Albert Méricant (p. 131-141).

XIV

Ce qui arrange tout

André, trouvant l’idée drôle, ne répliqua pas.

Jacques lui caressa doucement les doigts, et reprit :

— Vous êtes mon élève, l’élu de mon cœur, n’est-il point naturel que vous preniez ma défense ?… Allez, et sachez vous battre en beauté.

Ninoche, dans sa loge, avait une crise de nerfs, et deux coccinelles, au corselet de corail rose, lui tamponnaient le visage avec des serviettes imbibées d’essences. Dans leur hâte, les petites avaient renversé la cuvette emplie d’eau savonneuse, et pataugeaient dans une mare.

André, évitant les débris de porcelaine, s’informa de l’amant de la danseuse. Mais Jules Desroches avait fui. En revenant sur ses pas, le jeune homme rencontra le couple androgyne qui, fort entouré par des amis de Chozelle, commentait l’incident.

On l’arrêta ; on lui demanda, avec un intérêt feint, de nouveaux détails. Qu’avait dit le Maître après la fâcheuse aventure ?… Certes, c’était regrettable ; pourtant, l’article était bien méchant, et l’on blâmait Jacques de se mettre dans d’aussi ridicules postures…

André répliqua qu’il avait l’intention de se battre pour venger l’offense.

Mais on le supplia de n’en rien faire. Il n’y avait pas d’offense ; les excentricités d’une Ninoche ne sauraient compter, un duel donnerait un nouveau retentissement à cette histoire…

— Non, dit Defeuille, je ferai passer quelques échos dans les journaux mondains, et l’on apprendra tout simplement que cette fille était ivre. Qu’en pensez-vous ?…

On approuva cette idée ingénieuse, et André fort écœuré s’éloigna.

Francis Lombard, dans la loge de Nora, s’était rapproché de Fiamette, tandis que la danseuse, nonchalamment appuyée au dossier de sa chaise, les yeux mi-clos, la pensée absente, s’abandonnait au mystérieux mal qui chaque jour l’affaiblissait davantage.

— Votre amant ne vous aime guère, murmura Francis, en effleurant de ses lèvres les cheveux blonds de Fiamette… Je sais bien, moi, que je ne vous quitterais pas !

— André me quitte parce qu’il ne peut faire autrement : il est le secrétaire de Chozelle.

— Vraiment, vous en êtes là !… Votre ami ne peut-il donc travailler sans le secours des autres ?… Je lui croyais du talent…

Fiamette rougit, et répliqua avec feu :

— André a mieux que du talent, on le saura bientôt, je l’espère. Mais vous n’ignorez pas combien il est difficile à présent de se faire une situation dans les lettres ?… Je vous citerai des noms d’écrivains pleins de mérite qui travaillent pour les autres, parce que, dans les bons journaux, on refuse systématiquement leurs œuvres. Ils n’ont pas eu de chance, n’ont pas su se faufiler dans les rédactions, sont trop indépendants pour faire partie d’une coterie, trop fiers pour se grouper autour d’une personnalité excentrique. Mais, comme il faut vivre, il leur reste la ressource, après avoir échoué partout, de vendre leur travail à un romancier connu, qui le signera, et fera payer très cher cette même prose que l’on repoussa dédaigneusement.

— Et ces écrivains en vogue acceptent de signer le travail des autres ?

— Cela se fait couramment…

— Dans le grand commerce, si nous sommes moins glorieux, nous sommes plus honnêtes.

— Vous êtes peut-être plus défendus…

— Alors, votre amant ?

— Que voulez-vous, il a pris ce qui s’offrait : une place de secrétaire.

— Et vous assistez à l’enfantement de ces œuvres de haut goût !… Comme cela doit être ennuyeux, ma pauvre Fiamette ?

On vous lit, sans doute, ces élucubrations malsaines, et vous êtes appelée à lancer de délicats coups d’encensoirs entre deux bâillements étouffés ?…

— Oh ! dit-elle en riant, André ne se donne pas beaucoup de mal. Il a tout de suite attrapé le genre faisandé du Maître, et il écrit au courant de la plume, prétendant qu’il y aura toujours assez de vers blancs au bout de l’hameçon pour prendre les snobs…

— Fiamette, dit le jeune homme, vous êtes une charge pour votre amant, et vous seriez plus heureux, l’un et l’autre, en reprenant votre liberté. Je suis riche… si vous vouliez…

— Non, fit-elle doucement, n’insistez pas.

