives, attirés et écartés, éloignés et rapprochés, ils flottèrent et voguèrent de la sorte plusieurs jours.

Sans observer de trop près les relations des promeneurs, le guide, qui avait du coup d’œil et de l’expérience, crut remarquer un changement dans la paisible conduite de ses belles voyageuses ; et, lorsqu’enfin il se fut expliqué cette situation bizarre, il y pourvut de la manière la plus agréable : car, au moment où l’on voulut ramener les dames à l’endroit où elles devaient trouver la table prête, on vit s’avancer une autre barque, élégamment décorée, qui vint s’amarrer à celle de nos amis, et leur offrit, d’une manière engageante, une table servie avec abondance et délicatesse. Cela permit de passer de suite bien des heures ensemble, et la nuit seule amenait la séparation habituelle.

Heureusement, par un amour capricieux de la nature, Wilhelm et son compagnon avaient négligé, dans leurs premières promenades, de visiter celle des îles qui est le plus richement décorée, et, même alors, ce fut seulement quand ils eurent épuisé toutes les magnifiques scènes naturelles, qu’ils s’avisèrent de faire voir aux dames les objets d’art que cette île renferme, mais qui ne sont pas fort bien conservés. Cependant une autre idée leur vint tout à coup. Ils mirent le guide dans leur confidence : il eut bientôt arrangé cette promenade, et elle s’offrit à leur pensée comme la plus délicieuse qu’ils eussent faite encore. Après tant de jouissances interrompues, ils pouvaient espérer de passer trois journées divines, réunis dans un espace isolé.

Ici nous devons décerner au guide des éloges particuliers. Il était de ces hommes alertes, actifs et déliés, qui, accoutumés à conduire les seigneurs étrangers, parcourant souvent les mêmes chemins, en connaissent les avantages et les inconvénients, savent profiter des uns, éviter les autres, et, sans oublier leur intérêt particulier, font parcourir au voyageur la contrée, d’une manière plus agréable et moins chère pour ceux qui les emploient, qu’ils n’auraient pu faire par eux-mêmes.

Il se présenta en même temps, pour servir les dames, quelques femmes vives et intelligentes, en sorte que la belle veuve put exiger que les deux amis acceptassent chez elle une modeste hospitalité. Tout réussit pour le mieux : car, en cette occasion, comme auparavant, l’habile serviteur avait su faire un si bon usage des lettres de crédit et de recommandation dont les dames étaient pourvues, qu’en l’absence des maîtres, le château, les jardins, ainsi que la cuisine, furent mis à leur disposition, et que la cave même leur fut ouverte. Tout s’arrangea pour le mieux, et, dès le premier moment, les voyageurs pouvaient se croire les maîtres originaires et légitimes de ce paradis.

Tous leurs effets furent sans délai transportés dans l’île,’ ce qui fut extrêmement commode à la société ; mais le plus grand avantage que l’on avait en vue fut de pouvoir, pour la première fois, réunir tous les portefeuilles de l’excellent artiste, et lui fournir l’occasion d’exposer aux dames, dans un ordre suivi, la route qu’il avait parcourue. Ce leur fut une occupation délicieuse. On ne vit point ici cet échange banal de compliments auquel s’abandonnent les amateurs et les artistes : un homme distingué recevait les éloges les mieux sentis et les plus intelligents. Mais, pour ne pas être soupçonné de vouloir, par des phrases générales, persuader aux lecteurs crédules ce que nous ne pouvons leur produire, nous présenterons ici le jugement d’un connaisseur, qui, plusieurs années après, put ’admirer à loisir ces travaux, ainsi que d’autres du même genre.

Notre artiste réussissait à peindre la tranquille sérénité de ces paisibles vues de lacs, où d’agréables habitations riveraines, se réfléchissant dans l’eau transparente, semblent s’y baigner ; les rives, entourées de vertes collines, derrière lesquelles s’élèvent des montagnes boisées et les cimes des glaciers. Le coloris de ces paysages est gracieux et brillant ; les lointains sont comme pénétrés d’une douce vapeur, qui monte, en voiles grisâtres, des vallées et des profondeurs arrosées, et en indique les sinuosités. Le maître ne déploie pas un art moins admirable à peindre les vallées plus voisines des hautes montagnes, dont les pentes s’abaissent, couvertes d’une riche végétation, où les frais torrents roulent au pied des rochers leurs eaux rapides.

L’artiste.sait parfaitement exprimer, dans les masses de verdure du premier plan, le caractère distinctif des différentes espèces d’arbres, soit par la forme de l’ensemble, soit par la direction des branches et les différentes parties du feuillage, tout comme par les diverses nuances de la fraîche verdure, où semble se jouer la douce haleine des vents et trembloter la lumière.

Au second plan, les vives teintes vertes s’affaiblissent par degrés, et se marient, sur les montagnes lointaines, en nuances d’un violet pâle, avec l’azur du ciel.

Mais notre artiste réussit principalement à représenter les contrées des Hautes-Alpes, leur caractère de simple et tranquille grandeur, les pâturages déployés sur le penchant des montagnes, revêtus de la plus fraîche verdure, où quelques sombres sapins isolés surgissent du tapis de gazon, et où les ruisseaux écumants se précipitent du haut des rochers. Soit qu’il représente, dans les pâturages, les vaches paissantes, ou, sur le sentier étroit et rapide, qui se replie autour des rochers, les chevaux de bât et les mulets, il les dessine avec autant de talent que d’esprit ; toujours bien placés et pas trop nombreux, ils décorent, ils animent ces tableaux, sans en troubler ou même en diminuer la paisible solitude. L’exécution témoigne une grande hardiesse de la main ; elle est facile ; quelques touches fermes et sûres suffisent pour faire un ouvrage achevé» ’

Plus tard, il se servit sur le papier des brillantes et solides couleurs anglaises, et ces tableaux ont un coloris d’un éclat tout particulier, plein de vivacité, mais aussi de force et de richesse.

Ses représentations des gorges profondes, où se dresse de tous côtés la roche inanimée, où le torrent sauvage mugit dans l’abîme, sous un pont hardiment jeté, ne plaisent pas, il est vrai, comme ses autres tableaux, mais leur vérité nous saisit ; nous admirons le grand effet de l’ensemble, produit, à peu de frais, par un petit nombre de traits vigoureux, par les masses de teintes locales.

Il sait reproduire d’une manière non moins caractéristique les régions les plus élevées, où ne se voient plus aucun arbre, aucun buisson, mais où quelques places abritées, entre les pics de rochers et les cimes neigeuses, se couvrent d’un tendre gazon. Si attrayant et si beau que soit le coloris qu’il donne à cette suave verdure, il a judicieusement évité d’y peindre des troupeaux paissants : car, dans ces régions, les chamois seulement trouvent leur pâture, et le faucheur sauvage un périlleux butin.

Ce n’est pas nous éloigner de notre objet que de dépeindre à nos lecteurs, aussi exactement que possible, ces régions désolées, et de leur expliquer, en peu de mots, l’expression de faucheur sauvage, que nous venons d’employer. On désigne sous ce nom les plus pauvres habitants des hautes montagnes^ qui se hasardent à récolter le foin dans ces places gazonnées, absolument inaccessibles au bétail. Les pieds armés de crampons, ils gravissent les roches les plus escarpées et les plus dangereuses, ou, s’il est nécessaire, ils se font descendre avec des cordes jusqu’à ces places. Ont-ils fauché et fané l’herbe, ils la jettent des hauteurs dans les vallées inférieures, où elle est recueillie et vendue aux nourrisseurs, qui l’achètent volontiers, à cause de son excellente qualité.

Ces tableaux devaient attirer et charmer chacun de nos amis, mais Hilarie les considérait surtout avec une grande attention. Ses observations firent deviner qu’elle n’était pas elle-même étrangère à ce talent ; l’artiste devait s’y tromper moins que personne, lui qui n’aurait ambitionné aucun suffrage autant que celui de cette aimable jeune fille. Aussi son amie ne lui garda pas plus longtemps le secret : elle blâmait Hilarie d’hésiter, cette fois encore, à laisser paraître ce qu’elle savait. Il ne s’agissait pas ici d’être louée ou critiquée, mais de s’instruire. Elle n’en trouverait peut-être jamais une plus belle occasion.

On finit par la contraindre à montrer son portefeuille, et l’on put reconnaître que cette charmante et modeste jeune fille possédait un véritable talent ; c’était un goût naturel, exercé par l’étude ; elle avait l’œil juste, la main adroite, comme les femmes en acquièrent l’avantage, pour les œuvres d’art, dans leurs travaux ordinaires de toilette et de parure. On remarquait, il est vrai, de l’incertitude dans le dessin, d’où il résultait que le caractère des objets n’était pas suffisamment exprimé ; mais on admirait l’exécution soignée : toutefois l’ensemble n’était pas conçu de la manière la plus avantageuse, ordonné avec l’expérience de l’artiste. Elle craint, semble-t-il, de profaner l’objet, si elle-ne lui reste pas complétement fidèle : de là une attention minutieuse, qui se perd dans les détails.

Mais elle sent désormais que le grand et libre talent, la main hardie de l’artiste, éveille, vivifie, ce qui sommeillait en elle de sentiment et de goût; elle s’aperçoit qu’elle n’a qu’à prendre courage, qu’à suivre, sérieusement et sans balancer, quelques règles principales, que l’artiste lui communique avec solidité, avec une insistance, une ardeur amicale. Elle trouve la sûreté du trait; peu à peu elle s’attache moins aux détails qu’à l’ensemble, et la plus heureuse aptitude se développe ainsi, à l’improviste, en un talent, comme un bouton de rose, auprès duquel nous avons passé le soir sans le remarquer, s’épanouit à nos yeux, le matin, au lever du soleil, en sorte que nous croyons voir le frémissement de vie qui porte au-devant de la lumière cet objet ravissant.

Ce développement esthétique ne pouvait manquer de produire une conséquence morale : car le sentiment tle la profonde reconnaissance que nous devons à quiconque nous communique une solide instruction, produit sur une âme pure une impression magique. C’était depuis longtemps le premier sentiment de joie qui se développait dans le cœur d’Hilarie. Contempler d’abord, pendant des jours entiers, la magnifique nature, et sentir tout à coup que l’on a reçu le don de la reproduire d’une manière plus complète!... Quelle joie de s’approcher, par le dessin et la couleur, de la beauté ineffable! Elle trouvait soudainement en elle une nouvelle jeunesse, et ne pouvait s’interdire une tendre inclination pour celui à qui elle était redevable de ce bonheur.

Lorsqu’ils étaient assis à côté l’un de l’autre, nul n’aurait pu distinguer si l’un montrait plus d’ardeur à enseigner les ressources de l’art que l’autre à les saisir et à les mettre en pratique. C’était la lutte la plus heureuse, et telle qu’on la voit rarement s’engager entre le maître et l’élève. Quelquefois l’artiste semblait vouloir tracer sur la feuille un trait décisif; mais elle, repoussant sa main avec douceur, se hâtait d’exécuter ce qui était désiré, ce qui était nécessaire, et toujours de manière à étonner le maître.

Pendant ce temps, la belle veuve se promenait avec Wilhelm sous les cyprès et les pins ou sur les terrasses, le long des treilles de vigne et d’oranger, et elle finit par céder au vœu délicatement exprimé par son nouvel ami ; elle lui fit connaître quel étrange concours d’événements avait séparé les deux amies de leurs anciennes relations, les avait intimement unies et jetées en pays étranger.

Wilhelm, qui ne manquait pas du talent de tout recueillir exactement, écrivit plus tard ce récit confidentiel, et nous avons dessein de le communiquer un jour à nos lecteurs, tel que Nathalie le reçut par l’entremise d’Hersilie.

Le dernier soir était arrivé, et l’éclat magnifique de la pleine lune ne permettait pas de sentir le passage du jour à la nuit. La société s’était réunie sur une des plus hautes terrasses, pour contempler le lac tranquille, éclairé de toutes parts et reflétant la clarté. Sa longueur finissait par échapper au regard, mais, dans sa largeur, on le voyait resplendir tout entier.

Quoi que l’on pût avoir à se dire en de pareils moments, on ne devait pas manquer de reconnaître, comme on l’a fait mille fois, les avantages de ce ciel, de ces eaux, de cette terre, sous l’influence de leur soleil puissant, de leur lune plus douce ; d’en faire Tin éloge exclusif et enthousiaste.

Mais, ce qu’on ne se disait pas, ce qu’on s’avouait à peine à soi-même, c’était le sentiment douloureux et profond qui agitait tous les cœurs, avec plus ou moins de foYce, mais avec la même sincérité et la même tendresse. Le pressentiment de la séparation planait sur ce cercle d’amis ; il s’ensuivit peu à peu un silence, qui devint presque de l’angoisse.

