Albert Méricant (p. 189-205).

XXI

Une Orgie parisienne

André, aussi désespéré que Fiamette, avait loué une modeste chambre dans une maison meublée, et, tâchant de vaincre son orgueil, s’était rendu dans des rédactions de journaux où il avait laissé de la copie. Ici, on l’avait fait attendre deux heures pour le bercer de fallacieuses promesses ; là, on l’avait congédié en le priant de revenir dans quelques semaines. D’ailleurs, on ne lisait pas, on n’avait pas le temps de lire, et il ne restait pas de place pour insérer tous les articles qu’on envoyait journellement. Quelques directeurs de feuilles plus modestes avaient daigné parcourir les chroniques ou les nouvelles d’André, et les lui avaient rendues en lui avouant que son genre trop littéraire rebuterait la clientèle ordinaire du journal.

Un soir, ayant dîné d’un petit pain et d’un verre de lait, le poète chercha un refuge auprès de Chozelle, qui l’accueillit comme s’il l’avait vu la veille.

Le Maître, minutieusement, procédait à sa toilette.

Debout, devant une table surchargée de petits pots et d’instruments mystérieux, arrondis ou pointus, il se servait délicatement des crayons, des pâtes et des estompes, effaçant une ride, accentuant une ombre, rosissant, bleuissant ou noircissant de-ci, de-là.

Il y avait, sur des étagères, des collyres pour agrandir les yeux, des écumes de pourpre et de blanc de céruse pour donner de l’éclat au teint, des huiles pour assouplir la peau, des onguents et des baumes pour les mains, des parfums concentrés aux teintes délicates de fleurs dans des vaporisateurs de cristal.

Jacques, le torse nu, venait de se faire épiler, et il passait, sur ses épaules et sa poitrine, une houppe ennuagée de poudre à la verveine. Un corset de satin noir, orné de rubans, attendait sur une chaise, en compagnie de bas de soie mauve très longs et de jarretières mousseuses.

André, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire.

— C’est pour vous ces objets… féminins ?

— Certes ; j’ai toujours protesté, vous le savez, contre le sans-gêne et la laideur de nos vêtements d’hommes. Je donne le bon exemple.

— Qui le saura ?

Jacques, un peu interloqué, répondit finement :

— Mais… vous d’abord…

— Il ne faut pas compter sur moi pour la propagande… Je suis un sauvage, vous savez.

Chozelle haussa les épaules.

— Nous vous civiliserons… Tenez, un brouillard d’héliotrope blanc dans un nuage de Chypre, cela fait un mélange appréciable.

Il tourna le dos au poète qui dut presser l’ampoule de caoutchouc d’un vaporisateur et répandre la bruine parfumée sur les reins et les omoplates du Maître.

— Passez-moi cette chemise de linon mauve… Ah ! et ma chaînette d’or avec le talisman ; j’ai la manie des fétiches et des amulettes, vous savez !

André, machinalement, l’âme endeuillée, obéissait à Chozelle qui s’envoyait des baisers dans la glace, arrondissait le bras en levant le petit doigt d’un air précieux.

— Est-ce qu’il y aura des femmes ?… demanda le poète avec le vague désir de s’étourdir, de noyer dans d’autres ivresses le souvenir des ivresses défuntes.

Jacques se retourna avec indignation :

— Des femmes ?… c’est bien assez de les supporter au théâtre !… Vous ai-je jamais mené chez des femmes ?…

— Enfin, où allons-nous ?

— C’est vrai, il y a deux mois que vous m’avez quitté et vous ignorez tout de ma vie. Nous allons… Mais vous ne songez pas à m’accompagner dans cette tenue, je suppose ?

— J’ai pris une chambre près d’ici. Il me faudra dix minutes pour m’habiller.

— Allez donc, et soyez beau.

Chozelle conduisait André chez un ami de Defeuille, très luxueusement installé, qui donnait des soirées… esthétiques. La salle, où l’on introduisit les nouveaux venus, était entourée de divans bas avec, dans les angles, sur des piédestaux de marbre, des amours dorés tenant des gerbes électriques. D’autres amours, à genoux ou couchés, présentaient des corbeilles de fruits et de fleurs.

Sur des plateaux, étaient disposées des pipes et de minces pastilles verdâtres. Quelques fumeurs d’opium s’installaient déjà pour la fiction d’amour, l’oubli ou l’anéantissement.

