Entretiens d’émigrés allemands

Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (VII. Les Années de voyage de Wilhelm Meisterp. 423-532).





ENTRETIENS

D’ÉMIGRÉS ALLEMANDS

(1794—1795)

Dans ces jours malheureux qui eurent pour l’Allemagne, pour l’Europe, et même pour le monde entier, les plus tristes conséquences ; quand l’armée des Français pénétra dans notre patrie par un passage mal gardé, une famille noble quitta les domaines . qu’elle avait dans ces contrées, et s’enfuit au delà du Rhin, pour échapper aux persécutions qui menaçaient toutes les personnes de qualité, auxquelles on faisait un crime de garder avec joie et respect le souvenir de leurs ancêtres, et de posséder divers avantages qu’un sage père de famille était heureux de procurer à ses enfants et à ses descendants.

La baronne de C…,. veuve de moyen âge, se montra dans cette fuite telle qu’on l’avait vue dans sa maison, active et résolue, pour soutenir le courage de ses enfants, de ses proches et de ses amis. Élevée sur un grand théâtre, et formée par diverses épreuves, elle était connue pour une excellente mère de famille, et toute espèce d’occupations convenait à son esprit pénétrant. Son désir était de se rendre utile à beaucoup de monde, et ses relations étendues la mettaient en état de le faire. Elle dut alors inopinément se placer à la tête d’une petite caravane, et sut la guider, veiller pour elle, et entretenir la bonne humeur qui se montrait dans son entourage, au milieu même de l’angoisse et du péril. En effet, l’enjouement sut assez souvent se produire parmi nos fugitifs : des incidents inattendus, des situations nouvelles, donnèrent à ces esprits émus maints sujets de rire et de plaisanter.

Dans cette fuite précipitée, la conduite de chacun fut singulière et caractéristique. L’un se laissait emporter par une frayeur vaine, une crainte déplacée ; l’autre s’arrêtait à des soins inutiles ; et l’excès ou le défaut de précautions, tout incident où la faiblesse se trahissait par la négligence ou la précipitation, donnèrent sujet, dans la suite, à des railleries et des moqueries mutuelles, si bien que ces tristes aventures en devinrent plus gaies que n’aurait pu l’être auparavant un voyage de plaisir.

En effet, de même que l’on peut quelquefois assister d’un visage sérieux à une comédie, sans rire de plaisanteries destinées à nous égayer, tandis qu’on voit éclater une gaieté bruyante, s’il arrive dans la tragédie quelque incongruité ; ainsi, dans le monde réel, un malheur qui met les gens hors d’eux-mêmes peut être accompagné souvent de circonstances qui provoquent le rire, ou sur-le-champ, ou du moins par la suite.

Plus que tous les autres, Mlle Louise, fille aînée de la baronne, jeune personne vive, passionnée, impérieuse dans les jours prospères, dut essuyer beaucoup de railleries, parce qu’on assurait que, dans la première frayeur, elle avait perdu toute présence d’esprit ; que, dans sa distraction, ou plutôt dans une sorte d’absence d’esprit, elle avait, de l’air le plus sérieux du monde, apporté, pour être emballées, les choses les plus inutiles, et même avait pris un vieux domestique pour son fiancé.

Elle se défendait de son mieux ; seulement, elle ne voulait souffrir aucune plaisanterie qui eût rapport a son fiancé, étant assez affligée de le savoir dans l’armée des alliés, au milieu de périls continuels, et de voir l’union, objet de ses vœux, différée, et peut-être même anéantie, par la conflagration générale.

Frédéric, son frère aîné, jeune homme résolu, exécutait avec ordre et précision toutes les volontés de la mère, accompagnait à cheval le cortége, était à la fois courrier, vaguemestre et guide. Le précepteur du fils cadet, enfant de grande espérance, était un homme savant ; il voyageait dans la voiture de la baronne et lui tenait compagnie. Le cousin Charles, avec un vieil ecclésiastique, ami de la famille, et qui lui était devenu dès longtemps indispensable, occupait une autre voiture, où se trouvaient encore une jeune et une vieille parentes. Les valets et les femmes de chambre suivaient dans un cabriolet, et quelques fourgons pesamment chargés, qu’il fallut laisser en arrière à plus d’un relais, fermaient la marche.

Toute la société avait, on le comprend, quitté à regret son domicile ; mais le cousin Charles abandonnait surtout à contrecœur la rive droite du Rhin : non pas qu’il y eût laissé une amante, comme on aurait pu le supposer, à voir sa jeunesse, sa bonne mine et son caractère passionné ; mais il s’était laissé séduire par la beauté éblouissante qui, sous le nom de liberté, avait su se faire tant d’adorateurs, d’abord secrets, puis déclarés, et qui, si mal qu’elle traitât les uns, était vivement honorée par les autres.

Comme les amants sont d’ordinaire aveuglés parleur passion, il en fut de même du cousin Charles. Ils désirent la possession d’un bien unique, et s’imaginent qu’ils peuvent se passer de tout le reste ; le rang, la fortune, tous les avantages semblent se réduire à rien, tandis que le bien souhaité devient la chose unique, devient tout ; parents, proches, amis, sont oubliés, parce qu’on s’approprie une chose qui comble le désir et rend tout le reste étranger.

Le cousin Charles s’abandonnait à l’ardeur de sa passion, et n’en faisait pas mystère dans ses discours. 11 croyait pouvoir se livrer à ces sentiments avec d’autant plus de liberté qu’il était lui-même gentilhomme, et, quoique deuxième fils, avait l’expectative d’une fortune considérable. Ces mêmes biens, qui lui devaient échoir un jour, étaient alors dans les mains de l’ennemi, qui ne les ménageait guère. Néanmoins Charles ne pouvait considérer en ennemie une nation qui promettait au monde tant d’avantages, et dont il jugeait les sentiments par les discours et les déclarations de quelques citoyens. Il troublait d’ordinaire la joie que la société pouvait goûter encore, par l’éloge sans mesure de ce qui se faisait de mauvais ou de bon chez les Français, par le plaisir qu’il témoignait hautement de leurs progrès, ce qui choquait d’autant plus les exilés, que leurs souffrances étaient redoublées et rendues plus sensibles par la maligne joie d’un ami et d’un parent.

Déjà Frédéric avait eu plusieurs querelles avec lui, et avait fini par éviter sa conversation. La prudente baronne savait l’amener du moins à se modérer un moment. Mlle Louise lui donnait à faire plus que personne, parce qu’elle cherchait, mais souvent avec injustice, à rendre suspects son caractère et son esprit. Le gouverneur l’approuvait en secret, et l’ecclésiastique le désapprouvait ; les femmes de chambre, que sa beauté et sa libéralité avaient charmées, l’écoutaient volontiers discourir, parce qu’elles se croyaient autorisées par ses sentiments à lever sur lui, avec honneur, leurs yeux caressants, qu’elles avaient jusqu’alors baissés avec modestie.

Les besoins journaliers, les difficultés du voyage, les mauvais logements, ramenaient d’ordinaire la société à l’intérêt du moment, et le grand nombre d’émigrés, français et allemands, que l’on rencontrait partout, et dont la conduite et la situation étaient fort différentes, lui donnait lieu de remarquer souvent combien l’on avait sujet, dans ces temps-là, d’exercer toutes les vertus, mais particulièrement l’impartialité et l’indulgence.

Un jour, la baronne fit observer qu’on ne pouvait voir plus clairement qu’en de pareils moments de trouble et de péril universel, combien les hommes étaient, à tous égards, peu civilisés. La constitution civile, disait-elle, est comme un navire, qui transporte, même en temps d’orage, un grand nombre d’hommes, jeunes et vieux, sains et malades, à travers une mer dangereuse : ce n’est qu’au moment où le vaisseau fait naufrage, qu’on voit ceux qui savent nager, et même de bons nageurs sont alors engloutis. Nous voyons la plupart des émigrés porter en tous lieux à la ronde leurs défauts, leurs sottes habitudes, et cela nous étonne : mais, comme la bouilloire à thé suit le voyageur anglais dans les quatre parties du monde, le reste des hommes est partout accompagné de ses orgueilleuses prétentions, de sa vanité, son intempérance, son impatience, ses caprices, ses faux jugements, son penchant à jouer de malins tours à ses semblables. L’homme léger s’amuse de sa fuite comme d’une promenade ; l’insatiable, tout mendiant qu’il est, voudrait que tout fût à son service. Qu’il est rare de rencontrer un homme dont la vertu soit pure, qui soit porté à vivre, h se sacrifier pour autrui !

Tandis que l’on faisait diverses connaissances, qui donnaient lieu à de pareilles réflexions, l’hiver s’était écoulé. La fortune s’était de nouveau déclarée en faveur des armes allemandes ; on avait repoussé les Français au delà du Rhin, délivré Francfort et bloqué Mayence.

L’espérance que nos armées poursuivraient leurs avantages, et le désir de rentrer en possession d’une partie de ses biens, ramenèrent à la hâte la famille dans un domaine qu’elle possédait sur la rive droite du Rhin, dans la plus belle situation. Ouel plaisir de revoir le beau fleuve couler devant leurs fenêtres ! Avec quelle joie ils reprirent possession de chaque partie de la maison ! Comme ils saluèrent affectueusement les meubles connus, les vieux tableaux et chaque ustensile ! Quel prix avait pour eux la moindre chose qu’ils avaient jugée perdue ! Et quelles espérances ne conçurent-ils pas de voir un jour tout rétabli dans le premier état, même sur l’autre rive du Rhin !

A peine l’arrivée de la baronne fut-elle annoncée dans le voisinage, que les anciennes connaissances, les amis et les serviteurs accoururent pour la saluer, pour répéter les histoires des derniers mois, et lui demander sur divers sujets conseil et assistance.

Entourée de ces visites, elle fut très-agréablement surprise de voir paraître le conseiller intime de S…. avec sa famille. C’était un homme pour qui les affaires avaient été un besoin dès sa jeunesse, un homme qui méritait et possédait la confiance de son prince. Il était fermement attaché aux principes, et il avait, sur plusieurs sujets, des manières de voir particulières. 11 était exact dans ses discours et ses procédés, et il voulait trouver la même qualité chez les autres. Une conduite conséquente lui semblait la suprême vertu.

Son prince, le pays et lui-même avaient beaucoup souffert de l’invasion française ; il avait appris à connaître la tyrannie de la nation qui ne parlait que de la loi, et l’esprit despotique de ceux qui avaient toujours à la bouche le mot de liberté ; il avait vu que, dans ce cas encore, la multitude était toujours la même, et qu’elle acceptait, avec une grande vivacité, le mot pour la chose, l’apparence pour la réalité. Les suites d’une campagne malheureuse, tout comme les conséquences des sentiments et des opinions qui se répandaient, n’échappaient point à son regard pénétrant, quoiqu’on ne pût nier qu’il observait bien des choses avec une humeur chagrine, et les jugeait avec passion.

Sa femme, compagne d’enfance de la baronne, après tant de souffrances, retrouvait le ciel dans les bras de son amie. Elles avaient grandi, elles s’étaient développées ensemble ; elles n’avaient l’une pour l’autre aucuns secrets. Les premières inclinations de leurs jeunes années, les graves circonstances du mariage, les joies, les soucis et les peines de la maternité, elles s’étaient tout confié, soit de bouche, soit par lettres, et leur liaison n’avait jamais été interrompue. Les troubles des derniers temps les avaient seuls empêchées de communiquer entre elles comme d’ordinaire. Leurs conversations actuelles n’en furent que plus vives ; elles n’en avaient que plus de choses à se dire ; tandis que les filles de la conseillère passaient leur temps avec Mlle Louise dans une intimité toujours plus grande.

Malheureusement, les vives jouissances que leur procurait cetle ravissante contrée furent souvent troublées par le tonnerre de l’artillerie. Selon la direction du vent, on l’entendait de loin plus ou moins distinctement. Il n’était pas moins impossible, avec le flot des nouvelles journalières, d’éviter les conversations politiques, qui troublaient d’ordinaire la tranquillité momentanée de la société, car les diverses opinions et manières de voir étaient, de part et d’autre, exprimées avec une grande vivacité. Et, comme les personnes intempérantes ne s’abstiennent pas de vin et de mets indigestes, quoiqu’elles sachent par expérience qu’elles en éprouveront un malaise immédiat, la plupart des membres de la société ne pouvaient non plus se modérer dans cette occasion ; ils cédaient au contraire à l’irrésistible séduction de blesser les autres, et, par là, de se préparer à eux-mêmes de pénibles moments.

On juge aisément que le conseiller intime était le chef du parti attaché à l’ancien système, et que Charles portait la parole pour le parti opposé, qui attendait de la révolution prochaine la guérison et le rajeunissement de la vieille société malade.

Il régna d’abord dans les entretiens une assez grande modération, d’autant que la baronne savait, en plaçant à propos quelques mots agréables, maintenir les deux partis en équilibre ; mais, lorsque approcha le moment décisif où le blocus de Mayence allait être changé en siége, et lorsque l’on commença à concevoir des craintes plus vives pour cette belle ville et ses habitants abandonnés, chacun exprima ses opinions avec une passion sans retenue.

Les clubistes restés dans les murs de Mayence étaient surtout l’objet des entretiens de tout le monde, et chacun attendait leur châtiment ou leur délivrance, selon qu’il blâmait ou qu’il approuvait leur conduite.

Au nombre des premiers se trouvait le conseiller, dont les arguments blessaient Charles de la manière la plus vive, quand il attaquait le bon sens de ces hommes, et les accusait d’ignorer complètement et le monde et eux-mêmes.

« Qu’ils sont aveugles, disait le conseiller, une après-midi, que la conversation commençait à devenir très-animée ; qu’ils sont aveugles d’imaginer qu’un grand peuple, en lutte avec luimême, au milieu de troubles affreux, et qui, dans ses moments paisibles, ne sait rien estimer que lui-même, daignera jeter les yeux sur eux avec quelque intérêt ! On les regardera comme des instruments- on se servira d’eux quelque temps, et enfin on les jettera de côté, ou du moins on les négligera. Combien ils s’abusent, s’ils croient être jamais reçus au nombre des Français !

« Rien ne paraît plus risible aux grands et aux puissants que les faibles et les petits, qui, dans leur aveugle illusion, dans l’ignorance d’eux-mêmes, de leur force et de leur position, se flattent de les égaler. Et croyez-vous donc que la grande nation, après avoir trouvé jusqu’à ce jour la fortune favorable, sera moins fière et moins insolente que tout monarque victorieux ?

« Combien d’officiers municipaux, qui circulent maintenant avec l’écharpe, maudiront cette mascarade, lorsqu’un jour, après avoir aidé à soumettre leurs compatriotes à des formes nouvelles, qui leur sont odieuses, ils se verront traités avec mépris, dans cefte forme nouvelle, par ceux en qui ib avaient mis toute leur confiance ! Oui, il est à mes yeux très-vraisemblable qu’après la reddition de la place, qui ne peut guère tarder longtemps, ces gens seront livrés ou abandonnés aux nôtres. Puissent-ils recevoir alors leur récompense ! Puissent-ils subir le châtiment qu’ils méritent, à les juger avec toute l’impartialité dont je suis capable !

— L’impartialité ! s’écria Charles avec véhémence. Si je pouvais ne plus entendre prononcer ce mot ! Comment peut-on condamner ainsi ces gens sans autre forme ? Ils n’ont pas sans doute passé leur jeunesse, leur vie, à servir, dans la forme traditionnelle, leurs propres intérêts et ceux d’autres hommes privilégiés ; sans doute ils n’ont pas occupé les quelques chambres habitables du vieil édifice pour s’y bien traiter ; ils ont, au contraire, vivement senti l’incommodité des parties négligées de votrë palais d’État, parce qu’ils ont dû y passer leurs jours dans la souffrance et la gêne ; on ne les a point vus, séduits par une activité facile et routinière, considérer comme bon ce qu’ils avaient une fois accoutumé de faire. Sans doute ils auraient pu k se contenter d’observer en silence la partialité, le désordre, la négligence, l’ineptie, avec lesquels vos hommes d’État croient encore mériter le respect ; sans doute ils auraient pu se borner à faire des vœux secrets pour voir plus également répartir le travail et la jouissance ! Et qui peut nier que, dans leur nombre, il ne se trouve pas au moins quelques hommes habiles et bien pensants, qui, s’ils ne sont pas actuellement en état de faire le bien, ont du moins le bonheur d’adoucir le mal parleur entremise, et de préparer l’avénement du bien ? Et, puisque l’on compte dans leur rangs de pareils hommes, qui ne les plaindra pas, si le moment approche qui doit peut-être les frustrer à jamais de leurs espérances ? »

Le conseiller se moqua là-dessus, avec quelque amertume, des jeunes gens, qui sont enclins à idéaliser un objet ; Charles, de son côté, ne ménagea point les hommes qui ne sauraient penser que selon d’anciennes formes, et qui doivent rejeter nécessairement ce qui ne peut cadrer avec elles.

De réponse en réplique, la conversation s’échauffa, et, de part et d’autre, on fit entendre tout ce qui, dans ces temps-là, avait brouillé tant d’honnêtes gens ! Vainement la baronne voulut-elle ménager, sinon une paix, du moins une trêve ; la conseillère elle-même, aimable femme, qui avait su prendre quelque empire sur l’esprit de Charles, ne réussit pas à s’en faire écouter, d’autant moins que son mari continuait à lancer des traits acérés contre la jeunesse et l’inexpérience, et à railler la fantaisie des enfants dejouer avec le feu, qu’ils ne savent pourtant pas gouverner.

Charles, que la colère égarait, n’hésita pas à déclarer qu’il souhaitait le succès des armes françaises, et qu’il appelait tout Allemand à faire cesser le vieil esclavage ; qu’il était persuadé que la nation française saurait estimer les généreux Allemands qui se déclareraient pour elle ; qu’elle les regarderait et les traiterait comme des frères, sans les sacrifier ni les abandonner à leur sort ; mais qu’au contraire elle les comblerait d’honneurs, de biens et de confiance.

Le conseiller soutint qu’il était ridicule de penser que les Français eussent un moment l’idée de protéger ces gens-là, par une capitulation ou de quelque autre manière ; les clubistes tomberaient assurément dans les mains des alliés, et il espérait les voir tous pendus.

Charles ne put souffrir cette menace, et s’écria qu’il espérait bien que la guillotine trouverait aussi en Allemagne une abondante moisson, et n’épargnerait aucune tête coupable. Il ajouta quelques reproches très-forts, qui touchaient le conseiller personnellement, et qui, de toute manière, étaient de nature à l’offenser.

« Il faut donc, reprit le conseiller, que je m’éloigne d’une société où l’on ne respecte plus ce qui semblait jusqu’à ce jour digne d’estime. Je suis peiné d’être chassé pour la seconde fois, et par un compatriote. Mais je vois bien que je dois en attendre moins de ménagements que des Français, et je trouve ici confirmée la vieille maxime, qu’il vaut mieux tomber dans les mains des Turcs que dans celles des renégats. »

En disant ces mots, il se leva et sortit de la chambre ; sa femme le suivit ; tout le monde gardait le silence ; la baronne exprima son mécontentement en quelques mots très-vifs ; Charles allait et venait dans la salle. La conseillère revint, tout éplorée, et rapporta que son mari préparait tout pour le départ et avait déjà commandé les chevaux. La baronne se rendit auprès de lui pour le fléchir ; cependant les dames pleuraient, s’embrassaient, extrêmement troublées d’être ohligéesde se séparer sitôt et d’une manière si imprévue. La baronne revint ; elle n’avait rien obtenu. Déjà l’on emportait peu à peu les effets des hôtes. Les tristes moments de la séparation et des adieux furent très-vivement sentis. Avec les dernières cassettes et les dernières boîtes, toute espérance disparut. On amena les chevaux, et les pleurs coulèrent plus abondants.

La voiture partit ; la baronne la suivait, les larmes aux yeux. Elle quitta la fenêtre et reprit son métier à broder. Tout le monde était muet et embarrassé. Charles, surtout, témoignait son inquiétude ; assis dans un coin, il feuilletait un livre, et, par moments, il observait sa tante. Enfin il se leva et prit son chapeau, comme pour sortir ; mais il était à peine sur le seuil de la porte, qu’il revint sur ses pas, s’approcha de la baronne, et dit avec une noble fermeté :

,t Je vous ai offensée, ma chère tante, je vous ai affligée : pardonnez-moi ma précipitation ; je reconnais ma faute et je la sens profondément.

— Je puis pardonner, répondit la baronne ; je ne garderai contre toi aucun ressentiment, parce que tu es un homme généreux et bon ; mais tu ne peux réparer le mal que tu as fait. Je perds aujourd’hui, par ta faute, la société d’une amie, que je revoyais pour la première fois, après une longue séparation ; une amie que le malheur même ramenait près de moi, et dans l’intimité de laquelle j’oubliais souvent les maux qui nous ont atteints et ceux qui nous menacent. Elle, depuis longtemps errante, dans une fuite inquiète, et qui se reposait à peine depuis quelques jours, auprès d’anciens et chers amis, dans une demeure commode, dans un lieu agréable, la voilà de nouveau fugitive ; et nous perdons, en outre, la conversation de son mari, qui, s’il a peut-être quelques idées bizarres, n’en est pas moins un loyal et excellent homme ; un répertoire inépuisable pour la connaissance des hommes et des choses, des événements et des circonstances, qu’il sait exposer d’une manière agréable, heureuse et facile. Toutes ces jouissances, ta vivacité nous les fait perdre : comment pourras-tu nous dédommager ?

CHARLES.

Pardonnez-moi, chère tante ! Je sens ma faute assez vivement : ne m’en faites pas voir si clairement les conséquences.

LA BARONNE.

Il faut, au contraire, que tu les voies aussi clairement que possible. Il ne peut être ici question de ménagements ; il s’agit uniquement de savoir si tu pourras être convaincu de tes torts, car ce n’est pas la première fois que tu commets cette faute, et ce ne sera pas la dernière. 0 hommes, la nécessité qui vous resserre sous le même toit, dans une étroite cabane, ne saura-t-elle vous rendre tolérants les uns pour les autres ? N’est-ce pas assez des calamités inévitables qui fondent sur vous et vos familles ? Nepouvez-vousdonc travailler sur vous-mêmes, et vous conduire modérément et raisonnablement avec ceux qui, dans le fond, ne veulent rien vous ôter, rien vous ravir ? Faut-il que vos cœurs agissent et se déchaînent aveuglément et sans frein, comme les événements, comme un orage ou tout autre phénomène de la nature ? »

Charles ne répondait rien, et le gouverneur, quittant la fenêtre, où il s’était tenu jusqu’alors, s’approcha de la baronne en disant :

« Il se corrigera ; cet incident lui servira, nous servira de leçon à tous ; nous saurons nous éprouver chaque jour, nous représenter la douleur que vous avez sentie ; nous montrerons aussi que nous avons de l’empire sur nous-mêmes.

LA BARONNE.

Que les hommes se flattent aisément, et surtout en ce point ! La domination est pour eux un mot si agréable, et cela sonne si bien de se dominer soi-même ! Ils en parlent trop volontiers, et voudraient nous faire croire qu’ils y songent sérieusement dans la pratique. Si du moins j’avais vu, de ma vie, un seul homme capable de se maîtriser dans la moindre chose ! S’il en est une qui leur soit indifférente, d’ordinaire ils affectent gravement d’en sentir la privation avec peine, et, ce qu’ils désirent passionnément, ils savent le représenter à eux-mêmes et aux autres comme excellent, nécessaire, inévitable et indispensable. Je n’en sache aucun qui soit capable du moindre renoncement.

LE GOUVERNEUR.

Vous êtes rarement injuste, et je ne vous ai jamais vue encore dominée par l’humeur et la passion comme en ce moment.

LA BARONNE.

Du moins cette passion n’a pas de quoi me taire rougir. Quand je me figure mon amie dans sa voiture de voyage, par de mauvais chemins, pleurant sur l’hospitalité violée, je pourrais vous maudire tous de bon cœur.

LE GOUVERNEUR.

Je ne vous ai pas vue, dans les plus grands maux, aussi émue, aussi courroucée.

LA BARONNE.

Un petit mal, à la suite des grands, comble la mesure ; et puis, ce n’est pas un petit mal, d’être privée d’une amie.

LE GOUVERNEUR.

Calmez-vous, madame ; ayez assez de confiance en nous pour croire que nous voulons nous corriger, que nous voulons faire notre possible pour vous contenter.

LA BARONNE.

Non, aucun de vous ne surprendra ma confiance ; mais, à l’avenir, j’exigerai de vous ce qui m’est dû, je commanderai dans ma maison.

— Kxigez, commandez, s’écria Charles ; vous n’aurez pas à vous plaindre de notre désobéissance.

— Ma sévérité ne sera pas si fâcheuse, reprit avec un sourire la baronne en se surmontant : je n’aime guère à commander, surtout à des esprits si indépendants ; je donnerai seulement un conseil et j’y ajouterai une prière.

LE GOUVERNEUR.

Et l’un et l’autre seront pour nous une loi inviolable.

LA BARONNE.

Ce serait, de ma part, une folie, si je prétendais écarter l’intérêt que chacun prend aux grands événements dont nous-mêmes avons été déjà les malheureuses victimes. Je ne puis changer les sentiments qui se développent dans le cœur de chacun selon sa manière de voir, qui se fortifient, travaillent, agissent, et il serait aussi cruel qu’insensé d’exiger que l’on s’abstint de les communiquer : mais je puis attendre de la société dans laquelle je vis, que ceux qui ont les mêmes sentiments se rapprochent sans bruit et s’entretiennent agréablement, l’un exprimant ce que l’autre a déjà dans la pensée. Dans vos chambres, à la promenade, où que les hommes qui pensent de même se rencontrent, que l’on épanche son cœur à plaisir ; que l’on s’appuie sur telle ou telle opinion ; que l’on goûte vivement la joie d’une ardente conviction ! Cependant n’oublions pas, mes enfants, dans notre société, combien, avant qu’il fût question de toutes ces choses, nous avons dû sacrifier de. nos idées particulières pour être sociables, et qu’aussi longtemps que le monde subsistera, pour être sociable, il faut se maîtriser du moins au dehors. Ainsi donc, je le demande, non pas au nom de la vertu, mais ’ au nom de la plus simple politesse, faites maintenant pour moi et pour les autres ce que’vous avez observé, je pourrais dire dès votre enfance, envers toute personne que vous avez rencontrée sur votre chemin.

« En vérité, poursuivit la baronne, je ne sais ce qûe nous sommes devenus, où s’est envolé soudain tout savoir-vivre. Comme on se gardait autrefois de toucher, dans le monde, à ce qui pouvait faire sur un autre une impression désagréable ! En présence du"catholique, le protestant évitait de proclamer ridicule telle ou telle cérémonie ; le catholique zélé ne faisait pas sentir au protestant que l’ancienne religion assurait mieux le salut éternel ; sous les yeux d’une mère qui avait perdu son fils, on évitait de témoigner vivement la joie maternelle ; et chacun se sentait troublé, s’il lui était échappé de la sorte une parole irréfléchie. Tous les témoins cherchaient à réparer l’inadvertance. Et maintenant ne faisons-nous pas justement le contraire ? Nous cherchons avec ardeur toute occasion de mettre en avant ce qui blesse les autres et les trouble. Mes enfants, mes amis, revenons à ces anciennes habitudes. Nous avons déjà beaucoup souffert, et bientôt peut-être la fumée pendant le jour et la flamme pendant la nuit nous annonceront la destruction des demeures et des possessions qui nous restent. N’apportons pas violemment ces nouvelles au milieu de nous ; en revenant trop souvent sur ces choses, ne gravons pas plus avant dans nos âmes ce qui réveille chez nous assez de secrètes douleurs.

« Quand votre père mourut, vos actions et vos paroles ont-elles, à chaque occasion, renouvelé chez moi cette perte irréparable ? N’avez-vous pas évité tout ce qui pouvait rappeler à contre-temps sa mémoire ? et, par votre amour, vos secrets efforts et votre complaisance, n’avez-vous pas tâché d’adoucir a douleur de cette séparation et de guérir ma blessure ? N’est-il pas maintenant plus nécessaire que chacun mette en usage ces ménagements mutuels, qui ont souvent plus d’effet que des secours bienveillants, mais sévères, maintenant qu’il ne s’agit plus de quelques rares accidents qui frappent, au milieu de la foule des heureux, telle ou telle personne, dont le malheur disparaît bientôt dans la félicité générale, mais qu’au milieu d’un nombre infini de malheureux, quelques-uns à peine jouissent, par leur caractère ou leur éducation, d’un contentement fortuit ou factice ?

CHARLES.

Vous nous avez assez humiliés, ma chère tante : ne voulez-vous pas nous tendre de nouveau la main ?

LA BARONNE.

La voici, à condition que vous ayez le désir de vous laisser guider par elle. Proclamons une amnistie ; on ne peut trop tôt s’y résoudre. »

A ce moment, entrèrent les autres dames, qui, depuis le départ, avaient encore pleuré de bon cœur. Elles ne pouvaient se résoudre à regarder gracieusement le cousin Charles.

« Approchez, mes enfants, dit la baronne. Nous avons eu un sérieux entretien, qui, je l’espère, rétablira parmi nous la paix et l’union, et nous ramènera le bon ton, qui nous manque depuis quelque temps. Peut-être n’avons-nous jamais eu un plus grand besoin de nous rapprocher et de nous distraire, du moins quelques heures par jour. Convenons de nous interdire absolument, quand nous serons réunis, tout entretien sur les intérêts du jour. Il y a bien longtemps que nous n’avons plus de conversations instructives et fortifiantes ; il y a bien longtemps, mon Charles, que tu ne nous as rien dit des États et des pays étrangers, dont tu connais si bien la nature, les habitants, les mœurs et les usages. Et vous, dit-elle au gouverneur, combien de temps n’avez-vous pas laissé dans l’oubli l’histoire ancienne et moderne, la comparaison des siècles et des hommes ? Où sont les vers charmants qui, si souvent, à la joie de la société, s’échappaient des portefeuilles de nos jeunes personnes ? Où se sont perdues les libres méditations philosophiques ? Est-il évanoui, le plaisir avec lequel vous rapportiez de vos promenades une pierre remarquable, une plante nouvelle pour nous, un insecte rare, nous donnant par là sujet de rêver du moins agréablement à la grande chaîne des êtres ? Que tous ces entretiens, qui s’offraient autrefois d’eux-mêmes, soient rétablis au milieu de nous par une convention, par une résolution, par une loi. Faites tous vos efforts pour être intéressants, utiles, et surtout sociables. Et tout cela, nous en aurons besoin, et bien plus encore que maintenant, quand même tout tomberait dans la dernière confusion. Enfants, le promettez-vous ? » Ils le promirent avec chaleur.