Alors le chanteur prit sa résolution, préludant sur son luth avec vigueur, sans se souvenir des ménagements qu’il avait su garder jusqu’alors. L’image de Mignon s’offrit à sa pensée, avec le premier chant de tendresse de l’aimable enfant. Entraîné par la passion au delà des bornes, animant de sa main frémissante les cordes harmonieuses, il chanta :

« Connais-tu la contrée où les citronniers fleurissent ?… »

Hilarie se leva, saisie d’une émotion profonde, et s’éloigna, le front voilé ; la belle veuve étendit une main vers le chanteur, comme pour l’arrêter, et, de l’autre, elle prit le bras de Wilhelm ; le jeune peintre, hors de lui, suivit les pas d’Hilarie ; Wilhelm entraîna sur leurs pas la veuve, qui se possédait mieux. Et, lorsqu’ils se trouvèrent tous en face les uns des autres, à la clarté que la lune versait du haut des cieux, l’émotion générale éclata d’une manière irrésistible ; les dames s’embrassèrent ; Wilhelm pressa son ami sur son cœur, et la lune fut témoin des plus nobles et des plus chastes pleurs. Peu à peu on se remit de son trouble ; on se sépara en silence, avec des sentiments et des vœux étranges, qui étaient pourtant dès lors sans espérance. Et, à la face du ciel, dans les heures sérieuses de la nuit, notre artiste, que son ami avait entraîné, fut initié à toutes les douleurs par lesquelles les Renonçants débutent dans la carrière. Les deux dames et Wilhelm avaient déjà passé par cette épreuve, et ils se voyaient menacés de la subir douloureusement une seconde fois.

Les deux jeunes gens s’étaient livrés tard au repos, et, s’étant éveillés de grand matin, ils s’armèrent de courage et se crurent assez forts pour dire adieu à ce paradis ; ils imaginèrent divers plans, qui devaient leur permettre de prolonger, sans violer le devoir, leur séjour dans l’agréable voisinage de ces dames.

Ils songeaient à leur faire part de ce projet, quand ils apprirent soudain qu’elles étaient parties au point du jour.

Une lettre de notre reine des cœurs leur en disait davantage. On pouvait douter si c’était la sagesse ou la bonté, l’amour ou l’amitié, l’estime pour le mérite ou une légère confusion causée par le préjugé, qui l’avait dictée. Par malheur, la conclusion exprimait la défense rigoureuse de suivre et de chercher nulle part les deux amies ; même, s’ils les rencontraient par hasard, il faudrait sans faute s’éviter mutuellement.

Dès ce moment, le paradis fut changé pour les amis, comme par un coup de baguette magique, en un véritable désert ; et assurément ils auraient ri eux-mêmes, s’ils avaient pu s’apercevoir alors combien ils étaient devenus tout à coup injustes et ingrats envers un séjour si beau, si remarquable. Nul égoïste hypocondriaque n’aurait critiqué et frondé avec autant de rigueur et de caprice les bâtiments dégradés, les murs négligés, les tours délabrées par le temps, les allées remplies d’herbe, les arbres languissants, les grottes artificielles couvertes d’une mousse tombée en pourriture, et cent autres choses pareilles. Cependant ils se remirent du mieux qu’ils purent ; notre artisle empaqueta soigneusement ses ouvrages ; ils s’embarquèrent ; VVilhelm accompagna son ami jusqu’à la tête du lac, où le peintre se mit en chemin, comme ils en étaient convenus, pour se rendre auprès de Nathalie, et, par le moyen de ces remarquables peintures, la transporter dans des contrées qu’elle ne verrait peut-être pas de sitôt. Il était aussi autorisé à déclarer la circonstance inattendue qui l’avait fait accueillir, de la manière la plus amicale, par les membres de la société des Renonçants, dont les traitements pleins de bienveillance l’avaient, sinon guéri, du moins consolé.

Lénardo à Wilhelm.

Voire lettre, mon cher ami, m’a trouvé au milieu d’une activité que je pourrais appeler confusion, si le but était moins grand, et si j’étais moins sûr de l’atteindre. Mon union avec les vùlres est plus importante que nous ne pouvions le penser de part et d’autre. Je n’ose entamer ce sujet, parce que je vois, dès l’entrée, comme l’ensemble est immense, comme l’enchaînement est inexprimable. Agir sans parler doit être désormais notre mot de ralliement.

Je vous remercie de me faire entrevoir, à demi voilé, dans le lointain, un si agréable secret. Je suis charmé de savoir cette femme excellente dans une situation heureuse et tranquille, tandis qu’un tourbillon d’affaires m’enveloppe et m’entraîne, mais non sans étoile et sans guide. L’abbé se charge de vous dire le reste ; je ne puis songer qu’au progrès ; le désir s’évanouit dans le travail et l’activité. Je suis à vous…. mais je m’arrête. Lorsqu’on a tant à faire, il ne reste plus de place pour la réflexion.

L’abbé à Wilhelm.

Votre lettre, bonne et sage, a failli, contre votre intention, nous faire beaucoup de mal. Votre peinture de la femme que vous avez retrouvée est si touchante et si pleine d’attrait, que notre ami fantasque aurait volontiers tout quitté pour la chercher à son tour, si les plans que nous avons désormais arrêtés n’étaient pas si grands et d’une si vaste portée. Mais il a soutenu l’épreuve, et nous sommes assurés qu’il est complétement pénétré de cette affaire importante, qu’il se sent détourné de tout le reste et entraîné vers cet unique objet.

Après un plus mûr examen, nous avons découvert dans nos relations avec les nouveaux amis que vous nous avez procurés, de beaucoup plus grands avantages pour eux et pour nous qu’on ne l’avait pensé. Car on a projeté, dans ces derniers temps, à travers une contrée moins favorisée de la nature, et où se trouve une partie des domaines que l’oncle de Lénardo lui abandonne, un canal, qui passera aussi à travers nos possessions, et qui, si nous unissons nos efforts, augmentera la valeur de ces terres d’une manière incalculable.

Par là il pourra satisfaire aisément son inclination dominante, qui est de prendre les choses à l’origine. Il se trouvera sur les deux bords de ce canal assez de terres incultes et inhabitées ; là pourront s’établir des fileuses et des tisseuses, des maçons, des charpentiers et des forgerons, et l’on pourra leur construire des ateliers convenables ; tout s’exécutera de la première main, tandis que, nous autres, nous entreprendrons de résoudre les difficultés, et que nous saurons seconder l’élan de l’activité.

Telle est donc la première tâche de notre ami. Il nous arrive sans cesse de la montagne des plaintes nouvelles sur l’accroissement de la disette, et, dans ces quartiers, la population paraît être surabondante. Il ira les visiter, juger les hommes et les choses, et recevoir dans notre courant les gens laborieux, capables d’être utiles à eux-mêmes et aux autres.

Pour ce qui regarde Lothaire, je puis vous annoncer qu’il prépare la conclusion définitive. Il a entrepris un voyage chez les instituteurs, pour leur demander des artistes d’un vrai talent, mais en très-petit nombre. Les arts sont le sel de la terre ; ils .jouent dans l’industrie le rôle du sel dans les aliments. Nous empruntons à l’art ce qu’il faut seulement pour que le métier ne devienne pas insipide.

En somme, une constante union avec cette institution pédagogique nous deviendra infiniment utile et nécessaire. Nous devons agir et ne pouvons nous occuper d’éducation ; mais notre premier devoir est d’attirer à nous des hommes bien préparés.

Je pourrais ajouter mille et mille réflexions : permetlez-moi seulement, selon notre ancienne habitude, encore une observation générale, provoquée par un passage de votre lettre à Lénardo. Nous ne prétendons pas refuser à la piété domestique les louanges qu’elle mérite ; sur elle se fonde la tranquillité de l’individu, laquelle, à son tour, peut être la base de la fermeié et de la dignité ; mais elle ne suffit plus : il nous faut concevoir l’idée d’une piété universelle, donner à nos sentiments de probité et d’humanité un large développement pratique, et, nonseulement faire du bien à nos proches, mais associer à nos destinées l’humanité tout entière.

Pour en venir enfin à votre requête, voici ce que j’ai à vous dire. Montan nous l’a transmise sans retard. L’homme singulier s’est absolument refusé à nous déclarer quelle est proprement votre résolution, mais il nous a donné sa parole d’ami qu’elle était sage, et que la réussite en serait extrêmement utile à la société. Ainsi donc l’on vous pardonne de nous en faire vous-même un secret dans votre lettre. En un mot, vous êtes affranchi de toute gêne, et vous l’auriez été plus tôt, si nous eussions connu votre séjour. C’est pourquoi, je vous le répète au nom de tous, votre projet, quoique vous ne l’ayez pas fait connaître, est approuvé sur votre parole et celle de Montan. Voyagez, arrétcz-vous, passez de lieu en lieu, fixez-vous quelque part…. ce qui vous réussira sera bien. Puissiez-vous devenir l’anneau le plus nécessaire de notre chaîne !

J’ajoute ici un petit tableau, qui vous fera connaître le centre mobile de nos communications. Vous y verrez désigné le lieu où vous devrez, dans chaque saison, nous adresser vos lettres ; nous préférons qu’elles nous parviennent par des messagers fidèles, dont un nombre suffisant vous est indiqué en plusieurs lieux. Des signes vous font aussi connaître où vous pourrez, au besoin, trouver quelqu’un des nôtres.

Ail» an lecteur.

Nous sommes obligés de signaler ici à nos lecteurs une lacune de quelques années : aussi aurions-nous terminé volontiers le volume à cet endroit, si la disposition typographique l’avait permis. Mais l’intervalle d’un chapitre à l’autre suffira sans doute pour franchir, par la pensée, l’espace de temps supposé, car nous sommes dès longtemps accoutumés avoir une chose pareille se passer, en notre présence, entre la chute et le lever du rideau.

Nous avons vu dans ce deuxième livre les relations de nos anciens amis s’étendre d’une manière considérable, et nous avons fait en même temps de nouvelles connaissances. L’avenir se présente de telle sorte, que nous pouvons espérer de les voir tous et chacun réussir à souhait, s’ils savent se conduire dans le monde. Il faut donc nous attendre à les retrouver l’un après l’autre, s’entremêlant et se dégageant tour à tour, sur des chemins frayés et non frayés.


CHAPITRE IX.

Si nous allons à la recherche de noire ami, que nous avons abandonné depuis quelque temps à lui-même, nous le trouvons sur le point d’entrer dans la province des Instituteurs par le côté de la plaine. Il traverse des pâturages et des prairies ; il fait sur la pelouse le tour de maint petit lac, observe des collines, plutôt buissonneuses que boisées, et, de toutes parts, une vue découverte sur un sol peu accidenté.

En suivant ces sentiers, il ne tarda pas à se convaincre qu’il était dans le canton consacré h la nourriture des chevaux ; il remarquait çà et là des troupeaux, grands ou petits, de ce noble animal ; des mâles et des femelles de tout âge. Soudain l’horizon se couvre d’un effrayant nuage de poussière, qui s’enfle et s’approche rapidement, couvre toute la largeur de la plaine, puis, écarté par un coup de vent, laisse voir à découvert le tumulte qu’il avait enveloppé.

Une grande troupe de ces coursiers généreux arrive en plein galop ; ils sont conduits et maintenus en masse serrée par les gardiens qui les montent. L’orageux tourbillon passe devant le voyageur ; un beau jeune garçon, du nombre des gardiens, l’observe avec étonnement, s’arrête, saute à bas de son cheval et embrasse son père.

Aussitôt les questions et les récits commencèrent. Félix rapporta que, dans le premier temps des épreuves, il avait beaucoup souffert ; il regrettait son cheval ; il avait dû se traîner à pied par les champs et les prairies ; comme il l’avait annoncé d’avance, il ne s’était pas trop distingué dans la vie pénible et monotone des laboureurs ; la fête des moissons lui avait beaucoup plu, mais ensuite il n’avait pris aucun plaisir à bêcher, labourer, creuser la terre et la cultiver ; il s’était occupé des animaux domestiques, utiles et nécessaires, mais toujours avec nonchalance et mécontentement : enfin on l’avait fait passer dans la catégorie plus animée des cavaliers. Garder les juments et les poulains était quelquefois assez ennuyeux ; cependant lorsqu’on voyait devant soi un gentil petit animal, qui, dans trois ou quatre ans peut-être, emporterait gaiement son homme, c’était tout autre chose que de s’occuper de veaux et de cochons de lait, dont la destination, lorsqu’ils sont bien nourris et engraissés, est d’être menés à la boucherie.

La taille de l’enfant, qui allait devenir un jeune homme, son air de santé, sa conversation franche, animée et même spirituelle, étaient faits pour charmer le père. Ils se hâtèrent de suivre, à cheval, la troupe rapide, en passant devant de grandes métairies solitaires, et ils arrivèrent à la bourgade où se tenait la grande féte du marché. Là régnait un incroyable tumulte, et l’on ne pouvait distinguer qui, des chevaux ou des acheteurs, soulevait le plus de poussière. Là se rassemblaient, de tout pays, des chalands désireux d’acheter des sujets de noble race et soigneusement dressés. On croyait entendre toutes les langues de la terre. Il s’y mêlait le son des instruments à vent les plus énergiques ; partout le mouvement, la force et la vie.