— Dis-lui donc, Nora, qu’elle fait une bêtise !…

Nora se redressa sur sa chaise, passa la main sur son front moite, et murmura :

— Comme elle serait riche d’argent si elle était moins riche d’amour !

— Pas aimable pour moi ! fit Francis en riant.

— Bah ! on s’aime si bien quand on ne s’aime pas !

— C’est peut-être vrai.

— Moi, je n’ai jamais voulu avoir de chiens ni de grandes passions… ça finit toujours mal !

Pascal, qui échangeait des escarmouches avec une débutante, empanachée comme un corbillard de riches, s’arrêta devant la loge et tendit la main aux deux femmes.

— Et André !…

— Il est avec Chozelle…

— Ah ! vous savez l’histoire ?…

— Quelle histoire ?… demanda Fiamette qui n’avait pas ajouté grande importance au tumulte de la salle, croyant à une discussion de filles.

— Ninoche a eu « des raisons » avec Jacques…

— Ah ! vraiment ? Dites vite !

— André vous racontera la scène ; moi, je voudrais vous parler d’une idée qui m’est venue, tout à l’heure, en vous voyant si jolie sur ce fond d’or et de pourpre.

— Parlez.

— Voulez-vous poser pour ma Salomé ?… Une Salomé blonde dont je rêve depuis longtemps… J’espère que votre ami ne s’y opposera pas !

— Oh ! il sait bien qu’il n’a rien à craindre de vous.

— D’ailleurs, vous serez si couverte de gemmes et de fleurs qu’on ne verra que des petits coins de votre peau… C’est dit ?…

— J’en parlerai à André, et, s’il accepte, je serai bien heureuse…

— À demain, Fiamette, car il faut profiter de l’inspiration qui flirte, joue et se dérobe comme une vraie femme !… Quand on la tient par un pan de sa tunique, il ne faut pas lui permettre de s’enfuir.

Il mit un baiser sur les doigts de la mignonne, et reprit sa poursuite galante dans les couloirs.

— Tu seras adorable, dit Nora.

— Modèle ! soupira Francis, il ne vous manquait plus que cette humiliation ! Alors, vous allez poser devant ce monsieur ?…

— Bien des grandes dames seraient fières de pouvoir en faire autant…

— Ce n’est pas une raison !

Francis Lombard s’était levé.

— Il y a une chose certaine, dit-il ironiquement, c’est que vous n’irez pas demain à l’atelier de Pascal.

— Pourquoi ?…

— Vous n’avez donc pas entendu ce qui se disait dans la loge à côté ?…

— Non.

— Votre ami se bat.

— Il se bat !…

— Oui, n’est-il pas l’homme de l’association ?…

Et Francis ajouta d’un ton méprisant :

— Il est de son devoir de défendre Jacques.

— Comment pouvez-vous penser !

— Je ne pense rien. Il est certaines personnalités qu’on ne fréquente pas impunément… Sans doute, votre ami, que j’estime malgré tout, n’a-t-il point pesé toutes les conséquences de cette intimité. Il ne passe point pour le secrétaire de Jacques, mais pour son…

— Taisez-vous !

André Flavien retrouva Fiamette qui pleurait sur l’épaule de Nora.

— Tu vas te battre ?… demanda-t-elle.

— Qui t’a dit ?

— C’est le secret de Polichinelle.

Il haussa les épaules.

— Mais non, ce serait trop ridicule…

Un sourire illumina les traits de la petite amante.

— Bien vrai ?… Tu me jures de ne pas faire cette folie ?…

— Oh ! de grand cœur !

Ils sortirent tous les trois, tandis que le rideau s’écartait pour le dernier tableau : la ronde finale des lémures, des stryges et des lamies autour de la chauve-souris.

Dans la salle, on commentait l’incident, et des rires fusaient de tous côtés. Chozelle et Ninoche étaient les héros de la nuit, — de la brève nuit parisienne qui passe sur les tristesses et les misères, comme une phalène aux ailes pourpres sur un champ de mort !