Albert Méricant (p. 179-188).

XX

Rupture

Quand Fiamette rentra, elle trouva une lettre de son amant.

« Tu m’as trompé, écrivait-il, et tu m’as fait jouer un rôle méprisable. Je ne m’abaisserai pas à t’interroger. À quoi bon ?… Tu sais feindre et mentir comme toutes les femmes, et, de tout ce que tu pourrais me dire, je ne croirais rien. Adieu Fiamette, ne me regrette pas. La destinée sera bonne pour toi, car je n’étais qu’un obstacle dans ta vie.

André Flavien. »

La jeune femme demeura atterrée. Elle s’enferma dans la petite chambre, toute fleurie et parfumée encore du cher souvenir, et rêva longuement. Tout n’était en elle que demi-teinte, tristesse, sans le soulagement des larmes, qui ne pouvaient monter jusqu’à ses yeux. La vie désormais serait uniforme dans son indifférence, grise, pénible et sans but. À qui s’attacher maintenant que l’amant était parti ? À qui murmurer ces litanies de tendresse que toutes les femmes ont dans le cœur ? Entre ce qu’elle avait souhaité et ce qui s’était réalisé, malgré son dévouement et son abnégation, il y avait la distance qui sépare l’illusion de l’expérience, l’enthousiasme du désenchantement. C’était l’histoire de presque toutes les liaisons, qui commencent en cantiques d’actions de grâce et qui finissent en lamento de deuil. Elle connaissait peu la vie, étant si jeune, mais l’ingratitude humaine l’étonnait déjà comme une monstruosité, un oubli de la nature qui a parfait les formes et les couleurs sans s’inquiéter des âmes. L’appétit d’émotion sentimentale, qui était le trait dominant de son caractère, s’exaspéra dans le vide. Elle n’était point consolée de ses maux par leur grandeur même, comme il arrive dans la maladie, les désastres de fortune ou la mort de ceux qu’on chérit. Son aventure était banale, presque méprisable, et, par cela seul, lui semblait plus difficile à supporter.

Et toute son enfance de petite campagnarde innocente et libre lui revint à la mémoire. Elle revit le sentier pierreux plein d’abeilles et de mûres, les pommiers trapus aux fruits verts qu’elle cueillait en cachette par les matins déjà brumeux de septembre. Elle revenait de ses maraudes avec ses jupes lourdes de châtaignes et de girolles, s’arrêtait, de-ci, de-là, pour cueillir des campanules ou des scabieuses, et s’endormait parfois sous une voûte de verdure haute, serrée, sombre, trouée de petites raies blanches, que le vent agitait sur sa tête comme une toile d’araignée lumineuse. Derrière quelques arbres plus frêles, elle apercevait, à gauche, des haies de sorbiers et d’aubépines étalant leurs grains de corail, et, à droite, le miroir glauque d’un étang où patinaient des insectes noirs. Une frayeur lui venait à la tombée du jour et elle reprenait sa route en courant, poursuivie par la voie caresseuse de la brise et le bourdonnement voluptueux des frelons. Au tournant des chemins, elle apercevait la campagne empourprée ou le mur d’un bâtiment de ferme, qui, s’encadrant dans une échappée, semblait combler le ciel. La solitude impressionnait sa pensée enfantine. Elle ne reprenait confiance que dans la cour de sa maisonnette où le chat familier et le chien de garde l’accueillaient tendrement.

Alors, heureuse de cette protection, elle s’étendait sous un acacia qui, refleurissant en automne, laissait tomber sur elle ses pétales floconneux. L’écorce centenaire de l’arbre avait la patine du métal et la rugosité d’une peau de bête. Sous ses paupières mi-closes, ses regards y cherchaient des formes fantastiques de dragons ou de chimères, des profils d’ogres et de génies maléfiques.

Parfois, elle s’asseyait au bord du puits, contemplait le trou d’ombre froide où luisait une onde morte. Derrière le petit jardin, s’élevait une colonnade régulière de grands pins d’Italie dressant la majesté de leurs nefs à jour ; et, à mesure qu’elle s’approchait de ce bois monumental, aux troncs résineux, aux parasols entre-croisés de branches violettes, à la chaude fourrure de mousse et de cendre grise, elle se sentait emplie d’un bien-être inexprimable.

Ainsi, ses premières années s’étaient écoulées au milieu des sourires de la nature, puis elle avait perdu ses parents, et une tante l’avait recueillie, l’avait mise à l’école dans un faubourg de Paris. Elle avait fait de rapides progrès, étant très intelligente, et, petit à petit, par la fréquentation de ses compagnes perverses, le mal était entré en elle et avait flétri les roses de son cœur. Meurtrie, avant d’avoir vécu, perdue, avant d’avoir aimé, elle était bien la fleur hâtive, morbidement épanouie, des civilisations extrêmes.

André seul aurait pu la sauver des autres et d’elle-même, mais André n’avait pas voulu ou n’avait pas compris, et elle allait retomber au ruisseau du vice, regrettant d’y avoir entrevu pendant une minute brève le reflet des étoiles.

Seule, dans l’appartement, Fiamette remuait des pensées douloureuses, se laissait bercer par ses énervements, comparables, en leur morne langueur, au demi-sommeil que donne la morphine. Puis, secouant tout, sortant de ces lâchetés, elle reprenait ses ardeurs, ses forces, son exaspération de volonté. L’hallucination de la dernière étreinte passait et repassait dans les ténèbres de ses nuits. Elle rallumait son désir fiévreux, ranimait sa soif d’amour. Et ce n’était pas la volupté des sens qu’elle souhaitait, mais la volupté du cœur mille fois plus vive, la volupté suprême où semblent s’exalter et s’anéantir toutes les joies humaines… Dans ces alternatives d’affaissement et de révolte, les heures se traînaient péniblement, n’amenant un peu de repos qu’aux premières lueurs du jour : elle s’interrogeait en vain, cherchant à comprendre sa disgrâce, et ne savait que conclure.

N’avait-elle pas été une amante soumise, humble, délicate, fervente et passionnée ?… De quel oubli, de quelle faute pouvait-on l’accuser ?…

— Ah ! se disait-elle, Nora a bien raison, il faut mettre de tout dans l’amour, excepté du sentiment !

Mais elle était trop meurtrie pour songer à se distraire, à s’évader de sa peine. Le mystérieux travail de renouvellement qui, petit à petit, efface nos désespoirs, comme le derme remplace le derme, cicatrisant les plaies les plus vives, n’avait point encore commencé en elle.

Endolorie et nostalgique, elle resta huit jours dans son petit appartement, respirant les fleurs qu’elle lui avait données, rangeant ses plumes, son encrier, ses livres et ses flacons, communiant d’âme avec son cher souvenir, à tous les passages qu’il avait notés. Des bouts de papier traînaient partout, couverts de l’écriture inquiète et nerveuse du poète ; elle les rassembla, les mit sous son oreiller et reposa huit jours sur ces reliques d’amour.

Huit jours elle n’eut pas d’autre pensée, pas d’autre espoir, pas d’autre désir que sa caresse lointaine, et elle mordit ses draps dans des crises de jalousie et de passion.

Enfin, le neuvième jour, comme elle se soutenait à peine, et qu’il lui semblait sentir, sous son crâne, un battant de cloche qui lui décollait la cervelle, elle songea que Nora était encore plus malade qu’elle, et sortit.