Chauffant de longues aiguilles à la flamme d’une cire rose, qui brûlait auprès d’eux sur des guéridons, ils les introduisaient dans la pâte qui s’y fixait en boulette légère, puis garnissaient leur pipe d’argent. L’opium allumé grillait lentement, envoyant au plafond des nuages d’âcre fumée où se dessinaient les ombres des rêves évoqués.

André eut un mouvement de joie. Il pourrait donc se griser, oublier, noyer sa douleur dans la fiction morbide !

— Allons, Jacques, dit Defeuille, on n’attend plus que toi.

Chozelle serra des doigts, fit le tour de la salle en nommant chaque invité, qui, paresseusement, lui rendit son étreinte. Les yeux meurtris avaient d’inquiétantes lueurs, les mains, chargées de bagues, s’agitaient dans une fiévreuse impatience. Le couple androgyne, un peu à l’écart, ne semblait vivre que pour lui-même. Une seule pipe servait aux deux extases, et les doigts entrelacés la portaient des lèvres de l’un aux lèvres de l’autre.

Il y avait là de tout jeunes gens, presque des enfants, qui avaient des regards curieux et effrayés, une expression de dégoût et d’orgueil, de crainte et d’audace. Leur tête bouclée, blonde ou brune, reposait sur les coussins de velours, les voix avaient une résonance étrange et les idées vagues, embrouillées, inquiétantes, gardaient cependant un charme destructeur.

La nonchalance perverse, la complication cruelle et froide de tous ces détraqués les troublaient réciproquement de passions et de désirs morbides.

Des enfants passèrent, jetèrent des pétales de roses dans des coupes de champagne qu’ils présentèrent aux assistants. André d’un trait vida la sienne, en demanda encore, l’âme angoissée et torturée d’amour.

— Petit ami, observa Jacques, je constate que vous êtes dans d’excellentes dispositions. Vous verrez qu’on ne s’ennuie point ici.

Des fumeurs s’agitaient sur les divans. Les regards des hallucinés scintillaient ou mouraient, les prunelles d’extase remontaient dans la nacre de l’œil, et, des gorges haletantes, s’échappaient parfois des soupirs. Les poitrines, sous les chemises de soie molle, se gonflaient, les bras s’écartaient comme pour saisir les ombres du rêve. Quelques dormeurs, aux traits crispés par une mystérieuse épouvante, semblaient des êtres de cauchemar, les figurants épuisés de quelque ronde macabre.

Les flammes des cires roses vacillaient sous les souffles fébriles, et il sembla à André que les amours dorés s’agitaient sur leurs piédestaux. Mais c’était certainement une hallucination produite par les premières bouffées d’opium qui lui montaient au cerveau. Il s’était étendu sur un divan et avait fait griller la pâte verdâtre, suivant l’exemple de ceux qui l’entouraient. Une douleur lui vrilla les tempes, il crut qu’un peu de terre lui montait sous la peau. L’impression était désagréable, il lui manquait l’accoutumance et une première nausée suivit son effort… Mais, l’alerte passée, il recommença, voulant s’étourdir à tout prix.

Il y avait là des jeunes gens de famille dévoyés, de jolis garçons sans scrupules, des malades, des fous et des malins, avides de réclame. Le mystère dont ces derniers s’entouraient, le mépris qu’ils affichaient pour les « bourgeois « et les femmes, leur faisait une auréole d’étrangeté, et, dans un pays où rien ne surprend plus, ils pouvaient gonfler « esthétiquement » le champignon vénéneux de leur âme.

Plus encore qu’au dîner de Defeuille les attitudes étaient libres et les mises d’une singularité incitatrice.

Chozelle, cependant, avait disparu avec une dizaine de jeunes gens. André restait en compagnie des fumeurs et de quelques chevaliers à la triste figure qui buvaient silencieusement. Une âcre fumée noyait les jets électriques qui n’éclairaient plus que comme de vagues quinquets dans un brouillard londonien.

