Albert Méricant (p. 99-109).

X

Théâtre à Femmes

Le lendemain soir, dans sa loge des Folies-Perverses, Ninoche confiait ses peines à son amant.

— Tu as lu cette ordure ?

— Non.

— Tiens !

Elle lui mettait la feuille sous le nez, et d’un ongle rageur, soulignait le passage injurieux.

— Peuh ! fit l’autre, cela n’a pas d’importance.

— Tu trouves ?

— On ne se fâche plus de ce qu’écrit Chozelle.

— Alors, tout lui est permis ?… Eh bien, je saurais me venger toute seule !

Ninoche, dans une danse serpentine, se montrait, ce soir-là, au Tout-Paris des premières. Debout devant une glace que des jets électriques baignaient largement, elle se drapait dans une immense étoffe floconneuse, la faisait onduler sur des bâtonnets, cambrait les reins, se penchait, fantomatique et souple. Ce n’était plus une femme, mais une corolle gigantesque, ondulant au moindre souffle, tournant et retroussant ses pétales nacrés. Puis, la fleur devenait papillon, avec des ailes de pourpre éclairées par deux yeux d’or, dans une poussière de diamants.

L’habilleuse, empressée, fixait aux épaules le voile flottant, remontait le maillot de soie, qui avait glissé sur les cuisses, maîtrisait avec peine l’impatience fébrile de la danseuse.

Dans la loge, tendue de liberty mauve, des corbeilles fleuries, aux anses légères cravatées de rubans et de dentelles, mettaient une agonisante haleine.

Jules Laroche, l’amant du jour, disparaissait sous une jonchée de violettes de Parme, saccagées par une main vengeresse : cela sentait la poudre, la femme et le sang des roses !

— Une belle salle, reprit Ninoche, en passant légèrement un pinceau enduit de kohl sur ses paupières et ses sourcils. Puis, avec une estompe, elle noya son regard d’une amoureuse langueur, insinua sur la cornée de l’œil un peu d’une poudre mystérieuse destinée à dilater la pupille, à lui communiquer une flamme étrange. La bouche saignait dans la face naturellement pâle ; elle en corrigea le dessin trop sec, arrondit la lèvre inférieure, fleurit la supérieure en cœur de pourpre, et se toucha également les narines.

Le fard, dont elle se servait, répandait un violent parfum de tubéreuse ; chacun de ses mouvements dégageait des effluences plus vives.

— Et tu sais pourquoi Chozelle m’en veut ? demanda Ninoche qui poursuivait son idée.

— Non.

— Parce que j’ai déclaré, à la soirée de Pascal, que tout était en toc chez lui : l’esprit et le reste. Du chiqué dont les femmes du monde mêmes n’attendent plus rien !

Jules Laroche haussa les épaules.

— Dans le métier que tu fais, on ne devrait attaquer personne.

— Pourquoi donc ?… Dans « le métier que je fais » on sait aussi se faire respecter, tu le verras tout à l’heure.

Ninoche, les narines frémissantes, cambrait son buste harmonieux, et, d’un geste farouche, rejetait les boucles courtes et épaisses de ses cheveux qui lui donnaient un peu l’air d’une sauvageonne.

— En scène pour le no 12 ! cria le régisseur, tandis qu’une dizaine d’acrobates passaient en soufflant, les bras et le visage inondés de sueur, les muscles saillants sous le maillot rose. Tigrane, qui commençait la seconde partie, traînait dans la poussière des corridors une longue douillette de zibeline, et fredonnait d’une voie grêle.

— La Chauve-Souris ! chuchota la mime avec un geste de gavroche. Oust ! laissez-moi filer, on m’attraperait encore !

Dans la salle, on arrivait pour voir le ballet de Chozelle, qu’on disait délicieusement monté, avec un tas de petites femmes. Les loges resplendissaient, occupées par les étoiles de première et de deuxième grandeur de la galanterie. Ce n’étaient qu’ondoiements de perles, ruissellements de joyaux, si pressés qu’ils semblaient, de loin, emprisonner les bustes dans des carapaces de tortues prestigieuses. Les chairs offraient des tons lactés, les chevelures, savamment calamistrées, faisaient aux faces fiévreuses des auréoles d’or, de jaïet ou de cuivre. Comme il sied à des princesses de joie, les rires sonnaient impertinents, aigus ou rauques, selon l’âge ou la fatigue, — les débuts ayant été souvent pénibles et rebutants.

