Albert Méricant (p. 151-).

XVI

Une Princesse de songe

Fiamette pose dans la chaleur du calorifère.

Elle a noirci ses paupières, et ses yeux ont une lueur inquiétante, sont du vert des feuilles de nymphéas sous l’eau trouble des étangs. Sur sa peau lumineuse tombe le manteau ardent de ses cheveux : un coucher de soleil sur un lever de lune !

André, qui procède à la toilette de sa maîtresse, l’a gainée de sardoines et de chrysobéryls, avec une fibule de turquoises à l’endroit de son désir. Il a serré un tissu arachnéen autour de ses flancs et de ses genoux, a bagué ses pieds nus de chatons glauques. Elle sourit, heureuse de sentir, sur elle, la main qui la caresse et le regard qui l’admire.

— Levez le bras, dit Pascal… Non, pas ainsi.

Et il monte sur l’estrade, lui indique le mouvement qu’il souhaite.

— Vous venez de danser, Fiamette, et tout votre corps se tord voluptueusement, s’offre, semble s’abandonner… Vous exprimez l’amour, la cruauté perverse, la joie du triomphe…

La jeune femme se prête docilement aux exigences de l’artiste.

— C’est merveilleux, dit-il… Il est défendu d’être aussi belle !

André, contre un chevalet, a griffonné quelque chose.

— Poète, lis-nous tes vers, demande Pascal, cela m’inspirera. Donne-moi la couleur de ton rêve et l’âme de ta tendresse.

André, de sa voix sonore, lance les rimes scintillantes qui semblent se fixer en cabochons de lucioles sur le corps gemmé de sa maîtresse.

Princesse maléfique à l’étrange beauté,
Le maître qui te fit, à la fois blonde et brune,
Te jeta des baisers de soleil et de lune ;
Tu sembles, tour à tour, la nuit et la clarté.

L’on cherche le regret de ta divinité
Dans ton sombre regard que la vie importune,
Dans tes lèvres d’orgueil, d’amour et de rancune
Qui disent ta puissance et ta fragilité !

Symbole de désir, de volupté cruelle,
Femme, stryge, bacchante, enjôleuse éternelle !
Quelle est donc cette fleur, triste parmi les fleurs,

Dont tu veux respirer l’âme déjà lointaine,
Cette fleur angoissante où ruissellent des pleurs ?…
Vierge, ce lys de sang est une tête humaine !

— Après cela, je puis laisser mes pinceaux, s’écria Pascal. Ta Salomé est plus vivante que la mienne !

Fiamette, descendue de l’estrade, avait pris une cigarette, dans une coupe de jade couverte de divinités hindoues, et sa tête blonde s’ennuageait de blonde fumée.

— André m’a fait une promesse, dit-elle, mais je crains bien qu’il ne puisse la tenir.

— Il vous a promis de ne pas revoir Jacques ? dit l’artiste en souriant.

— Oui, comment savez-vous ?…

— Oh ! ce n’est pas difficile à deviner ; c’est la seule chose qui vous tienne au cœur.

— N’ai-je pas raison ?…

— Vous avez tellement raison que vous en avez tort. N’oubliez pas, mignonne, qu’il ne faut pas trop affirmer sa supériorité, et que le sens le plus rare chez l’homme est le sens commun… André retournera chez Chozelle, parce que c’est inepte.

— Non, fit le jeune homme.

— Pardon, mon petit, tu y retourneras malgré toi, sans plaisir, avec dégoût, même, mais c’est fatal.

Fiamette, toute pâle, se plaça devant son amant.

— Je te jure que si tu revois Jacques, tu ne me trouveras plus au retour.

Elle tremblait tellement que ses bracelets cliquetaient sur ses bras.

— Folle ! dit-il.

Et il lui mit sur les lèvres un baiser sincère, très doux.

Dans l’atelier de Pascal, ils passèrent des heures exquises, oublieux de tout ce qui les avait séparés.