Notre voyageur rencontra le surveillant, son ancienne connaissance. Il était avec d’autres hommes forts et robustes, qui, sans bruit et comme inaperçus, savaient maintenir l’ordre et la discipline. Wilhelm, croyant remarquer ici un nouvel exemple d’une occupation exclusive, et, à côté de vues larges, une direction bornée, désira savoir à quoi l’on exerçait encore les élèves, pour empêcher qu’avec une occupation si sauvage et, en quelque façon, grossière, élevant et nourrissant des animaux, le jeune homme ne devînt lui-même un véritable sauvage. Il fut donc charmé d’apprendre qu’à ces occupations, qui avaient un air de rudesse et de violence, on associait justement l’étude la plus délicate, savoir l’exercice et la culture des langues.

A ce moment, Wilhelm ne vit plus Félix à son côté : il l’aperçut à travers la foule, vivement occupé à marchander et acheter quelques bagatelles d’un jeune colporteur. Bientôt après, il ne le vit plus. Le surveillant lui demanda la cause de son inquiétude et de sa distraction, et, apprenant qu’il cherchait son fils :

« Laissez-le faire, dit-il au père, pour le tranquilliser : il n’est pas perdu, et, pour vous faire voir comme nous maintenons nos élèves…. »

A ces mots, il souffla vivement dans un petit sifflet suspendu à sa ceinture Aussitôt des sifflets répondirent par douzaines des divers côtés. Le surveillant poursuivit :

« Je m’en tiens là pour le moment : ce n’est qu’un signal, pour annoncer que l’inspecteur est dans le voisinage, et qu’il veut savoir à peu près combien d’élèves l’entendent.’A- un secondsignal, ils gardent le silence, mais ils se préparent ; au troisième, ils répondent et ils accourent. Au reste, ces signaux sont très-variés et d’une utilité particulière. »

Les rangs s’étaient tout à coup éclaircis autour d’eux ; ils purent discourir plus librement, en dirigeant leur promenade vers les hauteurs voisines. Le surveillant continua ses explications.

« Ce qui nous a déterminés à faire apprendre les langues étrangères, c’est qu’il se trouve ici des jeunes gens de toutes les parties du monde. Pour empêcher que les compatriotes ne se liguent entre eux, comme il arrive d’ordinaire en pays étranger, qu’ils ne se séparent des autres nations et ne forment des partis, nous tâchons qu’ils se rapprochent les uns des autres, en s’enseignant mutuellement leurs langues. Le talent d’en parler plusieurs est surtout indispensable, parce que, dans le marché de fête, chaque étranger aime à trouver, en sa propre langue, une conversation agréable et toutes les facilités désirables pour le trafic. Cependant, de peur que le langage ne s’altère ou que l’on ne tombe dans la confusion de Babel, on ne doit parler, durant tout un mois, qu’une seule langue, d’après le principe qu’on n’apprend rien en dehors de l’élément qu’il s’agit de dompter.

« Nous considérons nos élèves, ajouta l’inspecteur, comme autant de nageurs, surpris de se sentir plus légers dans l’élément qui menaçait de les engloutir, et qui les soulève et les porte ; et il en est de même pour tout ce que l’homme entreprend. Cependant si un de nos élèves montre un goût particulier pour telle ou telle langue, au sein même de cette vie, en apparence tumultueuse, qui offre aussi beaucoup d’heures de loisir, de solitude et même d’ennui, on veille à ce qu’il reçoive un enseignement exact et solide. Vous auriez, je pense, de la peine à démêler, parmi ces centaures imberbes et barbus, nos grammairiens cavaliers, entre lesquels il se trouve même quelques pédants. Votre Félix s’est appliqué à l’italien, et, comme le chant embrasse, ainsi que vous le savez, tout notre système d’éducation, vous pourriez l’entendre, pendant les longues heures du pâturage, chanter diverses mélodies avec goût et sentiment. Une vie active et pratique est beaucoup plus compatible qu’on ne pense avec une instruction suffisante. »

Comme chaque district célèbre sa fête particulière, on conduisit le voyageur dans celui de la musique instrumentale.. Voisin de la plaine, il offrait déjà une succession d’agréables et charmants vallons, de gracieux bocages, de paisibles ruisseaux. sur les rives desquels s’élevait çà et là une roche moussue. On apercevait sur les collines des cabanes éparses, entourées de verdure ; dans les douces vallées, les maisons se serraient davantage. Ces gracieuses chaumières des coteaux étaient assez séparées, pour que les sons, justes ou faux, ne pussent s’entendre de l’une à l’autre.

Ils approchèrent ensuite d’une grande place, entourée de. bâtiments et d’ombrages, où ils trouvèrent une foule serrée, qui semblait être dans une vive attente. A l’instant même où Wilhelm arrivait, commença une grande symphonie, exécutée par tous les instruments, et dont il admira la douce et puissante harmonie.

A côté du spacieux orchestre, on en voyait un plus petit, qui lui fournit le sujet d’une observation particulière. Il s’y trouvait des élèves d’âges différents ; chacun tenait son instrument tout prêt, sans jouer : c’étaient ceux qui ne pouvaient ou n’osaient pas encore prendre part à la symphonie. On observait avec intérêt qu’ils semblaient sur le point de se risquer, et l’on assurait que rarement une de ces fêtes se passait sans qu’il se révélât tout à coup quelque talent.

Comme des chants s’entremêlèrent aux morceaux de musique instrumentale, on ne pouvait douter que la musique vocale ne fût aussi cultivée. Le voyageur ayant demandé quel autre enseignement s’unissait à celui-là, il apprit que c’était celui de la poésie, et particulièrement de la poésie lyrique. L’essentiel est que les deux arts se développent pour eux-mêmes et par euxmêmes, puis l’un pour l’autre et l’un avec l’autre. Les élèves apprennent à les connaître tous deux dans leur caractère propre ; ensuite on leur enseigne comment ils agissent l’un sur l’autre, et puis s’affranchissent mutuellement.

Au rhythme poétique le musicien oppose la mesure et le mouvement. Mais c’est en cela que la musique parait bientôt dominer la poésie : car si, comme il est juste et nécessaire, la poésie observe toujours, aussi purement que possible, la quantité, il se trouve pour le musicien peu de syllabes décidément courtes ou longues ; il brise arbitrairement le travail le plus consciencieux du poète ; il change même la prose en chant, d’où résultent les plus étranges conséquences, et le poète se verrait bientôt anéanti, s’il ne savait, à son tour, inspirer au musicien du respect par la tendresse et l’audace de ses mouvements lyriques, et provoquer des sentiments nouveaux, tantôt par un doux’enchaînement, tantôt par les plus soudaines transitions. . Les chanteurs que vous trouvez ici sont la plupart poètes eux-mêmes. On enseigne aussi les principes de la danse, afin que tous ces talents se puissent répandre régulièrement dans tous les districts.

Lorsque le voyageur eut franchi la limite de la contrée voisine, il remarqua aussitôt une tout autre architecture. Les habitations n’étaient plus dispersées ; ce n’étaient plus de simples cabanes ; les maisons étaient rangées dans un ordre régulier ; belles et solides à l’extérieur, elles étaient vastes, commodes, élégantes au dedans ; elles présentaient l’aspect d’une ville spacieuse, bien bâtie, en proportion avec le pays. C’était le domaine de l’art plastique et de tous les métiers qui s’y rattachent, et, dans cet espace, régnait un silence tout particulier.

L’artiste qui se livre à la plastique est toujours, il est vrai, par la pensée, en rapport avec toute la société vivante et agissante, mais son travail est solitaire ; et, par la plus singulière contradiction, aucun autre peut-être ne demande un entourage aussi animé. Ici donc chacun exécute en secret ce qui doit bientôt occuper à jamais les regards des hommes ; un silence religieux règne dans la ville entière, et, si l’on n’avait pas entendu çà et là le ciseau des tailleurs de pierre ou les coups mesurés de la hache des charpentiers, assidûment occupés à terminer un superbe édifice, aucun bruit n’aurait ému les airs.

Notre voyageur fut surpris de la sévérité, de l’étrange rigueur, avec laquelle on traitait les commençants aussi bien que les élèves avancés ; nul ne semblait agir de son propre mouvement ; on eût dit qu’un esprit invisible les animait tous,. poulies conduire vers un grand et unique but. On n’apercevait nulle part ni projet ni esquisse ; chaque trait était tracé avec circonspection, et, quand le voyageur demanda l’explication de toute cette conduite, le guide lui répondit que l’imagination était une faculté vague, inconstante, et que, d’un autre côté, dans la plastique, tout le mérite de l’artiste consiste à fixer, à enchaîner toujours plus l’imagination, et à l’élever enfin jusqu’à la réalité.

On rappelait la nécessité de principes fixes dans les autres arts.

Le musicien pardonnerait-il à un élève d’attaquer la corde brusquement, ou de se permettre même des intervalles à son gré ? Ici on s’étonne que rien ne soit laissé au caprice du disciple : l’élément dans lequel il doit agir lui est-positivement assigné ; l’instrument dont il doit se servir est placé dans sa main ; il se voit même prescrire la manière dont il doit s’en servir, je veux dire le changement de doigts, afin qu’un membre fasse place à un autre membre et prépare à son successeur le droit chemin, et cette coopération régulière rend seule possible l’impossible.

Et ce qui justifie surtout nos sévères exigences, nos règles absolues, c’est que le génie, le talent naturel, est le premier à les comprendre et s’y soumet le plus volontiers. C’est le demitalent qui seul voudrait mettre son individualité bornée à la place de l’absolue universalité, et colorer ses fausses conceptions du prétexte d’une originalité et d’une indépendance indomptables. Mais c’est là ce que nous ne souffrons point ; nous préservons au contraire nos élèves de tous les faux pas, qui égarent et dissipent une grande part de la vie, et quelquefois la vie tout entière.

C’est au génie que nous aimons surtout à nous adresser, car il est animé du bon esprit de reconnaître bientôt ce qui lui est avantageux. 11 comprend que l’art s’appelle de ce nom, précisément parce qu’il n’est point la nature ; il se plie au respect même de ce qu’on pourrait nommer conventionnel. En effet, que faut-il entendre par là, sinon que les hommes les plus éminents se sont accordés à reconnaître le nécessaire, l’indispensable, comme ce qu’il y a de meilleur ? Et ne tourne-t-il pas constamment à notre avantage ?

Nous avons rendu beaucoup plus facile la tâche des maîtres, en introduisant et inculquant ici, comme dans toute notre institution, les trois respects et leurs signes extérieurs, mais avec quelques modifications, conformes à la nature de l’oecupation principale.

En poursuivant sa promenade, le voyageur admirait de voir que la ville semblait s’étendre toujours, les rues se développer les unes à la suite des autres, offrant des points de vue variés. L’extérieur des bâtiments annonçait clairement leur destination ; ils étaient dignes et imposants ; ils étaient beaux plutôt que magnifiques ; aux plus nobles et aux plus sévères, qui se trouvaient au centre de la ville, en succédaiest de gracieux ; puis les faubourgs élégants, d’un style agréable, s’étendaient jusque dans les champs, et finissaient par se disperser en habitations entourées de jardins.

Le voyageur ne put s’empêcher de faire observer que les ha- . bitations des musiciens, dans le district précédent, ne pouvaient en aucune façon être comparées, pour la grandeur et la beauté, à celles où étaient logés les peintres, les sculpteurs et les architectes. On lui répondit que cela tenait à la nature de la chose. Le musicien doit être toujours concentré en lui-même ; il doit cultiver son être moral, pour le produire au dehors ; il n’est point appelé à flatter l’œil : l’œil triomphe aisément de l’oreille, et entraine l’esprit vers les objets extérieurs. Au contraire, l’artiste voué à la plastique doit vivre dans le monde extérieur, et, comme à son insu, manifester l’état de son âme dans les choses du dehors et par leur intermédiaire. Ces artistes doivent être logés comme des rois et des dieux ; sans cela, comment pourraient-ils bâtir et décorer des édifices pour les rois et les dieux ? Ils doivent enfin s’élever tellement au-dessus du vulgaire, que le peuple tout entier se sente ennobli dans leurs ouvrages.

Notre ami se fit ensuite expliquer un autre paradoxe, savoir pourquoi, précisément dans ces jours de fête, ces jours d’une joie tumultueuse, qui animaient si vivement d’autres cantons, régnait dans celui-ci le plus grand silence, et pourquoi le travail n’était pas aussi interrompu.