« Eh bien, allez ! La soirée est belle : que chacun en jouisse à sa manière, et, à souper, sachons, pour la première fois depuis longtemps, goûter les douceurs d’une conversation amicale. »

La société se dispersa ; Louise resta seule auprès de sa mère. Elle ne pouvait oublier sitôt le chagrin d’avoir perdu ses compagnes, et elle répondit par un refus, d’une manière fort piquante, à Charles, qui lui proposait une promenade. La mère et la fille étaient restées quelque temps en silence, quand l’ecclésiastique survint. 11 arrivait d’une longue course, et n’avait rien appris de ce qui s’était passé dans la maison. 11 posa son chapeau et sa canne,"prit une chaise, et se disposait à faire quelque récit, quand Louise lui coupa la parole, en disant, comme si elle avait poursuivi un entretien commencé avec sa mère :

« La loi que l’on vient d’établir sera assez incommode pour bien des gens. Autrefois, quand nous étions à la campagne, les sujets de conversation nous ont déjà manqué plus d’une fois : en effet, on n’y entendait pas journellement, comme à la ville, calomnier une pauvre fille, répandre de mauvais bruits sur un jeune homme ; mais, jusqu’à ce jour, on avait du moins la ressource de faire des contes insipides sur deux grandes nations, de trouver ridicules les Allemands et les Français, et de proclamer tel ou tel un clubiste et un jacobin. Si l’on nous interdit encore ce chapitre, nous verrons parmi nous plus d’une personne muette.

— Est-ce là peut-être une attaque dirigée contre moi, mademoiselle ? dit en souriant le vieillard. Vous savez que je m’estime heureux de servir quelquefois de plastron à la société. Car, assurément, tout en faisant honneur, dans chaque conversation, à votre excellente institutrice, et en vous montrant à chacun agréable, aimable et gracieuse, vous semblez d’ordinaire vous dédommager un peu à mes dépens de la contrainte que vous imposez parfois à un petit esprit malin, qui habite en vous, et dont vous n’êtes pas tout à fait maîtresse. Apprenezmoi, madame, poursuivit-il en s’adressant à la baronne, ce qui s’est passé en mon absence, et quels entretiens sont bannis de notre compagnie. »

La baronne l’instruisit de tout ce qui était arrivé. Il écouta attentivement, et, reprenant la parole, il dit :

« Même après cet arrangement, il ne serait pas impossible à certaines personnes d’intéresser la société, et peut-être d’une manière plus utile et plus sûre que d’autres ne pourraient le faire.

— C’est ce que nous verrons, dit Louise.

— Cette loi, poursuivit-il, n’a rien de fâcheux pour tout homme qui sait s’occuper dans la solitude : elle lui sera au contraire agréable, puisqu’il lui sera permis de produire dans la société les choses auxquelles il s’appliquait, en quelque sorte, à la dérobée. Excusez-moi, mademoiselle, si je demande qui donc fait les nouvellistes, les espions, les calomniateurs, sinon la société. J’ai rarement vu, à quelque lecture, à l’exposition d’une matière intéressante, propre à nourrir l’esprit et le cœur, une assemblée aussi attentive, et les facultés de 1 ame dans une aussi grande activité, que si l’on apportait quelque nouvelle, et surtout quelque chose de nature à rabaisser un homme ou une femme de la ville. Demandez-vous à vous-même, et demandez à beaucoup de gens, ce qui donne de l’attrait à un événement. Ce n’est pas son importance, ce n’est pas l’influence qu’il peut avoir, c’est la nouveauté. D’ordinaire la nouveauté paraît seule importante, parce que, sans liaison, elle excite la surprise, et occupe un moment notre imagination, effleure à peine notre sensibilité, et laisse dans un parfait repos notre intelligence. Tout homme peut, sans faire le moindre retour sur lui-même, prendre un vif intérêt à ce qui est nouveau ; et, comme une suite de nouveautés entraîne toujours d’un objet à un autre, rien ne peut être plus agréable au grand nombre qu’un pareil sujet de distraction perpétuelle, et une pareille occasion de se permettre la moquerie et la maligne joie, d’une manière commode et toujours nouvelle.

— Fort bien, dit Louise, votf s ne semblez pas être embarrassé ; jusqu’ici, on était sur le compte des individus, maintenant c’est tout le genre humain qui paye.

— Je ne demande pas, répondit le vieillard, que vous soyez jamais équitable envers moi ; je me bornerai à vous dire que nous autres, qui sommes dépendants de la société, nous devons nous former et nous régler sur elle ; que même nous pouvons mieux nous permettre de faire une chose qui l’olfense qu’une chose qui l’importune ; et il n’est rien au monde qui l’importune plus que de lui demander de réfléchir et de mé

.diter. Tout ce qui tend à ce but, il faut l’éviter, et, tout au plus, faire pour soi, en secret, ce qui est interdit dans toute assemblée.

— Pour vous, en secret, répliqua Louise, vous avez, je pense, vidé mainte bouteille et passé à dormir maintes belles heures du jour. .

— Je n’ai jamais attaché beaucoup d’importance à ce que je fais, poursuivit le vieillard, car je sais qu’auprès d’autres hommes, je suis un grand paresseux ; cependant j’ai fait un recueil qui, maintenant peut-être, procurerait à notre société, disposée comme elle est, quelques heures agréables.

— Quel est ce recueil ? dit la baronne.

— Pas autre chose, sans doute, qu’une chronique scandaleuse ! reprit Louise.

— Vous êtes dans l’erreur.

— Nous verrons.

— Laisse monsieur s’expliquer, dit la baronne, et, en général, ne t’accoutume pas à maltraiter et rudoyer les personnes même qui peuvent le souffrir comme plaisanterie. Nous ne devons pas nourrir, même sous forme de badinage, les mauvais penchants de notre cœur. Dites-moi, mon ami, en quoi consiste votre recueil ? Nous sera-t-il un amusement utile et convenable ? Est-il commencé depuis longtemps ? Pourquoi n’en avons-nous eu jusqu’à ce jour aucune nouvelle ?

— Je vais m’expliquer, reprit le vieillard. Il y a longtemps que je vis au milieu du monde, et j’ai toujours observé avec intérêt ce qui arrive à tel ou tel. Je ne me sens ni le courage in la force de parcourir le vaste champ de l’histoire, et les événements isolés me jettent dans la confusion ; mais, parmi le grand nombre de vies privées, vraies et fausses, que l’on colporte dans le public, que l’on se transmet secrètement de bouche en bouche, il en est plusieurs qui ont un attrait plus noble et plus pur que l’attrait de la nouveauté ; plusieurs, qui, par un tour spirituel, peuvent prétendre à nous récréer ; plusieurs, qui nous révèlent en un moment la nature humaine et ses secrets mystères ; d’autres, dont les sottises bizarres nous divertissent : parmi cette multitude d’histoires, qui occupent dans la vie ordinaire notre attention et notre malignité, et qui sont aussi communes que les hommes à qui elles arrivent ou qui les racontent, j’ai recueilli celles qui me paraissaient avoir un caractère ; qui touchaient, qui occupaient ma raison et mon cœur, et, lorsque ma pensée se reportait sur elles, me donnaient un moment de paisible et pure gaieté.

— Je suis très-curieuse, dit la baronne, d’apprendre de quel genre sont vos histoires et quel en est le fond.

— Vous pensez bien, dit le vieillard, qu’il ne sera pas souvent question de procès et d’affaires de famille : ces choses n’ont le plus souvent d’intérêt que pour les personnes dont elles sont le tourment.

LOUISE.

Que renferment donc vos histoires ?

LE VIEILLARD.

Elles s’occupent d’ordinaire, il faut que je l’avoue, des sentiments par lesquels hommes et femmes sont unis ou divisés, heureux ou malheureux, mais égarés plus souvent qu’éclairés.

LOUISE.

Vraiment ! Vous nous donnez donc probablement un recueil de plaisanteries licencieuses pour un fin divertissement ? Excusez-moi, chère maman, de faire cette observation. Elle se présente d’elle-même, et il doit être permis de dire la vérité.

LE VIEILLARD.

Vous ne trouverez, je l’espère, dans tout le recueil, rien que je doive nommer licencieux.

LOUISE.

Et que nommez-vous ainsi ?

LE VIEILLARD.

Un entretien licencieux, une histoire licencieuse, me sont insupportables, car ils nous présentent une chose vulgaire, une chose qui ne mérite ni le discours, ni l’attention, comme originale et charmante ; ils éveillent un aveugle désir, au lieu d’occuper agréablement l’esprit ; ils enveloppent ce qu’il faudrait ou considérer sans voile ou laisser loin du regard.

LOUISE.

Je ne vous comprends pas. J’espère que vous nous présenterez du moins vos histoires avec quelque agrément. Faudrait-il peut-être nous laisser battre les oreilles de lourdes plaisanteries ? Voici, je pense, une école pour les jeunes filles, et vous prétendrez encore à notre reconnaissance ?

LE VIEILLARD.

Rien de tout cela. D’abord vous n’apprendrez rien de nouveau : j’observe en effet, depuis quelque temps, que vous ne passez jamais certains comptes rendus dans les journaux scientifiques.

LOUISE.

Vous devenez mordant.

LE VIEILLARD.

Vous êtes fiancée, et je vous excuse volontiers. J’ai voulu seulement vous montrer que j’ai aussi des traits à décocher au besoin contre vous.

LA BARONNE.

Je vois où vous voulez en venir, faites-le aussi comprendre à Louise.

LE VIEILLARD.

Je n’aurais qu’à répéter ce que j’ai dit en commençant, mais il ne semble pas qu’il plaise à mademoiselle d’être attentive.

LOUISE.

Qu’importe ce qui me plaît ? et à quoi bon tant de paroles ? Que l’on prenne la chose comme on voudra, ce seront des histoires scandaleuses, d’une manière ou d’une autre, scandaleuses et voilà tout.

LE VIEILLARD.

Dois-je le répéter, mademoiselle ? une personne sage ne voit le scandale que dans la méchanceté, l’orgueil, l’envie de nuire, la répugnance à prêter secours ; elle en détourne les yeux, mais, en revanche, elle trouve amusants les petits défauts, les petites imperfections, et s’arrête surtout volontiers aux histoires où elle trouve l’honnête homme dans une légère contradiction avec lui-même, avec ses désirs et ses projets ; où des sots imbéciles, entichés de leur mérite, sont redressés ou trompés ; où toute prétention est punie d’une manière naturelle ou même accidentelle ; où des projets, des vœux et des espérances, sont tantôt renversés, arrêtés et anéantis, tantôt avancés, accomplis et confirmés soudain ; elle aime surtout à méditer en silence sur les événements où le hasard se joue de la faiblesse et de l’impuissance humaines ; aucun des héros dont elle recueille l’histoire ne doit craindre de sa part le blâme, ni attendre la louange.

LA BARONNE.

Votre préambule éveille le désir d’entendre bientôt un essai. Je ne sache pas néanmoins que, parmi nous (et nous avons pourtant vécu presque toujours ensemble), il soit arrivé beaucoup de choses susceptibles de figurer dans un pareil recueil.

LE VIEILLARD.

Cela dépend beaucoup de l’observateur et du tour que l’on sait donner aux choses ; au reste, je ne veux pas dissimuler que j’ai fait aussi mainte récolte dans les vieux livres et les traditions. Vous rencontrerez parfois, et peut-être sans déplaisir, d’anciennes connaissances sous une forme nouvelle. Mais cela même m’assure un avantage dont je ne veux pas me dessaisir : aucune de mes histoires ne doit être interprétée.

LOUISE.

Vous ne pourrez cependant nous défendre de reconnaître nos amis et nos voisins, s’il nous plaît de déchiffrer l’énigme.

LE VIEILLARD.

En aucune façon : mais vous me permettrez aussi de produire alors quelque vieux in-folio, pour démontrer que cette histoire est arrivée ou bien a été inventée, il y a plusieurs siècles ; vous me permettrez encore de sourire à part moi, lorsqu’on taxera de vieille fable une histoire arrivée récemment au milieu de nous, sans que nous la reconnaissions sous cette forme.

LOUISE.

On n’en finit pas avec vous : le mieux est que nous fassions la paix pour ce soir, et que vous nous racontiez bien vite une de vos historiettes, par forme d’essai.

LE VIEILLARD.

Souffrez que j’ose vous désobéir : cet amusement est réservé pour notre société tout entière ; nous ne devons rien lui dérober, et, je vous en préviens, tout ce que j’ai à rapporter n’a aucune valeur en soi ; mais, quand la société, après une conversation sérieuse, voudra se reposer quelques moments ; quand, rassasiée de mets savoureux, elle demandera un léger dessert, alors je serai prêt, et je m’estimerai fort heureux, si celui que je prépare n’est pas trouvé insipide.

LA BARONNE.

Eh bien, il nous faut prendre patience jusqu’à demain.

LOUISE.

Je suis bien curieuse d’entendre ce qu’il va nous conter.

LE VIEILLARD.

Ne le soyez pas, mademoiselle, car une vive attente est rarement satisfaite. »

Le soir, après souper, la baronne s’étant retirée de bonne heure, le reste de la société demeura réuni, et l’on parla de diverses nouvelles qui couraient, de bruits qui se répandaient, et, comme il arrive d’ordinaire, on hésitait sur ce qu’il fallait croire et rejeter.

« A mon avis, dit le vieil ami de la maison, le mieux est de croire ce qui nous plaît, de rejeter tout uniment ce qui nous déplaît, sans nous soucier de ce qu’il en peut être. »

On fit observer que c’est aussi l’usage ordinaire des hommes, et, de proche en proche, on parla du penchant décidé que nous avons par nature à croire le merveilleux. On discourut d’aventures romanesques, d’apparitions, et, le vieillard ayant promis de raconter plus tard quelques bonnes histoires de ce genre, Louise prit la parole et lui dit :

« A’ous seriez bien aimable et nous vous serions fort obligés, si, dans cet instant même, ou nous sommes réunis et convenablement disposés, vous nous faisiez une de ces histoires ; vous pourriez compter sur notre attention et notre reconnaissance. »

Sans se faire longtemps prier, l’ecclésiastique commença en ces termes :

Pendant mon séjour à Naples, il se passa dans cette ville une aventure qui fit une grande sensation, et sur laquelle les opinions furent très-partagées. Les uns assuraient qu’elle était de pure invention, les autres qu’elle était véritable, mais qu’elle recelait une tromperie. Ceux qui partageaient ce dernier avis n’étaient pas non plus d’accord entre eux : ils débattaient ensemble qui pouvait être le trompeur. D’autres encore soutenaient qu’il n’est point démontré que les substances spirituelles ne puissent agir sur les éléments et les corps, et qu’il ne faut pas taxer absolument de mensonge ou de tromperie tout événement merveilleux. Mais venons à notre histoire.

Une chanteuse, nommée Antonelli, était, de mon temps, la favorite du public napolitain. Dans la fleur de la jeunesse, de la beauté et du talent, il ne lui manquait aucun des avantages par lesquels une femme charme et attire la foule, enchante et rend heureux un petit nombre d’amis. Elle n’était pas insensible à l’amour et à la louange ; mais, naturellement sage et modérée, elle savait goûter les plaisirs que l’un et l’autre procurent, tout en restant maîtresse d’elle-même, comme sa position l’exigeait. Tous les jeunes hommes, nobles et riches, l’entouraient de leurs hommages ; elle n’en recevait qu’un petit nombre, et si, dans le choix de ses amants, elle consultait surtout ses yeux et son cœur, elle montrait néanmoins, dans toutes ses petites aventures, un caractère ferme et décidé, qui devait lui gagner chaque observateur attentif. J’eus l’occasion de la voir quelque temps, parce que j’étais fort lié avec un de ses amants.

Plusieurs années s’écoulèrent : elle avait assez appris à connaître les hommes, et, dans le nombre, beaucoup de sots, de caractères faibles et suspects. Elle croyait avoir observé que, d’ordinaire, un amant qui, dans un certain.sens, est tout pour une femme, n’est plus rien, précisément quand elle aurait le plus pressant besoin de secours, dans les accidents de la vie, dans les affaires domestiques, et lorsqu’il s’agit de prendre une résolution soudaine, si même il ne nuit pas à son amante, en ne songeant qu’à lui, et, par égoïsme, n’est pas entraîné à lui conseiller le plus mauvais parti et à l’engager dans les plus dangereuses démarches.

Jusqu’à ce jour, ses liaisons avaient laissé le plus souvent son esprit désoccupé, et il demandait aussi un aliment. Elle voulut entin avoir un ami, et, à peine eut-elle éprouvé ce besoin, qu’il se trouva, parmi ceux qui cherchaient à s’approcher d’elle, un jeune homme, à qui elle donna sa confiance, et qui semblait la mériter à tous égards.

C’était un Génois, que des affaires importantes retenaient à Naples en ce temps-là. Doué d’un très-heureux naturel, il avait reçu d’ailleurs l’éducation la plus soignée. 11 avait des connaissances étendues ; son esprit, comme sa personne, était parvenu au plus heureux développement ; sa conduite était le parfait modèle d’un homme qui ne s’oublie pas un seul moment, et semble toujours s’oublier pour les autres. L’esprit commercial de sa ville natale vivait en lui : il voyait en grand ce qu’il y avait à faire. Cependant sa situation n’était pas des plus heureuses : sa maison s’était engagée dans une spéculation très-hasardée, et se trouvait embarrassée de procès dangereux. Avec le temps, les affaires s’embrouillèrent encore davantage, et le souci qu’il en prenait lui donnait un air de tristesse qui lui allait fort bien, et qui encouragea plus encore notre jeune femme à rechercher son amitié, parce qu’elle croyait sentir qu’il avait lui-même besoin d’une amie.

Il ne l’avait rencontrée jusqu’alors que dans les lieux publics et par occasion : sur sa première demande, elle lui ouvrit sa maison ; elle l’invita même d’une manière pressante, et il ne manqua pas d’en profiter.

Elle ne tarda pas à lui manifester sa confiance et son désir : il fut surpris et charmé de sa proposition. Elle le pria instamment de rester son ami, et de n’élever aucune des prétentions d’un amant. Elle lui fit part d’un embarras où elle se trouvait alors, et dans lequel il pouvait, avec ses relations diverses, lui donner le meilleur conseil, lui tracer la marche la plus prompte et la plus avantageuse. De son côté, il lui confia sa position, et, comme elle sut le rassurer et le réconforter, comme, en présence de la jeune femme, bien des idées se développèrent, auxquelles il n’aurait pas songé sitôt, elle parut, à son tour, être sa conseillère, et une amitié mutuelle, fondée sur la plus noble estime, sur les plus chers intérêts, ne tarda pas à s’établir entre eux.

Malheureusement, quand on accepte des conditions, on n’examine pas toujours si elles sont exécutables. Le Génois avait promis de s’en tenir à l’amitié, de ne point prétendre aux droits d’un amant ; et cependant il était forcé de reconnaître que les amants favorisés se trouvaient partout sur son chemin, qu’ils lui étaient extrêmement odieux, et même tout à fait insupportables. Sa douleur était au comble, quand son amie l’entretenait, souvent d’un ton enjoué, des bonnes et mauvaises qualités de quelqu’un d’eux, semblait connaître parfaitement tous les défauts de l’amant favorisé, et, le même soir peut-être, comme en dérision de son digne et cher ami, reposait dans les bras de l’homme sans mérite.

Par bonheur, ou par malheur peut-être, il arriva bientôt que le cœur de la belle se trouva libre. Son ami s’en aperçut avec joie, et tâcha de lui représenter que la place vacante lui appartenait de préference à tout autre. Ce ne fut pas sans combat et sans répugnance qu’elle prêta l’oreille à ses vœux.

« Je crains, disait-elle, de perdre par cette complaisance ce qu’il y a de plus précieux au monde, c’est-à-dire un ami. »

Elle avait bien prophétisé : car, à peine eut-il vécu quelque temps auprès d’elle en sa double qualité, que ses caprices commencèrent à devenir plus pénibles. Comme ami, il exigeait toute l’estime de la belle ; comme amant, toute sa tendresse, et, en sa qualité d’homme agréable et sage, une conversation assidue. Mais ce n’était point l’humeur de la vive jeune fille ; elle ne pouvait se résoudre à aucun sacrifice, et n’avait nulle envie d’accorder à personne des droits exclusifs. Elle chercha donc tout doucement à réduire peu à peu les visites du Génois, à le voir plus rarement, et à lui faire entendre que, pour aucun prix, elle ne renoncerait à sa liberté.

Aussitôt qu’il s’en aperçut, il se sentit cruellement blessé ; et ce ne fut pas son unique chagrin. ses affaires d’intérêt commençaient à prendre une très-fâcheuse tournure. 11 avait à se reprocher d’avoir considéré, dès sa première jeunesse, son patrimoine comme une source inépuisable ; d’avoir négligé ses affaires de commerce, afin de paraître, dans ses voyages et dans le grand monde, un personnagg plus riche et plus considérable, que ne le permettaient sa naissance et ses revenus. Les procès sur lesquels il fondait son espérance allaient lentement et coûtaient beaucoup. Ils l’obligèrent d’aller quelquefois à Palerme, et, pendant son dernier voyage, l’habile comédienne prit divers arrangements, pour mettre sa maison sur un autre pied et pour écarter peu à peu le Génois. Il revint, et trouva la belle dans une nouvelle demeure, éloignée de la sienne ; il vit le marquis de S., qui avait alors sur les divertissements et les théâtres publics une grande influence, aller et venir chez l’actrice familièrement. Accablé de chagrin, il tomba gravement malade. Quand la nouvelle en parvint à son amie, elle accourut auprès de lui, le soigna, pourvut à son service, et, venant à savoir que sa caisse n’était pas fort bien garnie, elle lui laissa une somme considérable, qui suffisait pour le tranquilliser quelque temps.

Par la prétention qu’il avait eue de gêner sa liberté, son ami avait déjà perdu beaucoup à ses yeux ; à mesure que son inclination pour lui diminuait, elle l’observait avec plus d’attention ; enfin la découverte qu’elle fit, qu’il avait si mal gouverné ses affaires particulières, ne lui avait pas donné une idée bien favorable de son esprit et de son caractère. Cependant il ne remarquait pas le grand changement qui s’était fait en elle ; au contraire, les soins qu’elle prenait pour sa guérison, la constance avec laquelle elle passait à son chevet la moitié du jour, lui semblaient une marque d’amitié et d’amour, plus que de pitié, et il espérait, après son rétablissement, rentrer dans tous ses droits.

Combien il se trompait ! A mesure que sa santé revenait et qu’il prenait de nouvelles forces, disparaissait chez la belle toute espèce d’inclination et de confiance ; son amant lui paraissait morne aussi importun qu’il lui avait été agréable autrefois. D’ailleurs, pendant ces événements, l’humeur du Génois était devenue, sans qu’il y prît garde, extrêmement amère et chagrine ; il rejetait sur les autres tout ce qu’il pouvait avoir fait pour gâter son sort ; il savait se justifier complétement à tous égards ; il ne voyait en lui qu’un homme injustement persécuté, offensé, affligé, et il espérait trouver l’entier dédommagement de ses maux et de ses douleurs dans le dévouement absolu de son amante.

C’est avec ces prétentions qu’il se présenta, dès les premiers jours où il put sortir de chez lui et visiter sa maîtresse. Il ne demanda rien moins que de la voir se donner à lui tout entière, congédier ses autres amis et ses connaissances, quitter le théâtre, et ne vivre qu’avec lui et pour lui. Elle lui fit voir, en prenant d’abord un ton badin, puis un langage sérieux, qu’elle ne pouvait consentir à ses demandes et se vit enfin obligée de lui avouer la triste vérité, et que leur liaison était entièrement rompue. Il la quitta pour ne plus la revoir.

Il vécut encore quelques années, voyant fort peu de monde, ou plutôt n’ayant d’autre société qu’une vieille dame pieuse, qui habitait la même maison et vivait de quelques petites rentes. Dans ce temps-là, il gagna un de ses procès, puis un autre ; mais sa santé était détruite et le bonheur de sa vie anéanti. Un léger accident le fit retomber dans une grave maladie ; le médecin lui annonça la mort. 11 entendit son arrêt sans répugnance ; il désirait seulement revoir encore une fois sa belle amie. Il lui envoya son domestique, qui, en des temps plus heureux, lui avait rapporté plus d’une réponse favorable. Il lui fit donc adresser sa prière : elle refusa. Il dépêcha un second message et la fit conjurer de venir : elle persista dans sa volonté. Enfin, la nuit étant déjà très-avancée, il envoya une troisième fois. Elle fut émue et me confia son embarras ; car je soupais justement chez elle avec le marquis et quelques autres amis. Je lui conseillai et la priai de rendre à son ancien amant ce dernier service ; elle parut indécise, mais enfin, après quelque réflexion, elle fit un effort sur elle-même, renvoya le domestique avec un refus, et il ne revint pas.

Après souper, nous causions familièrement, tous joyeux et de bonne humeur : tout à coup, vers minuit, une voix plaintive, perçante, angoissée, fait entendre de longs gémissements. On tressaille, on se regarde l’un l’autre, on cherche autour de soi la cause de ce bruit étrange. La voix, partie du milieu de la chambre, paraissait expirer aux cloisons. Le marquis se leva et courut à la fenêtre, tandis que nous donnions des soins à la belle, qui s’était évanouie. Elle fut longtemps à reprendre connaissance. L’Italien, jaloux et emporté, la vit à peine rouvrir les yeux, qu’il lui adressa des reproches amers.

Si vous avez des signes d’intelligence avec vos amis, lui dit-il, faites qu’ils soient moins étranges et moins violents. »

Elle lui répondit, avec sa présence d’esprit accoutumée, que, comme elle avait le droit de recevoir chacun chez elle, et à toute heure, elle ne choisirait guère des accents si effroyables et si tristes, comme prélude d’agréables moments.

Et certes la voix avait quelque chose de singulièrement sinistre. Ses vibrations longues et retentissantes étaient restées dans nos oreilles, nous en étions même tout saisis. La belle était pâle, sa figure altérée ; el !e semblait toujours près de s’évanouir. Nous dûmes passer avec elle la moitié de la nuit. La voix ne se fit plus entendre. La nuit d’après, la même société, moins gaie que la veille, mais faisant encore assez bonne contenance, était réunie, et, à la même heure, la même voix terrible et violente….

Dans l’intervalle, nous avions exprimé mille opinions sur la nature du cri et le lieu d’où il pouvait sortir ; nous avions épuisé toutes les suppositions. Que dirai-je encore ? Chaque fois qu’elle soupait chez elle, la voix se faisait entendre u la même heure, et l’on crut remarquer qu’elle était tantôt plus forte, tantôt plus faible. Tout Naples s’occupa de cette aventure ; toutes les personnes de la maison, les amis et les connaissances y prirent le plus vif intérêt ; la police même fut appelée. On plaça des espions et des gardes : à ceux qui étaient dans la rue, le bruit semblait éclater en plein air, et, dans la chambre, on croyait aussi l’entendre tout près de soi. Chaque fois qu’Antonelli soupait en ville, on n’apercevait rien ; aussi souvent qu’elle restait à la maison, la voix se faisait entendre.

Mais hors de chez elle, la chanteuse n’était pas non plus tout à fait délivrée de ce fâcheux suivant. Elle s’était ouvert par ses grâces l’entrée des premières maisons ; elle était partout bienvenue, et, pour échapper à l’hôte importun, elle avait pris l’habitude de passer la soirée hors de son logis. Un homme, respectable par son âge et sa position, la reconduisait un soir chez elle dans sa propre voiture. Comme il prenait congé d’Antonelli, devant sa porte, la voix éclate entre eux, et l’on ramène chez lui, plus mort que vif, cet homme, qui savait l’histoire, aussi bien que mille autres personnes.

Une autre fois, un jeune ténor, qu’elle voulait bien souffrir, parcourait avec elle la ville en voiture, pour aller rendre visite à une amie. 11 avait ouï parler de l’étrange phénomène, et, comme un joyeux garçon qu’il était, il doutait de ce prodige. Ils parlèrent de l’aventure. « Je voudrais bien, dit-il, entendre la voix de votre invisible compagnon : appelez-le donc ! Nous sommes deux ; nous n’aurons pas peur. » Audace ou légèreté, je ne sais ce qui put la déterminer, mais elle appela l’esprit, et, à l’instant même, la voix éclatante retentit au milieu de la voiture ; elle se fit entendre vivement trois fois de suite, et s’exhala en un triste gémissement. On les trouva tous deux évanouis dans l’équipage devant la maison de l’amie. On eut beaucoup de peine à leur faire reprendre connaissance, après quoi l’on apprit ce qui leur était arrivé.

Il fallut quelque temps à la belle pour se remettre. Cette frayeur, sans cesse renouvelée, altéra sa santé, et le fantôme Druyant parut lui laisser quelque trêve. Comme il fut longtemps sans se faire entendre, elle espéra même être enfin délivrée de lui entièrement : mais cette espérance était prématurée.

Après le carnaval, elle entreprit, avec une amie et une femme de chambre, un voyage de plaisir. Elle se proposait de faire une visite à la campagne. La nuit tomba avant qu’elles fussent arrivées au terme de leur course, et, quelque chose s’étant d’ailleurs brisé à la voiture, elles durent passer la nuit dans une méchante auberge, où elles s’arrangèrent de leur mieux.

