Albert Méricant (p. 142-Ill.).

XV

Les Griseries saintes

La peine de Fiamette n’était plus de celles qui agissent et se débattent. Elle était lasse de lutter, lasse d’espérer des choses irréalisables. Aussi n’interrogeait-elle plus son amant sur ses actes ni sur ses projets, se contentant de ses menues confidences. Il ne se battait pas, c’était l’essentiel ; peu lui importait de savoir de quelle façon les choses s’étaient passées, et pourquoi, Ninoche ayant injurié Chozelle, c’était André qui demandait réparation de l’offense.

Mis en gaieté par les cocasseries de l’aventure, le jeune homme raconta les faits à sa maîtresse et décrivit plaisamment le ménage androgyne que l’entrée de Ninoche avait mis en fuite.

— Un homme habillé en femme ! Est-ce possible ?…

— Dame…

Câline, elle le prit dans ses bras.

— Est-ce que mes baisers ne valent pas mieux que toutes leurs simagrées ?…

— Miette chérie !

— N’aimes-tu point mon étreinte et la douceur de ma bouche ?…

— Si !

— Il n’y a pas un petit coin de mon corps que tu ne connaisses…

— Chaque repli charmant a été le nid d’un baiser, et ces baisers t’ont fait rire ou crier de joie… Et il y aura d’autres baisers encore, des baisers rares et précieux, des baisers légers et soyeux comme des pétales de lys, il y en aura tant que si notre bonne fée avait le pouvoir d’en faire des pierreries, ils te couvriraient d’un réseau fulgurant…

— Et j’emprunterais sur eux, dit-elle en riant… Serions-nous riches !

Il s’était agenouillé fervemment, comme un brahmane devant la pierre triangulaire que les pénitents portent à leurs lèvres, et, les yeux clos, elle s’abandonnait…

— André, dit-elle, après un long silence, il ne faut plus voir ce vilain homme… Pascal m’a demandé de poser pour une Salomé qu’il destine au prochain Salon.

— Une Salomé blonde ?

— Oui, et cela nous changera des yeux de nuit et des teints de clair de lune… J’aurai le torse nu, maillé de turquoises et de perles. Tu permets ?…

— Je ne crains rien de Pascal…

— J’aurai aussi des bagues à tous les doigts, des anneaux pesants, des colliers et des fibules de taille… Je scintillerai comme un astre dans les ténèbres avec ma peau lactée et l’or de mes cheveux !

— Tu seras divinement jolie…

— Et je gagnerai des sommes folles !… Car, tu sais, je ne pose pas pour tout le monde.

— Eh bien, tu t’achèteras des robes.

Mais elle songeait aux mauvais jours, et trouva un délicieux mensonge.

— Autre chose, encore… Pascal, qui te veut du bien, a placé tes chroniques dans une grande revue… Il ne sait encore quand elles paraîtront, mais on l’a payé tout de suite.

André, avec l’insouciance des poètes, ne demanda pas d’autre explication.

— Ah ! Miette ! Miette !… Tu es ma petite Providence !

— Aime-moi, alors, aime-moi bien !

Et l’adorable duo recommença, selon les vœux de la nature qui a bien fait ce qu’elle a fait, et n’a permis la révolte des hommes que pour mieux établir, par le contraste, la beauté de ses enseignements.

Fiamette avait rempli la chambre de violettes, et toute la campagne endeuillée semblait renaître avec ses verdures, ses eaux et ses forêts dans le jaune d’or d’une branche de mimosas. La jeune femme se rappelait une joie pareille lorsque, petite fille, elle s’était réveillée à l’orée d’un bois, chez un de ses parents qui était garde dans les environs de Paris. Elle avait eu la même impression de félicité et de quiétude, et cette impression, alors, ne lui avait pas semblé nouvelle, comme si elle eût subi l’influence de souvenirs lointains, antérieurs à sa naissance : des souvenirs qu’un rien avait suffi à ressusciter et qui chantaient mystérieusement dans son âme.

Émus, les amants regardaient la petite branche ensoleillée où tremblaient des cabochons jaunes. Ils croyaient sentir des odeurs de renouveau et de pommiers fleuris derrière cette grappe lumineuse qui faisait comme un écran d’or à leurs baisers. Ils écoutaient chanter l’amour en eux et autour d’eux ; il leur semblait que l’afflux de la vie des plantes envahissait leurs veines comme une coulée de miel. Oh ! les noires heures de solitude ! Oh ! les nuits de doute et de joies funèbres dans les cabarets à la mode et les salles enfumées des théâtres à femmes !… L’âme de Fiamette, jadis, n’était certainement pas la même qu’en cette heure exquise ! C’était une morte couchée sous le suaire des frimas et des neiges, dans la désolation de tout ! Maintenant elle renaissait, n’ayant gardé de ce long sommeil qu’une fragilité passionnée et souffrante.

— Fiamette, je ne te quitterai plus.

Elle secoua la tête.

— Si je pouvais te croire !… Mais tu n’es qu’un poète, une flamme qui s’élance, palpite, se courbe, resplendit ou s’éteint au gré du vent.

— Peut-être…

— D’ailleurs, ne pensons pas… Aujourd’hui, je suis heureuse.

— Moi, j’ai peur ! Pourquoi la Destinée s’acharne-t-elle contre les plus doux et les meilleurs ? Il faut accepter l’hostilité évidente des êtres et des choses… Jadis, replié sur moi-même, j’ai essayé de pénétrer ce mystère de haine ; je me suis demandé de quelle faute, de quel crime je m’étais rendu coupable.

— À quoi bon ?…

— Oui, à quoi bon ?… La réflexion exaspère le sentiment de justice que nous avons en nous… La réflexion est mauvaise, car elle nous enlève l’impassibilité de la brute et l’inconscience des conquérants.

Fiamette baisa doucement les paupières de son ami, et mit sa joue contre la sienne avec une tendresse maternelle.

— Ton enfance a été triste ?

— Aussi loin que je reporte mes souvenirs, je ne vois autour de moi que dédain et indifférence. Mais j’étais soutenu par l’éternelle Chimère qui me mettait au-dessus des calculs, des discussions d’intérêt et des bassesses de ceux qui m’entouraient. Je caressais l’enchanteresse aux yeux glauques pour oublier, espérer ce je ne sais quoi qui n’arrive jamais, mais qui, tout de même, vous soutient jusqu’à la culbute finale…

— Maintenant, nous espérerons à deux, et nous serons heureux, puisque rien n’existe que par l’imagination.

— Oui, la chose la plus ardemment souhaitée n’est qu’un canevas fragile que chacun brode de la flore de ses désirs ; toute la joie est dans cette action de broder avec l’aiguille d’or de l’esprit et la soie pourpre du cœur. Qu’importe si, dans la trame éblouissante, l’homme a laissé des parcelles de son énergie, et si chaque rose d’élection lui a coûté une goutte du plus pur de son sang !… Le canevas, fût-il fait des fibres mêmes de sa chair, et les écheveaux soyeux de ses artères vives, ce serait encore une félicité pour lui d’y broder le mensonge chatoyant et pervers du Rêve !