Au dehors, une pluie hostile, agressive, épinglait les âmes de mélancolie, noyait les désirs et les volontés, communiquait aux êtres ses mauvaises intentions. Et les mailles liquides se croisaient, s’embrouillaient, traînaient des perles sonores sur les parapluies, s’échappaient en cascades, semblant emprisonner les piétons dans des guérites de verre filé.

Il faisait bon dans la chaleur de la grande pièce, si hospitalière avec ses larges divans et ses tapis aux nuances rares, disposés comme des corbeilles fleuries sous les pieds des visiteurs.

Et Salomé s’animait sur la toile, devenait inquiétante de tentation et de perversité dans sa gaine hiératique, gemmée de sardoines et chrysobéryls, que perçait la pointe rose de ses seins. Les pierreries, sur sa chair nue, semblaient vivre et se mouvoir comme de prestigieux scarabées, des reptiles de flammes. Elle était debout, palpitante, avec sa ceinture basse égrenée de perles, et elle tendait les bras, la tête un peu renversée dans une pose de défi et de luxure.

— Je crois que je tiens un succès, répétait Pascal qui était peut-être le plus heureux des trois.

Au milieu de cette quiétude, ils eurent la visite de Tigrane, qui venait souvent prendre l’air de l’atelier et chercher des conseils pour ses costumes.

La mime serra la main d’André.

— C’est vous qui assistiez Jacques le jour de… l’incident ?… Il a été tout de même trop rosse.

— Ah ! oui, la petite note du lendemain : « Une femme ivre, dans les couloirs des Fantaisies-Perverses, s’est permis d’insulter un de nos confrères les plus sympathiques, et ce n’est qu’à grand’peine qu’on a pu maîtriser cette furie ! »

— Ninoche en a pleuré de rage pendant trois jours !

— Que pouvait faire la pauvre en l’occurrence ?… Ils étaient trop !

Tigrane, serpentine et enjôleuse dans ses fourrures de femme à la mode, admirait l’œuvre du peintre.

— Ah ! Maître, comme vous avez été inspiré de choisir Fiamette pour votre Salomé !… Un sujet que vous avez su rajeunir et qui sera la gloire du prochain Salon !

Mais la mime n’était point venue seulement pour encenser l’artiste et le modèle. Sa visite avait un autre but. Tandis que Fiamette reprenait sa pose sur l’estrade, et que Pascal s’absorbait dans la fusion de ses teintes prestigieuses, elle se rapprocha d’André.

— Oh ! le joli triptyque ! dit-elle. C’est, au moins, de l’école vénitienne ?… Renseignez-moi, je suis fort ignorante.

Ils examinèrent le meuble, finement ciselé sur cuivre et sur ivoire, orné de sujets d’après Véronèse et le Tintoret. Comme ils tournaient le dos à Fiamette, Tigrane murmura :

— C’est pour vous, monsieur Flavien, que je suis venue.

— Pour moi !

— Oui, Jacques désire vous parler.

— C’est inutile, dit André. Je ne comprends pas Chozelle, et je préfère ne plus le voir.

— Oh ! ce n’est point un mauvais garçon, au fond. Je vous assure qu’il est très gentil pour ses amis.

— C’est possible, mais il les choisit si singulièrement qu’il a tort d’être gentil pour eux.

— Oui, certains plumitifs ont de l’encre dans le cœur.

— Et ils ont la nausée facile.

— Mon Dieu ! soupira la Chauve-Souris, j’ai connu beaucoup d’hommes…

— Certes, fit André avec conviction.

— Eh bien, je vous assure qu’ils sont presque tous pareils, quant au moral, avec seulement quelques manies différentes. Je suis reconnaissante à Jacques de ne rien me demander… C’est si ennuyeux, le simulacre d’amour, lorsque l’amour est absent.

— Alors, Jacques ?…

— Mais vous le savez bien.

— Je ne voulais pas le croire, surtout avec vous, Tigrane !

— Eh bien, vous avez tort !… pas ça !

Et elle fit claquer le bout de son ongle rose contre ses dents.