« L’homme qui se consacre à l’art plastique, répondit le surveillant, n’a besoin d’aucune fête. Pour lui l’année tout entière est une fête. Quand il a produit quelque œuvre excellente, elle demeure, après comme auparavant, exposée à ses yeux, aux yeux du monde entier ; il n’est besoin pour cela d’aucune répétition, d’aucun nouvel effort, d’aucun nouveau succès, que le musicien.est contraint de poursuivre sans cesse ; aussi lui fautil accorder les fêtes les plus magnifiques, en présence d’un public nombreux.

— On devrait du moins, reprit Wilhelm, permettre, en ces jours solennels, une exposition, où l’on pourrait contempler avec plaisir et apprécier les progrès que les élèves ont faits pendant trois ans.

— Les expositions peuvent être nécessaires en d’autres lieux, répondit le surveillant ; chez nous elles ne le sont point : tout notre système, toute notre existence, est une exposition. Voyez ces édifices de tout genre, tous construits par des élèves, mais sur des plans cent fois médités et discutés : car les tâtonnements et les essais sont interdits à l’architecte. Ce qui doit rester debout, il faut l’établir parfaitement et pour l’éternité, ou du moins pour une longue durée. On peut commettre des fautes, on ne doit point en bâtir.

« Nous sommes plus indulgents pour les sculpteurs et plus encore pour les peintres : ils peuvent faire des essais chacun dans leur genre. Ils sont libres de choisir, au dedans et au dehors des édifices, et dans les places publiques, un point qu’ils désirent décorer. Ils font connaître leur pensée : si elle est digne de quelque approbation, l’exécution en est permise, et cela, soit avec l’autorisation, accordée à l’élève, de pouvoir, plus tôt ou plus tard, faire enlever son travail, s’il venait à lui déplaire, soit à condition que l’œuvre, une fois exposée, demeure à sa place irrévocablement. La plupart choisissent le premier parti, et se réservent la permission qu’on leur offre : en quoi ils sont toujours mieux inspirés. Le second cas est plus rare, et l’on observe qu’alors les artistes se fient moins en euxmêmes, qu’ils ont de longues conférences avec leurs camarades et avec les connaisseurs, et réussissent de la sorte à produire des ouvrages vraiment dignes d’estime et qui méritent de vivre.»

Wilhelm ne négligea pas ensuite de demander quel enseignement on associait à la culture des arts plastiques.

« Celui de la poésie épique, » répondit le surveillant.

Cependant il causa une singulière surprise au voyageur, en ajoutant qu’on ne permettait pas aux élèves de lire ou de réciter les épopées mêmes des poètes anciens et modernes.

« On se contente, poursuivit-il, de leur exposer brièvement une suite de mythes, de traditions et de légendes. On juge bientôt, à l’exécution pittoresque ou poétique, la faculté créatrice du talent voué à l’un ou à l’autre de ces arts. Le poète et l’artiste puisent à la même source, et chacun cherche à diriger l’eau de son côté et pour son avantage, afin d’atteindre, selon l’exigence, des buts particuliers : ce qui lui réussit beaucoup mieux, que s’il essayait de reproduire ce qui est déjà produit.»

Le voyageur eut lui-même l’occasion de voir comment les choses se passaient. Plusieurs peintres travaillaient dans une salle ; un jeune ami, d’une vive intelligence, leur racontait, en grand détail, une histoire toute simple, en sorte qu’il employait presque autant de mots que les artistes de coups de pinceau, pour donner lui-même à son œuvre la forme la plus achevée.

Le surveillant assura que les amis trouvaient beaucoup de charme à cette récréation, tandis qu’ils travaillaient ensemble, et qu’elle avait souvent développé des improvisateurs, qui savaient inspirer un grand enthousiasme pour l’une et l’autre forme d’imitation.

Wilhelm en revint aux arts plastiques, pour demander de nouvelles explications.

« Vous n’avez point d’exposifions, dit-il, et par conséquent point de concours ni de prix ?

— Non pas précisément, mais nous pourrons vous faire voir ici près ce que nous jugeons plus utile. »

Ils entrèrent dans une grande salle, heureusement éclairée par en haut. Ils virent d’abord de nombreux artistes, rangés en cercle et travaillant ; du milieu d’eux s’élevait un groupe colossal, favorablement exposé. Des figures énergiques d’hommes et de femmes, dans des attitudes violentes, rappelaient le magnifique combat des jeunes héros et des Amazones, où la haine et l’hostilité finissent par faire place, des deux parts, à une affectueuse assistance. Cet ouvrage, où tant de formes s’entrelaçaient admirablement, se présentait de chaque côté d’une manière également avantageuse. Les artistes, assis ou debout, formaient alentour un vaste cercle, chacun occupé à sa manière, le peintre, à son chevalet, le dessinateur, devant sa planche ; quelques-uns modelaient en plein, quelques-uns en bas-relief ; des architectes même faisaient le projet du piédestal sur lequel ce bel ouvrage devait être érigé plus tard. Chaque artiste suivait ses inspirations dans sa copie : les peintres et les dessinateurs développaient le groupe en surface, attentifs toutefois à ne point en troubler l’ordonnance, mais à la respecter aussi fidèlement que possible ; les imitations en bas-relief étaient traitées dans le même esprit ; un seul artiste avait reproduit le groupe tout entier, avec de plus petites dimensions, et, dans certains mouvements, dans les proportions des membres, il semblait avoir surpassé le modèle.

Alors Wilhelm apprit que c’était l’auteur même du groupe qui, avant de l’exécuter en marbre, l’avait soumis à cette épreuve, non pas critique, mais pratique ; et qui, observant avec soin ce que chacun de ses collaborateurs avait vu dans cette œuvre, avait maintenu ou changé, d’après ses propres inspirations, savait en profiter dans un nouvel examen de son travail ; en sorte qu’à la fin ce grand ouvrage, une fois exécuté en marbre, quoique entrepris, modelé et achevé par un seul artiste, semblerait appartenir à tous.

Le plus grand silence régnait dans la salle ; mais le surveillant éleva la voix et s’écria :

« Qui pourrait ici, en présence de cette œuvre immobile, ébranler par d’éloquentes paroles notre imagination, au point de rendre à tout ce que nous voyons là fixe et arrêté le mouvement et la vie, sans que l’ouvrage perdît son caractère, afin de nous persuader que la situation choisie et fixée par l’artiste était en effet la plus noble ? »

Désigné par tous ses camarades, un beau jeune homme quitta son travail, et, sortant du cercle, il commença, sur un ton calme et paisible, paraissant se borner à décrire l’œuvre d’art qu’il avait sous les yeux ; mais bientôt il s’élança dans le domaine de la poéste ; il se plongea dans le milieu de l’action, et domina son sujet d’une manière admirable ; peu à peu son exposition s’éleva, par le secours d’une déclamation excellente, à un degré si sublime, que le groupe immobile sembla réellement se mouvoir sur son axe et que l’on crut voir doubler et tripler le nombre des figures.

Wilhelm était dans le ravissement et il s’écria : 1,« Qui pourra maintenant s’empêcher de passer au véritable chant, à la poésie cadencée par le rhythme ?

— Je serais forcé de m’y opposer, répliqua le surveillant ; car, si notre excellent sculpteur veut être sincère, il reconnaîtra que notre poète l’a importuné, précisément parce que les deux artistes sont aussi loin que possible l’un de l’autre ; j’oserais au contraire affirmer que plus d’un peintre s’est approprié quelque trait de ce vivant tableau…. Je voudrais cependant faire entendre à notre ami un chant paisible et doux, un chant que vous exécutez avec une gravité charmante ; il plane sur l’ensemble de l’art, et je ne puis moi-même jamais l’entendre sans être touché. »

Après une pause, pendant laquelle les élèves échangèrent des signes d’intelligence, toute la salle retentit de ce noble chant qui élevait à la fois les esprifs et les cœurs :

’ Pour inventer, pour te résoudre, artiste, demeure souvent seul ; pour jouir de ton ouvrage, va gaiement te mêler dans la foule. Là, dans l’ensemble, observe, découvre ta propre voie, et les travaux de plusieurs années se révéleront pour toi dans le voisin.

« La pensée, le projet, les formes, leurs rapports, l’un l’autre se fécondent, et l’on touche au terme enfin. Bien inventer, méditer sagement, modeler avec élégance et délicatement finir : c’est ainsi toujours que l’artiste ingénieux a conquis sa puissance.

« Comme la nature en ses mille tableaux ne manifeste qu’un Dieu, ainsi, dans le vaste champ des arts, règne une idée éternelle : c’est l’idée de la vérité, qui ne veut pour ornement que le beau, et qui ose regarder fixement la plus vive clarté du jour le plus pur.

« Comme le poëte et l’orateur se déploient hardiment dans les vers et la prose, que la rose charmante s’anime, s’épanouisse dans le tableau du peintre, entourée de ses sœurs brillantes, couronnée dos fruits de l’automne, en sorte qu’elle éveille l’impression manifeste d’une secrète vie.

« Que, toujours diverse et belle, la forme découle de la forme sous ta main, et qu’elle aime dans la figure de l’homme la préférence de la divinité. De quelque instrument que vous fassiez usage, présentez-vous comme frères, et, au bruit des chants, la flamme et la fumée du sacrifice s’élèvent en colonne de l’autel- i

Wilhelm était fort disposé à tout admettre, bien que tout lui parût fort paradoxal, et lui aurait semblé même absolument impossible, s’il ne l’avait vu de ses yeux. Et comme ces choses lui étaient exposées et communiquées ouvertement et librement, dans un bel ordre, il avait à peine besoin de faire une question pour en apprendre davantage ; cependant il ne put s’empêcher de demander un éclaircissement à son guide.

« Je vois, dit-il, qu’on a pourvu sagement à tout ce qu’on peut désirer dans la vie ; mais apprenez-moi dans quel district je verrai cultivée, avec le même soin, la poésie dramatique, et où je pourrai m’instruire sur ce sujet. J’ai observé tous vos édifices, et je n’en trouve point que l’on pût destiner à cet objet.

— Nous répondrons sans mystère à votre question que vous n’en trouverez aucun dans toute notre province. Le drame suppose une foule oisive, peut-être même une populace, et il n’en existe point chez nous : car les gens de cet acabit, quand ils ne s’éloignent pas avec humeur, nous leur faisons passer la frontière. Soyez pourtant assuré que, dans notre institution, qui exerce une action générale, un point de cette importance a été bien médité. Mais il ne s’est trouvé aucun district convenable ; partout s’offraient de graves difficultés. Lequel de nos élèves aurait pu se résoudre aisément à exciter dans la foule, par une gaieté mensongère ou une douleur factice, un sentiment faux, étranger au moment, pour faire naître une succession de plaisirs toujours incomplets ? Nous avons trouvé ces jongleries tout à fait dangereuses, et incompatibles avec un but aussi sérieux que le nôtre.

— On dit cependant, repartit Wilhelm, que cet art, d’une étendue si vaste, favorise tous les autres.

— Nullement ! Il les fait servir à son usage, mais il les corrompt. Je ne blâme pas le comédien de rechercher le peintre, mais c’est pour le peintre une société funeste. Le comédien mettra en œuvre, sans scrupule et non sans avantage, pour atteindre son but frivole et passager, ce que lui fourniront l’art et la vie : en revanche, le peintre qui songerait à profiter du théâtre, n’y trouvera jamais son compte, non plus que le musicien. A mes yeux, les arts sont comme des frères, dont la plupart seraient disposés à vivre avec une sage économie, mais dont l’un, à téte légère, aurait envie de s’approprier et de dissiper le patrimoine de toute la famille. Tel est le théâtre ; il a une origine équivoque, qu’il ne peut jamais démentir entièrement, qu’il se présente comme un art, comme un métier ou comme une fantaisie. »

Wilhelm baissa les yeux, en poussant un profond soupir, car tout ce qu’il avait éprouvé de plaisirs et de souffrances auprès de la scène et sur la scène lui revint soudain à la mémoire ; il bénit les hommes pieux qui avaient su épargner ces tourments à leurs élèves, et, par principe et par conviction, avaient éloigné ces périls du milieu d’eux.

Mais son guide ne le laissa pas longtemps à ces réflexions.

« C’est notre première et plus sainte maxime, poursuivit-il, de n’égarer aucune disposition naturelle, aucun talent, et nous ne pouvons nous dissimuler que, dans un si grand nombre d’élèves, il peut se produire un talent mimique, naturel et décidé ; il se révèle dans le penchant irrésistible à contrefaire les caractères, les figures, les gestes, les langages étrangers. Nous n’encourageons pas cette disposition, mais nous observons l’élève avec soin, et, s’il demeure fidèle à son inclination, comme nous avons des relations avec les grands théâtres de tous les pays, nous leur envoyons ces sujets d’une capacité reconnue, afin que, le plus tôt possible, comme le canard sur l’étang, ils puissent barboter et se démener sur les planches. »

Wilhelm écoutait avec patience, n’étant toutefois persuadé qu’à demi, et peut-être avec quelque chagrin, car, telle est la bizarrerie de l’homme, qu’il peut reconnaître la vanité d’une chose qu’il aime, se détourner d’elle et même la maudire, mais qu’il ne veut pas la voir traiter de même sorte par d’autres que lui ; et peut-être l’esprit de contradiction, commun à tous les hommes, ne se montre-t-il jamais avec plus de force et de vivacité que dans cette occasion.