Déjà l’amie s’était couchée, et la femme de chambre, après avoir allumé la veilleuse, allait se mettre dans l’autre lit auprès de sa maîtresse, quand celle-ci lui dit en riant :

« Nous sommes ici au bout du monde, et le temps est affreux : pourrait-il bien nous trouver ici ? »

A l’instant même, il se fit entendre plus fort et plus effroyable que jamais. L’amie crut que l’enfer était dans la chambre. Elle saute à bas du lit, elle court, dans l’état où elle se trouve ; elle descend l’escalier et appelle toute la maison. Personne ne ferma l’œil de la nuit. Mais ce fut aussi la dernière fois que la voix se fit entendre. Par malheur l’hôte fâcheux eut bientôt une nouvelle manière, plus importune, d’annoncer sa présence.

Il était demeuré quelque temps en repos, lorsqu’un soir, à l’heure accoutumée, comme Antonelli était à table avec sa société, une explosion, pareille à celle d’un fusil ou d’un pistolet fortement chargé, partit de la fenêtre dans la chambre. Tout le monde entendit le coup ; tout le monde vit le feu : mais, après un examen attentif, on trouva que le carreau n’avait pas la moindre atteinte. Cependant la société considéra l’incident comme trèsgrave, et tout le monde fut persuadé qu’on en voulait à la vie de la belle. On court à la police, on visite les maisons voisines, où l’on ne trouve rien de suspect ; on y place le lendemain des gardes du bas en haut ; on visite exactement la maison où demeure la chanteuse ; on distribue des espions dans-la rue.

Toutes ces précautions furent vaines. Trois mois de suite, à la même heure, l’explosion se fit par la même fenêtre, sans endommager le carreau, et, ce qui était plus remarquable, toujours exactement une heure avant minuit : car, d’ordinaire, on compte à Naples d’après l’horloge italienne, dans laquelle minuit ne fait pas une époque particulière *.

On finit par s’accoutumer à ce bruit, comme à l’autre, et l’on passa aisément à l’esprit son innocente malice. Le coup partait quelquefois sans effrayer la société, ou sans interrompre la conversation.

Un soir, après une journée très-chaude, la belle, sans songer


1. Parce que le cadran est divisé en vingt-quatre heures, h partir de six heures du soir, qui commence la journée. à l’heure, ouvrit la fenêtre suspecte, et s’avança sur le balcon avec le marquis. Ils s’y trouvaient à peine depuis quelques minutes, que l’explosion se fit entre eux, et les repoussa violemment dans la salle, où ils tombèrent sans connaissance, étourdis du coup. Quand ils revinrent à eux, le marquis sentit, sur la joue gauche, et la belle, sur la joue droite, la douleur d’un violent soufflet, et, comme ils n’avaient pas d’autre mal, l’incident donna lieu à maintes remarques badines.

Dès lors ce bruit ne se fit plus entendre dans la maison, et Antonelli se croyait tout à fait délivrée de son invisible persécuteur, lorsque, dans une course qu’elle faisait, un soir, avec une amie, une aventure inopinée lui causa de nouveau la plus violente frayeur. Elles devaient traverser Chiaja, où le Génois avait autrefois demeuré. Il faisait un beau clair de lune. La -dame qui était assise auprès d’elle lui dit : « N’est-ce pas ici la maison dans laquelle M. *** est mort ? — C’est l’une de ces deux, autant que je puis le savoir, » répondit la belle. Dans ce moment, le coup partit de l’une d’elles et traversa le carrosse. Le cocher crut être attaqué, et poursuivit sa route avec toute la célérité possible. Arrivées au lieu de leur destination, les deux dames furent tirées comme mortes de la voiture.

Cette frayeur fut la dernière. L’invisible persécuteur de la belle changea de méthode, et, quelques soirs après, de bruyants claquements de mains éclatèrent devant ses fenêtres. Comme chanteuse et comédienne aimée du public, elle était accoutumée à ce bruit ; il n’avait en soi rien d’effrayant, et l’on pouvait l’attribuer plutôt à quelqu’un de ses admirateurs. Elle y faisait peu d’attention ; ses amis étaient plus vigilants, et, comme auparavant, ils postèrent des sentinelles : elles entendirent le bruit, toutefois, avant comme après, elles ne virent personne, et l’on espéra que ces apparitions ne tarderaient pas à cesser complétement.

Au bout de quelque temps, ce bruit s’évanouit à son tour, et se transforma en sons plus agréables. Ils n’étaient pas proprement mélodieux, mais charmants et suaves au delà de toute expression ; ils paraissaient aux observateurs les plus attentifs jartir de l’angle d’une rue de traverse, flotter dans le vague de l’air jusque sous la fenêtre, et là, s’exhaler avec une douceur infinie ; il semblait qu’un esprit céleste voulût, par un beau prélude, fixer l’attention sur une mélodie qu’il se disposait à faire entendre. Ces accents s’évanouirent enfin et ne se firent plus entendre, au bout de dix-huit mois que toute cette merveilleuse aventure avait duré.

Le conteur ayant fait silence un moment, les auditeurs commencèrent à exprimer leurs idées et leurs doutes au sujet de cette histoire. Était-elle vraie ? Pouvait-elle être vraie ?

Le vieillard soutint qu’il fallait qu’elle fût vraie pour être intéressante ; à son avis, comme histoire inventée, elle avait peu de mérite.

Quelqu’un fit observer là-dessus qu’il semblait singulier qu’on n’eût pas pris d’informations sur l’ami défunt et sur les circonstances de sa mort : cela aurait fourni peut-être quelques éclaircissements.

« On l’a fait, répondit le vieillard ; j’eus moi-même la curiosité d’aller chez lui, aussitôt après la première apparition, et de prendre un prétexte pour faire une visite à la dame qui lui avait prodigué, dans ses derniers jours, des soins vraiment maternels. Elle me dit que son ami avait nourri pour la chanteuse une passion incroyable ; que, dans les derniers temps de sa vie, il parlait d’elle presque uniquement, et l’avait représentée tour à tour comme un ange et comme un démon. Quand son mal eut empiré, il n’avait eu d’autre désir que de la voir encore une fois avant sa fin : apparemment, dans l’espérance de lui arracher encore une tendre parole, un mot de repentir, ou quelque marque d’amour et d’amitié. Qu’on juge de l’horreur que lui causa cette résistance obstinée. Le dernier refus avait visiblement hâté sa fin. Il s’était écrié, avec désespoir : « Non, elle n’y gagnera « rien. Elle me fuit ; eh bien, après ma mort, je ne lui laisserai « aucun repos. » C’est au milieu de ces transports qu’il expira, et nous ne devions éprouver que trop bien qu’on peut tenir parole même au delà du tombeau. »

La société ayant recommencé à discourir et à raisonner sur cette histoire, Frédéric dit enfin :

« J’ai un soupçon, mais je ne veux pas l’exprimer avant d’àvoir repassé dans mon esprit toutes les circonstances, et pesé plus attentivement mes combinaisons. »

Comme on le pressait plus vivement, il éluda une réponse, en offrant de raconter à son tour une histoire, moins intéressante, il est vrai, et cependant de nature à ne pouvoir non plus jamais être expliquée avec une parfaite certitude.

« Chez un brave gentilhomme de mes amis, qui habitait un vieux château avec sa nombreuse famille, on élevait une orpheline, qui, parvenue à l’âge de quatorze ans, fut principalement attachée au service de la châtelaine. On était fort content d’elle ; elle semblait ne désirer autre chose que de témoigner, par son attention et sa fidélité, sa reconnaissance à ses bienfaiteurs. Elle était jolie, et quelques épouseurs se présentèrent. On ne jugea pas qu’aucun d’eux pût faire son bonheur ; elle-même ne témoigna pas le moindre désir de se marier.

« Tout à coup il arriva que, si la jeune fille allait et venait dans la maison pour faire son service, on entendit çà et là heurter sous elle. D’abord cela parut accidentel ; mais, comme le bruit ne cessait point, et marquait, peu s’en faut, chacun de ses pas, elle en fut effrayée, et n’osait presque plus quitter la chambre de la châtelaine, la seule où elle trouvât du repos.

« Ces coups, toute personne qui marchait avec elle, ou qui se trouvait à peu de distance, les entendait. D’abord on en rit, puis on finit par trouver la chose désagréable. Le maître du château, qui était d’un esprit vif, observa lui-même les circonstances. On n’entendait pas heurter avant que la jeune fille marchât, et moins quand elle posait le pied qu’au moment où elle le levait pour continuer sa marche. Cependant les coups étaient quelquefois irréguliers, et ils étaient surtout très-forts quand elle traversait une grande salle.

« Un jour que le seigneur châtelain avait des ouvriers dans le voisinage, le bruit ayant redoublé, il fit enlever quelques plan-ches derrière l’orpheline : il ne se trouva rien qu’une couple de gros rats, qui parurent au jour à cette occasion, et dont la chasse causa beaucoup de vacarme dans la maison.

  • Irrité de cette aventure et de ce désordre, le maître eut recours à un moyen rigoureux : il prit son plus grand fouet de chasse à la muraille, et jura de fouetter lti jeune fille jusqu’à la mort, si le bruit se faisait encore entendre une seule fois. Dès lors elle parcourut sans trouble toute la maison, et l’on n’entendit plus heurter jamais.

— Ce qui prouve clairement, dit vivement Louise, que la belle enfant était son propre fantôme, et, pour quelque raison,’s’était donné cet amusement et se moquait de ses maîtres.

— Point du tout, reprit Frédéric, car ceux qui attribuaient le phénomène à un esprit croyaient qu’un bon génie voulait, à la vérité, que la jeune fille sortît de la maison, mais ne voulait pas qu’on lui fît aucun mal. D’.autres considéraient la chose de plus près, et soutenaient qu’un des amants avait eu le talent ou l’adresse de produire ce bruit, afin d’obliger la jeune fille à quitter le chiteau pour se jeter dans ses bras. Quoi qu’il en soit, la pauvre enfant dépérit presque entièrement, à la suite de cette aventure, et parut semblable à un spectre, elle qui avait été auparavant fraîche et vive, et la plus joyeuse de toute la maison. Mais ce dépérissement peut s’expliquer aussi de plus d’une manière.

— C’est dommage, dit Charles, qu’on n’approfondisse pas avec soin de pareils incidents, et que, dans l’appréciation d’événements qui nous intéressent si fort, il faille toujours flotter entre diverses vraisemblances, parce qu’on n’a pas observé toutes les circonstances au milieu desquelles arrivent ces prodiges.

— Par malheur, dit le vieillard, il est, en général, très-difficile de faire cet examen et de noter, dans le moment où il arrive quelque chose de pareil, tous les points, toutes les circonstances considérables, afin qu’on ne laisse rien échapper, où l’erreur et la tromperie se puissent cacher. Est-il bien facile de découvrir les ruses d’un escamoteur, quand même nous savons qu’il veut se jouer de nous ? »

A peine le vieillard avait-il cessé de parler, qu’on entendit un fort craquement dans l’angle de la salle. Tout le monde tressaillit, et Charles dit en riant :

« Ce n’est pourtant pas un amant qui trépasse, et qui veut se faire entendre ! »

Il aurait bien voulu reprendre ces paroles, car Louise devint pûle, et avoua qu’elle tremblait pour la vie de son fiancé.

Frédéric, pour la distraire, prit la lumière et s’approcha du secrétaire placé dans l’angle. L’abattant, qui était bombé, se trouvait fendu tout en travers ; on connaissait donc la cause du bruit : toutefois on trouva singulier que ce secrétaire, chefd’œuvre de Roentgen", qui, depuis plusieurs années, était à cette place, se fût, par hasard, fendu dans ce moment. On l’avait signalé souvent comme le modèle d’un excellent et durable ouvrage d’ébénisterie, et maintenant il éclatait soudain, sans qu’on put remarquer dans l’atmosphère le moindre changement.

« Vite ! dit Charles, notons d’abord cette circonstance et observons le baromètre. »

Le mercure était parfaitement au même point que les jours précédents ; le thermomètre n’avait pas baissé plus que ne comportait naturellement le passage du jour à la nuit.

« C’est dommage, s’écria-t-il, que nous n’ayons pas un hygromètre sous la main : juste l’instrument qui serait le plus nécessaire.

— Il semble, dit le vieillard, que les instruments les plus nécessaires nous manquent toujours, quand nous voulons faire des expériences sur les esprits. »

Ils furent interrompus dans leurs réflexions par un domestique, qui vint à la hâte annoncer qu’on voyait au ciel une vive lueur, mais qu’on ne savait si le feu était à la ville ou dans la campagne.

Ce qui venait de se passer ayant déjà rendu les esprits plus accessibles à la frayeur, tout le monde fut plus frappé de cette nouvelle qu’on ne l’eût été peut-être dans un autre moment. Frédéric courut au belvédère de la maison, où se trouvait tracée avéc détail, sur un grand disque horizontal, la carte du pays, au moyen de laquelle on pouvait déterminer assez exactement, même pendant la nuit, la situation des diverses localités. -Le reste de la société attendit son retour avec assez de trouble et d’inquiétude. Frédéric revint et dit :

« Je n’apporte pas de bonnes nouvelles ; selon toute vraisemblance, le feu n’est pas à la ville, il est au château de notre


1. David Roentgen, mécanicien et ébéniste habile, membre du conseil do commerce à Neuwied. tante. J’en connais très-bien la direction, et je crains de ne pas me tromper. »

On déplora la destruction de ces beaux bâtiments, et l’on calculait la-perte.

  • Cependant, ajouta Frédéric, il m’est venu une bizarre pensée, qui peut du moins nous rassurer sur le singulier signal du secrétaire. Avant tout, remarquons bien la minute à laquelle nous avons entendu le craquement. »

On calcula et l’on reconnut que ce pouvait être à onze heures et demie.

« Eh bien ! fiez tant qu’il vous plaira, poursuivit Frédéric, mais je vous dirai ma supposition. Vous savez que notre mère donna, il y a quelques années, à notre tante un secrétaire,semblable, on pourrait dire tout pareil à celui-ci. Tous deux ont été fabriqués dans le même temps, du même bois, avec le plus grand soin, par le même maître, et je gagerais que, dans ce moment, l’autre secrétaire est la proie des flammes avec la maison de notre tante, et que son frère jumeau en est affecté. J’irai ce matin moi-même, et je tâcherai d’éclaircir, aussi bien que possible, ce fait extraordinaire. »

Frédéric avait-il réellement cette opinion, ou le désir de calmer sa sœur n’était-il pas pour quelque chose dans cette saillie ? c’est ce que nous ne voulons pas décider. Quoi qu’il en soit, on en prit occasion de discourir sur quelques sympathies incontestables, et l’on finit par trouver assez vraisemblable celle qui existerait entre deux bois produits par une même tige, entre des ouvrages fabriqués par le même ouvrier. On convint que de pareils phénomènes pouvaient aussi bien passer pour des phénomènes naturels, que d’autres, qui se répètent plus souvent, que nous touchons de nos mains, et que pourtant nous ne pouvons expliquer.

« En général, dit Charles, il me semble que chaque phénomène, comme chaque fait en soi, est proprement ce qui intéresse. Celui qui l’explique, au qui l’enchaîne avec d’autres événements, ne fait d’ordinaire que s’amuser lui-même et se moquer de nous, comme, par exemple, le naturaliste et l’historien. Un fait ou un événement isolé est intéressant, non parce qu’il est explicable ou vraisemblable, mais parce qu’il est vrai. Si, vers minuit, la flamme a dévoré le secrétaire de notre tante, le singulier craquement du nôtre dans le même temps est pour nous un événement vrai, qu’il soit d’ailleurs explicable, et s’enchaîne avéc ce qu’il voudra. »

Bien que la nuit fût déjà très-avancée, nul ne sentait l’envie de dormir, et Charles offrit de raconter à son tour une histoire qui n’était pas moins intéressante, quoique plus facile peut-être à expliquer et à comprendre que les précédentes.

« Le maréchal de Bassompierre, dit-il, la raconte dans ses Mémoires. Qu’il me soit permis de le faire parler lui-même1 :

« Il y avoit cinq ou six mois que, toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car, en ce temps-là, le Pont-Neuf n’étoit point-bâti), une belle femme lingère, à l’enseigne des Deux Anges, me faisoit de grandes révérences, ou m’accompagnoit de la vue, tant qu’elle pouvoit. Et, comme j’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin. 11 avint que, lorsque j’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu’elle m’aperçut venir, elle se mit sur .l’entrée de sa boutique et me dit, comme je passois : « Mon* sieur, je suis votre servante. » Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu’elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu’elle pouvoit.

« J’avois mené un de mes laquais en poste, pour le renvoyer le soir même avec des lettres pour quelques dames. Je le fis lors descendre et donner son cheval au postillon, et l’envoyai dire à la jeune femme, que, voyant la curiosité qu’elle avoit de me voir et me saluer, si elle désiroit une plus particulière vue, j’offrais de la voir là où elle voudroit.

« Elle dit à ce laquais que c’étoit la meilleure nouvelle que l’on lui eût sçu apporter, et qu’elle iroit où je voudrois, pourvu que ce fût à condition de coucher entre deux draps avec moi.

« J’acceptai le parti, et dis à ce laquais s’il connoissoit quelque- lieu où la mener. Il me dit qu’il connoissoit une m......... chez qui il la mèneroit ; mais que, si je voulois, comme la peste


1. Mémoires de Bassompierre, t. I, p. 189 de l’éd. in-12. Amsterdam, 1723. — Goethe a suivi exactement l’original.que nous reproduisons, en ne lui faisant subir, comme notre auteur, que do légères modifications. se montroit çà et là, il porteroit des draps, matelas et couvertes de mon logis ; il m’y apprêteroit un bon lit.

« Je le trouvai bon, et, le soir, y allai et y trouvai une trèsbelle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coèffée de nuit, n’ayant qu’une très-fine chemise sur elle, et une petite jupe de revêche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir, et me plut bien fort, et, me voulant jouer avec elle, je ne lui sçus faire résoudre, si je ne me mettois dans le lit avec elle, ce que je fis…. Le lendemain, je lui demandai si je ne la pourrois pas voir encore une autre fois ; que je ne partirais que dimanche, dont cette nuit-là avoit été celle du jeudi au vendredi.

« Elle me répondit qu’elle le souhaitoit plus ardemment que moi, mais qu’il lui étoit impossible, si je ne demeurois tout dimanche, et que, la nuit du dimanche au lundi, elleme verrait. Et, comme je lui en faisois difficulté, elle me dit : « Je crois * que maintenant vous avez dessein de partir dimanche, mais « quand vous songerez à moi, vous serez bien aise de rester « un jour davantage pour me voir une nuit. »

» Enfin je fus aisé à persuader, et lui dis que je lui donnerois « cette journée, pour la voir, la nuit, au même lieu. Alors « elle me repartit : « Monsieur, je sçai bien que je suis en « un b..... infâme, où je suis venue de bon cœur pour vous « voir, de qui je suis amoureuse…. Or une fois n’est pas cou« tume ; et, forcée d’une passion, on peut venir une fois dans « le b ; mais ce seroit être une g…. publique, d’y retourner « la deuxième fois. Je n’ai jamais connu que mon mari et vous, « ou que je meure misérable, et n’ai pas dessein d’en connoître « jamais d’autre. Mais que ne feroit-on pas pour une personne « que l’on aime et pour un Bassompierre ? C’est pourquoi je « suis venue au b mais ç’a été avec un homme qui a rendu « ce b honorable par sa présence. Si vous voulez me voir « une seconde fois, ce sera chez une de mes tantes. »

« Elle m’indiqua la maison avec la plus grande exactitude, et ajouta : « Je vous y attendrai, depuis dix heures jusques à mi« nuit, et plus tard encore laisserai la porte ouverte. A l’entrée, « il y a une petite allée, que vous passerez vite, car la porte « de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré « qui vous mènera à ce second étage. »

« Ayant fait partir le reste de mon train, j’attendis le dimanche, pour voir cette jeune femme. Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu’elle m’avoit marquée, et de la lumière bien grande, non-seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore, mais la porte étoit fermée : je frappai, pour avertir de ma venue, mais j’ouïs une voix d’homme, qui me demanda qui j’étois.

« Je me retirai, et, étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j’entrai jusques à ce second étage, où je trouvai que cette lumière étoit la paille du lit, que l’on y brùloit, et deux corps nuds, étendus sur la table de la chambre. Alors je me retirai bien étonné, et, en sortant, je rencontrai des corbeaux1, qui me demandèrent ce que je cherchois, et, moi, pour les faire écarter, mis l’épée à la main, et passai outre, m’en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné. Je bus trois ou quatre verres de vin pur, qui est un remède en Allemagne contre la peste, et m’endormis pour m’en aller en Lorraine le lendemain matin, comme je fis.

« Et quelque diligence que j’aie sçu faire depuis, pour apprendre ce qu’étoit devenue cette femme, je n’en ai jamais rien sçu. J’ai été même aux Deux Anges, où elle logeoit, m’enquérir qui elle étoit, mais les locataires ne m’ont dit autre chose sinon qu’ils ne savoient point qui étoit l’ancien locataire.

« Je vous ai voulu dire cette aventure, bien qu’elle soit de personne de peu ; mais elle étoit si jolie, que je l’ai regrettée, et eusse désiré pour beaucoup de la revoir. »

— Cette énigme, dit Frédéric, n’est pas non plus très-facile à deviner, car il est toujours douteux de savoir si la gentille femme est morte de la peste dans la maison, ou si elle l’a seulement évitée par cette circonstance.

— Si elle avait vécu, répliqua Charles, elle aurait sans doute attendu son amant dans la rue, et nul péril ne l’aurait détournée de le chercher encore. Je crains toujours qu’elle ne fût couchée sur la table.

— Taisez-vous ! dit Louise, l’histoire est trop affreuse. Quelle


1. Nom que l’on donnait, surtout en temps de peste, à ceux qui étaient chargés d’euteirer les morts. nuit passerons-nous, si nous allons nous coucher avec de pareilles images !

— Il me revient, dit Charles, une histoire plus agréable, et que Bassompierre raconte d’un de ses ancêtres.

« Une belle dame, qui aimait extraordinairement ce noble seigneur, allait le voir tous les lundis dans sa maison d’été, où il passait la nuit avec elle, faisant croire à sa femme qu’il avait consacré ce temps à une partie de chasse.

« Les amants s’étaient vus dela sorte deux ans de suite, quand la femme eut quelque soupçon, se glissa, un matin, dans la maison d’été, et trouva son mari et la belle dans un profond sommeil. Elle ne se sentit ni le courage ni la volonté de les éveiller, mais elle ôta son voile et l’étendit sur les pieds des amants endormis…. Quand la dame se réveilla, et qu’elle aperçut le voile, elle poussa un grand cri, elle éclata en plaintes bruyantes, et dit, en gémissant, qu’elle ne reverrait plus son amant, qu’elle n’oserait plus approcher de lui de cent lieues. Elle le quitta, après lui avoir fait trois présents pour ses filles légitimes, savoir une petite mesure pour le fruit, un anneau et une coupe, lui recommandant d’avoir le plus grand soin de ces trois cadeaux. On les garda soigneusement, et les descendants des trois filles attribuèrent à la possession de ces objets plus d’un événement heureux.

— Voilà, dit Louise, qui ressemble fort au conte de la belle Mélusine et à d’autres histoires de fées du même genre.

— Et pourtant, répliqua Frédéric, une tradition semblable et un pareil talisman se sont aussi conservés dans notre famille.

— Comment cela ? dit Charles.

— C’est un secret : le père le transmet de son vivant au fils aîné, qui reste après lui possesseur du joyau.

— Tu l’as donc sous ta garde ? demanda Louise.

— J’en ai déjà trop dit, » reprit Frédéric, en allumant la bougie pour se retirer.

la famille s’était réunie, comme à l’ordinaire, pour le déjeuner, et la baronne avait repris sa broderie. Après un moment de silence général, l’ecclésiastique dit en souriant :

« Il est rare que les chanteurs, les poètes et les conteurs qui promettent d’amuser une compagnie, le fassent à propos ; quand ils devraient montrer de la bonne volonté, ils se font d’ordinaire prier avec instance, et ils sont importuns quand on se passerait bien de les entendre. J’espère donc faire exception, en vous demandant si vous êtes disposés dans ce moment à entendre une histoire.

— Volontiers, dit la baronne, et je crois que tout le monde sera de mon avis. Mais, si vous voulez nous raconter une histoire par forme d’essai, je vous dirai quelle espèce je n’aime pas. Je ne prends aucun plaisir à ces récits dans lesquels, à la manière des Mille et une Nuits, un événement s’enchevêtre dans l’autre, un intérêt est effacé par l’autre ; où le narrateur se voit contraint d’exciter par une interruption la curiosité, qu’il a éveillée étourdiment, et, au lieu de satisfaire l’attention par un enchaînement raisonnable, est obligé de l’irriter par des artifices bizarres, qui n’ont rien de louable. Je ne puis souffrir que l’on s’efforce de faire des rapsodies embrouillées d’histoires qui doivent se rapprocher de l’unité poétique, et que l’on corrompe le goût de plus en plus. Les sujets de vos récits, je vous en laisse le libre choix ; seulement faites-nous voir, à la forme, que nous sommes en bonne société. Donnez-nous, pour commencer, une histoire où l’on trouve peu de personnages et peu d’événements, bien conçiie et bien pensée, vraie, naturelle, sans être vulgaire ; autant d’action qu’il est indispensable, autant de sentiment qu’il est nécessaire ; qui ne languisse pas, qui ne se meuve pas trop lentement, toujours dans le même cercle, et qui, d’un autre côté, ne précipite point sa marche ; où les hommes se montrent comme on aime à les voir, non point parfaits, mais bons, non point extraordinaires, mais aimables et intéressants. Que votre histoire nous amuse d’un bout à l’autre, que la conclusion nous satisfasse et nous laisse un secret désir d’y rêver encore.

— Si je vous connaissais moins bien, madame, reprit l’ecclésiastique, je croirais que, par ces hautes et sévères exigences, votre intention est de discréditer entièrement mon magasin, avant que j’en aie produit le moindre échantillon. Sur ce pied-là, on pourrait bien rarement yous satisfaire. Même en ce moment, poursuivit-il, après quelque réflexion, vous m’obligez à laisser de côté l’histoire que j’avais dans l’esprit et à la réserver pour une autre fois : et je ne sais pas si, dans ma précipitation, je ne fais pas un choix malheureux en vous racontant, à l’improviste, une vieille histoire, pour laquelle j’ai toujours senti quelque préférence. »

Dans une ville maritime d’Italie vivait autrefois un marchand, qui s’était distingué, dès sa jeunesse, par sa prudence et son activité. Il était d’ailleurs bon marin, et avait amassé de grandes richesses en faisant lui-même plusieurs voyages à Alexandrie, pour acheter ou échanger de précieuses marchandises, qu’il revenait débiter chez lui ou qu’il expédiait dans le nord de l’Europe. Sa fortune augmentait d’année en année, d’autant qu’il trouvait dans son travail même le plus grand plaisir, et qu’il ne lui restait aucun moment à perdre en amusements coûteux. Il avait poursuivi jusqu’à sa cinquantième année ces travaux assidus, et il connaissait peu les plaisirs de société, dont les tranquilles bourgeois savent assaisonner leur vie ; les dames, quels que fussent les charmes de celles du pays, n’avaient fixé son attention qu’en ce sens, qu’il connaissait fort bien leur goût pour la toilette et la parure, et savait dans l’occasion le mettre à profit.

Aussi s’attendait-il bien peu au changement qui allait se faire en lui, lorsque son navire, portant une riche cargaison, entra dans le port de sa ville natale un jour de fête, que l’on célébrait surtout en faveur des enfants. Jeunes garçons et jeunes filles avaient coutume de se produire, après le service divin, sous toute sorte de déguisements ; de se divertir, par la ville, en troupes ou en processions ; puis de se livrer, en plein champ, dans une grande plaine, à mille jeux divers, à des exercices et des tours d’adresse, pour gagner, dans une lutte agréable, de petits prix étalés.

Notre marin assista d’abord avec plaisir à cette fête ; mais lorsqu’il eut observé longtemps l’allégresse des enfants et la joie des parents, et vu tant de créatures humaines livrées à la jouissance d’un bonheur présent et des plus délicieuses espérances, il dut, en faisant un retour sur lui-même, être singulièrement frappé de sa solitude. Pour la première fois, sa maison déserte lui fut à charge et il dit avec tristesse :

« Malheureux que je suis ! Pourquoi mes yeux s’ouvrent-ils si tard ? Pourquoi n’ai-je apprécié que dans un âge avancé les seuls biens qui puissent rendre l’homme heureux ? Tant de fatigues, tant de périls, que m’ont-ils valu ? Mes magasins sont pleins de marchandises ; mes coffres, d’or et d’argent ; mes armoires, de joyaux et de bijoux ; mais ces biens ne peuvent réjouir ni satisfaire mon cœur. Plus je les entasse, plus ils semblent demander des compagnons : un bijou en appelle un autre, une pièce d’or une autre. Ils ne me reconnaissent point pour le maître ; ils me crient avec menace : « Va, cours, amèncs-en d’autres encore pareils à nous. » L’or n’aime que l’or, le joyau que le joyau. Ils m’ont ainsi gouverné tout le temps de ma vie, et je sens trop tard que tout cela ne me procure aucune jouissance. Hélas ! à présent que les années arrivent, je commence à réfléchir et je me dis : « Tu ne jouis pas de ces « trésors et nul n’en jouira après toi. En as-tu jamais paré « une femme chérie ? Ont-ils servi à l’établissement d’une fille ? « As-tu mis un fils en état d’obtenir et de fixer l’affection d’une « tendre amante ? Jamais ni toi-même, ni aucun des tiens, vous « n’avez joui de tes richesses, et ce que tu as amassé pénibleo ment, après ta mort, un étranger le dissipera dans les plai« sirs. »

« Quelle différence de moi à ces heureux parents qui rassembleront ce soir leurs enfants autour de leur table, loueront leur adresse, les animeront à bien faire ! Quelle joie brillait dans leurs yeux, et quel espoir semblait naître du présent ! Ne pourrais-tu embrasser toi-même aucune espérance ? Es-tu déjà un vieillard ? Ne suffit-il pas que tu reconnaisses ta négligence avant le déclin de tes jours ? Non, à ton âge, ce n’est pas encore une folie de songer au mariage. Avec ta richesse, tu peux trouver une aimable femme et la rendre heureuse ; et, si tu vois encore des enfants dans ta maison, ces fruits tardifs te causeront.les plus grandes jouissances, tandis qu’ils deviennent souvent, pour ceux à qui le ciel les envoie trop tôt, un fardeau et un tourment. »

Après s’être affermi dans sa résolution par ce monologue, il appela deux de ses matelots, et leur découvrit son dessein. Accoutumés à se montrer constamment empressés et prêts à le servir, ils n’y manquèrent pas non plus cette fois, et coururent la ville, pour aller à la recherche des plus jeunes et plus belles filles ; car leur maître, une fois désireux de cette marchandise, voulait aussi la trouver et la posséder du premier choix.

