Albert Méricant (p. 206-214).

XXII

Les Quat z’Arts

La fée de l’opium est une maîtresse qui se refuse d’abord, et qui, bientôt, prodigue à ses amants ses plus enivrantes caresses. Le poète, presque chaque jour, son travail terminé, se plongeait dans la griserie hallucinante. Ainsi, ses nuits peuplées de fantômes n’avaient pas l’amertume banale de la réalité. Il vivait double, caressant en songe une Fiamette souriante et fidèle, qui ne lui marchandait pas ses baisers, mettait son âme sur sa bouche pour la lui offrir, comme une fleur dans une coupe virginale qu’aucune lèvre n’avait frôlée.

Mais les nerfs du jeune homme s’exacerbaient à ce jeu ; il avait de continuels vertiges, se raidissait dans la rue, afin de garder une démarche ferme, et parfois, à la dérobée, s’appuyait aux murs pour reprendre ses forces. Sa mémoire, jadis merveilleuse, avait des lacunes ; il lui fallait souvent une fatigante tension d’esprit pour se rappeler les choses les plus simples. Dans ces dispositions, il résistait vaguement aux caprices de Jacques dont les exigences prenaient un caractère de plus en plus agressif.

Ils s’en allaient à l’aventure, alors que les rayons du soleil, comme des baudriers d’or, bandaient les rues étroites des quartiers de vice et de misère. Ils longeaient des boutiques sordides, des boucheries noires de sang coagulé où des quartiers de viande pendaient à des crocs de fer avec des foies et des cœurs de bœufs aux grosses artères bleues saillantes. Sur leur tête tombait l’eau des pots de fleurs, et des « Jenny l’ouvrière », penchées aux mansardes, riaient en les voyant se secouer comme des caniches, sous le jet trop impétueux de leur arrosoir.

Mais Jacques accueillait sans aménité ces fantaisies féminines, et il fuyait vers des antres de misères plus discrets, s’éclipsait derrière la porte entre-bâillée de quelque bouge, tandis qu’André continuait son chemin au hasard, cherchant, il ne savait quoi : de l’apaisement ou de la douleur, des visions d’idylle ou de meurtre.

Dans les moulins montmartrois, Pascal tentait d’étourdir son jeune ami, lui montrant des mascarades à la Gavarni, des étalages de femmes à prendre ou à vendre. Sur des charrettes, décorées de fleurs et d’oriflammes, s’éboulaient les chairs nues, comme en des éventaires offerts à la curiosité des amateurs de friandises pimentées. Les cortèges de Bacchus et de Pan neurasthéniques s’essoufflaient derrière les belles filles rieuses, et un vent de démence faisait osciller les plumes des chefs barbares et des Lohengrin de féerie, au milieu de la foule ivre de cris et de fauves odeurs.

Des fusées de rires montaient si haut, que l’orchestre s’arrêtait, parfois, perdant le ton et la mesure.

Romains aux bras nus, au torse orgueilleux, esclaves à la démarche empêtrée de chaînes, aux mains liées ; tourmenteurs brandissant des pinces, des brodequins et des ciseaux de torture. Hindous, vêtus de blanc, Talapoins coiffés de cordelettes, belles Fatmas tintinnabulantes de bijoux barbares se livraient à d’épileptiques trémoussements, en attendant le défilé principal. Sous la lumière crue des tulipes électriques passaient toutes les névroses de la fête parisienne aux suprêmes maquillages.

Comme aux Folies-Perverses, les couples androgynes circulaient enlacés, et, dans l’effacement presque naturel des sexes, la pensée des anomalies inquiétantes s’implantait de plus en plus.

Les journalistes prenaient des notes, cueillaient des publicités fructueuses ; les demi-mondaines montraient leurs joyaux, plus affolées de réclames que d’hommages. Seuls, les artistes et les modèles s’amusaient réellement, sans pose, heureux de leur succès bien gagné. Et il y avait là, vraiment, tout un bouquet de jolies filles, aux membres fins, aux seins offerts en coupe de volupté.

— Faites votre choix, disait Pascal, la vie est courte, et vous êtes encore assez jeune pour être aimé pour vous-même. Je vois des regards fixés sur vous, ils ne sont point farouches !… Si vous vouliez !…

— Non, soupirait André, je n’ai point le cœur au plaisir…

— Bah ! essayez toujours.