Le rédacteur de ces feuilles se permettra lui-même d’avouer qu’il ne laisse point passer sans quelque mécontentement ce singulier endroit. N’a-t-il pas aussi consacré au théâtre, et de diverses manières, plus de temps et de force qu’il n’était convenable, et pourrait-on bien lui persuader que ce fut une erreur impardonnable, un travail infructueux ?

Mais nous n’avons pas le temps de nous livrer avec chagrin à ces souvenirs et à ces ressentiments, car notre ami éprouve l’agréable surprise de voir reparaître un des Trois, homme particulièrement aimable. En montrant une douceur prévenante et la paix intérieure la plus pure, il.se communiqua d’une manière infiniment agréable ; le voyageur put s’approcher de lui avec confiance, et il sentit que cette confiance lui était rendue.

Il apprit que le chef était alors dans les sanctuaires, occupé à instruire, à enseigner, à bénir, tandis que les Trois s’étaient partagé le travail, pour visifer tous les districts, et, après avoir pris une connaissance approfondie de l’état des choses, et avoir conféré avec les inspecteurs subordonnés, développer les institutions déjà fondées, affermir les innovations, et remplir ainsi fidèlement leurs grands devoirs.

Cet homme excellent donna à Wilhelm une idée plus générale de l’état intérieur et des relations extérieures ; il lui fit connaître l’influence mutuelle des divers districts les uns sur les autres ; il n’expliqua pas avec moins de clarté comment un élève pouvait, après un temps plus ou moins long, passer d’un district dans un autre. Au reste, tout s’accordait parfaitement avec ce que Wilhelm avait entendu jusque-là. En même temps on le remplit de joie par le compte qu’on lui rendit de son fils. Le plan que l’on se proposait de suivre désormais à l’égard de Félix reçut sa complète approbation.


CHAPITEE X.

Wilhelm fut ensuite invité par les aides et les surveillants à une fête de mineurs, qui devait être bientôt célébrée. Il gravit péniblement la montagne, et il crut même observer que, vers le soir, son guide marchait plus lentement, comme si l’obscurité ne devait pas rendre leur chemin plus difficile encore. Mais, lorsqu’ils furent environnés d’une profonde nuit, le mot de l’énigme lui fut révélé : il vit scintiller de mille vallons et fondrières de petites flammes vacillantes, qui serpentaient en longs filets et se roulaient par-dessus les cimes des montagnes. Bien plus agréable que l’éruption d’un volcan, avec ses flammes tonnantes, qui menacent de détruire des provinces entières, ce phénomène devint cependant par degrés plus éclatant, plus vaste et plus intense ; il étincelait comme un fleuve d’étoiles, et se répandait avec douceur, avec grâce, mais pourtant avec hardiesse, sur toute la contrée.

Après que le guide eut joui quelque temps de la surprise du voyageur (car ils pouvaient fort bien s’observer l’un l’autre ; leurs visages et leurs personnes se dessinaient, illuminées, comme leur chemin, par ces clartés lointaines), il prit la parole en ces termes :

« Vous voyez assurément un étrange spectacle : ces lumières, qui, durant toute l’année, brillent et agissent sous terre jour et nuit, et favorisent l’exploitation de trésors cachés, à peine accessibles, ruissellent et flottent maintenant hors de leurs abîmes, et prêtent à la nuit la splendeur du jour. Il est rare d’assister à une revue aussi satisfaisante, où l’œuvre }a plus utile, dispersée sous la terre, dérobée aux regards, se montre à nous dans toute sa richesse’, et nous révèle une grande et secrète harmonie. »

Ces entretiens et ces réflexions les avaient amenés jusqu’au lieu où les ruisseaux de feu se déployaient en un lac enflammé, autour d’une ile brillamment éclairée. Déjà le voyageur se trouvait dans le cercle éblouissant, où des milliers de torches scintillantes formaient un mystérieux contraste avec les porteurs, rangés au pied de roches noires, qui formaient le fond du tableau. Tout à coup éclata une joyeuse musique, avec des chants harmonieux. Des masses de rochers creux s’avancèrent à force de machines, et offrirent bientôt à l’œil du spectateur charmé une salle étincelante. Il y eut des représentations mimiques, et tout ce qui peut réjouir la foule dans un pareil moment se réunit pour exciter et satisfaire à la fois l’attention de la joyeuse assemblée.

Mais quel ne fut pas l’étonnement de notre voyageur, lorsqu’il se vit présenter aux chefs, et qu’il reconnut dans leur nombre, sous un costume imposant et grave, son ami Jarno, qui lui dit avec un cri de joie :

« Ce n’est pas sans raison que j’ai quitté le nom de Jarno pour celui de Montan, plus en harmonie avec ma carrière : tu vois en moi l’initié des montagnes et des cavernes, et, plus heureux qu’on ne saurait l’imaginer, dans cet étroit espace, ayant la terre sous mes pieds et sur ma tête.

— J’espère, lui repartit Wilhelm, t’y trouver, avec ta haute expérience, plus libéral d’explications et d’éclaircissements que tu ne l’as été sur les rochers et les montagnes où je t’ai rencontré naguère.

— Point du tout, répondit Montan ; les montagnes sont des maîtres muets et font des élèves silencieux. »

Après cette solennité, plusieurs tables furent dressées. Tous les convives, invités ou non invités, qui prirent part au festin, étaient du métier : aussi, à la table où Wilhelm et Montan avaient pris place, il s’établit aussitôt une conversation en harmonie avec le lieu ; on parla en détail de roches, de filons et de gisements, des terrains et des métaux de la contrée. Mais ensuite la conversation se perdit dans les généralités, et il ne fut question de rien moins que de la création et de la formation du globe. Sur ce sujet, la conversation ne resta pas longtemps paisible, et il s’éleva bientôt une vive contestation.

Plusieurs voulaient expliquer la formation de notre terre par la retraite graduelle des eaux qui l’avaient couverte ; ils alléguèrent, à l’appui de leur système, les débris organiques d’habitants de la mer sur les plus hautes montagnes comme sur les basses collines.

D’autres, plus ardents, commençaient par tout embraser et tout fondre, et faire régner absolument un feu, qui, après avoir suffisamment opéré à la surface, s’étant retiré enfin dans les profondeurs, manifestait encore sa présence par les volcans qui exercent leurs fureurs soit dans la mer soit sur la terre, et, par des éruptions successives et des effusions graduelles de laves, formait les plus hautes montagnes ; faisant observer à ceux qui étaient d’un avis contraire, que, sans feu, il ne peut se développer aucune chaleur, et qu’un feu actif suppose toujours un foyer.

Bien que ce système parût fondé sur l’expérience, plusieurs n’en étaient pas satisfaits : il affirmaient que de vastes corps, déjà complétement formés dans le sein de la terre, avaient été lancés au dehors, à travers l’écorce du globe, au moyen de forces expansées irrésistibles, et que, dans ce tumulte, maintes parties s’étaient dispersées et brisées auprès et au loin ; ils s’appuyaient sur plusieurs faits, inexplicables sans cette supposition.

Un quatrième parti, qui peut-être ne comptait pas un grand nombre d’adhérents, riait de ces efforts inutiles, et affirmait que bien des états de la surface terrestre ne pourraient jamais être expliqués, si l’on n’admettait pas que des masses de montagnes, plus ou moins considérables, sont tombées de l’atmosphère et ont couvert de vastes contrées. Ils se fondaient sur les masses de rochers, grandes ou petites, qu’on a trouvées répandues en beaucoup de pays plats, et que, de nos jours encore, on recueille, comme tombées du ciel.

Enfin deux ou trois convives tranquilles invoquèrent une époque de froid horrible, et imaginèrent, du sommet des plus hautes montagnes, sur les glaciers, étendus bien avant dai« les pays plats, de véritables glissoires, préparées pour les masses de roches primitives, qu’ils voyaient, en esprit, dévaler au loin sur ces routes polies. L’époque du dégel étant arrivée, ces masses avaient du s’asseoir et rester à jamais fixées sur un sol étranger. Alors même, les glaces flottantes avaient rendu possible le transport d’énormes blocs de rochers venus du Nord. Ces bonnes gens ne purent toutefois faire accepter leurs idées un peu froides. On trouvait beaucoup plus naturel d’opérer la création du monde avec des craquements et des soulèvements énormes, un tumulte effroyable et des explosions enflammées. Au reste, comme la chaleur du vin agissait avec énergie, il s’en fallut peu que cette fête splendide ne finît par des scènes tragiques.

Notre ami sentait ses idées tout à fait troublées et confondues, s’élant, toute sa vie, représenté, dans sa paisible croyance, l’Esprit qui planait sur les eaux, et les flots élevés de quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes ; et, parmi ces étranges discours, son imagination croyait voir ce monde, si bien ordonné, si richement vêtu, si vivant, s’abîmer dans le chaos.

Le lendemain, il ne manqua pas d’interroger là-dessus le grave Montan.

« Je n’ai pu, lui dit-il, te comprendre hier. Au milieu de tous ces débats et de ces discours bizarres, j’espérais entendre enfin ton avis et ta décision ; au lieu de cela, tu te rangeais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et tu cherchais toujours à étayer l’avis de celui qui parlait. Maintenant, dis-moi sérieusement ce que tu penses, ce que tu sais là-dessus.

— J’en sais autant qu’ils en savent, répondit Montan, et je voudrais ne jamais y penser.

— Mais je vois ici une foule d’opinions contraires, et l’on dit pourtant que la vérité est au milieu !

— Point du tout ! ce qui est au milieu, c’est le problème, insoluble peut-être, peut-être aussi abordable, à condition que l’on s’y prenne comme il faut. »

Après qu’ils eurent discuté quelque temps de la sorte, Montan poursuivit, sur le ton de la confidence :

« Tu me blâmes d’avoir soutenu chacun dans son opinion : il n’en est aucune en effet pour laquelle on ne puisse trouver un argument nouveau. Par là j’augmentais, il est vrai, la confusion, mais je ne saurais réellement prendre ces gens au sérieux. Ma conviction absolue est désormais que ce qui nous est le plus cher (et ce sont assurément nos convictions), nous devons le renfermer sérieusement en nous-mêmes ; ce que chacun sait, il ne le sait que pour lui, et il doit le tenir sacret. Dès qu’il l’exprime, la contradiction s’éveille, et, dès qu’il s’engage dans la dispute, il sort de son équilibre, et ce qu’il a de meilleur en lui est ébranlé, sinon anéanti. »

Quelques objections de Wilhelm engagèrent Montan à poursuivre.

« Quand une fois on connaît la chose essentielle, dit-il à son ami, on cesse d’être causeur.

— Mais quelle est cette chose essentielle ? dit Wilhelm avec vivacité.

— C’est bientôt dit : penser et agir, agir et penser ; c’est la somme de toute sagesse, en tout temps reconnue, en tout temps pratiquée, mais que chacun ne sait pas voir. L’un et l’autre doivent se succéder incessamment dans le cours de la vie. comme la poitrine respire l’air et l’expire tour à tour ; comme la question et la réponse, l’un| ne devrait pas aller sans l’autre. Celui qui reçoit comme une loi ce que le génie de la raison humaine souffle à l’oreille de chaque nouveau-né, savoir de soumettre l’action à l’épreuve de la pensée et la pensée à l’épreuve de l’action, ne court pas le risque de s’égarer, ou du moins il retrouvera bientôt le bon chemin. »

Ensuite Montan promena son ami dans le district des mineurs, en suivant un ordre méthodique. Partout ils recevaient la salutation accoutumée : Bonne chance ! et ils la rendaient avec cordialité.

«Je voudrais bien, disait Montan, leur crier quelquefois : Bon sens ! Car le sens vaut mieux que la chance. Au reste la foule a toujours assez de bon sens, quand les chefs n’en manquent pas. Comme je puis donner à ces gens, sinon des ordres, du moins des conseils, je me suis appliqué à étudier la nature de ces montagnes. On recherche avidement les métaux qu’elles renferment : j’ai donc travaillé à découvrir leurs gisements et j’y suis parvenu. La chance n’y suffit pas ; il faut du bon sens pour l’évoquer, pour la régler. Comment ces montagnes se sont formées, je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir, mais je tâche tous les jours de reconnaître leur nature propre. On s’acharne à la recherche du plomb et de l’argent qu’elles recèlent dans leur sein. Comment ils y sont situés, c’est un secret que je garde, et j’indique les moyens de trouver ce qu’on désire. Sur ma parole, on entreprend les recherches : on réussit et j’ai la chance. Ce que je sais, je le sais pour moi ; ce qui me réussit me réussit pour les autres, et nul ne songe qu’il pourrait réussir par la même voie. On me soupçonne de posséder une baguette divinatoire ; mais ils ne remarquent pas qu’ils me contredisent, quand je leur présente quelque idée raisonnable, et qu’ils se ferment ainsi le chemin qui mène à l’arbre de la science, où l’on peut cueillir ces prophétiques rameaux. »

Animé par ces entretiens, persuadé que, par sa façon d’agir et de penser jusqu’à ce jour, il était parvenu à satisfaire, pour l’essentiel, mais dans une carrière bien différente, les exigences de son ami, Wilhelm lui exposa l’emploi qu’il avait fait de son temps, depuis qu’il avait obtenu la faveur de partager et d’utiliser, non plus par jours et par heures, mais en vue d’un véritable et complet développement, le pèlerinage qui lui était imposé.