Il ne chôma pas plus que ses délégués ; il se donna du mouvement, il prit des informations, regarda, écouta, et trouva bientôt ce qu’il cherchait, dans une demoiselle qui méritait d’être proclamée la plus belle de la ville. Elle était âgée de seize ans, bien faite et bien élevée ; sa figure et ses manières offraient mille charmes et promettaient mille vertus.

Après de courtes négociations, qui assurèrent à la belle la position la plus avantageuse, soit pendant la vie soit après la mort de son mari, on célébra le mariage avec beaucoup d’appareil et de grandes fêtes, et, depuis ce jour, notre marchand sentit enfin qu’il possédait réellement ses richesses et qu’il en jouissait. Alors il fit avec joie la dépense des plus élégantes et plus riches étoffes, afin de parer cette belle personne ; les bijoux brillaient tout autrement sur le sein et dans les cheveux de sa bien-aimée qu’autrefois dans l’écrin, et les anneaux empruntaient une valeur infinie de la main qui les portait.

11 se sentait donc aussi riche ou, pour mieux dire, plus riche qu’auparavant, parce que ses biens semblaient recevoir du partage et de l’emploi un nouveau prix. Le couple vécut de la sorte une année presque entière dans le plus grand contentement, et le marchand semblait avoir oublié tout à fait son ’ amour de la vie active et vagabonde, pour le sentiment du bonheur domestique. Mais une ancienne habitude ne se quitte pas si aisément ; une direction qu’on a prise de bonne heure peut bien être changée quelque temps, mais non entièrement interrompue.

Aussi, quand notre marchand en voyait d’autres s’embarquer ou rentrer heureusement dans le port, il ressentait souvent les mouvements de son ancienne passion, et, même dans sa maison, à côté de sa femme, il avait éprouvé quelquefois de l’inquiétude et du mécontentement. Son impatience s’accrut avec le temps ; elle devint une ardeur si vive, qu’il se trouvait extrêmement malheureux et finit par tomber sérieusement malade.

« Que vas-tu devenir ? se disait-il à lui-même. Tu reconnais maintenant combien il est insensé de quitter, dans un âge avancé, un ancien genre de vie pour un nouveau. Comment pourrions-nous chasser de notre esprit, et même de nos membres, ce que nous avons constamment poursuivi et recherché ? Et qu’est-ce que j’éprouve, moi qui, jusqu’à ce jour, aimai l’eau comme le poisson et l’air comme l’oiseau, et qui me suis claquemuré dans une maison avec toutes mes richesses et la fleur de tous les trésors, une jeune et belle femme ? J’espérais y gagner le contentement et jouir de ma fortune, et, au lieu de cela, il me semble que je perds tout, parce que je ne gagne rien de plus. On a tort de tenir pour insensés les hommes qui, avec une activité sans relâche, entassent trésors sur trésors ; car l’activité est le bonheur, et, pour celui qui peut goûter les plaisirs d’une poursuite continuelle, la richesse acquise est insignifiante. Le défaut d’occupation me rend malheureux, le défaut de mouvement me rend malade ; si je ne prends un parti, dans peu de temps je serai aux portes du tombeau.

« Mais on risque beaucoup à s’éloigner d’une aimable et jeune femme. Est-il raisonnable de rechercher en mariage une belle, faite pour inspirer et ressentir l’amour, et de l’abandonner, peu de temps après, à elle-même, à l’ennui, à ses impressions et à ses désirs ? Déjà ne vois-je pas ces beaux jeunes gens vêtus de soie passer et repasser devant mes fenêtres ? Déjà ne cherchent-ils pas à fixer sur eux, à l’église et dans les jardins, l’attention de ma chère moitié ? Et que va-t-il arriver, quand je serai parti ? croirai-je que ma femme puisse être sauvée par un miracle ? Non, à son âge, avec sa complexion, il serait insensé d’espérer qu’elle se passât des plaisirs. Si je m’éloigne, à mon retour, j’aurai perdu l’amour de ma femme et sa fidélité, avec l’honneur de ma maison. »

Ces réflexions et ces doutes, qui le mirent quelque temps au supplice, aggravèrent son état au dernier point. Sa femme, ses parents et ses amis s’affligeaient de sa maladie, sans pouvoir en découvrir la cause. Enfin il se consulta une dernière fois, et, après quelque réflexion, il s’écria : «Homme insensé ! tu te tourmentes pour garder une femme, que bientôt, si ton mal continue, tu laisseras veuve et pour un autre ! N’est-il pas plift sage et meilleur de chercher à sauver du moins ta vie, bien que tu coures le danger devoir ta compagne perdre le trésor qu’on estime le plus précieux pour son sexe ? Combien de maris ne peuvent empêcher par leur présence la perte de ce trésor, et renoncent patiemment à ce qu’ils ne peuvent conserver ! Pourquoi n’aurais-tu pas le courage de laisser là ce joyau, puisque ta vie dépend’de cette résolution ? »

Après s’être ainsi encouragé lui-même, il manda ses matelots ; il leur ordonna d’équiper un vaisseau comme de coutume, et de tenir tout prêt pour mettre à la voile au premier vent favorable. Ensuite il s’ouvrit à sa femme dans les termes suivants :

« Ne sois pas surprise de voir dans la maison un mouvement d’où tu peux conclure que je me dispose à partir ; ne t’afflige pas, si je t’avoue que je songe à entreprendre un nouveau voyage sur mer. Mon amour pour toi est toujours le même, et il le sera certainement toute ma vie. Je sais apprécier le bonheur que j’ai goûté près de toi jusqu’aujourd’hui, et je le sentirais encore plus complétement, si je ne devais pas me faire souvent le secret reproche d’inactivité et de nonchalance. Mon ancienne passion se réveille, et mon ancienne habitude m’entraîne ; permets-moi de revoir le marché d’Alexandrie, que je visiterai maintenant avec un plus vif intérêt, parce que j’espère y gagner pour toi les plus riches étoiles et les plus nobles joyaux. Je te laisse en possession de toute ma fortune ; use et jouis de mes biens avec tes parents et tes proches. Le temps de l’absence arrive aussi à son terme, et nous aurons une joie nouvelle à nous revoir. »

L’aimable femme lui fit, en pleurant, les plus tendres reproches ; elle assura que, sans lui, elle n’aurait pas une heure de joie ; et, ne pouvant le retenir, ne voulant pas le gêner, elle le pria seulement de vouloir bien, même pendant l’absence, lui garder le meilleur souvenir.

Après l’avoir entretenue de quelques affaires domestiques, il garda un moment le silence, et, reprenant la parole :

« J’ai encore sur le cœur, lui dit-il, une chose dont tu souffriras que je parle avec franchise ; mais je te conjure très-affectueusement de ne pas te méprendre sur mes paroles, et de voir même, dans cette inquiétude, l’amour que j’ai pour toi.

— Je devine, répondit la belle : tu t’inquiètes à mon sujet, parce que, suivant l’usage des hommes, tu ne vois dans notre sexe que faiblesse. Tu as observé chez moi, jusqu’à ce jour, la gaieté de mon âge, et tu crois qu’en ton absence, je serai légère et fragile. Je ne condamne pas ce sentiment ; il est ordinaire chez vous autres hommes ; mais, comme je connais mon cœur, je puis t’assurer que rien n’est capable de faire si aisément impression sur moi, et que nulle impression ne saurait être assez profonde pour me détourner du chemin où j’ai marché jusqu’à ce jour, guidée par l’amour et le devoir. Sois tranquille : tu retrouveras, à ton retour, ta femme aussi tendre et aussi fidèle que tu la trouvais le soir, lorsqu’après une courte absence tu revenais dans mes bras.

— Je sais que ce sont là tes sentiments, reprit le mari, et je te prie d’y rester fidèle. Cependant, supposons le cas le plus extraordinaire…. Pourquoi ne devrait-on pas le prévoir aussi ? Tu sais comme ta belle et charmante figure attire les regards de nos jeunes gens : en mon absence tu les verras encore plus empressés ; ils chercheront tous les moyens de t’approcher et même de te plaire. L’image de ton mari, comme aujourd’hui sa présence, ne les écartera pas toujours de ta porte et de ton cœur. Tu es une bonne et généreuse enfant, mais les vœux de la nature sont légitimes et pressants ; ils sont toujours en lutte avec notre raison, et, d’ordinaire, ils remportent la victoire…. Ne m’interromps pas ! Assurément, pendant mon absence, et même en pensant à moi, selon ton devoir, tu éprouveras de tendres désirs. Je serai quelque temps l’objet de tes vœux ; mais qui sait quelles circonstances pourront se rencontrer, quelles occasions se présenter ? Un autre moissonnera en réalité ce que l’imagination m’avait réservé. Pas d’impatience, je te prie, écoute-moi jusqu’au bout.

« S’il arrivait, cet événement, que tu déclares impossible, et que je ne souhaite pas non plus de hâter ; si tu ne pouvais vivre plus longtemps dans la solitude et le veuvage, promets-moi de ne pas choisir à ma place un de ces jeunes étourdis, qui, avec tous les agréments de leur figure, sont plus dangereux encore pour la réputation d’une femme que pour sa vertu. Esclaves de la vanité plus que de la passion, ils font la cour à toutes les femmes, et ne trouvent rien de plus naturel que de sacrifier l’une à l’autre. Si tu te sens disposée à faire choix d’un ami, cherches-en un qui soit digne de ce nom ; qui sache, discret et réservé, relever par le bienfait du mystère les joies de l’amour. »

La belle dame ne put cacher plus longtemps sa douleur ; et ses larmes, qu’elle avait retenues jusqu’alors, jaillirent en abondance

c Quoi que tu penses de ta femme, s’écria-t-elle après les embrassements les plus tendres, rien n’est plus éloigné- de moi que le crime qui te semble, en quelque sorte, inévitable. Si jamais j’en ai seulement la pensée, que la terre s’entrouvre et m’engloutisse ; que je perde tout espoir de la félicité qui nous promet une si ravissante perspective de beaux jours ! Chasse de ton cœur la défiance, et laisse-moi, dans toute sa pureté, l’espérance de te revoir bientôt dans mes bras. »

Après s’être efforcé, par tous les moyens, de tranquilliser sa femme, il s’embarqua le lendemain ; son voyage fut heureux, et il aborda bientôt à Alexandrie.

Cependant la jeune beauté passait, dans la tranquille possession d’une grande fortune, une vie agréable et commode, mais retirée ; elle ne voyait d’ordinaire personne que ses parents et sa famille ; et, tandis que de fidèles serviteurs continuaient à gérer les affaires de son mari, elle habitait une grande maison, et, dans ces riches appartements, elle se plaisait à nourrir chaque jour le souvenir de son époux.

Mais, si grande que fût la solitude et la retraite où elle vivait, les jeunes gens de la ville n’étaient pas demeurés dans l’inaction. Ils ne tardèrent pas à passer fréquemment devant ses fenêtres, et, le soir, ils cherchèrent à fixer son attention par la musique et le chant. La belle solitaire trouva d’abord ces empressements incommodes et fatigants, puis elle s’y accoutuma bientôt ; durant les longues soirées, elle accepta, sans rechercher d’où elles venaient, les sérénades, comme un agréable amusement, et laissait échapper malgré elle plus d’un soupir, à la pensée de l’absent.

Ses adorateurs inconnus, loin de se lasser peu à peu, comme elle l’avait espéré, parurent de plus- en plus empressés et ne firent plus trêve à leurs poursuites. Elle pouvait distinguer les instruments et les voix qui revenaient, les mélodies qui se répétaient, et bientôt elle ne se refusa point la curiosité de savoir qui pouvaient être ces inconnus, et surtout les plus persévérants. Elle pouvait bien se permettre ces observations comme passe-temps.

Elle commença donc à regarder quelquefois dans la rue, à travers ses rideaux et ses persiennes, à observer les passants, et particulièrement à distinguer les cavaliers qui arrêtaient le plus longtemps les yeux sur ses fenêtres. C’étaient presque toujours de jeunes élégants, qui, il faut le dire, faisaient paraître dans leur maintien, comme dans leur extérieur, autant d’étourderie que de vanité. Ils voulaient plutôt, semblait-il, se faire remarquer, en observant avec attention le logis, que rendre une sorte d’hommage à la belle.

« En vérité, se disait quelquefois la dame en souriant, mon mari s’est avisé d’une heureuse idée ! Par la condition sous laquelle il me permet un amant’ il exclut tous ceux qui me témoignent de l’empressement et qui peut-être sauraient me plaire. Il n’ignore pas que la sagesse, la modestie et la discrétion sont les qualités d’un Age tranquille, des qualités que notre raison apprécie, mais qui n’excitent nullement notre imagination, et ne sauraient éveiller notre sympathie. Ceux qui assiégent ma maison de leurs gentillesses, je n’en ai rien à craindre, car ils n’inspirent aucune confiance, et ceux auxquels je pourrais donner ma confiance, je ne les trouve pas aimables du tout. »

Dans la sécurité que lui donnaient ces pensées, elle se permettait toujours plus de s’intéresser à la musique et à la figure des jeunes gens qui passaient devant chez elle, et, insensiblement, il se développa dans son cœur un inquiet désir qu’elle songea trop tard à combattre. La solitude et l’oisiveté, la vie heureuse, opulente et facile, étaient un élément dans lequel un désir déréglé devait s’éveiller plus tôt que l’aimable enfant ne pensait.

Alors elle se prit à admirer, avec de secrets soupirs, entre autres mérites de son époux, sa connaissance du monde et des hommes, et particulièrement du cœur des femmes.

« Ainsi donc, se disait-elle, ce que je lui contestais si vivement était possible ! Il était donc nécessaire de me conseiller, en pareil cas, les précautions et la prévoyance ! Mais que peuvent les précautions et la prévoyance, quand le hasard impitoyable semble se jouer d’un vague désir ? Comment choisir celui que je ne connais pas, et, quand la connaissance est faite, est-on libre de choisir encore î »

Avec ces pensées et mille autres pareilles, la belle dame aggravait le mal, qui avait déjà fait chez elle assez de progrès. Vainement elle essaya de se distraire ; chaque objet agréable excitait sa sensibilité. et celle-ci faisait surgir, au milieu même de sa profonde solitude, des visions agréables dans son imagination.

Elle se trouvait dans cette situation, lorsque, entre autres nouvelles de la ville, elle apprit de ses parents qu’un jeune jurisconsulte, qui avait étudié à Bologne, venait de rentrer dans sa ville natale. On ne pouvait assez dire de choses à sa louange. Avec un savoir extraordinaire, il montrait une sagesse et une habileté qui n’étaient guère de son âge, et, avec une charmante figure, la plus grande modestie. Il eut bientôt gagné, comme avoué, la confiance des particuliers et l’estime des juges. Il se rendait chaque jour à l’hôtel de ville, pour y soigner et suivre ses affaires.

La belle n’entendit pas l’éloge d’un homme si accompli, sans désirer de faire sa connaissance et sans former le vœu secret de trouver en lui l’homme auquel, d’après les instructions mêmes de son mari, elle pourrait abandonner son cœur. Aussi, quelle ne fut pas son attention, lorsqu’elle apprit qu’il passait chaque jour devant chez elle 1 Avec quel soin n’observa-t-elle pas l’heure à laquelle on avait coutume de se rendre à l’hôtel de ville ! Ce ne fut pas sans émotion qu’elle le vit enfin passer, et, si sa bonne mine et sa jeunesse durent nécessairement avoir de l’attrait pour elle, d’un autre côté, sa modestie lui donna du souci.

Pendant quelques jours, elle l’avait observé secrètement : enfin elle ne put résister plus longtemps au désir d’attirer son attention. Elle s’habille avec élégance, elle s’avance au balcon, et le cœur lui bat, en le voyant s’avancer dans la rue. Mais qui pourra dire son trouble, sa confusion, quand le jurisconsulte, avec une démarche posée, comme à l’ordinaire, l’air pensif et les yeux baissés, passa son chemin avec grâce, sans même la remarquer ?

Vainement elle essaya, de la même manière, plusieurs jours de suite, de fixer son attention. Il allait toujours du même pas, sans lever les yeux ou les porter à droite et à gauche. Cependant, plus elle l’observait, plus il lui semblait être l’homme qui lui était si nécessaire. Son inclination devenait de jour en jour plus vive, et, n’étant point combattue, elle finit par dominer absolument.

  • Eh ! quoi ! se disait la belle dame, après que ton noble et sage époux a prévu la situation dans laquelle tu te trouverais en son absence ; quand sa prédiction se vérifie, que tu ne pourrais vivre sans ami, sans favori, dois-tu te consumer de langueur, dans le temps même où la fortune te montre un jeune homme parfaitement à ton gré, au gré de ton mari, un jeune homme avec lequel’tu peux goûter les plaisirs de l’amour dans un secret impénétrable ? Insensé qui laisse échapper l’occasion ! insensé qui veut résister à l’indomptable amour ! »

Par ces réflexions et d’autres pareilles, la belle cherchait à se fortifier dans sa résolution. Elle ne fut pas longtemps encore agitée par l’incertitude ; et, comme il arrive qu’une passion, à laquelle nous résistons longtemps, finit par nous entraîner tout à coup, et transporte tellement notre cœur, que nous considérons avec mépris, comme de faibles obstacles, l’inquiétude et la peur, la retenue et la honte, la position et les devoirs, elle prit soudain la brusque résolution d’envoyer à cet homme chéri une jeune fille qui la servait, et, quoi qu’il en pût coûter, de parvenir à sa possession.

La jeune fille courut chez le jurisconsulte, qui se trouvait dans ce moment à table avec de nombreux amis ; elle le salua de la part de sa maîtresse, et lui fit son message ponctuellement. Le jeune avoué n’en fut point surpris : il avait connu le marchand dans sa jeunesse ; il savait son absence, et, quoiqu’il n’eût ouï parler que vaguement de son mariage, il supposa que la femme, isolée pendant le voyage de son mari, avait probablement besoin des conseils de l’avoué dans une affaire importante. Il répondit par conséquent h la jeune fille de la manière la plus empressée, et il assura qu’il ne manquerait pas, aussitôt qu’on serait sorti de table, d’aller rendre ses devoirs à sa maîtresse. La belle apprit avec une joie inexprimable qu’elle allait voir et entretenir l’homme qu’elle aimait. Elle se hâta de mettre ses plus beaux habits, de faire nettoyer parfaitement sa maison et sa chambre ; elles furent jonchées de feuilles et de fleurs d’oranger, et le sofa, couvert des plus précieux tapis. La belle passa dans ces occupations les courts moments qui s’écoulèrent avant l’arrivée du jeune homme, et qui lui auraient paru sans cela d’une longueur insupportable.

Avec quelle émotion elle s’avança à sa rencontre, lorsqu’enOn il parut ! Avec quel trouble, en s’asseyant elle-même sur le sofa, elle l’invita à prendre place sur un tabouret, qui se trouvait tout auprès ! En sa présence tant désirée, elle demeurait interdite ; elle n’avait pas réfléchi à ce qu’elle voulait lui dire : lui-même il restait muet devant elle, dans une attitude modeste. Enfin elle prit courage, et dit, non sans inquiétude et sans saisissement :

« Il y a bien peu de temps, monsieur, que vous êtes revenu dans votre ville natale, et déjà vous êtes connu de tout le monde pour un homme plein de talent et de probité : à mon tour, je mets en vous ma confiance pour une affaire importante et singulière, qui, à la bien considérer, regarde plutôt le confesseur que l’avoué. Depuis une année je suis la femme d’un riche et excellent homme, qui, aussi longtemps que nous avons vécu ensemble, a témoigné les plus grandes attentions pour moi, et dont je n’aurais pas à me plaindre, si, depuis quelque temps, un désir inquiet de voyager et de trafiquer ne l’avait pas arraché de mes bras.

« En homme juste et éclairé, il sentait bien le tort qu’il me faisait en s’éloignant ; il comprenait qu’une jeune femme ne peut être gardée sous clef comme des joyaux et des perles ; il savait qu’elle ressemble plutôt à un jardin plein de beaux fruits, qui seraient perdus pour chacun, comme pour le maître, si, par caprice, il en voulait fermer la porte quelques années : il me parla donc très-sérieusement avant son départ ; il m’assura qué je ne pourrais vivre sans ami ; il ne se borna pas à me donner la permission, il me pressa même et m’arracha, en quelque sorte, la promesse de m’abandonner librement et sans scrupule au penchant qui se développerait dans mon cœur. »

La belle fit silence un moment, mais bientôt un regard fort expressif du jeune homme lui donna le courage de continuer ses aveux :

« Mon mari mit une seule condition à une permission d’ailleurs si indulgente. 11 me recommanda la plus grande prudence, et me demanda expressément de choisir un ami sage, posé, sûr et discret. Ëpargnez-moi le reste, monsieur ; épargnez-moi l’embarras que j’aurais à vous dire combien je suis éprise de vous, et devinez par cette marque de confiance mon espoir et mes vœux. »

Après un court silence, l’aimable jeune homme répondit fort posément :

« Combien je vous suis obligé d’une confiance qui me comble d’honneur et de joie ! Je souhaiterais vivement vous convaincre que vous n’avez pas jeté les yeux sur un homme indigne d’une telle faveur. Laissez-moi d’abord vous répondre comme jurisconsulte. En cette qualité, j’avoue que j’admire votre mari d’avoir senti, d’avoir vu si clairement son injustice : car il est certain que l’homme qui abandonne une jeune femme, pour visiter des pays lointains, doit être considéré comme celui qui délaisse absolument une autre propriété, et, par cet acte d’une parfaite évidence, renonce à tout droit sur elle. Or, comme il est permis au premier venu d’occuper une chose devenue ainsi vacante, je dois, à plus forte raison, juger équitable et naturel qu’une dame, qui se trouve en cet état donne une seconde fois son cœur, et se livre sans scrupule à un ami qui lui semble aimable et sûr. Arrive-t-il, comme ici, par surcroit, que le mari lui-même, dans le sentiment de son injustice, permette en termes formels à sa femme abandonnée ce qu’il ne peut lui défendre, il ne reste pas le moindre doute, d’autant qu’on ne fait pas injure à celui qui a déclaré souffrir la chose volontairement.

« Maintenant, poursuivit le jeune homme, avec de tout autres regards, avec une expression passionnée, en prenant la main de sa belle amie, si vous me choisissez pour votre serviteur. vous me faites connaître une félicité dont je n’eus jusqu’à ce jour aucune idée. Soyez assurée, s’écria-t-il en lui baisant la main, que vous n’auriez pu trouver un ami plus dévoué, plus tendre, plus fidèle et plus discret. »

Que la belle femme se sentit rassurée après cette déclaration ! Elle ne craignit pas de laisser voir au jeune jurisconsulte sa tendresse de la manière la plus vive ; elle lui serra les mains, se pressa contre lui, appuya la tête sur son épaule. Ils n’étaient pas restés longtemps dans cette position, quand le jeune homme chercha doucement à s’écarter de la belle, et se mit à lui dire non sans douleur :

« Un homme peut-il bien se trouver dans une situation plus singulière ? Je suis forcé de m’éloigner de vous et de me faire la plus cruelle violence, dans un moment où je devrais m’abandonner aux sentiments les plus doux. Il m’est défendu de goûter maintenant le bonheur qui m’attend dans vos bras. Ah ! puisse du moins ce délai ne pas me frustrer de mes plus belles espérances ! »

La belle demanda avec anxiété la cause de cette singulière confidence.

’ c Comme j’achevais mes études à Bologne, poursuivit-il, et faisais les derniers efforts pour me préparer à ma profession future, je tombai dans une grave maladie, qui, sans être mortelle, menaça de détruire les forces de mon corps et de mon esprit. Dans cette extrémité, et au milieu des plus violentes douleurs, je promis à la Mère de Dieu que, si elle m’accordait la guérison, je passerais toute une année dans un jeûne austère, et m’abstiendrais de toute jouissance quelconque. Voilà dix mois que j’ai observé mon vœu avec la plus grande fidélité, et, en considération du grand bienfait que j’ai reçu, le temps ne m’a point semblé long, car je n’ai point trouvé pénible de renoncer à bien des jouissances ordinaires et connues ; mais quelle éternité deviennent pour moi les deux mois qui restent, puisqu’il ne m’est permis de goûter qu’après ce terme écoulé, un bonheur qui surpasse toute idée ! Que ce temps ne vous semble pas trop long, et ne me retirez pas votre faveur, que vous m’avez de si bon gré réservée. » La belle, qui n’était guère satisfaite de cette déclaration, fut cependant un peu réconfortée, quand son ami poursuivit en ces termes :

« J’ose à peine vous faire une proposition, et vous indiquer le moyen par lequel je puis être plus tôt délié de mon vœu. Si je trouvais une personne qui entreprit de l’observer aussi sévèrement et aussi constamment que moi, et qui voulût partager avec moi le temps qui reste encore, je serais libre d’autant plus vite, et rien ne s’opposerait à nos désirs. Ma douce amie, pour avancer notre bonheur, ne seriez-vous point disposée à écarter une partie de l’obstacle qui nous arrête ? Ce n’est qu’une personne de toute confiance que je puis charger d’une part de mon vœu. Il est sévère : réduit au pain et à l’eau, je ne dois faire par jour que deux repas ; je dois abréger mon sommeil et dormir sur une couche dure, et, malgré mes occupations multipliées, réciter un grand nombre de prières. Si je ne peux, comme cela m’est arrivé aujourd’hui, éviter de paraître à un festin, je ne dois pas néanmoins négliger mon devoir ; il faut, au contraire, que je m’efforce de résister aux séductions de tous les bons morceaux qui passent devant moi. Si vous pouvez vous résoudre à observer, un mois durant, toutes ces conditions, vous jouirez d’autant plus de posséder un ami que vous l’aurez, en quelque sorte, conquis vous-même par cette louable entreprise. »

La belle dame apprit avec chagrin les obstacles qui s’opposaient à son amour ; mais sa passion pour le jeune homme s’était si fort augmentée par sa présence, que nulle épreuve ne lui sembla trop rigoureuse pour s’assurer la possession d’un bien si précieux. Aussi lui dit-elle de la façon la plus obligeante :

« Mon doux ami, le miracle par lequel vous avez recouvré la santé est pour moi-même si précieux et si respectable, que je me fais un plaisir et un devoir de m’associer au vœu que vous avez promis de remplir par reconnaissance. Je suis heureuse de vous donner une preuve si certaine de mon amour ; je me réglerai ponctuellement sur votre prescription, et, tant que vous ne m’en aurez pas dispensée, rien ne m’écartera de la voie dans laquelle vous me faites entrer. »

Quand le jeune homme eut parfaitement réglé avec la belle les conditions auxquelles elle pouvait lui épargner la moitié de de sa pénitence, il s’éloigna, en assurant qu’il reviendrait bientôt la voir, et s’informer si elle persistait heureusement dans sa résolution. Ainsi donc elle dut le laisser partir et prendre congé d’elle, sans un serrement de main, sans un baiser, avec un regard qui disait à peine quelque chose. Heureusement pour elle, son étrange entreprise lui donna de l’occupation : elle avait en effet bien des choses à faire pour changer entièrement son genre de vie. D’abord on balaya les feuilles et les fleurs qu’elle avait fait répandre pour fêter l’arrivée du jeune homme ; le moelleux sofa fut remplacé par une couche dure, où elle chercha le sommeil, après avoir, pour la première fois de sa vie, soupé maigrement de pain et d’eau. Elle s’occupa le lendemain à couper et à coudre des chemises, dont elle avait promis de faire un certain nombre pour une maison de pauvres et de malades. Pendant ce travail pénible et nouveau, elle ne cessa de rêver h son doux ami et à l’espérance de son bonheur prochain, et ces idées lui firent trouver dans ses maigres aliments une nourriture propre à fortifier le cœur.

Ainsi s’écoula une semaine, à la fin de laquelle les roses de ses joues commencèrent un peu à pâlir. Les habits qui auparavant allaient bien à sa taille se trouvèrent trop larges, et ses membres, jusqu’alors agiles et lestes. étaient devenus faibles et mous, quand l’ami reparut, et, par sa visite, lui donna de nouvelles forces et une nouvelle vie. Il l’exhorta à persévérer dans son dessein, l’encouragea par son exemple, lui fit entrevoir de loin l’espérance d’un bonheur sans mélange. Il s’arrêta peu, et promit de revenir bientôt.

La belle poursuivit, avec une ardeur nouvelle, son salutaire travail ; elle ne se relâcha aucunement de sa diète austère ; mais,

.m

hélas ! une grande maladie n’aurait pu l’epuiser davantage. Son ami, qui revint la visiter à la fin de la semaine, ne put la voir sans la plus grande pitié, et la fortifia,- en lui faisant considérer que la moitié de l’épreuve était déjà subie.