Le poète ne savait plus ce qu’il y avait de réel dans ce décor, son imagination vagabondait dans les champs inquiétants du rêve. Il lui semblait que des prunelles de sortilège luisaient comme des charbons dans la nuit, et que les stryges et les empuses de Chozelle descendaient du plafond pour le baiser aux lèvres. Ces caresses avaient une saveur visqueuse et amère ; un dégoût lui soulevait le cœur. Les larves et les vampires, qui aiment le sang répandu et fuient le tranchant du glaive, peuplaient les ombres. Il se disait que ce n’étaient pas des esprits, mais des coagulations fluidiques qu’on pouvait diviser ou détruire, et tentait vainement de se lever pour les chasser. « Cependant, ajoutait-il mentalement, avec un reste de lucidité, la pensée humaine crée ce qu’elle imagine ; les fantômes de la superstition projettent leur difformité réelle dans les âmes et vivent des terreurs mêmes qui les enfantent. Ce géant noir qui étend ses ailes de l’Orient à l’Occident, ce monstre qui dévore les consciences, cette effrayante divinité de l’ignorance et de la peur, le Diable, en un mot, est encore, pour une immense multitude d’enfants de tous les âges, une affreuse réalité. »

À ce moment, il vit distinctement des ailes membraneuses, terminées par des griffes, palpiter au-dessus de lui, et un visage décharné, avec des orbites creuses et une bouche sans lèvres, se pencher sur le sien.

« Les hallucinations de l’opium, se dit-il, ne sont point folâtres. Tout ce qui surexcite la sensibilité conduit à la dépravation ou au crime ; les larmes appellent le sang ! Il en est des grandes émotions comme des liqueurs fortes : en faire un usage habituel, c’est en abuser. Or, tout abus des émotions pervertit le sens moral ; on les recherche pour elles-mêmes, on sacrifie tout pour se les procurer ; elles vous rongent le cœur et vous broient le crâne ! »

Il agita les bras pour éloigner un crapaud colossal, pustulé de rouge avec des yeux phosphorescents, qui venait de sauter sur sa poitrine. Pendant une minute il suffoqua, puis le monstre disparut.

Continuant à analyser ses impressions avec une clarté singulière, il reprit mentalement :

« On arrive à cette déplorable et irréparable absurdité de se suicider pour s’admirer et s’attendrir sur soi-même en se voyant mourir. Manfred, René, Lélia sont des types de perversité d’autant plus profonde qu’ils raisonnent leur maladif orgueil et poétisent leur démence. La lumière de la raison n’éclaire ni les choses insensibles, ni les yeux fermés, ou, du moins, elle ne les éclaire qu’au profit de ceux qui voient… Le mot de la Genèse : « Que la lumière se fasse ! » est le cri de victoire de l’intelligence triomphante des ténèbres. Ce mot est sublime, parce qu’il exprime la chose la plus belle du monde : la création de l’intelligence par elle-même. »

André, qui avait fermé les yeux, les rouvrit, et ses regards tombèrent sur un des amours porte-flambeaux. Était-ce encore une hallucination ?… Il vit distinctement l’enfant se mouvoir, accrocher les tulipes électriques au mur, et descendre de son piédestal en secouant la poudre d’or qui couvrait sa peau. Les autres amours en firent autant, et, se tenant par la main, menèrent une farandole autour des fumeurs.

Leur corps luisait sous la dorure, ils riaient, et, parfois se laissaient choir sur les divans…

André porta de nouveau la petite pipe à ses lèvres, et une fraîcheur descendit, courut dans ses veines. Il sentit un grand bien-être l’envahir, milles pensées nouvelles tourbillonner dans sa tête. Il fuma, fuma encore, puis il parla d’une voix trempée de larmes ; une sensibilité extraordinaire le prenait, comme si toutes ses autres sensations se fussent fondues, délayées dans une immense envie de pleurer.

Il voulut se lever, mais une douleur intolérable lui vrilla les tempes. Tout tournait autour de lui, les tables, les buveurs, les amours qui soupiraient sur un lit de roses et de poudre d’or. Des spectres s’agitaient et ricanaient. Alors il entendit sa voix qui avait un son de cloche fêlée, et il ne comprit pas de quoi il parlait. Il se dédoublait de plus en plus, son être pensant et raisonnable assistait muet, bâillonné, confus, à la déchéance de l’autre.

Les portes s’ouvrirent toutes grandes, et il vit encore s’avancer Chozelle, habillé en femme, et montrant, sous une jupe courte, ses bas de soie mauve. D’autres hommes suivaient dans un travestissement analogue, faisant bouffer des corsages de gaze sur des poitrines plates, arrondissant en minaudant des bras aux biceps de lutteurs, et se trémoussant comme des gitanas voluptueuses.

C’en était trop ! André fut pris d’un rire frénétique, inextinguible, puis tout s’abolit en lui…