Un hasard voulut qu’il n’eût pas besoin de beaucoup de paroles, car un événement important procura à notre ami l’occasion d’employer, avec adresse et bonheur, le talent qu’il avait acquis, et de se montrer vraiment utile à la société humaine.

Quel était ce talent, nous ne pouvons le divulguer encore, mais le lecteur en sera bientôt suffisamment instruit.


CHAPITRE XI.

Hersllie & Wllhclni.

Tout le monde m’accuse depuis longtemps d’être capricieuse et bizarre. Si je le suis, ce n’est pas ma faute. Les gens ont dû prendre patience avec moi, et maintenant il faut que moimême j’use de patience avec mon imagination, qui me représente le père et le fils, tantôt ensemble, tantôt successivement. Me voilà comme une innocente Alcmène, incessamment visitée par deux êtres, qui sont la parfaite image l’un de l’autre.

J’ai beaucoup de choses à vous dire, et pourtant, si je vous écris, il semble que ce soit seulement quand j’ai une aventure à vous raconter : tout le reste est, j’en conviens, assez aventuré, mais n’est pas aventure. Voici celle d’aujourd’hui.

Je suis assise sous les grands tilleuls, et j’achève justement un petit portefeuille, très-joli, sans savoir clairement qui l’aura du père ou du fils, mais décidée à l’offrir à l’un ou à l’autre. Tout à coup, je vois s’approcher un jeune colporteur, avec des corbeilles et des cassettes : il me fait voir modestement, par un écrit du bailli, qu’il lui est permis d’aller de maison en maison dans nos domaines ; j’examine ses petites marchandises, jusqu’aux moindres bagatelles, dont personne n’a besoin et que tout le monde achète, par une fantaisie enfantine de posséder et de dissiper. Le jeune garçon semble m’observer attentivement. De beaux yeux noirs, un peu fripons, des sourcils bien dessinés, une abondante chevelure bouclée, deux rangées de dents éblouissantes, enfin, vous m’entendez, quelque chose d’oriental.

Il me fait diverses questions sur les personnes de la famille, auxquelles il voudrait offrir quelque chose ; par divers détours, il sait m’amener à lui dire mon nom.

« Hersilie ! dit-il modestement : Hersilie me pardonnera-t-elle si je lui fais un message ? »

Je le regarde avec étonnement : il tire de sa poche une toute petite ardoise, encadrée de blanc, comme on les fabrique dans la montagne, pour exercer les commençants à écrire ; je la prends, j’y vois quelque chose d’écrit, et je lis cette inscription, nettement gravée avec le burin :

Félix Aime Hersilie. L’écuyer viendra bientôt.

Je suis saisie, je me sens toute surprise, devant l’objet que je tiens dans ma main, que je vois de mes yeux, et surtout je m’étonne devoir le hasard se montrer presque plus bizarre que moi-même. « Qu’est-ce que cela signifie ? » me dis-je. Et le petit fripon m’est présent plus que jamais ! Il me semble même que son image s’est fixée dans mes yeux.

Je questionne le colporteur et n’obtiens que des réponses singulières, obscures ; je le presse et n’apprends rien ; je réfléchis et ne puis rassembler mes pensées. Enfin je devine, en rapprochant ses divers propos, qu’il a parcouru la province des Instituteurs, qu’il a gagné la confiance de mon jeune adorateur, lequel a gravé l’inscription sur la tablette achetée, et lui a promis, pour un petit mot de réponse, une belle récompense. Alors il m’a présenté une tablette pareille, dont il se trouvait plusieurs dans sa boutique, et, en même temps, un burin, me pressant et me priant, avec tant de grâce, que j’ai pris l’un et l’autre ; j’ai rôvé, rêvé, je n’ai su trouver rien, et j’ai fini par écrire :

Hersilie Salue Félix. Que l’écoyer se tienne bien.

J’ai relu ces lignes, et la maladresse de l’expression m’a choquée. Point de tendresse, point de sens, point d’esprit ! De l’embarras seulement ! Et pourquoi ? J’étais en présence d’un enfant, j’écrivais à un enfant : était-ce de quoi perdre contenance ? Je crois même que j’ai soupiré, et j’étais sur le point d’effacer ce que j’avais écrit : mais le petit garçon retira gentiment la tablette de ma main ; il me pria de lui donner, par précaution, une enveloppe, et aussitôt (je ne sais trop comment cela s’est fait) je serrai la tablette dans le portefeuille, que j’entourai du ruban, et je le donnai ainsi fermé au colporteur, qui le prit avec grâce, s’arrêta un moment à me faire une profonde révérence, si bien que j’eus le temps de lui glisser ma petite bourse dans la main, en me reprochant de lui avoir trop peu donné. Il s’éloigna lestement, et, quand je le cherchai des yeux, il avait déjà disparu, je ne sais comment.

Tout cela est passé ; me voilà revenue au train monotone de la vie ordinaire, et je crois à peine à cette apparition. Cependant, ne vois-je pas dans ma main la tablette 1 Qu’elle est jolie ! Que l’écriture est belle et soignée ! Je la couvrirais de baisers, si je ne craignais pas de l’effacer.

J’ai pris du temps pour me recueillir, après avoir écrit ce qui précède : mais je ne puis parvenir à démêler mes pensées. Il y avait assurément quelque chose de mystérieux dans cette figure ; ses pareilles sont aujourd’hui indispensables dans les romans : faudrait-il aussi les rencontrer dans la vie ? Agréable et suspect, étrange, mais inspirant la confiance !… Pourquoi donc aussi m’a-t-il quittée, avant que je fusse sortie de mon trouble ? Pourquoi n’ai-je pas eu assez de présence d’esprit pour le retenir sous un prétexte .convenable ?

Après une pause, je reprends la plume pour continuer mes aveux. L’inclination décidée et durable d’un enfant qui devient un jeune homme m’avait flattée ; mais il m’est revenu à l’esprit qu’il n’est point rare de voir ses pareils s’attacher à des femmes plus âgées. Véritablement, les très-jeunes hommes ont un penchant mystérieux pour les femmes d’un certain âge. Quand cela ne me concernait pas moi-même, j’en riais, et je prétendais malicieusement avoir découvert que c’étaient de tendres souvenirs de nourrices, dont ils ne s’étaient pas encore bien détachés. Aujourd’hui je répugne à me représenter ainsi la chose ; je fais redescendre le bon Félix jusqu’à l’enfance, et sans me voir pourtant moi-même dans une position avantageuse. Ah ! quelle différence dans les jugements que nous portons sur nous et sur les autres !


CHAPITRE XII.

Wllhelm à Nathalie.

Voici plusieurs jours que je me promène sans pouvoir me résoudre à prendre la plume. J’ai tant de choses à te dire ! De vive voix, cela s’enchaînerait ; une chose en amènerait aisément une autre : permets donc a l’exilé de commencer par les choses les plus générales : elles finiront peut-être par me conduire au singulier récit que j’ai à te faire.

Tu as entendu raconter l’aventure du jeune homme qui, se promenant un jour sur le rivage de la mer, trouva une cheville . à rame : l’intérêt qu’il prit à sa trouvaille le conduisit à fabriquer un aviron pour la cheville. L’aviron ne lui servait non plus à rien : il travailla sérieusement à fabriquer une barque, et il y réussit. Mais la barque, l’aviron et la cheville ne l’avançaient guère : il se procura des mâts et des voiles, et peu à peu tout ce qui est nécessaire à la vitesse et à la facilité de la navigation. Par des efforts bien dirigés, il parvient.à une plus grande habileté ; la fortune le favorise ; il se voit enfin possesseur et patron d’un grand vaisseau ; le succès va croissant ; il acquiert fortune et considération, et se fait un nom parmi les navigateurs.

Après t’avoir donné l’occasion de relire cette agréable histoire, je dois avouer qu’elle n’a qu’un rapport très-général avec ce qui m’occupe, mais qu’elle me conduit au sujet dont je veux t’entretenir. 11 faut cependant que je fasse encore quelques détours.

Les facultés de l’homme sont générales ou particulières ; les facultés générales peuvent être considérées comme des aptitudes qui dorment paisiblement, que les circonstances éveillent, et que le hasard consacre à tel ou tel objet. Le don d’imiter est général chez l’homme ; il veut copier, contrefaire ce qu’il voit, même sans avoir le moindre moyen intérieur et extérieur d’atteindre son but. Il est donc toujours naturel qu’il veuille faire à son tour ce qu’il voit faire : mais ce qu’il y aurait de plus naturel, serait que le fils embrassât le métier de son père. Alors tout se trouve réuni : .peut-être une activité déjà innée pour l’objet particulier, décidée, dans une direction originelle ; puis une pratique raisonnée, graduée, suivie ; enfin un talent formé, qui nous oblige à persévérer dans la voie où nous sommes entrés, quand d’autres penchants viennent à se développer en nous, et qu’un libre choix pourrait nous conduire à un travail pour lequel la nature ne nous a donné ni talent ni persévérance. En somme, les plus heureux sont ceux qui trouvent l’occasion d’exercer dans la maison paternelle un talent naturel, un talent de famille. C’est ainsi que nous avons des générations de peintres. Dans le nombre, il s’est trouvé sans doute de faibles talents ; cependant ils ont fait des choses passables, et peut-être meilleures qu’ils n’eussent fait, avec leurs facultés bornées, dans quelque autre état de leur choix.

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Mais, comme ce n’est pas là encore ce que je voulais dire, je vais chercher à m’approcher de mon sujet par un autre côté.

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Le malheur de l’absence est de ne pouvoir présenter et produire dans une liaison instantanée les-chainons, les fils de nos pensées, qui, lorsqu’on est en présence, se développent et s’entrelacent mutuellement avec la vitesse de l’éclair. Je commencerai donc par un des premiers événements de mon enfance.

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Élevés dans une vieille et sérieuse cité, nous avions pu, dès notre jeune âge, nous faire l’idée de rues, de places, de murailles, puis de remparts, de glacis et de jardins clos de murs, dans le voisinage. Mais, pour nous conduire une fois ou plutôt pour se transporter eux-mêmes en rase campagne, nos parents avaient projeté depuis longtemps, avec des amis villageois, une partie toujours différée. Enfin, à Pentecôte, l’invitation et le projet devinrent plus pressants. On accepta, mais sous condition de tout arranger de sorte qu’on pût être de retour le soir à la maison ; car, de coucher ailleurs que dans son lit dès longtemps accoutumé, cela semblait la chose impossible. Concentrer à ce point les plaisirs de la journée était assurément difficile ; il s’agissait de visiter deux amis, et de satisfaire leurs prétentions à un rare plaisir : cependant on espérait en venir à bout, avec une grande ponctualité.

Le troisième jour des fêtes de Pentecôte, tout le monde fut prêt et joyeux de grand matin. À l’heure fixée, la voiture était devant la porte : nous eûmes bientôt laissé derrière nous tout ce qui bornait la vue, les rues, les portes, les ponts et les fossés de la ville ; un libre et vaste horizon s’ouvrit devant nos yeux étonnés ; la verdure des champs et des prairies, rafraîchie par une pluie de nuit, les nuances diverses du feuillage naissant des arbres et des buissons, la blancheur éblouissante des arbres en fleurs, qui se déployait au loin de toutes parts, tout nous donnait l’avant-goût des joies du paradis.

Nous arrivâmes assez tût à la première station, chez un bon pasteur. Accueillis de la manière la plus amicale, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que ces cœurs amis du repos et de la liberté, n’avaient pas renoncé à la solennité du jour, que l’autorité avait abolie. Pour la première fois de ma vie, j’observais, avec un joyeux intérêt, un ménage champêtre : les charrues et les herses, les voitures et les chariots, annonçaient un usage journalier ; le fumier même, objet par lui-même repoussant, semblait ici la chose la plus indispensable : il était amoncelé avec soin et disposé avec une sorte d’élégance. Mais nos jeunes regards, que ces objets nouveaux, et pourtant faciles à comprendre, avaient attirés, furent bientôt fixés sur les apprêts du repas ; les gâteaux appétissants, le frais laitage et maintes friandises champêtres occupèrent vivement notre attention. Ensuite les enfants, ayant quitté le petit jardin et là treille hospitalière, coururent dans le verger voisin s’acquitter d’une commission qu’une bonne vieille tante leur avait donnée. Il s’agissait de recueillir autant de primevères que possible, et de les apporter soigneusement à la ville, où la vieille ménagère avait coutume d’en composer toute sorte de boissons salutaires.