Le jeune, la prière et le travail inaccoutumé lui devinrent chaque jour plus pénibles, et cette abstinence excessive parut détruire entièrement la santé d’une personne accoutumée au repos et à une succulente nourriture. La belle finit par ne pouvoir plus se tenir debout, et, malgré la chaleur de la saison, elle devait s’envelopper de doubles et triples vêtements, afin de conserver un peu la chaleur naturelle, presque entièrement dissipée. Elle n’était plus en état de rester levée, et, dans les derniers jours, elle fut même forcée de garder le lit.

Quelles réflexions ne dut-elle pas faire sur son état ! Que de fois cette singulière aventure occupa son âme, et quelle fut sa douleur, quand elle vit dix jours s’écouler sans aucune visite de l’ami qui lui coûtait ces pénibles sacrifices ! Mais dans ces tristes heures se préparait, au contraire, son entière guérison, sa guérison décisive. En effet, son ami ayant paru bientôt après, et s’étant assis à son chevet, sur le même tabouret où il avait entendu son premier aveu, comme il l’exhortait avec douceur, même avec tendresse, à persévérer fermement pendant le peu de temps qui restait, elle l’interrompit et lui dit avec un sourire :

« Il n’est plus nécessaire de m’exhorter, mon digne ami, et j’accomplirai mon vœu, pendant ce peu de jours, avec patience ; et avec la persuasion que vous me l’avez imposé pour mon plus grand bien. Je suis trop faible aujourd’hui pour vous exprimer ma reconnaissance "comme je l’éprouve ; vous m’avez préservée, vous m’avez rendue à moi-même, et je reconnais que je vous suis dès à présent redevable de tout mon être. En vérité, mon mari était habile et sage, et il connaissait le cœur des femmes : il fut assez juste pour ne pas se fâcher d’une inclination qui pouvait naître dans mon cœur par sa faute ; il fut même assez généreux pour subordonner ses droits au vteu de la nature ; vous aussi, monsieur, vous êtes sage et bon ; vous m’avez fait sentir qu’il est en nous, à côté de la passion, quelque chose qui peut lui faire équilibre ; que nous sommes capables de renoncer à tous les biens accoutumés et d’imposer silence à lios plus ardents désirs. Vous m’avez introduite dans cette école par l’erreur et l’espérance ; mais elles ne sont plus nécessaires, une fois que nous avons appris à connaître ce moi puissant et bon, qui habite en nous, secret et paisible, et, jusqu’au moment où il se rend maître du logis, nous fait du moins sentir continuellement sa présence par de tendres avertissements. Adieu ! votre amie vous reverra désormais avec plaisir. Agissez sur vos concitoyens comme sur moi ; qu’il ne vous suffise pas de débrouiller les difficultés qui ne s’élèvent entre eux que trop aisément, au sujet des biens de fortune ; montrez-leur aussi, par une direction insinuante et par votre exemple, que chez tout homme germe en secret la force de la vertu ; l’estime générale sera votre récompense, et, mieux que le premier homme d’État et le plus grand héros, vous mériterez qu’on vous proclame LE PÈRE DE LA PATRIE. »

« Votre avoué mérite nos éloges, dit la baronne ; il est charmant, sage, amusant et instructif. Tels devraient être tous ceux qui veulent nous détourner ou nous faire revenir d’une erreur. En vérité, votre conte mérite, plus que beaucoup d’autres, le titre honorable de conte moral. Donnez-nous-en beaucoup de pareils, et notre société y prendra certainement plaisir.

LE VIEILLARD.

Si cette histoire obtient votre suffrage, j’en suis charmé ; mais, si vous demandez d’autres contes moraux, j’ai le regret de vous dire que celui-là est le premier et le dernier.

LOUISE.

Il n’est pas fort honorable pour vous de n’avoir justement dans votre collection qu’une seule histoire de la meilleure

espèce.

LE VIEILLARD.

Vous me comprenez mal : ce n’est pas la seule histoire morale que je puisse raconter, mais elles se ressemblent toutes, au point que l’on semble raconter toujours la même.

LOUISE.

Vous devriez enfin vous désaccoutumer de ces paradoxes, qui ne font qu’embrouiller la conversation. Expliquez-vous plus clairement.

LE VIEILLARD.

Très-volontiers. Pour qu’un récit mérite d’être appelé moral, il doit montrer que l’homme possède en lui la force d’agir même contre son inclination, par le sentiment de quelque chose de meilleur.

LOUISE.

Il faut donc, pour agir moralement, agir contre son inclination ?

LE VIEILLARD.

Oui.

LOUISE.

Même quand elle est bonne ?

LE VIEILLARD.

Aucune inclination n’est bonne en soi : elle l’est seulement en tant qu’elle produit quelque bien.

LOUISE.

  • Et si l’on avait de l’inclination pour la bienfaisance ?

LE VIEILLARD.

Il faut s’interdire d’être bienfaisant, aussitôt que l’on ruine par là ses affaires domestiques.

LOUISE.

Et si l’on avait une irrésistible inclination pour la reconnaissance ?

LE VIEILLARD.

On a déjà pourvu à ce que jamais chez les hommes la reconnaissance ne puisse devenir une inclination. Toutefois, le cas supposé, il serait cligne d’estime, l’homme qui aimerait mieux se montrer ingrat que d’entreprendre pour l’amour de son bienfaiteur quelque chose de honteux.

LOUISE.

Il pourrait donc exister une foule d’histoires morales ?

LE VIEILLARD.

Oui, dans ce sens ; cependant toutes ces histoires ne diraient rien de plus que mon avoué : c’est pourquoi l’on peut, dans le fond, l’appeler unique ; néanmoins, vous avez raison de le dire, la matière peut être diverse.

LOUISE.

Il fallait vous expliquer plus précisément, nous n’aurions pas disputé.

LE VIEILLARD.

Mais aussi nous n’aurions pas discouru. Les confusions et les malentendus sont les sources de la vie active et des conversations.

LOUISE.

Je ne puis encore être tout à fait de votre avis. Quand un brave homme en sauve d’autres au péril de sa vie, ne fait-il pas une action morale ?

LE VIEILLARD.

Non pas dans le sens que j’ai attaché à cette expression ; mais lorsqu’un homme craintif surmonte sa crainte, et fait la même chose, c’est une action morale.

LA BARONNE.

Donnez-nous, cher ami, encore quelques exemples, et, à cette occasion, accordez-vous avec Louise sur la théorie. Assurément un cœur incliné au bien nous offre un spectacle qui nous charme ; cependant il n’est rien au monde de plus beau qu’une inclination dirigée par la raison et la conscience. Si vous avez encore une histoire de ce genre, nous l’écouterons volontiers. J’aime beaucoup les histoires parallèles ; l’une rappelle l’autre, et en explique le sens mieux que beaucoup de sèches paroles.

LE VIEILLARD.

Je puis en rapporter quelques-unes encore qui ont le même objet, car ces qualités du cœur humain ont fixé particulièrement mon attention.

LOUISE.

Je vous ferai une seule prière. Je n’aime pas, je l’avoue, les histoires qui entraînent toujours noire imagination dansles pays étrangers. Faut-il donc que tout se passe en Italie, en Sicile, en Orient ? Naples, Palerme et Smyme sont-elles les seules villes où il puisse arriver quelque chose d’intéressant ? On pourra transporter la scène d’un conte de fées à Ormuz et à Samarcande, pour dérouter notre imagination ; mais votre intention est-elle de cultiver notre esprit et notre sentiment, donnez-nous des scènes nationales, des tableaux de famille, nous saurons bien plus tôt nous y reconnaître, et, quand nous serons touchés, nous porterons, avec bien plus d’émotion, la main sur notre cœur.

LE VIEILLARD.

Vous serez encore satisfaite en ce point : par malheur, les tableaux de famille ont ceci de particulier, qu’ils se ressemblent tous, et nous avons déjà vu presque tous ces sujets traités avec talent sur nos théâtres. Cependant j’essayerai de vous raconter une histoire dont l’analogue vous est déjà connu, et qui ne pourrait vous sembler nouvelle et intéressante que par une exacte peinture des mouvements du cœur.

On peut remarquer souvent dans les familles que, soit pour l’esprit, soit pour le corps, les enfants tiennent tantôt du père, tantôt de la mère ; et quelquefois il arrive aussi qu’un enfant réunit, d’une manière étonnante, les caractères de l’un et de l’autre.

Un jeune homme, que j’appellerai Ferdinand, en offrait un exemple singulier. Sa conformation rappelait son père et sa mère, et l’on pouvait discerner parfaitement leur caractère dans le sien. Il avait la légèreté et la gaieté de son père, son inclination à jouir du moment, et, dans quelques occasions, une pente assez-forte à ne considérer que lui. Mais il semblait tenir de sa mère une réflexion calme, le sentiment de la justice et de l’équité, et une disposition généreuse à se sacrifier pour les autres. Par là, on juge aisément que ceux qui vivaient avec lui étaient souvent réduits, pour expliquer sa conduite, à supposer qu’il avait peut-être deux âmes.

Je passe maintes scènes de sa jeunesse pour ne rapporter qu’une aventure, qui met en lumière son caractère tout entier, et qui marqua dans sa vie d’une manière décisive.

Il avait toujours vécu dans l’aisance, dès son jeune âge, car ses parents étaient riches ; ils vivaient et ils élevaient leurs enfants comme il convient à leurs pareils, et si, dans le monde, le père dépensait plus que de raison au jeu et en ajustements, la mère savait, en bonne ménagère, réduire les dépenses ordinaires à de telles limites, qu’en somme l’équilibre se maintenait, et qu’on ne s’apercevait jamais d’aucune gêne. D’ailleurs le père était heureux dans le commerce ; plusieurs spéculations hardies lui réussirent, et, comme il recherchait la société des hommes, il était secondé dans ses affaires par de nombreuses relations et par le concours de divers amis.

Les enfants, avec l’ardeur de leur âge, prennent d’ordinaire pour modèle, dans la maison, celui qui semble vivre et jouir davantage. Ils voient dans un père qui s’adonne au plaisir la règle décisive à laquelle ils doivent conformer leur vie, et, comme ils se font cette idée de très-bonne heure, leurs vœux et leurs désirs vont, le plus souvent, fort au delà des ressources de leur famille. Ils se trouvent bientôt gênés en toute chose, d’autant plus que chaque nouvelle génération a des prétentions nouvelles et plus précoces, et que les parents, de leur côté, ne voudraient presque jamais accorder aux enfants que les jouissances qu’ils avaient eux-mêmes dans le temps passé, où chacun s’accommodait encore d’une vie plus modeste et plus simple.

Ferdinand grandissait avec le sentiment désagréable qu’il manquait souvent des choses dont ses camarades étaient pourvus. Il ne voulait le céder à personne pour l’habillement, pour une certaine ampleur de vie et de conduite ; il voulait ressembler à son père, dont il avait tous les jours l’exemple devant les yeux, et qui lui paraissait, à double titre, un modèle, d’abord comme père, qualité qui inspire d’ordinaire au fils un préjugé favorable ; ensuite, parce que l’enfant voyait que l’homme fait passait de la sorte une vie heureuse et pleine de jouissances, en même temps qu’il se conciliait l’estime et l’affection de tout le monde.

On peut juger que Ferdinand avait là-dessus, avec sa mère, plus d’une discussion, quand il refusait de porter la défroque de son père, et voulait toujours s’habiller lui-même à la mode. 1\ grandissait, et ses prétentions grandissaient plus vite encore, en sorte qu’à la fin, lorsqu’il fut arrivé à l’âge de dix-huit ans, il dut se trouver sans rapport avec sa situation.

Jusqu’alors il n’avait pas fait de dettes, parce que sa mère lui en avait inspiré l’horreur, qu’elle avait cherché à conserver sa confiance, et, dans plusieurs occasions, avait fait les derniers efforts pour remplir ses vœux ou pour le tirer de petits embarras. Malheureusement, dans le temps où, devenu un jeune homme, il portait toujours plus ses regards autour de lui ; où, s’étant épris d’une fort belle personne, il fut mêlé dans le grand monde, et désira d’égaler les autres, et même de se distinguer et de plaire, la mère fut obligée de restreindre plus que jamais la dépense de la maison : ainsi donc, au lieu de satisfaire, comme auparavant, à ses demandes, elle fit appel à sa raison, à son bon cœur, à son affection pour elle, et, en le persuadant, mais sans le corriger, elle le réduisit au désespoir.

Il ne pouvait, sans perdre tout ce qui lui était aussi cher que la vie, renoncer aux relations dans lesquelles il se trouvait engagé ; dès son plus jeune âge il s’était acheminé à cette position ; il avait grandi avec tout ce qui l’entourait ; il ne pouvait se dérober à aucune de ses liaisons, de ses sociétés, de ses promenades et ses parties de plaisir, sans offenser en même temps un ancien condisciple, un camarade, une nouvelle et honorable connaissance, et, ce qui était plus fâcheux encore, sa bien-aiméc.

On jugera aisément combien sa passion lui devait être précieuse et chère, quand on saura qu’elle flattait à la fois ses sens, son esprit, sa vanité et ses vives espérances. Une des plus belles, des plus agréables et des plus riches demoiselles de la ville lui donnait, du moins pour le moment, la préférence sur ses nombreux rivaux ; elle lui permettait, en quelque sorte, de faire parade des hommages qu’il lui rendait, et, l’un et l’autre, ils paraissaient s’enorgueillir des chaînes qu’ils s’étaient mutuellement imposées. C’était donc un devoir pour lui de la suivre partout, de dépenser au service de la belle son temps et son argent, et de montrer de toute manière combien son amour lui était cher et sa possession nécessaire.

Ces soins et cette poursuite entraînèrent Ferdinand dans une dépense plus forte qu’elle n’eût été en d’autres circonstances. En leur absence, les parents de la jeune fille l’avaient confiée à une tante fort bizarre, et il fallait employer toute sorte d’artifices et de moyens singuliers pour attirer dans le monde Ottilie, la ravissante Ottilie. Ferdinand s’épuisait en inventions pour lui procurer les divertissements qu’elle aimait, et dont elle savait rehausser le prix pour tous ceux qui l’entouraient.

Et s’entendre appeler, dans le même temps, à de tout autres devoirs par une mère chérie et vénérée ; ne trouver de ce côté aucun secours ; sentir une si vive horreur pour 4es dettes, qui d’ailleurs n’auraient pas été dans sa situation une ressource de longue durée et, tout en se voyant considéré dans le monde comme riche et libéral, éprouver chaque jour un pressant besoin d’argent, était assurément une des positions les plus pénibles dans lesquelles puisse se trouver un jeune cœur que les passions agitent.

Certaines idées, qui n’avaient fait jusqu’alors qu’effleurer son âme, l’occupèrent désormais plus fortement ; certaines réflexions, qui ne lui avaient causé auparavant que des inquiétudes momentanées, roulèrent plus longtemps dans son esprit ; et certains sentiments pénibles devinrent plus durables et plus amers. S’il avait autrefois considéré son père comme son modèle, il l’enviait maintenant comme son rival : tout ce que l’un désirait, l’autre le possédait ; tout ce qui donnait à l’un tant de peine était facile à l’autre ; et il ne s’agissait point du nécessaire, mais des choses dont le père aurait pu se passer. Or le fils estimait que le père aurait dû s’imposer quelques privations pour le laisser jouir. Le père, de son côté, pensait tout autrement : il était de ces gens qui se permettent beaucoup et qui, par conséquent, sont conduits à refuser beaucoup à ceux qui sont sous leur dépendance. Il faisait à son fils une rente fixe, et il en exigeait un compte exact et régulier.

Il n’est rien qui rende la vue plus perçante que de la limiter : c’est pourquoi les femmes sont beaucoup plus clairvoyantes que les hommes ; et les subordonnés n’observent personne plus attentivement que celui qui commande sans donner lui-même l’exemple. Le fils devint attentif à toutes les actions de son père, surtout à celles qui concernaient les dépenses d’argent. Il prétait l’oreille plus curieusement, lorsqu’il entendait dire que le père avait perdu ou avait gagné au jeu ; il le jugeait avec plus de sévérité, lorsqu’il se permettait quelque fantaisie coûteuse.

« N’est-il pas étrange, se disait-il, que des parents s’accordent avec profusion des jouissances de tout genre, qu’ils usent à leur gré d’une fortune que le hasard leur a donnée, et qu’ils excluent leurs enfants de tout honnête plaisir, dans le temps même où la jeunesse en est le plus capable ? Et de quel droit le font-ils ? Et ce droit, comment y sont-ils parvenus ? Le hasard doit-il seul décider, et l’œuvre du hasard peut-elle devenir un droit ? Si mon grand-père vivait encore, lui qui traitait ses petits-fils comme ses enfants, les choses en iraient beaucoup mieux pour moi ; il ne me laisserait pas manquer du nécessaire. N’estce pas en effet le nécessaire, ce qu’exigent les relations auxquelles nous destinent notre naissance et notre éducation ? Mon grand-père ne me laisserait pas dans le dénûment, pas plus qu’il ne souffrirait la prodigalité de mon père. S’il avait vécu plus longtemps, s’il avait vu clairement que son petit-fils mérite aussi d’user de nos biens, peut-être aurait-il avancé par son testament l’époque de ma jouissance. J’ai même ouï dire que ce bon vieillard fut surpris par la mort, comme il se proposait de rédiger un acte de dernière volonté, et c’est peut-être le simple hasard qui m’a empêché de recevoir plus tôt ma part de fortune, que je pourrais bien perdre pour toujours, si mon père continue à l’administrer comme il fait. »

Ces sophismes, et d’autres semblables, sur la possession et le droit, sur la question de savoir si l’on est obligé de respecter une loi, un arrangement, auxquels on n’a pas consenti, et jusqu’à quel point il est permis à l’homme de s’écarter en secret des lois civiles, ces raisonnements, l’occupaient souvent dans ses heures de solitude et de chagrin, quand le défaut d’argent l’obligeait de renoncer à quelque partie de plaisir ou à quelque fête ; car il avait déjà vendu certaines bagatelles de prix, qu’il possédait, et ses ressources ordinaires ne pouvaient nullement lui suffire. Son cœur se fermait, et l’on peut dire que, dans ces moments, il ne respectait point sa mère, qui ne pouvait l’aider, et haïssait son père, qui, à son avis, lui faisait obstacle partout.

Dans le même temps, il fit une découverte qui augmenta son mécontentement. Il observa que, non-seulement son père manquait d’économie, mais qu’il n’avait point d’ordre ; car H prenait souvent à la hâte de l’argent dans son bureau, sans en tenir note ; qu’ensuite il se mettait quelquefois à supputer et calculer, et paraissait fâché de ne pas trouver son compte. Le fils répéta plusieurs fois cette observation, qui lui était surtout pénible, si, dans le temps où son père puisait l’argent à pleines mains, il éprouvait lui-même une étroite pénurie.

Gomme il était dans ces dispositions d’esprit, un singulier hasard vint lui offrir une occasion séduisante de faire une chose qui ne lui avait inspiré jusqu’alors qu’une tentation vague et incertaine.

Son père le chargea d’examiner et de mettre en ordre un coffre de vieilles lettres. Un dimanche que Ferdinand était seul, il prit le coffre et traversa la chambre où se trouvait le bureau qui renfermait la caisse de son père. Le coffre était lourd ; il l’avait pris maladroitement, et il voulut le poser un instant ou plutôt l’appuyer. Ne pouvant le retenir, il heurta violemment l’angle du bureau et l’abattant s’ouvrit. Alors il voit étalés devant lui les rouleaux, qu’il s’était permis seulement de lorgner quelquefois ; il pose son coffre, et, sans y songer, sans réfléchir, il enlève un rouleau, à la place où il avait cru voir que son père avait coutume de prendre l’argent destiné à ses plaisirs. Ensuite il referma le bureau, puis il essaya de le heurter encore : chaque fois le meuble s’ouvrit : c’était comme s’il avait eu la clef du secrétaire.

« Dès lors il rechercha de nouveau, avec ardeur, tous les plaisirs dont il avait dû se priver jusqu’à ce jour. Il fut plus empressé auprès de son amante ; toutes ses actions, ses entreprises, avaient quelque chose de plus impétueux ; sa vivacité et sa grâce étaient devenues une véhémence, et, l’on pourrait dire., un emportement, qui, à la vérité, ne lui allaient pas mal, mais qui n’étaient bons à personne.

L’occasion est pour le désir comme l’étincelle pour une arme à feu, et chaque désir que nous satisfaisons contre noire conscience nous oblige d’employer un excès de force physique ; notre conduite redevient celle des sauvages, et nous avons de la peine à dissimuler ces efforts.

Plus ses secrets sentiments s’élevaient contre lui, plus Ferdinand entassait de raisonnements subtils, et la hardiesse, la li. berté de sa conduite semblaient s’accroître, à mesure qu’il se sentait plus enchaîné d’un certain côté.

Dans ce temps, la mode était venue de porter toute espèce de bijoux de fantaisie ; Ottilie aimait ces parures, il chercha le moyen de les lui procurer, sans qu’elle pût savoir d’où lui venaient ces cadeaux. Les soupçons furent dirigés sur un vieil oncle, et Ferdinand fut doublement satisfait quand son amante lui confia le plaisir que lui faisaient ces cadeaux et les soupçons qu’elle avait sur son oncle.

Mais, pour faire ce plaisir à sa belle et à lui-même, il dut ouvrir quelquefois encore le bureau, et il le faisait avec d’autant plus de sécurité, que le père y avait déposé et en avait retiré, en divers temps, de l’argent sans l’inscrire.

Bientôt après, Ottilie dut se rendre pour quelques mois chez ses parents. La séparation des jeunes amants fut très-douloureuse, et une circonstance la rendit encore plus significative. Ottilie apprit par hasard que les cadeaux venaient de Ferdinand ; elle le pressa de s’expliquer, et, lorsqu’il eut avoué, elle parut très-fâchée. Elle le pressait de les reprendre, et ces instances le désolaient. Il lui déclara qu’il ne pouvait et ne voulait pas vivre sans elle ; il la pria de lui conserver son amour, et la conjura de ne pas lui refuser sa main, aussitôt qu’il aurait une position et un établissement. Elle l’aimait, elle fut touchée, elle promit ce qu’il souhaitait, et, dans cet heureux moment, ils scellèrent leur promesse par les plus vifs embrassements et mille tendres baisers.

Après son départ, Ferdinand se trouva bien isolé. Les sociétés dans lesquelles il avait coutume de la voir ne l’attiraient plus, depuis qu’elle y manquait. Il ne fréquentait plus que par habitude ses amis et les lieux de plaisir, et ne puisa plus qu’avec répugnance, quelquefois encore, dans la caisse de son père, pour suffire à des dépenses auxquelles nulle passion ne l’entraînait. 11 était souvent seul, et les bons sentiments semblaient reprendre le dessus. Dans le calme de la réflexion, il s’étonnait de lui-même, et admirait comment il avait pu soutenir à part lui, si froidement, si tortueusement, ces sophismes sur le droit et la possession, sur la prétention au bien d’autrui, ou de quelque nom qu’on veuille les appeler ; comment il avait pu colorer ainsi un acte défendu. Il reconnut par degrés, avec évidence, que la bonne foi rend seule les hommes estimables ; que l’homme de bien doit vivre de manière à montrer l’insuffisance des lois qu’un autre peut éluder ou tourner à son avantage.

Avant que ces vraies et saines idées se fussent parfaitement éclaircies dans son esprit, et le conduisissent à des résolutions décisives, il céda quelquefois encore à la tentation de puiser à la source défendue dans les cas pressants ; mais il ne le fit plus qu’à contre-cœur, et comme entraîné par un mauvais génie qui le prenait aux cheveux.

Enfin il fit un effort sur lui-même et prit la résolution de se rendre avant tout la chose impossible, et de faire connaître à son père l’état de la serrrure. Il s’y prit adroitement : en présence de son père, il traversa la chambre en portant la caisse des lettres qu’il avait mises en ordre ; et, de propos délibéré, il commit la maladresse de heurter le secrétaire avec la caisse. Le père fut bien surpris de voir l’abattant s’ouvrir. Ils examinèrent ensemble la serrure, et trouvèrent que le temps avait usé le moraillon et ébranlé la gâche.

Tout fut réparé sur l’heure, et Ferdinand n’avait pas eu depuis longtemps de moment plus heureux que celui où il put voir l’argent si bien gardé.

Mais cela ne lui suffisait pas : il résolut aussitôt d’amasser et de restituer, d’une manière ou d’une autre, à son père la somme qu’il avait détournée et dont il savait encore la valeur. Il se mit à vivre de la manière la plus rangée, épargnant sur son argent de poche tout ce qu’il pouvait. Ce qu’il parvenait à mettre en réserve était peu de chose sans doute, auprès de ce qu’il avait prodigué ; cependant la somme lui paraissait déjà grande, en ce qu’elle commençait la réparation de son injustice : et certes la différence est énorme entre le dernier écu qu’on emprunte et le premier qu’on rembourse.

Il n’était pas encore depuis longtemps dans cette bonne voie, quand son père résolut de lui faire entreprendre un voyage de commerce. 11 irait étudier une fabrique éloignée. On avait même le projet d’établir un comptoir dans une localité où les choses de première nécessité et la main-d’œuvre éfaient à bon marché, d’y placer un commis, de faire soi-même les bénéfices qu’on devait actuellement céder à d’autres, et d’opérer en grand, au moyen des capitaux et du crédit. Ferdinand devait examiner la chose de près et en faire un rapport détaillé. Le père lui avait alloué une somme d’argent pour son voyage, en lui prescrivant de ne pas la dépasser. Elle était assez forte, et il n’avait pas lieu de se plaindre.

Dans son voyage, Ferdinand continua de vivre avec une grande économie ; il compta et recompta, et trouva qu’il pourrait épargner le tiers de son argent, s’il ne cessait pas de se réduire en tout au nécessaire. Il comptait aussi sur l’occasion pour arriver au reste par degrés, et il la trouva, car l’occasion est une déesse indifférente, qui favorise le bien comme le mal.

Dans la contrée qu’il dut visiter, il trouva les chances beaucoup plus favorables qu’on ne l’avait cru. Tout le monde suivait mécaniquement la vieille routine ; on n’avait aucune idée des nouveaux perfectionnements, ou l’on n’en avait fait aucun usage. On n’employait que de faibles sommes, et l’on se contentait d’un léger profit. Ferdinand reconnut bientôt que, si l’on pouvait faire des avances, acheter en grand les matières premières, l’emploi des machines et le secours de bons ouvriers permettaient de fonder un grand et solide établissement.

L’idée de pouvoir déployer une pareille activité éleva beaucoup son courage ; la beauté du pays, dans lequel sa chère Ottilie lui revenait sans cesse à la pensée, lui fit souhaiter que son père le chargeât de cet office, lui confiât la nouvelle entreprise, et l’établît de cette manière aussi avantageuse qu’inattendue.

Il observa tout avec une nouvelle attention, parce qu’il regardait déjà l’affaire comme étant la sienne. Pour la première fois, il avait l’occasion d’employer ses connaissances, ses facultés, son jugement. Le pays et tout ce qui s’offrait à lui l’intéressait au plus haut degré. C’était un rafraîchissement, un baume pour son cœur blessé : car il ne pouvait songer sans douleur à la maison paternelle, où il avait pu commettre, comme dans une espèce de folie, un acte qui lui paraissait maintenant le plus grand crime.

Un ami de sa famille, homme actif mais valétudinaire, qui avait donné lui-même, d’abord par lettres, la première idée de l’établissement, accompagnait partout Ferdinand, lui faisait tout voir, lui communiquait ses idées, et paraissait charmé, quand le jeune homme entrait dans ses conceptions ou même les devançait. Cet homme menait une vie fort simple, soit par goût, soit parce que sa santé l’exigeait ainsi. Il n’avait point d’enfants, et recevait les soins d’une nièce, à qui il destinait sa fortune et souhaitait un bon et laborieux mari, afin de voir exécuté, avec le secours d’un capital étranger et de forces entières, un projet dont il avait l’idée, mais que lui interdisait l’état de sa santé et de sa fortune.

Bientôt Ferdinand lui parut être l’homme qu’il cherchait, et son espérance augmenta, quand il trouva chez lui autant de goût pour l’entreprise que pour le pays. Il communiqua ses idées à sa nièce, qui ne témoigna aucun éloignement. C’était une jeune fille bien faite, d’une belle santé et fort bien élevée. Chargée de gouverner la maison de son oncle, elle était constamment alerte et agissante, et, comme sa garde-malade, elle se montrait toujours pleine de douceur et de prévenance. On ne pouvait désirer une compagne plus accomplie.

Ferdinand, qui n’avait devant les yeux que les charmes et l’amour d’Ottilie, ne fit nulle attention à l’aimable villageoise, ou souhaita seulement que, si jamais Ottilie devenait sa femme, et le suivait dans ce pays, elle pût avoir une ménagère comme cette jeune fille. Il répondit avec beaucoup d’abandon à ses prévenances et à son affabilité. 11 apprit à la connaître et à l’estimer ; il lui témoigna bientôt plus de considération, et la nièce et l’oncle expliquèrent selon leurs vœux la conduite de Ferdinand.

Il s’était donc informé et instruit de tout exactement ; avec le secours de l’oncle, il avait tracé un plan, et, avec sa facilité accoutumée, il n’avait pas dissimulé qu’il comptait l’exécuter lui-même ; il avait dit en même temps mille choses aimables à Ja nièce, et avait proclamé heureuse toute maison qui serait remise à une si soigneuse ménagère. Aussi fut-elle, comme son oncle, persuadée qu’il avait des vues sérieuses, et ils n’en furent, en toutes choses, que plus gracieux avec lui.

Ferdinand, dans le cours de ses recherches, avait découvert, à sa grande satisfaction, qu’il pouvait non-seulement espérer beaucoup de cette localité pour l’avenir, mais encore conclure présentement une affaire avantageuse, restituer à son père la somme détournée et se délivrer tout d’un coup de ce poids accablant. Il communiqua l’idée de sa spéculation à-son hôte-, qui en eut une joie extraordinaire, et lui prêta tous les secours possibles ; il offrait même de tout fournir à crédit à son jeune ami ; mais Ferdinand voulut payer sur-le-champ une partie avec ses économies de voyage, et il promit de solder le reste dans un délai convenable.