— Je ne saurais que dire ! Les paroles d’amour se glacent sur mes lèvres…

— On vous en aimera davantage, beau dédaigneux !

— Ne vaut-il pas mieux aimer que d’être aimé ?…

— Peuh !… Voilà de bien grands mots pour peu de chose !… Une heure de douce étreinte n’engage à rien. On boit à la coupe de chair comme à la coupe de cristal, un peu d’amontillado quand on a soif, et l’on s’endort sans regret.

« Il n’est point question ici de sentiment, et les petites aux seins roidis qui vous offrent le vin d’amour, ne désirent point que vous leur donniez votre âme en échange. Elles n’en sauraient que faire, les pauvres !

— Je crois, ami, que vous vous trompez. La femme demande encore plus de tendresses que de caresses, et son rire est toujours près des pleurs.

— Poète, va !

— Peut-être… et plus encore aujourd’hui qu’hier, parce que je suis plus malheureux !

Pascal haussait les épaules.

— Retourne donc auprès de ta Fiamette !

— Non. Je ne veux pas, je ne peux pas !

— Parce que tu l’aimes trop. Quand je te disais que l’amour ne fait faire que des bêtises !

Les travées de la grande salle du Moulin-Bleu avaient été converties en loges décorées de façon bizarre et charmante. Les femmes sortaient des gerbes fleuries, montrant un coin de leur nudité et les corolles des roses se mêlaient aux corolles des seins appelant les papillons du baiser.

À minuit s’organisait le cortège où se trouvaient représentées : la Gaule, l’Égypte, l’Inde, l’Assyrie, la Perse, la Phénicie, etc. Les temps préhistoriques étaient rendus avec une heureuse abondance d’imagination, une fantaisie ironique ou attendrie toujours inattendue. Il y avait là des bûchers hindous, entourés de bayadères aux langoutis de gaze, de pleureuses tragiques, de brahmes sacrificateurs.

Des maisons égyptiennes, des bateaux de fleurs, des guinguettes galantes, des palais byzantins, des grottes préhistoriques offraient des femmes de toutes les couleurs, également vendeuses de volupté.

Le Moloch de Salammbô se dressait dans un coin, gigantesque, terrifiant, et des bruits légers de baisers partaient des niches où les dieux de carton levaient leurs bras meurtris. Les prêtresses d’amour, toujours prêtes aux doux sacrifices, n’avaient d’ailleurs que leurs joyaux à déranger pour offrir leur chair aux caresses.

Un jeune homme, d’une beauté presque surnaturelle, conduisait le taureau phénicien, et les filles de joie lui jetaient des fleurs, mendiant un regard de ses yeux de velours fauve.

André ne pouvait s’empêcher d’admirer l’arrangement harmonieux de toutes choses, et si l’amoureux souffrait toujours, l’artiste, épris de belles formes et de beaux décors, éprouvait un secret contentement. Il ne l’avouait pas, pourtant, redoutant le sourire sceptique de Pascal, ses consolations un peu humiliantes d’homme blasé sur les promesses et les déceptions du cœur.

— Vois-tu, disait l’artiste, celui qui aime est semblable au supplicié qui tourne sur cette roue. Chaque tour prévu ramène les mêmes tortures. L’amour est toujours pareil à lui-même, et il ne pardonne pas à ses victimes !

Il montrait, sur un char précédé de barbares, vêtus de peaux de bêtes, une énorme roue, armée de lames d’acier pour déchiqueter les corps. Tout autour gémissaient les condamnés chargés de chaînes. Deux souples jeunes filles agitaient, dans les flammes, les flammes de leur chevelure, et des têtes de vierges, fraîchement coupées, ouvraient au bout des piques d’or leurs yeux langoureux. Un Bouddha, à cheval sur une grenouille, terminait le cortège.

Pascal avait entraîné André au souper. Installé à côté d’une mignonne fillette d’une quinzaine d’années, il s’était effroyablement grisé, et ne savait de quelle façon il était rentré chez lui. Un doux son de voix seulement lui restait dans l’oreille, et il avait retrouvé, dans une poche de sa défroque carnavalesque, un pavot rouge semblable à celui que la petite portait dans ses cheveux.