Tandis que, livrés à cette occupation, nous courons çà et là dans les prés, au bord des sentiers et des haies, beaucoup d’enfants du village viennent se joindre à nous, et l’agréable odeur de cette moisson de fleurs printanières semblait toujours plus douce et plus embaumée.

Nous avions déjà recueilli une telle quantité de fleurs avec leurs tiges, que nous ne savions qu’en faire : alors nous commençâmes à séparer les corolles safranées, car c’était uniquement de là fleur qu’on faisait usage. Chacun tâchait d’en amasser le plus possible dans son chapeau ou sa casquette.

Le plus grand des jeunes garçons, un peu plus âgé que moi, et fils du pêcheur, semblait ne trouver aucun plaisir à cet amusement. Il m’avait plu singulièrement dès le premier abord ; il me proposa d’aller avec lui à la rivière, qui, déjà fort large en cet endroit, coulait à peu de distance. Nous prenons chacun une ligne, et nous allons nous asseoir à une place ombragée, où de petits poissons passaient et repassaient dans l’eau calme, limpide et profonde. Il m’apprit gentiment comme il fallait m’y prendre, comment on fixait l’amorce à l’hameçon, et je réussis quelques fois de suite à tirer dans l’air, contre leur volonté, les plus petites de ces délicates créatures. Tandis que nous étions assis de la sorte, tranquilles, appuyés l’un contre l’autre, mon camarade parut trouver le temps long, et me fit remarquer sur notre bord un banc de gravier qui s’avançait dans la rivière : c’était la plus belle place pour se baigner. Enfin, se levant tout à coup, il ne pouvait, dit-il, résister à la tentation ; et, avant que j’y prisse garde, il était descendu sur la grève, déshabillé et dans l’eau.

Comme il nageait fort bien, il quitta bientôt le bas-fond, s’abandonna au courant et vint jusqu’à moi dans l’eau profonde. J’éprouvais des sensations inexprimables : les sauterelles dansaient autour de moi ; les fourmis s’approchaient en rampant ; des scarabées de toute couleur étaient suspendus aux branches ; et, dorées, étincelantes, les filles du soleil1, comme mon camarade les avait appelées, planaient et se balançaient à mes pieds, à la manière des esprits, au moment où le jeune baigneur, saisissant entre les racines une grosse écrevisse, me la montrait joyeusement, avant de la recacher, avec précaution, à la même place, la réservant pour une pêche prochaine. L’air était humide et chaud ; au soleil, on désirait l’ombre, et, de l’ombre fraîche, on désirait descendre dans l’eau, plus fraîche encore. Il fut aisé à mon compagnon de me séduire ; deux ou trois invitations, qu’il m’adressa, me parurent irrésistibles ; quelque crainte de fâcher mes parents, à quoi se joignait la peur de l’élément inconnu, me causait une agitation singulière. Cependant, bientôt déshabillé sur le gravier, je me risquai tout doucement dans l’eau, mais pas à une plus grande profondeur que ne le permettait la faible pente du rivage ; mon compagnon, me laissant à cette place, s’éloigna, porté par les Ilots ; il revint, et, lorsqu’il sortit de l’eau, qu’il se tint debout, pour se sécher aux rayons du soleil, plus élevé, mes yeux furent comme éblouis, tant je trouvai belle la forme humaine, dont je n’avais jamais eu l’idée. Il sembla m’observer avec la même attention. Après


1. Sans doute les libellules ou demoiselles. nous être habillés à la hâte, nous étions encore l’un pour l’autre comme en état de nudité, nos âmes s’attirèrent, et, avec des baisers de flamme, nous nous jurâmes une éternelle amitié.

Puis nous courûmes vite, vite, à la maison, et nous arrivâmes au moment où la société se mettait en marche, par le plus agréable sentier, à travers les bosquets et les bois, pour se rendre à une lieue et demie de là, chez le bailli. Mon ami m’accompagna ; nous paraissions déjà inséparables ; mais, lorsqu’étant à moitié chemin, je demandai la permission de le mener avec nous chez le bailli, la femme du pasteur s’y opposa, en faisant doucement observer que ce n’était pas convenable. Cependant elle recommanda au jeune garçon de dire à son père, aussitôt qu’il serait rentré à la maison, de lui préparer sans faute, pour le soir, un panier de belles écrevisses, qu’elle voulait donner à ses hôtes, comme une rareté, pour les emporter à la ville. L’enfant nous quitta, après m’avoir promis, en me donnant sa parole et me touchant la main, qu’il m’attendrait, le soir, à ce même endroit de la forêt.

La société arriva bientôt chez le bailli, où nous trouvâmes encore une demeure champêtre, mais d’un genre plus relevé. Un diner, que l’excessive agitation de la ménagère fit un peu attendre, ne me causa aucune impatience : car la promenade dans un jardin d’agrément, bien entretenu, où me conduisit la fille du bailli, un peu plus jeune que moi, me fut extrêmement agréable. Toute sorte de fleurs printanières remplissaient des plates-bandes élégamment dessinées ou formaient d’élégantes bordures. Ma compagne était blonde, douce et belle ; nous allions ensemble familièrement, en nous tenant par la main, et paraissant ne souhaiter rien de mieux. Nous passâmes devant des planches de tulipes, des rangées de narcisses et de jonquilles ; elle me fit remarquer quelques places, où les plus magnifiques jacinthes étaient déjà défleuries. Mais on avait aussi songé aux autres saisons : déjà verdoyaient les touffes d’anémones et de renoncules ; les soins prodigués à de nombreux pieds d’œillets promettaient la plus variée et la plus riche floraison ; près de là, des lis, mêlés avec goût parmi les roses, se couvraient déjà de mille boutons ; et plus d’un berceau promettait de déployer bientôt ses ombrages fleuris, de jasmins, de chèvrefeuilles, de plantes sarmenteuses et grimpantes.

Quand je me rappelle, après tant d’années, la situation où j’étais alors, elle me semble réellement digne d’envie. Dans un même jour, j’éprouvai, à l’improviste, le pressentiment de l’amour et de l’amitié. En effet, quand je dis adieu, malgré moi, à la belle enfant, je me consolai par l’idée que je pourrais découvrir, confier ces sentiments à mon jeune ami, et jouir delà part qu’il prendrait à ces sensations nouvelles.

Et, si je puis ajouter encore une réflexion, je dois avouer que ce premier épanouissement du monde extérieur s’est offert à moi, dans le cours de ma vie, comme la véritable nature, comme le tableau original, auprès duquel tout ce qui frappe nos sens dans la suite semble n’être que des copies, qui, tout en approchant de ce modèle, manquent toutefois de l’esprit et du caractère primitif.

Combien ne serions-nous pas désespérés, de trouver le monde extérieur si froid, si inanimé, s’il ne se développait dans notre sein quelque chose qui rend la nature tout autrement magnifique, en nous communiquant un pouvoir créateur pour nous ennoblir en elle !

La nuit commençait quand nous approchâmes de l’endroit de la forêt où mon jeune ami avait promis de m’attendre. Je regardais de tous mes yeux pour chercher à le découvrir, et, ne pouvant y réussir, je courus en avant avec impatience, tandis que la société cheminait lentement ; je fouillai le bois de tous côtés ; j’appelai, je me tourmentai : il ne se montrait point, ne répondait pas davantage. J’éprouvai, pour la première fois, une violente douleur.

Déjà se développait en moi le désir immodéré d’intimes affections ; déjà je sentais le besoin irrésistible de donner, par mon babil, un peu d’essor à mon imagination, que possédait l’image de la jolie blonde, de soulager mon cœur, oppressé des sentiments qu’elle avait éveillés en moi ; il était plein ; déjà il débordait sur mes lèvres murmurantes ; j’accusais tout haut mon bon camarade d’avoir offensé l’amitié, d’avoir manqué à sa promesse.

Mais de plus cruelles épreuves m’étaient réservées. Quelques femmes s’élancèrent des premières maisons du village, en poussant des cris ; des enfants les suivaient, avec des gémissements lamentables ; personne ne répondait à nos questions. Nous vîmes, de derrière la maison du coin, déboucher un triste cortége ; il défilait lentement le long de la rue ; c’était comme un convoi, ou plutôt une suite de convois funèbres ; les brancards ne finissaient pas. Les cris continuaient, ils redoublaient, on accourait en foule. * Ils sont noyés, ils sont tous noyés ! » s’écriaiton. Qui ? qui donc ? Les mères qui voyaient leurs enfantsautour d’elles semblaient plus calmes. Mais un homme s’avança gravement, et, s’adressant à la femme du pasteur, il lui dit :

« Par malheur, j’ai trop tardé à revenir : Adolphe est noyé, lui cinquième ! Il voulait tenir sa promesse et la mienne. »

L’homme (c’était le pécheur lui-même) suivit le cortége. Nous restions immobiles, glacés d’effroi. Un petit garçon s’avança, présentant un sac :

« Madame, voilà les écrevisses ! »

Et il levait le sac bien haut. Cela fit horreur, comme la chose la plus déplorable. On demanda des explications, et l’on apprit que ce petit enfant était resté sur le bord pour ramasser les écrevisses, que les autres lui jetaient de la rivière. Enfin, h force de questions, on apprit qu’Adolphe était entré dans l’eau avec deux camarades exercés à cette pêche ; que deux autres, plus jeunes, s’étaient joints à eux sans être demandés, et que ni menaces ni réprimandes n’avaient pu les en détourner. Les premiers avaient presque franchi une place escarpée et dangereuse ; les derniers glissèrent, s’accrochèrent à ce qu’ils purent, et s’entraînèrent l’un l’autre, jusqu’au plus avancé, et tous furent précipités dans l’eau profonde. Adolphe, qui était bon nageur, aurait pu se sauver ; mais tous les autres se tenaient à lui avec angoisse, et il fut entraîné. Le petit garçon avait couru au village, en poussant des cris, tenant toujours à la main son sac d’écrevisses. Le pêcheur, qui rentrait enfin à ce moment, était accouru avec d’autres personnes ; on avait retiré les corps l’un après l’autre ; on les avait trouvés sans vie et on les rapportait.

Le pasteur et le père se rendirent en silence à la maison commune. La lune s’était levée ; elle éclairait le funèbre cortége. Je le suivis avec désespoir : on ne voulut pas me laisser entrer. J’étais dans le plus horrible état. Je tournais autour de la maison, sans pouvoir me calmer ; enfin je réussis à y pénétrer par une fenêtre.

Dans la grande salle, destinée aux assemblées de toute espèce, les infortunés étaient couchés sans habits sur la paille ; même à l’obscure clarté d’une lampe, ces corps paraissaient d’une blancheur éclatante. Je me jetai sur le plus grand : c’était mon ami. Je ne saurais dire’ce que j’éprouvais : je pleurais amèrement, et j’inondais sa large poitrine de mes larmes intarissables. J’avais ouï parler de frictions, qui devaient être salutaires dans les cas de ce genre : je frottai ce corps baigné de mes larmes, et la chaleur que je provoquais me fit illusion. Dans mon égarement, je voulais lui insuffler mon haleine : mais ses dents,comme deux rangées de perles, étaient fermement serrées ; les lèvres, sur lesquelles le baiser d’adieu semblait reposer encore, refusaient le plus léger signe de senfiment. N’espérant plus rien des forces humaines, je recourus à la prière ; j’invoquai, j’implorai l’assistance divine. Il me semblait que je dusse opérer un miracle en ce moment, évoquer l’âme encore enveloppée dans le corps, ou l’y rappeler du voisinage, où elle flottait encore.

On m’arracha de ce lieu. Toujours en pleurs et sanglotant, je m’assis dans la voiture, et j’entendis à peine ce que disaient mes parents. Notre mûre, comme je l’ai entendu répéter depuis bien souvent, s’était remise à la volonté de Dieu. Enfin je m’endormis, et, le lendemain, je m’éveillai fort tard ; j’étais sombre et dans un état de trouble indéfinissable.

Quand j’allai déjeuner, je trouvai ma mère, ma tante et la cuisinière occupées d’un important débat. On ne pouvait songer à cuire les écrevisscs et ;i les servir sur la table : mon père ne voulait pas souffrir un souvenir si direct du malheur qui venait d’arriver. Ma tante paraissait très-empressée à s’emparer de ces affreuses bêtes, et me grondaif en même temps d’avoir négligé d’apporter les primevères. Mais elle parut bientôt s’apaiser, lorsqu’on lui abandonna ces monstres, qui rampaient les uns parmi les autres, et dont le sort ultérieur fut débattu entre elle et la cuisinière.