Il fit emballer et charger les marchandises avec une joie inexprimable. On juge avec quelle satisfaction il reprit le chemin de la maison. Il n’est point chez l’homme de plus noble sentiment que celui qu’il éprouve, lorsqu’il se relève et se délivre, par ses propres forces, d’une faute grave ou même d’un crime. L’honnête homme, qui suit bonnement le droit chemin, sans écart qui nous étonne, ressemble au tranquille et louable bourgeois ; l’autre, comme un héros et un vainqueur, mérite l’admiration et le prix, et c’est dans ce sens que paraît avoir été prononcée la sentence paradoxale que Dieu lui-même éprouve plus de joie pour un pécheur converti que pour quatre-vingtdix-neuf justes.

Mais, hélas ! les bonnes résolutions de Ferdinand, son amendement et la réparation qu’il méditait ne purent empêcher les tristes conséquences de son action ; elles l’attendaient et allaient encore affliger cruellement son cœur apaisé. Pendant son absence s’était amassé l’orage qui, dès son arrivée, devait éclater dans la maison paternelle.

Le père de Ferdinand, nous le savons, ne tenait pas fort exactement sa caisse particulière ; mais les affaires de commerce étaient soignées parfaitement par un associé habile et ponctuel. Le père ne s’était pas d’abord aperçu qu’on lui avait soustrait de l’argent, sauf qu’il s’y était trouvé par malheur un paquet d’espèces nouvelles dans le pays, qu’il avait gagnées au jeu à un étranger. Ces espèces lui manquaient, et cette circonstance lui parut suspecte. Cependant ce qui l’inquiétait au plus haut point, c’est qu’il lui manquait certains rouleaux, chacun de cent ducats, qu’il avait prêtés quelque temps auparavant, et qu’on lui avait certainement rendus. Il savait qu’un choc avait pu ouvrir le bureau ; il regarda comme certain qu’il était volé, et là-dessus il entra dans une violente colère. Ses soupçons se portèrent de tous côtés. Il rapporta le cas à sa femme, en faisant les menaces et les imprécations les plus effroyables ; il voulait mettre sens dessus dessous toute la maison, faire interroger enfants, valets et servantes ; nul n’échappait à ses soupçons. Sa bonne femme fit tout son possible pour le calmer ; elle lui représenta dans quel embarras et quel discrédit cette histoire, une fois ébruitée, pourrait le mettre lui et sa maison ; les gens, lui disait-elle, ne prennent part au malheur qui nous atteint, que pour nous humilier par leur compassion ; dans une pareille occasion, ils ne seraient épargnés ni l’un ni l’autre ; on pourrait faire encore des réflexions plus étranges, si rien n’était éclairci ; on parviendrait peut-être à découvrir le coupable, et, sans le rendre malheureux pour la vie, à recouvrer l’argent.

Par ces représentations et d’autres encore, elle décida enfin son mari à demeurer tranquille et à s’enquérir de la vérité par des recherches secrètes.

Et malheureusement on était assez près de la découvrir. La tante d’Ottilie eut connaissance des promesses que les jeunes amants s’étaient faites ; elle fut informée des cadeaux que sa nièce avait reçus. Toute l’affaire lui déplaisait, et l’absence d’Ottilie l’avait seule décidée à garder le silence. Une solide union avec Ferdinand lui paraissait avantageuse, une amourette légère lui était insupportable. Aussi, lorsqu’elle apprit que le jeune homme allait revenir, comme, de son côté, elle attendait sa nièce de jour en jour, elle se hâta d’apprendre à la mère de Ferdinand ce qui s’était passé, pour savoir là-dessus la pensée des parents, si le fils pouvait espérer un prochain établissement, et si l’on approuverait qu’il épousât Ottilie*.

La mère fut bien surprise, à la nouvelle de cette liaison ; elle trembla, quand elle apprit quels présents. Ferdinand avait faits à la jeune fille. Elle cacha son étonnement ; elle pria la tante de lui laisser un peu de temps pour s’entretenir à loisir de l’affaire avec son mari ; elle assura qu’elle considérait Ottilie comme un très-bon parti, et qu’il ne serait pas impossible d’établir bientôt Ferdinand d’une manière convenable.

Quand la tante se fut retirée, la mère ne crut pas devoir confier à son mari cette découverte. Son premier souci était d’éclaircir le malheureux secret, et de savoir si, comme elle le craignait, Ferdinand avait fait les cadeaux au moyen de l’argent détourné. Elle courut chez le joaillier qui vendait principalement cette espèce de bijoux ; elle en marchanda de pareils, et finit par lui dire qu’il ne devait pas surfaire ; qu’il avait vendu moins cher à son fils, qui avait eu une commission du même genre. Le marchand assura qu’il n’avait pas vendu meilleur marché, il produisit les prix exactement, et ajouta qu’il fallait aussi tenir compte de l’agio des espèces avec lesquelles Ferdinand avait payé une partie du prix ; il lui nomma ces espèces, et, à la vive douleur de la mère, c’étaient de celles qui manquaient.

Elle se retira le cœur oppressé, après s’être fait donner, pour la forme, la note des plus justes prix. L’égarement de son fils était trop évident ; la valeur de la somme qui manquait au père était considérable, et, avec son caractère soucieux, elle voyait l’affaire sous les plus noires couleurs et prévoyait les plus affreuses conséquences. Elle eut la sagesse de cacher sa découverte à son mari ; elle attendit le retour de son fils avec crainte et impatience ; elle désirait s’expliquer et craignait d’apprendre le pire.

Enfin il arriva bien joyeux : il pouvait s’attendre à des éloges pour ses travaux, et, en même temps, il apportait secrètement dans ses marchandises la rançon de son crime caché.

Le père accueillit sa relation favorablement, mais non avec tous les éloges qu’il avait espérés ; l’aventure de l’argent le rendait distrait et chagrin, d’autant qu’il avait à payer dans ce moment quelques sommes considérables. Ce caprice du père fut très-pénible à ’Ferdinand, et plus encore l’aspect des murs, des meubles, du secrétaire, témoins de son crime. Toute sa joie, ses espérances, ses prétentions étaient évanouies ; il se sentait un homme vulgaire et, pour tout dire, un méchant.

Il allait débiter secrétement ses marchandises, dont l’arrivée était prochaine, et s’arracher à son angoisse par l’activité, quand sa mère le prit en particulier, et, d’un ton sérieux et tendre, lui représenta sa faute, sans lui laisser la moindre issue pour la nier. Son cœur sensible fut brisé : il tomba à ses pieds en versant des flots de larmes, avoua, demanda pardon, protesta que son amour pour Ottilie avait pu seul l’égarer, et qu’il n’avait jamais commis d’autre faute ; puis il raconta l’histoire de son repentir ; qu’il avait à dessein découvert à son père comme on pouvait ouvrir son bureau, et que, par son économie dans son voyage et par une heureuse spéculation, il se voyait en état de tout réparer.

La mère, qui ne pouvait céder sur-le-champ, insista pour savoir ce qu’il avait fait de ces fortes sommes ; car les cadeaux n’en faisaient que la moindre partie. Elle lui produisit, à son grand effroi, le compte de ce qui manquait à son père. Ferdinand pouvait à peine prendre à sa charge le détournement de toutes les espèces d’argent, et il jura qu’il n’avait pas touché à l’or. Là-dessus la mère entra dans une colère extrême ; elle lui reprocha de vouloir tromper par des mensonges, des dénégations et des fables une mère dévouée, dans le moment où il devrait rendre vraisemblable, par un repentir sincère, son mendement et son retour à la vertu ; elle savait fort bien que celui qui était capable d’une chose pareille l’était aussi de tout le reste. Selon toute apparence, il avait, parmi ses camarades libertins, des complices, et la spéculation avait été faite au moyen de l’argent détourné ; il était difficile de croire qu’il eût parlé de la chose, si le méfait ne se fût découvert par hasard. Elle le menaça du courroux de son père, de peines civiles, d’un entier abandon : mais rien ne lui causa plus de regrets que la nouvelle qu’il avait été question de le marier avec Ottilie. Le cœur troublé, la mère le laissa dans l’état le plus triste. Il voyait sa faute découverte, il se voyait sous le poids d’un soupçon qui aggravait son crime. Comment persuaderait-il à ses parents qu’il n’avait pas touché à l’or ? Avec le caractère violent de son père, il devait craindre un éclat ; il se trouvait dans une situation tout opposée à celle qu’il avait pu espérer : la perspective d’une vie industrieuse, d’un mariage avec Ottilie, avait disparu ; il se voyait repoussé, fugitif, en butte, dans les pays étrangers, à tous les outrages.

Mais tout ce qui troublait son imagination, blessait son orgueil, affligeait son amour, n’était pas pour lui le plus douloureux : ce qui le navrait jusqu’au fond de l’âme, c’était la pensée que son vertueux dessein, sa courageuse résolution, le plan qu’il avait suivi pour réparer sa faute, étaient absolument niés, absolument méconnus, expliqués tout au rebours. Si ces idées le plongeaient dans un sombre désespoir, en ce qu’il devait reconnaître qu’il avait mérité son sort, elles faisaient aussi sur lui une impression profonde, parce qu’elles lui rendaient manifeste cette triste vérité, qu’un crime peut réduire au néant même de vertueux efforts. Ce retour sur lui-même, cette considération, que la plus noble ardeur serait inutile, le décourageaient : il prenait la vie en dégoût.

Dans ces circonstances, son âme sentit le besoin d’une assistance supérieure. Il tombe à genoux devant son siége, qu’il baigne de ses larmes ; il implore le secours de l’Être suprême. Sa prière méritait d’être exaucée : l’homme qui se relève par lui-même du péché peut espérer un secours immédiat ; celui qui ne laisse aucune de ses forces sans emploi peut, lorsqu’elles défaillent, lorsqu’elles sont insuffisantes, invoquer l’assistance du Père céleste.

Dans cette convicfion, il poursuivit quelque temps sa fervente prière, et ce fut à peine s’il prit garde que la porte s’ouvrait et que l’on entrait. C’était sa mère qui venait à lui, le visage serein. Elle vit son trouble et lui adressa des paroles consolantes.

« Que je suis heureuse, lui dit-elle r de reconnaître du moins que tu n’es pas un menteur, et que je puis croire ton repentir sincère ! L’or est retrouvé : ton père, après l’avoir reçu d’un’ ami en payement, l’avait remis au caissier, et, distrait par les nombreuses occupations de la journée, il l’avait oublié. Ta déclaration s’accorde assez bien avec la somme d’argent : cette somme est beaucoup moins forte. Je n’ai pu contenir la joie de mon cœur, et j’ai promis à ton père de retrouver ce qui manque, s’il promettait lui-même de se calmer et de ne plus s’enquérir de l’affaire. »

Ferdinand fut transporté de joie. Il courut terminer sa spéculation ; il remit bientôt l’argent à sa mère ; il remplaça même ce qu’il n’avait pas pris, et ce qu’il savait que son père avait perdu par le seul désordre de ses dépenses. Il était joyeux et content ; mais toute cette affaire lui avait laissé la plus sérieuse impression : il s’était convaincu que l’homme a la force de vouloir et d’accomplir le bien ; il croyait aussi que par là l’homme pouvait intéresser à lui la Divinité, et se promettre son secours, qu’il avait senti d’une manière si immédiate. Alors il découvrit avec joie à son père son dessein de se fixer dans le pays qu’il avait visité ; il développa le plan de l’établissement dans toute sa valeur et son étendue ; le père ne parut point mal disposé, et la mère lui fit confidence des vues de Ferdinand sur Ottilie. Il fut charmé d’avoir une si brillante belle-fille, et la perspective d’établir son fils sans se mettre en frais lui fut très-agréable.

« Cette histoire me plaît, dit Louise, et, bien qu’elle soit tirée de la vie ordinaire, elle ne me semble point commune : car, si nous voulons nous interroger nous-mêmes, et si nous observons les autres, nous trouverons que nous sommes rarement déterminés par notre impulsion naturelle à renoncer à tel ou tel désir ; ce sont, le plus souvent, les circonstances extérieures qui nous y contraignent.

— Je voudrais, dit Charles, que l’on ne fût pas obligé de se refuser quelque chose, mais que l’on ne connût pas ce qu’on ne doit pas posséder. Par. malheur, dans" notre état social, tout se trouve resserré, tout est planté, tous les arbres sont chargés de fruits, et nous sommes toujours réduits à passer dessous, à nous contenter de l’ombre et à renoncer aux plus belles jouissances.

— Maintenant, dit Louise au vieillard, nous attendons la suite de votre histoire.

LE VIEILLARD.

Elle est véritablement finie.

LOUISE.

Nous avons, il est vrai, entendu le développement, mais nous aimerions à connaître aussi la conclusion.

LE VIEILLARD.

Votre disfinction est juste, et, puisque vous prenez intérêt au sort de mon ami, je vous dirai en peu de mots ce qui lui arriva.

Délivré du poids accablant d’une faute si odieuse, avec une modeste satisfaction de lui-même, il songeait à son bonheur futur, et il attendait avec une vive impatience le retour d’Ottilie, pour se déclarer et lui demander de tenir sa parole. Elle arriva avec ses parents ; il accourut et la trouva plus belle et plus gracieuse que jamais. Il soupirait après le moment où il pourrait lui parler sans témoins et lui exposer ses projets. Ce moment arriva, et, avec. toute la tendresse et la joie de l’amour, il lui développa ses espérances, l’approche de son bonheur et son désir de le partager avec elle. Mais quelle ne fut pas sa surprise, sa consternation, quand elle accueillit toute l’affaire d’un air fort léger, on pourrait même dire moqueur ! Elle fit des plaisanteries assez fades sur la solitude qu’il avait choisie, sur la figure qu’ils feraient tous deux, en se réfugiant, comme un berger et une bergère, sous un toit de chaume, et autres badinages pareils.

Interdit et furieux, il rentra en lui-même ; la conduite d’Ottilie l’avait choqué, et il se refroidit un moment. Elle avait eu des torts envers lui, et dès lors il remarqua chez elle des défauts qui lui étaient demeurés cachés jusqu’à ce jour. Il n’avait pas besoin d’une grande clairvoyance pour découvrir qu’un soidisant cousin, arrivé avec elle, avait fixé son attention, et s’était fort avancé dans ses bonnes grâces.

Malgré la douleur extrême qu’il ressentait, Ferdinand recueillit ses forces ; la victoire qu’il avait déjà remportée sur lui-même, lui sembla possible une seconde fois. Il vit souvent Ottilie, et prit sur lui de l’observer ; il lui témoignait de l’amitié et même de la tendresse ; elle n’en faisait pas moins ; mais ses charmes avaient perdu beaucoup de leur pouvoir, et il ne tarda pas à sentir que rarement son langage partait du cœur ; qu’elle pouvait être à son gré froide et tendre, dédaigneuse et charmante, agréable et moqueuse. Le cœur de Ferdinand se dégagea peu à peu, et il résolut de rompre les derniers liens.

La chose fut plus douloureuse qu’il ne se l’était figuré. Il trouva Ottilie seule un jour, et il eut enfin le courage de lui rappeler sa parole donnée et ces moments dans lesquels, obéissant l’un et l’autre au plus tendre sentiment, ils avaient concerté ensemble le plan de leur avenir. Ottilie fut gracieuse et même tendre ; il fut touché, et, dans ce moment, il souhaita que les choses fussent autrement qu’il ne se l’était figuré ; mais il rassembla ses forces, et il exposa avec calme, avec amour, l’histoire de son établissement prochain. Elle parut y prendre intérêt ; elle regrettait seulement que leur union en dût être différée ; elle fit entendre qu’elle n’avait pas la moindre envie de quitter la ville ; elle laissa voir l’espérance que quelques années de travail dans ces lieux écartés le mettraient en état de faire une grande figure parmi ses concitoyens ; elle lui dit assez clairement qu’elle attendait de lui qu’il irait encore plus loin que son père, et se montrerait en tout plus remarquable et plus magnifique.

Ferdinand sentit trop bien qu’il ne pouvait attendre d’une pareille union aucun bonheur, et cependant il était difficile de renoncer à tant de charmes. Peut-être même se serait-il retiré tout à fait irrésolu, si le cousin n’était pas survenu et ne s’était pas montré, dans ses manières, trop familier avec Ottilie. Làdessus Ferdinand lui écrivit pour lui assurer encore une fois qu’elle pouvait faire son bonheur, si elle voulait le suivre dans sa nouvelle carrière. mais qu’il ne croyait pas sage, pour elle et pour lui, de nourrir une espérance lointaine, et de se lier par une promesse pour un avenir incertain.

Il espérait encore une réponse favorable : elle ne fut pas de nature à satisfaire son cœur, mais bien sa raison. Ottilie lui rendait très-gracieusement sa parole, sans renoncer tout à fait à son cœur ; elle parlait aussi de ses propres sentiments ; d’après le sens, elle était liée : elle était libre, à s’en tenir aux expressions.

Est-il besoin que j’en dise davantage ? Ferdinand se hâta de retourner dans ses paisibles solitudes. Ses arrangements furent bientôt pris : il avait de l’ordre et de l’application, et il en eut bien plus encore, quand la simple et bonne jeune fille que nous connaissons le rendit heureux époux, et que le vieil oncle fit tout son possible pour consolider sa position domestique et la rendre agréable.

Je l’ai connu dans son âge avancé, entouré d’une belle et nombreuse famille. Il me raconta son histoire lui-même. Comme il arrive aux hommes qui ont eu dans leur jeunesse quelque remarquable aventure, cette histoire s’était gravée si profondément dans son esprit, qu’elle avait eu sur sa vie une grande influence. Homme et père de famille, il se refusait parfois encore une chose qui lui aurait fait plaisir, uniquement pour ne pas perdre l’habitude d’une si belle vertu, et toute l’éducation qu’il donnait à ses enfants consistait, en quelque sorte, à les rendre capables de se refuser quelque chose à l’improviste.

A table, par exemple, il interdisait à un petit garçon, d’une manière que je ne pouvais d’abord approuver, tel ou tel mets favori. A ma grande surprise, l’enfant n’en perdait point sa bonne humeur, et c’était comme s’il ne fût rien arrivé. Quelquefois, de leur propre mouvement, les aînés laissaient passer devant eux un beau fruit ou quelque friandise. En revanche, il leur permettait tout, je puis dire, et les bonnes et les mauvaises manières étaient assez communes dans sa maison. Il semblait être indifférent à tout, et laissait à ses enfants une liberté presque illimitée ; seulement, il lui prenait fantaisie une fois 1s semaine que tout se fît à la minute : alors les montres étaient réglées dès le matin ; chacun recevait ses ordres pour k journée, affaires et plaisirs se suivaient de près, et nul ne devait se faire attendre une seconde. Je pourrais passer des heures à vous rapporter ses discours et ses réflexions sur cette éducation singulière. Il badinait avec moi, prêtre catholique, au sujet de mes vœux ; il soutenait que chaque homme devait faire envers luimême le vœu d’abstinence, et celui d’obéissance envers les autres, pour l’exercer, non pas toujours, mais à propos.

La baronne présenta quelques observations, et convint qu’à tout prendre, cet ami avait eu peut-être raison. C’était ainsi que, dans un État, tout tenait au pouvoir exécutif : si sage que pût être l’autorité législative, elle n’était d’aucun secours pour l’État, si le pouvoir exécutif n’était pas fort.

Louise courut à la fenêtre, car elle entendait Frédéric arriver à cheval. Elle alla au-devant de lui, et le ramena dans la salle. Il paraissait de joyeuse humeur, quoiqu’il vînt d’assister à des scènes de désolation et de ruine. Au lieu de s’engager dans une description circonstanciée de l’incendie qui avait dévoré la maison de sa tante, il assura, comme une chose constatée, que le secrétaire de là-bas avait été la proie des flammes à la même heure où celui de la baronne s’était fendu violemment.

« Au moment où l’incendie approchait de-la chambre, dit Frédéric, l’intendant sauva une pendule placée sur le secrétaire. En la transportant, quelque chose avait pu s’y déranger et elle était restée sur onze heures et demie. Nous avons donc, du moins pour ce qui concerne le temps, une parfaite concordance. »

La baronne sourit ; le gouverneur soutint que, si deux événements se rencontraient, on ne pouvait pas encore en conclure leur liaison. De son côté, Louise se plaisait à enchaîner ces deux incidents, d’autant plus qu’elle avait reçu de bonnes nouvelles de son fiancé, et on laissa de nouveau le champ* libre à l’imagination.

« Ne sauriez-vous, dit Charles au vieillard, nous faire un conte ? L’imagination est une belle faculté, mais je n’aime pas qu’elle se mêle de remanier ce qui est réellement arrivé. Les figures aériennes qu’elle produit nous charment comme des créatures d’une espèce particulière ; unie à la vérité, elle n’enfante le plus souvent que des monstres, et me paraît alors en contradiction habituelle avec l’esprit et la raison. Elle ne doit, ce me semble, tenir à aucun objet ; elle ne doit nous imposer aucun objet ; lorsqu’elle produit une œuvre d’art, elle doit, comme une musique, ne jouer qu’avec nous-mêmes, nous émouvoir en nous-mêmes, et de telle sorte que nous oubliions qu’il y ait quelque chose hors de nous qui excite cette émotion.

— Cessez, dit le vieillard, de développer avec de nouveaux détails ce que vous demandez dans une œuvre d’imagination. Un caractère de la jouissance que nous causent ces ouvrages, c’est que l’on jouisse sans demander rien. Car l’imagination elle-même ne peut demander, elle doit attendre ce qui lui est dispensé ; elle ne fait aucuns plans, elle ne se propose aucune direction ; elle est emportée et conduite par ses propres ailes, et, en se berçant çà et là, elle trace les plus merveilleux sentiers, dans une direction toujours changeante et nouvelle. Laissez d’abord ces singulières images se réveiller dans mon âme, pendant ma promenade accoutumée : ce soir, je vous promets un conte qui ne vous rappellera rien et vous rappellera tout. »

On donna congé au vieillard, d’autant plus volontiers que chacun espérait apprendre par Frédéric des détails et des nouvelles de l’incendie.

Conte.

Au bord de la grande rivière, qu’une forte pluie avait enflée et fait déborder, le vieux passeur était couché dans sa petite cabane, fatigué des travaux de la journée, et il dormait. Au milieu de la nuit, quelques voix retentissantes l’éveillèrent : des voyageurs demandaient à passer l’eau.

Lorsqu’il fut sorti devant sa porte, il vit se balancer sur sa nacelle amarrée deux grands feux follets, qui lui assurèrent qu’ils étaient fort pressés et qu’ils voudraient être déjà sur l’autre bord. Le vieillard n’hésita point ; il démarra, et, avec son habileté accoutumée, il traversa le fleuve, tandis que les étrangers chuchotaient ensemble dans une langue inconnue et très-rapide, et poussaient, par intervalles, des éclats de rire, en sautant çà et là, tantôt sur les bords et les bancs, tantôt sur le fond de la barque.

« La barque chancelle, cria le vieillard, et, si vous ne restez tranquilles, elle peut chavirer. Asseyez-vous, feux follets ! »

A cette invitation, ils partirent d’un grand éclat de rire, se moquèrent du vieillard et s’agitèrent plus encore qu’auparavant. Il souffrit patiemment leur impertinence et ne tarda pas à toucher l’autre bord.

« Voilà pour votre peine ! crièrent les voyageurs ; et, tandis qu’ils se secouaient, beaucoup de brillantes pièces d’or tombèrent dans l’humide nacelle.

— Au nom du ciel, que faites-vous ? dit le vieillard ; vous serez pour moi la cause du plus grand malheur. Si une pièce d’or était tombée dans l’eau, le fleuve, qui ne peut souffrir ce métal, se serait soulevé en vagues épouvantables, qui auraient englouti et la barque et moi. Et qui sait ce qui serait arrivé ? Reprenez votre or.

— Nous ne pouvons rien reprendre de ce que nous avons semé en nous secouant.

— Ainsi vous me donnez encore la peine de les ramasser, de les porter à terre et de les enfouir, » dit le vieillard en se baissant et recueillant les pièces d’or dans son bonnet.

Les feux follets s’étaient élancés hors de la barque, et le vieillard s’écria : « Et mon salaire ?

— Celui qui n’accepte pas l’or peut travailler gratis, répondirent les feux follets.

— Vous devez savoir qu’on.ne peut me payer qu’avec les fruits de la terre.

— Avec les fruits de la terre ? Nous les dédaignons et n’en avons jamais mangé.

— Cependant je ne puis vous laisser aller que vous ne m’ayez promis de m’apporter trois choux, trois artichauts et trois gros oignons. »

Les feux follets voulurent s’esquiver en badinant, mais ils se sentirent enchaînés au sol d’une manière incompréhensible. C’était la plus désagréable sensation qu’ils eussent jamais éprouvée. Ils promirent de satisfaire bientôt à la demande du passeur : il les laissa partir et quitta le bord.

Il était déjà bien loin, quand les feux follets lui crièrent :

« Vieillard, vieillard, écoute ! nous avons oublié le plus important. »

Il ne les entendit point. Il s’était laissé emporter plus bas par le courant, sur la même rive, où il voulait cacher cet or dangereux dans une place montueuse, que l’eau ne pût jamais atteindre. Il trouva, entre deux grands rochers, une vaste crevasse : il y versa l’or et repassa la rivière.

Dans cette crevasse se trouvait le beau serpent vert, qui fut tiré de son sommeil par le tintement de l’or qui tombait. Il vit à peine les pièces brillantes qu’il les avala sur-le-champ de grand appétit, cherchant soigneusement toutes celles qui s’étaient dispersées dans les buissons et dans les fentes du rocher.

A peine les eut-il avalées qu’il sentit, avec l’impression la plus agréable, l’or se fondre dans ses entrailles et se répandre dans tout son corps, et, à sa grande joie, il s’aperçut qu’il était devenu lumineux et transparent. On lui avait longtemps assuré que ce phénomène était possible ; toutefois, comme il doutait que cette lumière durât longtemps, la curiosité et le désir de prendre ses précautions pour l’avenir le poussèrent hors du rocher pour découvrir qui pouvait avoir versé ce bel or dans la crevasse. Il ne trouva personne, mais il prit beaucoup de plaisir ’ à s’admirer lui-même, comme il rampait à travers le gazon et les broussailles, et à voir l’agréable lumière qu’il répandait parmi la fraîche verdure. Toutes les feuilles semblaient être d’émeraude, toutes les fleurs magnifiquement illuminées. Il traversa inutilement la sauvage solitude ; mais son espoir augmenta, lorsqu’il arriva dans la plaine et qu’il vit de loin une clarté qui était semblable à la sienne. « Je trouve enfin mon -pareil ! » s’écria-t-il, et il courut de ce côté. Il ne s’arrêta pas à la difficulté de ramper à travers le marais et les roseaux ; en effet, bien qu’il vécût de préférence dans les sèches prairies des montagnes et les profondes crevasses des rochers ; qu’il aimât à se nourrir de plantes aromatiques, et qu’il apaisât d’ordinaire sa soif avec la douce rosée et les eaux des sources fraîches : pour l’amour de cet or chéri, et dans l’espoir de la magnifique lumière, il aurait entrepris tout ce qu’on lui aurait demandé.

Enfin il arriva très-fatigué dans un marécage où nos deux feux follets jouaient de place en place. Il marcha droit à eux, les salua, en se félicitant de trouver de si agréables seigneurs de sa parenté. Les feux follets glissèrent auprès de lui et sautèrent par-dessus, en riant à leur manière. .

« Notre cousin, lui dirent-ils, bien que vous soyez de la ligne horizontale, cela n’y fait rien : nous ne sommes cousins qu’en apparence ; voyez en effet (ici les deux flammes s’allongèrent en pointe, aux dépens de la largeur, autant qu’il leur fut possible), voyez comme cette longueur svëlte nous va bien, à nous autres seigneurs de la ligne verticale. Sans vous offenser, mon ami, dites-nous quelle famille peut se vanter de cet avantage…. Depuis qu’il existe des feux follets, aucun ne s’est encore assis ni couché. »

Le serpent se sentait fort mal à son aise en présence de ces parents : car, si haut qu’il levât la tête, il se sentait obligé de la recourber vers la terre pour avancer, et si, auparavant, il avait pris, à se voir dans la forêt sombre, un plaisir extraordinaire, en présence de ses cousins, son éclat lui semblait diminuer à chaque moment ; il craignait même qu’il ne finît par s’effacer.

Dans cet embarras, il demanda bien vite si Leurs Seigneuries ne pourraient lui apprendre d’où provenait cet or brillant qui était tombé récemment dans la fente du rocher : il soupçonnait que c’était une pluie d’or qui tombait directement du ciel. Les feux follets se secouèrent en riant, et firent pleuvoir autour d’eux une quantité de pièces d’or. Le serpent se jeta dessus pour les avaler.

« Régalez-vous, notre cousin, lui dirent les gentils seigneurs, nous pouvons vous en servir davantage. »

Us se secouèrent quelques fois encore, avec une grande vivacité, en sorte que le serpent ne pouvait qu’à peine avaler assez vite la précieuse nourriture. Son éclat augmentait visiblement ; il brillait d’une manière vraiment admirable, tandis que les feux follets étaient devenus assez maigres et petits, sans perdre toutefois le moins du monde leur joyeuse humeur.

« Je vous suis éternellement obligé, dit le serpent, en reprenant haleine après son repas ; demandez-moi ce que vous voudrez, je ferai pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir.

— Fort bien ! s’écrièrent les feux follets. Dis-nous où demeure le Beau lis. Conduis-nous aussi vite que possible au palais et au jardin du Beau lis. Nous mourons d’impatience de nous jeter à ses pieds.

— Je ne puis vous rendre ce service sur-le-champ, dit le serpent, en poussant un soupir. Le Beau lis demeure, par malheur, de l’autre côté de l’eau.

— De l’autre côté ! Et nous nous faisons passer dans cette nuit orageuse ! Maudite rivière, qui nous sépare ! Ne pourrait-on rappeler le vieux batelier ?

— Ce serait prendre une peine inutile, repondit le serpent : en effet, quand même vous le trouveriez sur cette rive, il ne pourrait vous prendre dans sa barque : il doit passer les gens de ce côté-ci et jamais de l’autre.

— Nous voilà dans de beaux draps ! N’y a-t-il donc pas d’autre moyen de traverser la rivière ?

— Quelques-uns encore, mais non dans ce moment : moimême, je puis passer Vos Seigneuries, mais seulement à midi.

— C’est une heure où nous ne voyageons guère.

— Eh bien, vous pourrez passer, le soir, sur l’ombre du géant.

— Comment cela ?

— Le grand géant, qui ne demeurepas loin d’ici, ne peut rien faire avec son corps ; ses mains ne sauraient soulever un brin de paille, ses épaules, porter un fagot de ramilles ; mais son ombre peut beaucoup ; elle peut tout. C’est pourquoi il n’est jamais plus puissant qu’au lever et au coucher du soleil. On peut donc se mettre, le soir seulement, sur le cou de son ombre ; alors le géant s’approche doucement de la rive, et l’ombre porte le voyageur sur l’autre bord. S’il vous plaît de vous rencontrer à midi à ce coin du bois, où les buissons épais descendent jusqu’à la rive, je pourrai vous passer et vous présenter au Beau lis ; si vous craignez la chaleur de midi, vous n’avez qu’à chercher, vers le soir, le géant dans ce creux de rocher : il se montrera sans doute complaisant. «

Les jeunes seigneurs s’éloignèrent en faisant un léger salut, et le serpent fut charmé d’en être délivré, soit pour jouir de sa lumière, soit pour satisfaire un désir curieux, qui le tourmentait depuis longtemps d’une façon singulière.

Dans les fentes des rochers, où il rampait souvent çà et là, il avait fait quelque part une singulière découverte : car, bien qu’il fût obligé de ramper sans lumière à travers ces abîmes, il pouvait fort bien distinguer les objets au moyen du tact. Il était accoutumé à ne trouver partout que des produits irréguliers de la nature ; tantôt il se glissait à travers les pointes des grands cristaux, tantôt il sentait les angles et les filets de l’argent natif, et apportait au jour telle ou telle pierrerie ; mais, à sa grande surprise, il avait aperçu, dans un rocher fermé de toutes parts, des objets qui trahissaient la main industrieuse de l’homme, des parois polies auxquelles il ne pouvait grimper, des arêtes aiguës et régulières, des colonnes élégantes, et, ce qui lui paraissait le plus étrange, des figures humaines, autour desquelles il s’était enroulé plus d’une fois, et qu’il croyait être du bronze ou du marbre extrêmement poli. Toutes ces découvertes, il désirait les observer enfin avec le sens de la vue, et constater ce qu’il ne faisait encore que soupçonner. Il se crut en état d’éclairer par sa propre lumière cette merveilleuse voûte souterraine, et se flattait de parvenir à connaître parfaitement ces objets singuliers. Il courut et découvrit bientôt, en suivant la route ordinaire, la fente par laquelle il avait coutume de se glisser dans le sanctuaire.

Quand il se trouva dans ce lieu, il regarda autour de lui avec curiosité, et, bien que sa lumière ne pût éclairer tous les objets de la rotonde, les plus proches devinrent assez distincts pour lui. Il leva les yeux avec étonnement et respect vers une niche brillante, dans laquelle était érigée la statue d’or pur d’un roi vénérable. Par la dimension, la statue surpassait la taille humaine, mais la forme annonçait un homme petit plutôt que grand. Son corps bien fait était enveloppé d’un simple manteau, et une couronne de chêne ceignait sa chevelure.

À peine le serpent avait-il considéré cette vénérable image, que le roi se mit à parler et dit :

« D’où viens-tu ?

— Des cavernes où l’or demeure, répondit le serpent.

— Qu’y a-t-il de plus beau que l’or ? dit le roi.

— La lumière.

— Qu’y a-t-il de plus agréable que la lumière ?

— La parole. »

Pendant cet entretien, le serpent avait lorgné de coté, et avait vu, dans la niche voisine, une autre statue magnitiquc. Dans cette niche était assis un roi d’argent, de taille haute et assez menue ; son corps était couvert d’un riche vêtement ; il portait la couronne, la ceinture et le sceptre orné de pierreries ; sur son visage paraissait la sérénité de l’orgueil, et il se disposait à parler, lorsqu’une veine sombre, qui s’étendait sur la muraille de marbre, devint tout à coup brillante, et répandit dans tout le temple une agréable lumière. A cette clarté, le serpent vit le troisième roi, qui était de bronze et d’une taille puissante ; il était assis et s’appuyait sur une massue ; il était couronné de lauriers, et semblait moins un homme qu’un rocher. Le serpent voulait en observer un quatrième, qui était le plus éloigné de lui, mais la muraille s’ouvrit, et la veine lumineuse vibra comme un éclair et disparut.

Un homme de moyenne taille, qui s’avança, attira sur lui l’attention du serpent. Il était habillé à la paysanne et portait à la main une petite lampe, dont la flamme paisible faisait plaisir à voir, et qui éclairait tout le dôme merveilleusement, sans projeter aucune ombre.

  • Pourquoi viens-tu quand nous avons de la lumière ? dit le roi d’or.

— Vous savez que je ne dois pas éclairer l’obscurité.

— Mon règne finira-t-il ? demanda le roi d’argent.

— Tard ou jamais, » repartit le vieillard.

Le roi d’airain prit la parole d’une voix forte : « Quand me lèverai-je ?

— Bientôt.

— Avec qui dois-je faire alliance ?

— Avec tes frères aînés.

— Que deviendra le plus jeune ? —11 s’assiéra.

— Je ne suis pas fatigué, » cria le quatrième roi, d’une voix rude et saccadée.

Pendant cet entretien, le serpent s’était promené doucement dans le temple ; il avait tout observé, et il put voir de près le quatrième roi. 11 était debout, appuyé contre une colonne, et sa taille remarquable était plutôt lourde que belle. Le métal dont il était formé ne se pouvait distinguer. Considéré attentivement, c’était un mélange des trois métaux dont ses frères étaient faits. Mais ces matières semblaient ne s’être pas bien mêlées dans la fonte ; des veines d’or et d’argent couraient irrégulièrement à travers la masse de bronze et donnaient à la statue un aspect désagréable.

Cependant le roi d’or dit au vieillard :

« Combien sais-tu de secrets ?

— Trois.

— Quel est le plus important ? dit le roi d’argent.

— Celui qui est manifeste.

— Veux-tu nous le révéler ? demanda le roi de bronze.

— Aussitôt que je saurai le quatrième.

— Que m’importe ? murmura à part soi le roi mélangé.

— Je sais le quatrième, dit le serpent, qui s’approcha du vieillard, et lui chuchota quelques mots à l’oreille.

— Le moment est venu ! » s’écria le vieillard d’une voix forte.

Le temple retentit, les statues de métal résonnèrent, et, à l’instant même, le vieillard s’enfonça vers l’occident, le reptile vers l’orient, et chacun d’eux traversa avec une grande vitesse les fentes des rochers.

Toutes les avenues par lesquelles le vieillard passa se remplirent d’or sur sa trace, car sa lampe avait la merveilleuse propriété de changer toutes les pierres en or, tout le bois en argent, les bêtes mortes en pierres précieuses, et d’anéantir tous les métaux. Mais, pour produire cet effet, il fallait qu’elle éclairât toute seule ; s’il se trouvait auprès d’elle une autre lumière, la lampe répandait seulement une belle clarté, qui réjouissait tous les êtres vivants.

Le vieillard arriva dans sa cabane, bâtie au pied de la montagne, et il trouva sa femme dans la plus grande affliction. Elle était assise près du feu, et pleurait et ne pouvait se consoler.

« Que je suis malheureuse ! s’écria-t-elle. Ah ! je ne voulais pas te laisser sortir aujourd’hui.

— Qu’est-il arrivé ? dit le vieillard fort tranquillement.

— Je venais de partir, dit-elle en sanglotant, quand deux turbulents voyageurs ont paru devant la porte. Je les laisse entrer imprudemment. Ils semblaient des gens honnêtes et polis. Ils étaient vêtus de flammes légères : on les aurait pris pour des feux follets. A peine sont-ils dans la maison, qu’ils commencent à m’adresser effrontément mille cajoleries, et deviennent si pressants que j’ai honte d’y penser.

— Bon ! Ces messieurs ont plaisanté sans doute, dit le vieillard en souriant : vu ton âge, ils ont dû s’en tenir à la simple politesse.

— Mon âge ! mon âge ! reprit la femme. Faudra-t-il que j’entende toujours parler de mon âge ? Quel est donc mon âge ?… Simple politesse !… Je sais ce que je sais. Regarde autour de toi l’aspect de ces murs ; regarde ces vieilles pierres, que je n’avais pas vues depuis cent ans ! Ils ont léché tout l’or du haut en bas, tu ne saurais croire avec quelle célérité, assurant toujours qu’il avait beaucoup meilleur goût que de l’or commun. Quand ils eurent bien nettoyé les murs, ils parurent de très-bonne humeur, et certes ils étaient devenus en peu de temps beaucoup plus grands, plus gros et plus brillants. Alors ils recommencèrent leurs agaceries, ils me caressèrent de nouveau, m’appelaient leur reine ; ils se secouèrent, et une quantité de pièces d’or tombèrent autour d’eux. Vois comme elles brillent encore sous le banc. Mais quel malheur ! Notre Mops en a mangé quelquesunes, et le voilà mort vers la cheminée, le pauvre animal. Je ne puis m’en consoler. Je ne m’en suis aperçue qu’après leur départ : autrement je n’aurais pas promis de payer leur dette chez le passeur.

— Quelle dette ?

— Trois têtes de choux, trois artichauts et trois oignons. J’ai promis de les porter à la rivière dès qu’il fera jour.

— Tu peux bien leur faire ce plaisir : dans l’occasion, ils nous serviront à leur tour.

— S’ils nous serviront, je l’ignore, mais ils l’ont promis et juré. »

Cependant le feu de la cheminée avait fini de brûler ; le vieillard couvrit les charbons d’une épaisse couche de cendres ; il mit de côté les pièces d’or étincelantes, et dès lors sa petite lampe brilla seule de tout son éclat : les murs se revêtirent d’or, et Mops était devenu le plus bel onyx que l’on pût imaginer. Les nuances de noir et de brun de la pierre précieuse en faisaient l’œuvre d’art la plus remarquable.

« Prends ta corbeille, dit le vieillard, et places-y l’onyx ; prends ensuite trois têtes de choux, trois artichauts et trois oignons, place-les alentour et porte-les à la rivière. Vers midi, fais-toi passer par le serpent et va rendre visite au Beau lis ; porte lui l’onyx ; le Lis lui rendra la vie par son attouchement, comme par son attouchement il tue toute chose vivante. Il aura dans le chien un fidèle compagnon. Dis-lui de ne pas s’affliger ; sa délivrance approche. Il peut considérer le plus grand malheur comme le plus grand bonheur, car le moment est venu. »

La vieille prépara sa corbeille, et, quand le jour parut, elle se mit en chemin. Le soleil levant projetait ses rayons par-dessus la rivière, qui brillait dans le lointain ; la femme cheminait à pas lents, car la corbeille pesait sur sa tête, et ce n’était pas l’onyx qui la fatiguait ainsi ; toute chose morte qu’elle portait, elle ne la sentait pas, et même la corbeille tendait alors à s’élever et flottait sur sa tête : mais des légumes frais ou un petit animal vivant étaient pour elle une charge extrêmement pesante. Elle avait cheminé quelque temps avec fatigue, lorsqu’elle s’arrêta soudain tout effrayée : elle avait failli marcher sur l’ombre du géant, qui s’étendait, par-dessus la plaine, presque jusqu’à ses pieds. A ce moment, elle vit sortir de l’eau l’énorme géant, qui s’était baigné dans la rivière, et elle ne savait comment l’éviter. Aussitôt qu’il aperçut la vieille, il se mit à la saluer en badinant, et les mains de son ombre se portèrent sur la corbeille. Avec adresse et légèreté, elles enlevèrent un chou, un artichaut et un oignon, et les présentèrent à la bouche du géant, qui remonta ensuite le long de la rivière et laissa à la femme le passage libre.

Elle se demanda si elle ne devrait pas retourner chez elle et prendre dans son jardin de quoi remplacer les légumes qui manquaient, et, toujours indécise, elle poursuivait son chemin, en sorte qu’elle arriva bientôt sur la rive du fleuve. Elle resta longtemps assise, attendant le batelier, qu’elle vit enfin approcher, traversant la rivière avec un singulier voyageur. Un noble et beau jeune homme, qu’elle ne pouvait assez regarder, descendit de la barque.

« Qu’apportez-vous ? dit le vieillard.

— Ce sont les légumes que vous doivent les feux follets, » ditelle, en produisant sa marchandise.

Quand le batelier n’en trouva que deux de chaque espèce, il se fâcha, et assura qu’il ne pouvait les recevoir. La femme le supplia, lui représenta qu’elle ne pouvait alors se rendre chez elle, et aue le fardeau l’incommoderait dans le chemin qu’elle avait à faire. Il persista dans son refus, assurant même que la chose ne dépendait pas de lui.

« Ce qui me revient, je dois le laisser sans y toucher pendant neuf heures, et je ne dois rien accepter sans en donner le tiers à la rivière. »

Après bien des paroles échangées, le vieillard dit enfin : « Il reste un moyen : engagez-vous envers la rivière, consentez à vous reconnaître sa débitrice, et je prendrai les six pièces pour moi ; mais la chose offre quelque danger.

— Si je tiens ma parole, je ne cours cependant aucun danger ?

— Pas le moindre. Plongez votre main dans la rivière, et promettez de payer votre dette dans les vingt-quatre heures. »

La vieille fit ce qu’on lui disait, mais quel ne fut pas son effroi, quand elle retira de l’eau sa main noire comme le charbon ! Elle fit au vieillard les plus vifs reproches, assura que ses mains avaient toujours été ce qu’elle avait de plus beau dans sa personne, et que, malgré un travail pénible, elle avait su conserver à ces nobles membres leur blancheur et leur grâce. Elle regardait sa main avec une grande douleur, et s’écria, d’une voix désespérée :

« Voici qui est pire encore ! Je vois qu’elle a beaucoup maigri : elle est beaucoup plus petite que l’autre.

— C’est encore une simple apparence, dit le vieillard ; cependant, si vous ne tenez pas votre parole, cela peut devenir une réalité. La main diminuera peu à peu et finira par disparaître entièrement, sans que vous en perdiez l’usage ; elle remplira toujours son office, seulement personne ne la verra.

— J’aimerais mieux, reprit la vieille, ne pouvoir pas m’en servir, et qu’on ne s’en aperçût pas. Mais peu importe ; je tiendrai ma parole pour être bientôt délivrée de cette peau noire et de cette inquiétude, »

Là-dessus elle se hâta de prendre la corbeille, qui se plaça d’elle-même sur sa tête, et planait librement dans l’air, puis elle suivit, d’un pas leste, le jeune homme, qui, plongé dans ses rêveries, cheminait doucement sur la rive.

Sa belle tournure et son singulier costume avaient fait ;>ur la vieille une profonde impression. Il avait la poitrine couverte d’une brillante cuirasse, sous laquelle sa taille se mouvait avec grâce ; sur ses épaules se déployait un manteau de pourpre, et ses cheveux bruns flottaient en boucles élégantes autour de sa tête nue ; son beau visage était exposé aux rayons du soleil, ainsi que ses pieds bien modelés. 11 cheminait sans chaussure, d’un pas tranquille, sur le sable brûlant ; une tristesse profonde semblait émousser chez lui toutes les impressions des sens.

La vieille bavarde tâcha d’engager avec lui la conversation ; mais il ne lui fit que des réponses brèves, si bien qu’en dépit des beaux yeux du jeune homme, elle se lassa enfin de lui adresser la parole, et prit congé de lui en disant :

« A’ous allez trop lentement pour moi, monsieur ; il ne faut pas que je tarde un moment à traverser la rivière sur le serpent vert, et à porter au Beau lis le magnifique présent de mon mari. »

A ces mots, elle poursuivit son chemin à grands pas, et le jeune homme, prenant une allure aussi prompte, se hâta de suivre sa trace.

« Vous allez vers le Beau lis ! s’écria-t-il ; alors notre but est le même. Quel est ce présent que vous lui portez ?

— Monsieur, répliqua la femme, il n’est pas convenable, après avoir éludé mes questions par vos monosyllabes, de me demander mes secrets avec tant de vivacité. S’il vous plaît de faire un échange et de me raconter vos aventures, je ne vous cacherai pas qui je suis et quel est mon présent. »

Ils furent bientôt d’accord ; la femme lui raconta son histoire et celle du chien, et lui fit ensuite admirer ce merveilleux cadeau.

Il tira aussitôt de la corbeille ce chef-d’œuvre de la nature, et prit dans ses bras Mops, qui semblait dormir doucement. * Heureux animal, dit-il, tu seras touché de ses mains ; tu seras animé par elle, fandis que les vivants doivent la fuir pour ne pas éprouver un triste sort. Mais que dis-je, triste ! N’est-il pas beaucoup plus douloureux et plus pénible d’être paralysé par sa présence, qu’il ne le serait de mourir par ses mains ? Regarde-moi, dit-il à la vieille, vois quelles extrémités je dois souffrira l’ûge où je suis ! Cette cuirasse que j’ai portée avec honneur à la guerre, cette pourpre que je cherchais à mériter par un sage gouvernement, le sort me les a laissées, l’une, comme un poids inutile, l’autre, comme une parure insignifiante. La couronne, le sceptre et le glaive me sont ravis ; je suis d’ailleurs aussi nu, aussi indigent que tout autre fils de la terre, car les yeux bleus du Beau lis ont une si malheureuse influence, qu’ils enlèvent leur force à tous les êtres vivants, et ceux que l’attouchement de sa main ne tue pas se sentent réduits à l’état d’ombres vivantes et vagabondes. »

Il poursuivit de la sorte ses plaintes, et ne satisfit nullement la curiosité de la vieille, qui désirait bien plus connaître son histoire .que ses sentiments. Elle n’apprit ni le nom de son père ni celui de son royaume. Il caressait le rigide Mops, que les rayons du soleil et l’ardente poitrine du jeune homme avaient réchauffé, comme s’il eût été vivant. 11 fit beaucoup de questions sur l’homme à la lampe, sur les ellets de l’admirable lumière, et parut s’en promettre beaucoup de bien à l’avenir pour son malheureux état.

Pendant qu’ils discouraient ainsi, ils virent de loin l’arche majestueuse du pont, qui s’étendait d’une rive à l’autre, briller merveilleusement à la clarté du soleil. Ils furent surpris tous deux, car ils n’avaient pas encore vu ce monument si magnifique.

« Eh quoi ? s’écria le prince, n’était-il pas assez beau, quand il s’offrait à nos yeux comme bâti de jaspe et d’agate ? Ne doit-on pas craindre d’y poser le pied, lorsqu’il paraît construit, avec la pfus agréable variété, d’émeraude, de chrysoprase et de chrysolithe ? »

Ils ignoraient l’un et l’autre la métamorphose que le serpent avait subie ; car c’était le serpent, qui, chaque jour, à midi, se dressait par-dessus le fleuve, et prenait la forme d’un pont hardi. Les voyageurs y mirent le pied avec respect, et le traversèrent en silence.

Ils étaient à peine sur l’autre bord, que le pont commença à se balancer et se mouvoir ; il ne tarda pas à toucher la surface de l’eau, et le serpent vert, dans sa véritable forme, rampa sur la terre à la suite des voyageurs. Comme ils venaient de le remercier d’avoir pu franchir la rivière sur son dos, ils observèrent qu’il devait se trouver avec eux dans la compagnie plusieurs personnes encore, mais qu’ils ne pouvaient voir de leurs yeux. Ils entendaient à leurs côtés un chuchotement, auquel le serpen’, répondait de son côté en chuchotant. Ils prêtèrent l’oreille, et finirent par saisir les paroles que voici :

« Nous commencerons, disaient deux voix tour à tour, par chercher incognito dans le parc le Beau lis, et nous vous prions de vouloir bien, à la tombée de la nuit, aussitôt que nous serons un peu présentables, nous produire devant cette beauté parfaite. Vous nous trouverez au bord du grand lac»

— C’est convenu, » répondit le serpent, et un sifflement se perdit dans l’air.

Alors nos trois voyageurs s’entendirent sur l’ordre dans lequel ils se présenteraient devant la belle : en effet un grand nombre de personnes pouvaient bien se trouver autour d’elle, mais elles devaient arriver et se retirer une à une ; sinon elles avaient à souffrir de sensibles douleurs.

La femme au chien métamorphosé s’approcha la première du jardin, et chercha sa protectrice, qu’elle trouva aisément, car elle chantait dans ce moment, en s’accompagnant de la harpe ; les doux sons se produisirent d’abord comme des anneaux, à la surface du lac tranquille, puis, comme un souffle léger, ils mirent le gazon et les bocages en mouvement. Dans l’enceinte d’une verte pelouse, à l’ombre d’un groupe magnifique d’arbres divers, elle était assise, et, dès l’abord, elle enchanta de nouveau les yeux, l’oreille et le cœur de la femme, qui s’approcha d’elle avec ravissement, et jura en elle-même que la belle était devenue plus belle encore en son absence. La bonne femme adressa de loin à l’aimable jeune fille ses salutations et ses hommages.

« Quel bonheur de vous voir ! Quelle félicité céleste répand autour de vous votre présence ! Que la harpe s’appuie avec grâce contre vos genoux ! Que vos bras l’entourent doucement ! Comme elle semble se pencher avec désir vers votre sein ! Et quels tendres accords elle sait produire sous vos doigts délicats ! Trois fois heureux le jeune homme qui pourrait prendre sa place ! »

En parlant ainsi, elle s’était approchée ; le Beau lis leva les yeux ; ses mains quittèrent les cordes de la harpe et elle répondit :

« Ne m’afflige pas par des louanges importunes ! Elles ne font que me rendre plus sensible à mon malheur. Vois, il est gisant à mes pieds, le pauvre serin qui accompagnait mes chants avec tant de grâce ; il était accoutumé à percher sur ma harpe, et soigneusement dressé à ne pas me toucher ; aujourd’hui, en m’éveillant d’un sommeil réparateur, comme je chantais un hymne matinal, et que mon petit musicien faisait entendre des accents harmonieux, avec plus de gaieté que jamais, un autour fond sur ma tête ; le pauvre petit oiseau effrayé se réfugie sur mon sein, et, à l’instant même, je sens les dernières convulsions de sa vie expirante. Le brigand, atteint de mon regard, se traine, il est vrai, là-bas, sans force, au bord de l’eau ; mais que me fait son châtiment ? Mon favori est mort, et sa tombe ne fera qu’augmenter les tristes bocages de mon jardin.

— Beau lis, prenez courage ! dit la femme en essuyant une larme, que lui avait arrachée le récit de la malheureuse jeune fille ; prenez courage : mon vieux mari vous fait dire de modérer votre affliction, de considérer le plus grand malheur comme le présage du plus grand bonheur, car le moment est venu. Et véritablement, poursuivit la vieille, tout va dans le monde sens dessus dessous ! Voyez donc ma main, comme elle est devenue noire ! Elle est déjà bien plus petite : il faut me hâter avant qu’elle disparaisse tout à fait. Pourquoi ai-je été complaisante avec les feux follets ! Pourquoi ai-je rencontré le géant et pourquoi plongé ma main dans la rivière ! Ne pourriez-vous me donner un chou, un artichaut et un oignon ? Je les porterai à la rivière et ma main redeviendra blanche comme auparavant, si bien que je pourrai presque la montrer à côté de la vôtre.

— Des choux et des oignons, tu en trouveras peut-être ; pour des artichauts, tu en chercheras inutilement. Les plantes de mon grand jardin ne portent ni fleurs, ni fruits, mais chaque rameau que je cueille et que je plante sur la tombe d’un être aimé verdit et se développe aussitôt. Tous ces groupes d’arbres, ces bosquets et ces bois, hélas ! je les ai vus croître. Les dômes de ces pins, les obélisques de ces cyprès, ces colosses de chênes et de hêtres, tous furent de petits rameaux, plantés de ma main, comme un funèbre monument, dans un sol auparavant stérile. »

La vieille avait fait peu d’attention à ces paroles, étant toujours occupée de sa main, qui, en présence du Beau lis, lui semblait devenir de minute en minute plus noire et plus petite. Elle allait prendre sa corbeille et s’éloigner, lorsqu’elle s’avisa qu’elle avait oublié le meilleur. Elle tira le chien métamorphosé de la corbeille et le plaça sur le gazon non loin de la belle.

  • Mon mari, dit-elle, vous envoie ce souvenir. Vous savez que vous pouvez animer par votre attouchement cette pierre précieuse. Le gentil et fidèle animal vous procurera certainement beaucoup de plaisir, et je ne pourrais me consoler de le perdre, si je n’avais pas l’idée que vous le possédez..».

Le Beau lis considéra la jolie béte avec plaisir et, à ce qu’il parut, avec étonnement.

< r Bien des signes se rencontrent, dit-elle, qui font naître chez moi quelque espérance ; mais, hélas ! n’est-ce pas seulement une illusion de notre esprit, de nous figurer que nous touchons au plus grand bien quand beaucoup de maux nous assiégent ? »

Après avoir dit ces mots, la belle se mit a chanter les strophes suivantes :

« De quel secours sont-ils pour moi, tous ces signes favorables, la mort de l’oiseau, la main noire de mon amie ? Le chien d’onyx a-t-il son pareil ? Et la lampe ne me l’a-t-elle pas envoyé ?

« Éloignée des douceurs de la société humaine, je ne connais plus que la douleur. Ah ! pourquoi le temple ne s’élève-t-il pas au bord de la rivière ? Pourquoi le pont n’est-il pas construit ? »

La bonne femme avait écouté avec impatience ce chant, que le Beau lis accompagnait des doux sons de sa harpe, et qui aurait ravi toute autre personne. Elle allait prendre congé, quand elle fut de nouveau retenue par l’arrivée du serpent vert. Il avait entendu les derniers mots de la chanson, et là-dessus il s’empressa de dire au Beau lis d’avoir bon courage.

« La prédiction du pont est accomplie, lui dit-il. Demandez à cette bonne femme comme l’arche en est maintenant magnifique ! Ce qui n’était que jaspe sans transparence et simple agate, que la lumière pénétrait seulement aux arêtes, est devenu une pierre diaphane ; le béryl est moins brillant, l’émeraude est moins belle.

— Je vous en félicite, dit le Lis, mais pardonnez-moi si je ne crois pas encore la prédiction accomplie. Les piétons peuvent seuls passer sur votre arche élevée, et il nous est promis que les chevaux et les voitures et les voyageurs de toute sorte pourront passer et repasser en même temps sur le pont. La prophétie ne dit-elle pas que de grands piliers s’élèveront du sein même de la rivière ? »

La vieille, qui avait eu les yeux toujours fixés sur sa main, interrompit la conversation et prit congé.

« Attendez encore un moment, dit le Beau lis, et emportez mon pauvre petit serin. Priez la lampe de le changer en une belle topaze ; je l’animerai par mon attouchement et il sera, avec votre bon Mops, mon plus agréable amusement. Mais hâtezvous le plus que vous pourrez : car, au coucher du soleil, le pauvre animal tombera inévitablement dans la corruption, et sa beauté sera détruite pour jamais. »

La vieille posa dans la corbeille le petit corps enveloppé de tendre feuillage, et s’éloigna.

« Quoi qu’il en soit, dit le serpent, en reprenant la conversation interrompue, le temple est bâti.

— Mais il n’est pas encore au bord du fleuve, repartit la belle.

— Il est encore dans les profondeurs de la terre, dit le serpent . j’ai vu les rois et je leur ai parlé.

— Mais quand se lèveront-ils ? demanda le Lis.

— J’ai entendu cette grande parole retentir dans le temple : « Le temps est venu ! »

Une agréable sérénité se répandit sur le visage de la belle.

« Voici, dit-elle, la seconde fois que j’entends aujourd’hui ces mots heureux. Quand viendra le jour où je les entendrai trois fois ? »

Elle se leva. Une charmante jeune fille sortit aussitôt du bocage et emporta la harpe ; elle fut suivie d’une autre, qui plia la chaise de campagne, d’ivoire sculptée, sur laquelle la belle s’était assise, et prit sous le bras le coussin de brocart ; une troisième parut, avec une grande ombrelle brodée de perles, aux ordres du Lis, si elle en avait besoin pour faire une promenade. Ces trois jeunes filles étaient belles et charmantes au delà de toute expression, et cependant elles ne faisaient que relever la beauté du Lis, car chacun devait avouer que ces jeunes filles ne lui pouvaient être comparées.

Cependant le Beau lis avait considéré le merveilleux Mops avec intérêt : elle se baissa ; elle le toucha et, à l’instant même, il bondit. Il jeta autour de lui des regards joyeux, courut çà et là, et finit par saluer de la façon la plus amicale sa bienfaitrice. Elle le prit dans ses bras et le pressa contfe elle.

« Tu es froid, lui dit-elle, et tu n’as qu’une moitié de vie ; cependant tu es le bienvenu ; je t’aimerai tendrement, je jouerai gentiment avec toi, je te caresserai d’une main amicale, et je te presserai sur mon cœur. »

Là-dessus elle le laissa courir, le chassa loin d’elle, le rappela, joua si joliment avec lui, et le poursuivit si gaiement et si innocemment sur le gazon, qu’il fallait admirer sa joie avec un nouveau ravissement et y prendre part, comme, peu de temps auparavant, sa tristesse avait ému de compassion tous les cœurs.

L’arrivée du jeune homme affligé troubla cette sérénité, ces agréables jeux. Il s’avança, tel que nous le connaissons : seulement, la chaleur du jour semblait l’avoir encore plus abattu, et, en présence de sa bien-aimée, il pâlissait davantage de moments en moments. Il portait sur sa main l’autour qui se tenait tranquille comme une colombe, et les ailes pendantes.