Pour rendre cette scène intelligible, il faut quej’ajoute quelques explications sur le caractère et les habitudes de cette femme. Envisagées au point de vue moral, les qualités qui dominaient chez elle n’avaient rien de louable ; cependant, sous le rapport civil et politique, elles produisaient plusieurs bons effets. A proprement parler, elle était avare ; elle regrettait chaque denier qu’elle était forcée de débourser, et, pour subvenir à ses besoins, elle était partout en quête de moyens accidentels, qu’on pouvait se procurer gratis, par échange ou de quelque autre façon. Les primevères étaient destinées à faire du thé, qu’elle regardait comme plus sain que le thé de Chine. Dieu avait donné à chaque pays le nécessaire, pour la nourriture, l’assaisonnement, les remèdes : on n’avait donc nul besoin pour cela de recourir aux pays étrangers. Aussi cultivait-elle, dans un petit jardin, tout ce qui lui semblait propre à rendre les mets savoureux et salutaires pour les malades ; elle ne visitait jamais un jardin étranger sans en rapporter quelque chose de ce genre.

On lui passait très-volontiers ces idées et leurs conséquences : car sa fortune, lentement amassée, devait enfin revenir à la famille. Aussi mon père et ma mère savaient-ils lui complaire et la seconder en tout.

Elle avait cependant une autre passion, une passion agissante, qui se manifestait par une infatigable activité : c’était la vanité de passer pour une personne influente et considérable. Et, en effet, elle avait mérité et conquis cette réputation ; car elle savait employer à son profit les Bavardages, d’ordinaire inutiles, souvent même nuisibles, qui circulent parmi les femmes. Tout ce qui se passait dans la ville, et aussi, par conséquent, l’intérieur des familles, lui était parfaitement connu, et il n’arrivait guère un cas difficile, dans lequel elle ne trouvât moyen de se mêler, ce qui lui réussissait d’autant mieux, qu’elle ne cherchait jamais qu’à se rendre utile ; mais elle savait par là augmenter son crédit et sa bonne renommée. Elle avait fait bien des mariages, et l’un des époux, tout au moins, en restait peut-être satisfait. Mais ce qui l’occupait surtout, c’étaient les secours et le concours qu’elle prêtait aux personnes qui recherchaient un emploi, un établissement, ce qui lui avait valu de nombreux clients, dont elle savait ensuite mettre à profit l’influence.

Veuve d’un fonctionnaire assez considérable, homme intègre et sévère, elle avait toutefois appris comme on séduit par des bagatelles ceux qu’on ne saurait gagner par des offres de conséquence.

Pour demeurer, sans de plus longs détours, dans le chemin où nous sommes entrés, ajoutons qu’elle avait su prendre une grande influence sur un homme qui occupait une place importante. 11 était avare comme elle, et, pour son malheur, tout aussi amateur de la bonne chère et des friandises. Aussi le premier soin de ma tante était-il de saisir tous les prétextes pour faire paraître sur la table du gourmand quelque mets savoureux. La conscience de l’homme n’était pas des plus délicates, mais il fallait aussi se faire des droits à son courage, à son audace, quand il s’agissait de vaincre, en des occasions difficiles, la résistance de ses collègues, et d’étouffer la voix du devoir, qu’ils lui opposaient.

Or il se trouvait que ma tante protégeait alors un sujet sans mérite ; elle avait fait tout son possible pour le faire parvenir ; la chose avait pris pour elle une tournure favorable, et les écrevisses, dont on avait vu rarement les pareilles, lui venaient tout à point : il s’agissait de les nourrir soigneusement, et de les faire peu à peu figurer sur la table du puissant patron, qui d’ordinaire mangeait seul et faisait très-pauvre chère.

Au reste on parla beaucoup de ce funeste accident, et la société en fut émue. Mon père était un des hommes de ce temps qu’un esprit de bienveillance générale avait portés des premiers à étendre leur attention et leurs soins au delà du cercle de leur famille et de leur ville natale. Il s’était efforcé, avec d’habiles médecins et des membres de l’administration, d’écarter les grands obstacles qui s’opposaient, dans les commencements, à l’inoculation de la petite vérole. L’amélioration des hôpitaux, l’adoucissement du sort des prisonniers, et tout ce qui avait rapport à ces choses, était l’objet de sa vie, ou du moins de ses lectures et de ses méditations ; et, comme il exprimait eu toutes circonstances ses convictions, il faisait par là quelque bien.

Il considérait la société civile, à quelque forme de gouvernement qu’elle fût soumise, comme un état naturel, qui avait ses biens et ses maux, sa marche ordinaire, tour à tour ses années d’abondance et de disette, et non moins de cas fortuits et irréguliers, grêles, inondations, incendies : le bien, il fallait le saisir et en profiter ; le mal, le détourner ou le souffrir : mais rien ne lui paraissait plus désirable que le développement de la bienveillance universelle, indépendamment de toute condition.

De pareils sentiments durent l’engager à rappeler l’attention sur l’œuvre de bienfaisance qu’il avait déjà recommandée, savoir les soins à donner aux personnes qui semblaient mortes, de quelque manière qu’elles eussent perdu les apparences de la vie. En assistant à ces entretiens, j’en vins à comprendre qu’on avait essayé et fait avec ces malheureux enfants tout le contraire, et qu’on les avait, en quelque sorte, assassinés ; on soutenait d’ailleurs qu’une saignée les aurait peut-être rappelés tous à la vie. Dans mon zèle de jeunesse. je me promis secrètement de ne négliger aucune occasion d’apprendre tout ce qui est nécessaire en pareil cas, particulièrement d’apprendre à saigner et à porter les autres secours.

Mais comme la marche ordinaire de la vie m’entraîna bientôt ! Le besoin d’amour et d’amitié s’était éveillé : je cherchai de toutes parts à le satisfaire. Cependant mes sens, mon imagination et mon esprit furent absorbés par le théâtre. Jusqu’où je fus conduit, combien je fus séduit par cette passion, je n’ose le répéter.

Et s’il faut t’avouer encore, après ce long récit, que je ne suis pas encore parvenu à mon but, et ne puis espérer d’y parvenir que par un détour, que te dirai-je de plus et comment pourrai-je m’excuser ? En.tout cas je pourrais dire encore : s’il est permis à l’écrivain humoriste d’entasser mille choses pêle-mêle ; s’il ose abandonner hardiment à son lecteur le soin de découvrir enfin, sous des expressions à demi voilées, ce qu’il en faut prendre, ne saurait-on permettre à l’homme sage et raisonnable de porter, avec une apparente bizarrerie, son action sur divers points successivement, pour qu’on les retrouve enfin réfléchis et concentrés en un seul foyer, et qu’on apprenne à reconnaître comment les influences les plus diverses entourent l’homme, et le poussent à une résolution qu’il n’aurait pu prendre d’aucune autre façon, ni par une impulsion intérieure, ni par une influence étrangère î

Parmi les diverses choses qu’il me reste à dire, je puis choisir celle par où je veux commencer ; toutefois cela même est indifférent : veuille prendre patience, lire, lire encore ; tu verras enfin se produire tout à coup, et tu trouveras fort naturel ce qui, si je l’avais exprimé d’un seul mot, t’aurait semblé tout à fait bizarre, au point que tu aurais à peine accordé un moment d’attention à ces préliminaires, donnés en forme d’explications.

Mais, pour abréger un peu, j’en reviendrai à cette cheville à rame, et te dirai qu’ayant retrouvé notre fidèle ami Jarno dans les montagnes, sous le nom de Montan, j’eus avec lui un entretien, que je fus entraîné accidentellement à poursuivre, pour éveiller, d’une façon toute particulière, certains sentiments. Les affaires de notre vie ont une marche mystérieuse qui ne peut se calculer. Tu te souviens sans doute de cette trousse, que votre excellent chirurgien produisit, quand tu vins à mon secours dans la forêt où j’étais gisant et blessé : elle frappa mes regards de telle sorte, et me laissa une impression si profonde, que je fut tout ravi lorsque, plusieurs années après, je la retrouvai dans les mains d’un plus jeune maître. Lui-même il n’y attachait aucune importance ; les instruments de chirurgie s’étaient perfectionnés depuis lors, et on les avait rendus plus commodes : il me céda la trousse volontiers, d’autant que l’emplette d’une autre lui en devint plus facile. Dès lors je la portai sur moi constamment, sans en /aire, il est vrai, aucun usage, mais comme un fidèle et consolant souvenir : c’était le témoin du moment où avait brillé devant mes yeux un bonheur auquel je ne devais parvenir qu’après un long détour.

Jarno vit par hasard cet objet, quand nous passâmes la nuit auprès du charbonnier ; il le reconnut aussitôt, et, sur mon aveu, il me dit :

« Je ne m’oppose point à ce que l’on garde un pareil fétiche, en souvenir de quelque bonheur inattendu, des suites importantes d’un événement indifférent : cela nous élève, comme une chose qui nous signale un mystère incompréhensible, qui nous tranquillise dans nos perplexités et qui soutient nos espérances ; mais il serait plus beau d’être engagé par ces instruments à en apprendre aussi l’emploi et à faire ce qu’ils te demandent dans leur muet langage.

— Laisse-moi t’avouer, lui répondis-je, que cette pensée m’est venue cent fois à l’esprit ; une voix secrète s’éveillait en moi, qui me révélait ma véritable vocation. »

Là-dessus je lui racontai l’histoire des enfanfs noyés, et qu’ayant alors appris qu’on aurait pu les sauver, si on les avait saignés, je m’étais proposé d’apprendre cette pratique, et que le temps avait effacé cette résolution.

« Prends-la sur-le-champ ! répliqua-t-il. Je te vois depuis bien longtemps occupé de choses qui concernent et qui regardent l’esprit, le cœur, le sentiment, et tout ce qu’on qualifie de la sorte : quels avantages- en as-tu retirés pour toi et pour les autres ? Des souffrances morales, dans lesquelles nous sommes plongés par le malheur ou par nos propres fautes. Pour les guérir, l’esprit ne peut rien, la raison peu de chose, le temps beaucoup, et tout enfin, une activité décidée. Par elle chacun agit avec lui-même et sur lui-même ; tu l’as éprouvé sur toi, tu l’as éprouvé sur les autres. »

Il me pressa, selon sa coutume, avec des paroles vives et amères, et me dit bien des choses dures, que je n’aimerais pas à répéter. 11 finit en ces termes :

« Uien n’est plus digne d’être appris et pratiqué qu’un art qui peut venir en aide à l’homme bien portant qu’un accident a blessé ; un traitement éclairé rétablit aisément le bon état du corps ; laissons les malades au médecin : mais personne n’a plus besoin d’un chirurgien que l’homme bien portant. Dans la tranquillité de la vie champêtre, dans le cercle étroit de la famille, il est autant le bienvenu que dans le tumulte de la bataille et après ; dans les plus doux moments, comme dans les plus douloureux et les plus horribles, partout les chances funestes règnent, plus cruelles que la mort, et avec aussi peu de ménagements, d’une manière même plus injurieuse, qui trouble le plaisir et la vie. »

Tu le connais, et tu croiras sans peine qu’il m’épargna aussi peu qu’il épargne tout le monde. Mais il s’appuya principalement sur le motif qu’il me présenta au nom de notre grande société.

« Votre culture générale, me dit-il, et toutes vos institutions pour la procurer, ne sont que ridicules folies. Ce qui importe, c’est qu’un homme possède parfaitement certaines connaissances ; qu’il puisse exécuter excellemment ce qu’un homme du voisinage ne ferait pas aussi bien que lui. Cela s’entend surtout de soi-même dans notre association. Tu es justement dans l’âge où l’homme se propose un travail avec discernement, juge avec intelligence ce qui se présente à lui, l’attaque du bon côté, et dirige vers le véritable but ses talents et ses facultés »

Pourquoi t’exposer plus longuement une chose évidente’ ? Il me fit comprendre que je pouvais obtenir dispense de la vie errante qu’on m’avait si singulièrement imposée, mais qu’on ne me ferait pas cette faveur sans difficulté. Il me dit :

  • Tu es du nombre des personnes qui s’accoutument aisément à un lieu et malaisément à une destination. A tous ces hommes on impose la vie errante, dans l’espérance de les faire arriver à un genre de vie fixe. Veux-tu te consacrer à la plus divine de toutes les professions, à guérir les blessures sans miracles et à faire des miracles sans paroles ? je m’emploierai pour toi. »

C’est ainsi qu’il parla avec véhémence, et il ajouta toutes les puissantes considérations que son éloquence lui sut inspirer.

Il est temps que je finisse ; mais tu apprendras bientôt avec détail comment j’ai profité de la permission de séjourner plus* longtemps en un lieu déterminé ; comment j’ai su promptement m’appliquer, me former, à l’œuvre pour laquelle je sentis toujours une inclination secrète. Enfin, dans la grande entreprise que vous poursuivez, je me montrerai comme un membre utile, un membre nécessaire de la société, et je m’attacherai à vos pas avec une certaine confiance, avec quelque orgueil, car il est louable, l’orgueil d’être digne de vous.