« Ce n’est pas aimable à toi, s’écria le Beau lis, à son approche, d’offrir à mes yeux le monstre qui aujourd’hui même a tué mon petit chanteur.

— Ne condamne pas cet oiseau malheureux, répondit le jeune homme ; accuse plutôt le sort et toi-même, et pardonnemoi de m’associer à mon compagnon d’infortune. »

Cependant Mops ne cessait pas d’agacer la belle, qui répondait de la manière la plus caressante au transparent favori. Elle frappait des mains pour l’effrayer, puis elle courait pour l’attirer de nouveau après elle ; elle cherchait à le saisir lorsqu’il fuyait, et le chassait lorsqu’il voulait s’élancer contre elle. Le jeune ho.mme observait la chose en silence, avec un dépit croissant ; mais enfin, lorsqu’elle prit dans ses bras l’odieux animal, qu’il trouvait affreux, le pressa contre son sein d’ivoire, et, de ses lèvres divines, baisa son noir museau, il perdit toute patience et s’écria désespéré :

« Faut-il, quand une malheureuse destinée me condamne à vivre en ta présence dans une séparation éternelle peut-être ; quand j’ai tout perdu par toi et me suis perdu moi-même, faut-il que je voie devant mes yeux une monstrueuse créature t’exciter à la joie, fixer ta tendresse et jouir de tes embrassements ! Dois-je plus longtemps encore aller et venir de la sorte et mesurer ce cercle de douleurs, en passant et repassant la rivière ? Non, une étincelle de ma valeur première sommeille encore dans mon cœur ; qu’elle jette en ce moment une dernière flamme ! Si les pierres peuvent reposer sur ton sein, puissé-je devenir une pierre ! Si ton attouchement donne la mort, je veux mourir de tes mains. »

En disant ces mots, il fait un geste violent ; l’autour s’envole, et lui-même il s’élance vers la belle. Elle tend les bras pour l’arrêter, et ne l’en touche que plus vite. Il perd connaissance et le Beau lis sent avec effroi ce charmant fardeau sur sa poitrine. Elle recule en poussant un cri, et le beau jeune homme tombe sans vie de ses bras sur la terre.

Le malheur était accompli. La douce fleur était immobile, et regardait fixement le corps inanimé. Le cœur de la jeune fille ’ semblait avoir cessé de battre, et ses yeux étaient sans larmes.

Vainement Mops cherchait-il à obtenir d’elle une caresse : le monde entier était mort avec son ami ; son muet désespoir ne cherchait aucun secours, elle n’en connaissait aucun.

En revanche, le serpent se donnait beaucoup de mouvement ; il semblait chercher des moyens de salut, et du moins ses mouvements bizarres retardèrent quelque temps les premières horreurs qui devaient suivre cette catastrophe : de son corps souple, il forma un grand cercle autour du cadavre, prit avec ses dents le bout de sa queue, et resta immobile.

Bientôt parut une des belles suivantes du Lis ; elle apportait la chaise d’ivoire, et, avec des gestes gracieux, elle obligea la belle de s’asseoir ; puis la seconde apporta un voile couleur de feu, dont elle orna plutôt qu’elle ne couvrit la téte de sa maitresse ; la troisième lui présenta la harpe. A peine avait-elle appuyé contre ses genoux le magnifique instrument et tiré des cordes quelques sons, que la première revint, apportant un brillant miroir de forme ronde ; elle se plaça vis-à-vis de la belle, surprit ses regards, et lui montra l’objet le plus admirable qui se pût trouver dans la nature. La douleur relevait sa beauté, le voile ses attraits, la harpe sa grâce, et, bien que l’on espérât de voir changée sa triste situation, on souhaitait de conserver à jamais son image telle qu’on la voyait alors.

Arrêtant sur le miroir un regard tranquille, tantôt elle tirait des cordes quelques notes suaves, tantôt sa douleur semblait s’animer, et les cordes puissantes répondaient à ses transports. Quelquefois sa bouche s’entr’ouvrait pour chanter, mais la voix lui manquait, et bientôt sa douleur se répandit en larmes ; deux jeune filles la recueillirent dans leurs bras, la harpe tombait de ses genoux : l’agile suivante eut à peine le temps de la saisir pour la mettre à l’écart.

« Qui nous amènera l’homme à la lampe, avant le coucher du soleil1 !» chuchota le serpent, mais de manière à être entendu.

Les jeunes filles se regardèrent l’une l’autre, et les larmes du Lis redoublèrent. A ce moment, la femme revint hors d’haleine avec sa corbeille.

  • Je suis perdue et mutilée ! s’écria-t-elle. Voyez, ma main a presque entièrement disparu. Ni le batelier ni le géant n’ont’ voulu me passer, parce que je suis encore débitrice de la rivière. Vainement j’ai offert cent choux et cent oignons, on ne veut que les trois pièces, et je ne puis trouver un artichaut dans les environs.

— Oubliez votre détresse, dit le serpent, et tâchez de nous secourir. Notre salut sera peut-être aussi le vôtre. Courez au plus vite chercher les feux follets ; il fait encore trop clair pour les voir, mais peut-être les entendrez-vous rire et voltiger. S’ils se hâtent, le géant les passera ; ils pourront trouver l’homme à la lampe et nous l’envoyer. «

La femme courut de toutes ses forces ; Je serpent semblait attendre avec autant d’impatience que le Lis le retour des deux personnes. Malheureusement les rayons du soleil sur son déclin doraient déjà le faîte des arbres de la forêt, et des ombres allongées s’étendaient sur le lac et la prairie ; le serpent s’agitait avec impatience et le Lis fondait en larmes.

Dans cette extrémité, le serpent regardait de tous côtés ; il craignait, à chaque moment, que le soleil ne se couchât, que la corruption ne franchit le cercle magique, et n’attaquât le jeune homme irrésistiblement. Enfin il vit au haut des airs l’autour aux plumes empourprées, dont la gorge reflétait les derniers rayons du soleil. Le serpent tressaillit de joie à ce signe favorable, et il ne s’abusait point, car, bientôt après, on vit l’homme à la lampe avancer en glissant sur le lac, comme s’il venait en patins.

Le serpent ne quitta point sa position, mais le Lis se leva et s’écria :

  • Quel. bon génie t’envoie dans le moment où nous te désirons si fort, où nous avons un si pressant besoin de toi ?

—. Le génie de ma lampe m’entraîne, répondit le vieillard, et l’autour m’amène en ce lieu. Cette flamme petille quand on a besoin de moi, et je n’ai qu’à chercher un signe dans l’air : un oiseau, un météore m’indique la direction que je dois suivre. Sois tranquille, belle jeune fille. Pourrai-je te secourir, je l’ignore : un seul ne peut rien, il faut qu’il s’unisse à beaucoup d’autres dans le moment propice. Il nous faut différer et espérer.

« Tiens ton cercle fermé, poursuivit-il en se tournant vers le serpent ; puis il s’assit sur un tertre à côté de lui, et il éclaira le corps inanimé. Apportez aussi le gentil serin et placez-le dans le cercle. »

Les jeunes filles prirent le petit oiseau dans la corbeille, que la vieille avait laissée, et elles firent ce que l’homme avait dit.

Le soleil s’était couché, et, à mesure que l’obscurité augmentait, non-seulement le serpent et la lampe de l’homme commencèrent de briller à leur manière, mais le.voile du Lis répandit même une douce lumière, qui, pareille à une aurore naissante, colorait, avec une grâce infinie, ses joues pâles et son vêtement blanc. Les assistants se regardaient les uns les autres, dans une attente muette ; l’inquiétude et la tristesse étaient adoucies par une ferme espérance.

Aussi la compagnie fit-elle un gracieux accueil à la vieille femme, lorsqu’elle parut accompagnée des deux joyeuses flammes, qui sans doute avaient été fort prodigues depuis quelque temps, car elles étaient redevenues d’une maigreur extrême ; mais elles n’en furent que plus aimables avec la princesse et les autres dames. Les feux follets débitèrent, avec beaucoup d’aplomb et une expression très-vive, des choses assez communes ; ils furent particulièrement sensibles au charme que le voile lumineux répandait sur le Lis et ses compagnes. Les dames baissaient les yeux avec modestie, et les éloges donnés à leur beauté les embellissaient encore. Tout le monde, sauf la vieille, était satisfait et tranquille. Vainement son mari l’assura que sa main ne pouvait diminuer, aussi longtemps qu’elle serait éclairée par sa lampe, elle soutint plus d’une fois que, si cela continuait de la sorte, avant minuit ce noble membre aurait complétement disparu.

Le vieillard à la lampe avait prêté aux propos dès feux follets une oreille attentive ; il était charmé que cet entretien pût égayer et distraire le Beau lis, et, véritablement, minuit était arrivé sans que l’on sût comment. Le vieillard observa les étoiles et se prit à dire :

« Nous sommes réunis à l’heure propice. Que chacun remplisse sa tâche ; que chacun fasse son devoir, et un bonheur général absorbera les douleurs particulières, comme un malheur général dévore les joies de chacun. »

A ces mots, il se fit un murmure étrange, parce que toutes les personnes présentes se parlaient à elles-mêmes, et disaient à haute voix ce qu’elles avaient à faire. Les trois jeunes filles gardaient seules le silence ; l’une était endormie à côté de la harpe, l’autre à côté du parasol, la troisième à côté de la chaise d’ivoire, et l’on ne pouvait leur en faire un crime à une heure si tardive ; les jeunes flamboyants, après quelques hommages passagers adressés aussi aux suivantes, avaient fini par s’attacher uniquement au Lis, comme à la belle des belles.

« Prends le miroir, dit le vieillard à l’autour, et fais briller sur les dormeuses les premiers rayons du soleil ; éveille-les d’en haut avec la lumière réfléchie. »

Le serpent fit quelques mouvements, rompit le cercle et, avec de longs replis, rampa lentement vers le fleuve ; les feux follets le suivaient d’un pas solennel : on les aurait pris pour les flammes les plus sérieuses du monde. La vieille et son mari prirent la corbeille, dont on avait à peine remarqué jusqu’alors la douce lumière ; ils la tirèrent de part et d’autre, et la corbeille devenait toujours plus lumineuse et plus grande ; ils y placèrent le corps du jeune homme ; ils posèrent le serin sur sa poitrine ; la corbeille s’éleva en l’air et se balança sur la tête de la vieille, qui s’avança à. la suite des feux follets ; le Beau lis prit Mops dans ses bras et suivit la vieille ; le vieillard à la lampe fermait la marche. Toutes ces diverses lumières répandaient sur les environs la plus étrange clarté.

Mais la compagnie ne vit pas avec moins d’admiration, lorsqu’elle fut arrivée au bord du fleuve, une arche magnifique, qui s’élevait par-dessus, et sur laquelle le serpent bienfaisant leur offrait un brillant passage. Si l’on avait admiré pendant le jour les pierreries transparentes, dont il semblait que le pont fût construit, on s’émerveilla, pendant la nuit, de leur éblouissante magnificence. Par en haut, le cercle lumineux tranchait vivement sur le ciel sombre ; mais, par en bas, de vifs rayons jaillissaient vers le centre et montraient la mobile solidité de l’édifice. Le cortége le traversa lentement ; le batelier, qui regardait de sa cabane lointaine, contemplait avec étonnement le cercle lumineux et les singulières clartés qui passaient pardessus.

A peine furent-ils arrivés sur l’autre bord, que, selon sa coutume, l’arche se mit à balancer et à s’approcher de l’eau avec des mouvements ondulatoires ; bientôt le serpent s’avança vers la rive, la corbeille se posa par terre, et le reptile se roula de nouveau en cercla alentour. Le vieillard s’inclina devant le serpent et lui dit :

« Quelle résolution as-tu prise ?

— De me sacrifier avant qu’on me sacrifie. Promets-moi que tu ne laisseras aucune pierre sur le bord. »

Le vieillard le promit, et, là-dessus, il dit au Beau lis : « Touché le serpent de ta main gauche et ton amant de la main droite. »

Le Lis se mit à genoux ; elle toucha le serpent et le corps inanimé. A l’instant même, le jeune homme parut revenir à la vie ; il remua dans la corbeille ; il se redressa même et s’assit. La belle voulut l’embrasser ; mais le vieillard la retint ; il aida le jeune homme à se lever, et le soutint, comme il sortait de la corbeille et du cercle.

Le prince était debout, le serin voltigeait sur ses épaules ; la vie leur était revenue à tous deux, mais pas encore l’esprit ; le bel ami avait les yeux ouverts et ne voyait pas, du moins il semblait regarder tout avec indifférence. A peine la surprise causée par cet événement fut-elle un peu apaisée, qu’on remarqua tout à coup la singulière métamorphose que le serpent avait subie. Son beau corps, à la forme élancée, s’était séparé en mille et mille brillantes pierreries ; la vieille, en voulant prendre sa corbeille, l’avait heurté par mégarde, et l’on ne voyait plus rien de la forme du serpent, mais seulement un beau cercle de pierres étincelantes, semées sur le gazon.

Aussitôt le vieillard se disposa à les recueiilir dans la corbeille ; sa femme dut l’aider dans ce travail. Puis ils portèrent tous deux la corbeille au bord de l’eau dans un endroit élevé, et le vieillard, au grand chagrin de la belle et de sa femme, qui auraient fort désiré d’en choisir quelques-unes pour elles, jeta toute la charge dans la rivière. Gomme des étoiles scintillantes, les pierres voguèrent avec les flots, et l’on ne put distinguer si elles se perdirent dans le lointain ou si elles enfoncèrent.

« Messieurs, dit là-dessus avec respect le vieillard aux feux follets, je vous montre maintenant le chemin, et je vous fraye le passage ; mais vous nous rendrez le plus grand service, en nous ouvrant la porte du sanctuaire, par où nous devons entrer cette fois, et que vous seuls pouvez ouvrir. »

Les feux follets firent une révérence polie et se tinrent en arrière. Le vieillard à la lampe avança le premier dans le rocher, qui s’ouvrait devant lui ; le jeune homme le suivit, comme par une impulsion machinale ; le Beau lis marchait à quelque distance derrière lui, incertaine et silencieuse ; la vieille ne voulut pas rester en arrière ; elle étendait la main, afin que la lumière de la lampe pût l’éclairer ; les feux follets fermaient la marche, rapprochant les pointes de leurs flammes, et paraissant causer ensemble.

Ils n’avaient pas marché longtemps, que le cortége se trouva devant une grande porte d’airain, dont les battants étaient fermés avec une serrure d’or. Le vieillard appela les feux follets, qui ne se firent pas presser longtemps, et se mirent vivement à consumer de leurs flammes les plus aiguës la serrure et les» verrous.

Le bronze retentit, lorsque soudain les portes s’ouvrirent avec fracas, et que les nobles images des rois apparurent dans le sanctuaire, éclairées par les lumières qui survenaient. Chacun s’inclina devant les vénérables monarques ; les feux follets surtout n’épargnèrent pas les burlesques révérences. Après une pause :

« D’où venez-vous ? dit le roi d’or.

— Du monde, dit le vieillard.

— Où allez-vous ? demanda le roi d’argent.

— Dans le monde.

— Que venez-vous faire ici ? demanda le roi de bronze.

— Vous accompagner, » dit le vieillard.

Le roi mélangé allait prendre la parole, quand le roi d’or dit aux feux follets, qui s’étaient approchés trop près de lui :

« Éloignez-vous de moi ! mon or n’est pas pour votre bouche. »

Ils se tournèrent vers le roi d’argent et s’inclinèrent devant lui ; sa robe brillait agréablement de leur reflet doré.

« Soyez les bienvenus, dit-il, mais je ne puis vous nourrir : prenez ailleurs votre pâture et apportez-moi votre lumière. »

Ils s’éloignèrent, et, passant devant le roi de bronze, qui ne sembla pas les remarquer, ils se glissèrent vers le roi mélangé.

« Qui régnera sur le monde ? cria-t-il d’une voix saccadée.

— Celui qui se tiendra sur ses pieds, répondit le vieillard.

— C’est moi ! dit le roi mélangé.

— On verra, dit le vieillard, car le temps est venu. »

Le Beau lis se jeta au cou du vieillard, et l’embrassa avec la plus vive tendresse.

« Père saint, lui dit-elle, je te rends mille actions de grâces : car je viens d’entendre, pour la troisième fois, la parole prophétique. «

Elle avait à peine dit ces mots, que ses bras s’attachèrent au vieillard plus fortement encore, car le sol s’ébranlait sous leurs pieds ; la vieille et le jeune homme se tinrent aussi l’un à l’autre ; les mobiles feux follets étaient les seuls qui ne s’apercevaient de rien.

On pouvait sentir distinctement que le temple tout entier se mouvait, comme un navire qui s’éloigne doucement du port, quand les ancres sont levées ; les profondeurs de la terre semblaient s’ouvrir devant lui, à mesure qu’il avançait ; il ne heurtait nulle part, aucun rocher ne s’opposait à sa marche.

Pendant quelques instants, une fine pluie sembla pénétrer par l’ouverture de la coupole. Le vieillard tint le Beau lis avec plus de force, et lui dit :

« Nous sommes sous la rivière et nous approchons du but. »

Peu de temps après, ils crurent être arrêtés, mais c’était une erreur, le temple montait. Alors il se fit sur leurs têtes un bruit étrange : des planches et des poutres, grossièrement assemblées, pénétraient, avec des craquements, par l’ouverture de la coupole. Le Lis et la vieille se jetèrent de côté ; l’homme à la lampe saisit le jeune homme et demeura immobile. C’était la petite cabane du passeur, que le temple, dans son ascension, avait séparée du sol et qu’il avait absorbée en lui. Elle descendit peu à peu et couvrit le jeune homme et le vieillard.

Les femmes criaient et le temple fut ébranlé, comme un vaisseau qui heurte la terre à l’improviste. Les femmes erraient avec angoisse dans l’obscurité autour de la cabane ; la porte en était fermée, et nul ne les entendait heurter. Elles heurtèrent plus fort, et furent bien surprises, lorsqu’à la fin le bois rendit un son métallique. La vertu de la lampe enfermée dans la cabane l’avait changée du dedans au dehors en argent. Bientôt elle changea même de figure ; le noble métal quitta les formes improvisées de planches, de poteaux et de poutres, et s’étendit en une admirable chapelle travaillée en bosse. Un magnifique petit temple s’élevait au milieu du grand, ou, si l’on veut, c’était un autel digne du temple.

Le jeune homme monta par un escalier intérieur ; l’homme à la lampe l’éclairait, et un autre personnage semblait le soutenir, marchant devant lui, en court vêtement blanc, et portant à la main une rame d’argent. On reconnut d’abord en lui le passeur, l’ancien habitant de la cabane métamorphosée.

Le Beau lis monta les degrés extérieurs, qui menaient du temple à l’autel, mais elle dut se tenir encore éloignée de son bien-aimé. La vieille, dont la main était devenue toujours plus petite, aussi longtemps que la lampe avait été cachée, s’écria :

« Faut-il que je sois encore malheureuse ? Parmi tant de prodiges, n’en est-il aucun qui puisse sauver ma main ? » Son mari lui montra la porte ouverte et lui dit : « Tu vois que le jour commence à luire : cours te baigner dans la rivière.

— Quel conseil ! Je deviendrai toute noire ! Je disparaîtrai tout entière ! N’ai-je donc pas encore payé ma dette ?

— Va, dit le vieillard, et crois-moi. Toutes les dettes sont payées. »

La vieille courut, et, au même instant, les rayons du soleil levant éclairèrent la couronne de la coupole. Le vieillard s’avança entre le jeune homme et la vierge et s’écria :

« On en compte trois qui règnent sur la terre, la sagesse, l’apparence et la force. Au premier de ces mots, le roi d’or se leva ; au second, le roi d’argent ; et, au troisième, le roi de bronze s’était aussi levé lentement, quand tout à coup le roi mélangé s’assit avec maladresse. Tous ceux qui le virent furent sur le point de rire, malgré la solennité du moment ; car il n’était pas assis, il n’était pas couché, il n’était pas appuyé, mais il s’était affaissé dans une disgracieuse posture.

Les feux follets, qui s’étaient occupés de lui jusqu’alors, se retirèrent à part ; bien que l’aurore les fit pâlir, ils paraissaient de nouveau bien nourris et bien enflammés ; avec leurs langues aiguës, ils avaient léché adroitement jusqu’au fond les veines d’or de la statue colossale. Les espaces vides irréguliers qui en étaient résultés, restèrent quelque temps ouverts, et la figure demeuraif dans sa première forme ; mais, lorsqu’enfin les plus fines veines jurent absorbées, tout à coup la statue se brisa, et, par malheur, justement aux endroits du corps qui restent fixes quand l’homme s’assied ; au contraire, les jointures qui auraient dû se plier conservèrent leur rigidité. 11 fallait rire ou détourner les yeux ; cet objet équivoque, moitié figure, moitié masse informe, était affreux à voir.

L’homme à la lampe fit descendre de l’autel et conduisit droit au roi de bronze le jeune homme, toujours engourdi et le regard fixe. Aux pieds du puissant prince était une épée dans un fourreau de bronze. Le jeune homme l’attacha à sa ceinture.

« L’épée à gauche, la droite libre ! » s’écria le puissant roi.

De là ils s’avancèrent vers le roi d’argent, qui baissa son’ sceptre vers le jeune homme. Celui-ci le prit de la main gauche, et le roi lui dit d’une voix amicale :

« Paissez les brebis. »

Lorsqu’ils arrivèrent au roi d’or, il posa, de sa main paternelle, sur la tête du jeune homme, la couronne de chêne, et lui dit en le bénissant :

« Reconnais le bien suprême ! »

Pendant cette promenade, le vieillard avait observé attentivement le jeune homme. Après qu’il eut ceint le glaive, sa poitrine s’était élevée, ses mains se mouvaient et ses pieds foulaient le sol avec plus de fermeté ; lorsque le sceptre eut passé dans sa main, sa force avait paru prendre de la douceur, et, par un charme inexprimable, devenir encore plus puissante ; mais, quand la couronne de chêne décora sa chevelure bouclée, ses traits s’animèrent, son œil brilla d’une ineffable intelligence,.et le Lis fut le premier mot qui sortit de sa bouche.

« Beau lis ! s’écria-t-il, en montant au-devant d’elle sur les degrés d’argent, car elle avait assisté à sa promenade du balcon de l’autel, Lis adoré, l’homme qui a reçu tout en partage, que peut-il souhaiter de plus précieux que l’innocence et la secrète affection que m’apporte ton cœur ?

« 0 mon ami, poursuivit-il, en se tournant vers le vieillard et regardant les trois statues sacrées, il est magnifique et assuré, l’empire de nos pères ; mais tu as oublié la quatrième puissance, dont l’empire sur le monde est plus ancien encore, plus général, plus certain : la puissance de l’amour. »

A ces mots, il prit la belle dans ses bras ; elle avait rejeté son voile, et ses joues se couvrirent d’un plus bel et plus durable incarnat. Le vieillard dit en souriant :

« L’amour ne règne pas, il instruit, et cela vaut bien mieux. »

Au milieu de cette solennité, de ces joies, de ce ravissement, on n’avait pas observé que le jour était tout à fait venu ; et tout à coup, à travers la porte ouverte, des objets tout nouveaux frappèrent les yeux de la compagnie. Une grande place entourée de colonnes formait l’avant-cour, à l’extrémité de laquelle on voyait un pont magnifique, dont les arches nombreuses s’étendaient à travers le fleuve ; il était pourvu des deux côtés de commodes et superbes colonnades à l’usage des voyageurs, dont il s’était déjà trouvé des milliers, qui allaient et venaient diligemment. La grande avenue du milieu était animée par des troupeaux, des mules, des cavaliers et des voitures, qui, sans se faire obstacle, circulaient à longs flots ; ils semblaient tous s’émerveiller d’un ouvrage si commode et si magnifique ; et autant le nouveau roi et son épouse trouvaient de bonheur dans leur amour mutuel, autant le mouvement et la vie de ce grand peuple leur causaient de ravissement.

« Bénis la mémoire du serpent, dit le vieillard : tu lui dois la vie ; tes peuples lui doivent le pont par lequel ces rives voisines sont animées et réunies. Ces pierreries nageantes et brillantes, restes de son corps sacrifié, sont les bases de ce pont superbe ; c’est sur elles qu’il s’est bâti de lui-même, et qu’il se maintiendra. »

On allait lui demander l’explication de cet étrange mystère ; soudain quatre jeunes filles se présentèrent à la porte du temple. A la harpe, au parasol, à la chaise d’ivoire, on reconnut d’abord les compagnes du Lis ; mais la quatrième, la plus belle, était une inconnue, qui, jouant avec elles comme une sœur, traversa vivement le temple, et monta les degrés d’argent.

« Me croiras-tu désormais, ma chère femme ? dit à la belle le maître de la lampe. Heureuse es-tu ! heureuse toute créature qui se baignera ce matin dans le fleuve ! »

La vieille, embellie et rajeunie, et qui n’avait pas conservé une trace de sa première figure, entourait de ses jeunes bras ranimés l’homme à la lampe, qui recevait ses caresses avec amitié.

« Si je suis trop vieux pour toi, dit-il en souriant, tu peux te choisir aujourd’hui un autre mari. Dès ce jour aucun mariage n’est valable, s’il n’est pas conclu de nouveau.

— Ne sais-tu donc pas, lui dit-elle, que tu es aussi rajeuni ?

— Je suis charmé de paraître à tes jeunes regards un vaillant jeune homme. Je reçois de nouveau ta main, et je vivrai volontiers avec toi jusqu’au prochain millénaire. »

La reine souhaita la bienvenue à sa nouvelle amie, et descendit, avec ses autres compagnes, dans l’autel, tandis que le roi, avec les deux hommes, regardait du côté du pont et considérait avec attention le mouvement de la foule.

Mais sa joie ne fut pas de longue durée, car il vit un objet qui lui causa un moment de chagrin. Le grand géant, qui semblait n’être pas encore bien éveillé, chancelait sur le pont, et il y causait un grand désordre. Il s’était levé fort assoupi, comme à l’ordinaire, et avait voulu se baigner dans l’anse accoutumée. Il avait trouvé, à la place, la terre ferme, et il s’était avancé en tâtonnant sur le large pavé du pont. Lît, quoiqu’il marchât trèslourdement au milieu des hommes et du bétail, sa présence, qui étonnait tout le monde, n’était cependant sentie de personne. Mais lorsque le soleil lui donna dans les yeux, et qu’il éleva les mains pour s’en préserver, l’ombre de ses poings énormes passa et repassa derrière lui si brusquement, si maladroitement, parmi la foule, que les gens et les bêtes étaient renversés en grandes troupes, blessés, et couraient le risque d’être précipités dans le fleuve.

Le roi, à la vue de ce désordre, porta par un mouvement involontaire la main sur son épée, et aussitôt il réfléchit, regarda tranquillement d’abord son sceptre, puis la lampe et la rame de ses compagnons.

« Je devine ta pensée, dit le maître de la lampe ; mais nous et nos forces nous sommes sans puissance contre cet impuissant. Sois tranquille : il fait du mal pour la dernière fois. Heureusement son ombre ne tombe pas de notre côté. »

Cependant le géant s’était approché toujours davantage. En présence de ce qu’il voyait de ses yeux, les bras lui tombèrent d’ëtonnement : il ne faisait plus de mal, et il entra dans l’avantcour en regardant bouche béante.

Il marchait droit à la porte du temple, quand il fut arrêté soudain et fixé sur le sol au milieu de la cour. Il y demeura, puissante et colossale statue d’une pierre brillante et rougeâtre. Son ombre indique les heures, qui sont marquées en cercle sur le sol autour de lui, non pas en chiffres, mais en nobles et expressives images.

Le roi fut bien charmé de voir l’ombre du géant utilisée ; la reine fut bien surprise, lorsque, en venant de l’autel, magnifiquement parée, avec ses jeunes suivantes, elle vit l’étrange figure, qui lui masquait à peu près la vue du pont.»

Le peuple se pressa près du géant, devenu immobile ; il l’entoura, admirant sa métamorphose. De là, il se dirigea vers le temple, qu’il semblait n’avoir observé qu’à ce moment, et il s’avançait en foule vers l’entrée.

En cet instant, l’autour, qui portait le miroir, vint planer audessus du dôme, et, recueillant la lumière du soleil, il la dirigea sur le groupe placé à l’autel. Le roi, la reine et ses dames d’honneur parurent, dans la voûte sombre du temple, éclairés d’une lumière céleste, et tout le peuple se prosterna la face contre terre. Quand la foule se fut remise et se releva, le roi, avec les siens, était descendu dans l’autel, afin de gagner son palais par des issues secrètes, et le peuple se répandit dans le temple pour satisfaire sa curiosité. Il considéra avec étonnement et respect les trois rois debout ; mais il était fort curieux de savoir quelle masse pouvait être cachée sous le tapis, dans la quatrième niche ; en effet, sans s’arrêter à son peu de mérite, une charitable bienséance avait étendu sur le roi tombé un magnifique tapis, que nul regard ne devait pénétrer et qu’aucune main ne devait soulever.

Le peuple n’aurait pas cessé de contempler et d’admirer, et la foule croissante se serait étouffée dans le temple, si son attention n’avait pas été attirée de nouveau vers la grande place.

Des pièces d’or tombèrent tout à coup comme du ciel, sonnant sur les dalles de marbre. Les passants les plus proches se jetèrent dessus pour s’en saisir ; le prodige se répétait isolément, de place en place. On comprend bien que les feux follets, en se retirant, avaient voulu se donner encore un plaisir, et qu’ils dissipaient joyeusement l’or qu’ils avaient tiré des membres du roi tombé. Le peuple, avide, courut çà et là quelque temps encore ; il se pressait et se déchirait, même lorsqu’il ne tomba plus de pièces d’or. Enfin il s’écoula peu à peu, il poursuivit son chemin, et, de nos jours encore, le pont fourmille de passants et le temple est le plus fréquenté de la terre.