Et, ce qui frappait, tout d’abord, devant l’étalage de peaux et d’oripeaux, c’était la ressemblance qu’avaient entre elles toutes ces poupées peintes qui paraissaient sortir d’une grande fabrique de Nuremberg, — jouets pour vieux enfants vaniteux et naïfs.

Toutes montraient leurs dents de la même façon, dans une gaieté fébrile et factice, se faisaient onduler chez le même artiste capillaire, portaient des corsets pareils qui leur occasionnaient une petite douleur au creux de l’estomac. « Le corset et l’amour ! Ah ! ma chère ! » Deux corvées dont elles se seraient bien dispensées !… Mais il faut vivre, n’est-ce pas ?…

Aux courses, aux premières des théâtres à femmes, à Trouville, à Dieppe, aux tables de baccara et de roulette, se pressent les poupées fragiles, tintinnabulantes et creuses, avec un louis sonnant la chamade sous l’armature du corsage.

L’homme exhibe sa maîtresse, comme il exhibe ses attelages et ses chevaux de course ; il n’est point jaloux, et, parfois même, se dispense d’un hommage plus direct. Pour ce soin, il y a le premier cocher, s’il est joli garçon, le maître d’hôtel, les artistes de passage, le lutteur ou le second ténor. Il est convenu que l’amant qui paie n’est jamais aimé ; mais, le plus souvent, il n’y tient pas.

Derrière les loges tristement bruyantes des soupeuses en renom, passaient les filles plus humbles, en quête d’une étreinte rapide, d’une fantaisie fatigante, mais sans lendemain. Celles-ci, les joues plissées, exsangues ou marbrées de rose, se paraient de robes voyantes, souvent défraîchies, et leurs cheveux, mal rattachés, révélaient de fréquentes stations dans les garnis hospitaliers des environs. Elles gardaient un air ennuyé, indifférent, ne s’approchaient que des hommes assis, sollicitaient un punch ou une menthe à l’eau qui leur tournait sur le cœur. Beaucoup n’avaient point dîné et redoutaient de ne pas souper. Sur le flot des liquides absorbés, il leur restait alors la ressource de mettre une vague charcuterie, tenue en réserve pour les soirs de chômage.

Les jeunes gens s’amusaient à les faire jaser, et, lorsqu’elles étaient deux, les invitaient ensemble, friands de leur intimité. C’étaient de gentils ménages où tout était en commun, les bonnes et les mauvaises aubaines, les baisers et les coups.

Certaines affichaient des airs masculins, portaient la cravate d’homme et les cheveux courts sous un feutre frondeur. Leur amie, plus petite, mince et alanguie, s’appuyait à leur bras, leur parlait d’une voix caresseuse, se frôlait à leur jupe. Et cette bonne entente, plus simulée que réelle, aguichait les curiosités, éveillait les désirs des chasseurs de sensations rares.

Des matrones isolées, laborieusement rechampies, un ciment de cold-cream, de blanc de céruse et de poudre dans les rides de leur peau, balançaient des panaches d’autruche et des croupes puissantes. On les voyait sortir avec des béjaunes, échappés de quelque collège, et désireux de concilier leur appétit vorace avec l’exiguïté de leurs ressources.

Dans la première salle, où se vidaient les bocks et les querelles lascives, où circulait plus à l’aise le bétail de volupté, un orchestre de dames viennoises, ceinturées de bleu sur des robes de mousselines blanches, sévissait mélancoliquement.

Un peu en retard, arriva André Flavien avec sa maîtresse. Nora la Comète attendait ses amis dans une loge du rez-de-chaussée, et, soit malice, soit légèreté inconsciente, elle avait prié Francis Lombard de l’accompagner, sans le prévenir du voisinage dangereux qu’il aurait à subir.

Fiamette, avec ses yeux de fleur de lin, ses cheveux tendrement cendrés, fit sensation à son entrée dans la loge. Son fin visage contrastait, par un charme tout personnel, une idéale expression d’intelligence et de douceur, avec les faces poupines ou bestiales des filles en renom. Pas un défaut ne contrariait la joie du regard dans l’harmonie de ses épaules, de ses bras ; et de tout son corps charmant, blanc et velouté comme une corolle de magnolia, s’exhalait le parfum de jeunesse.

Francis Lombard, en apercevant André, eut un tressaillement, se leva pour sortir, mais Nora, impérieusement, le retint.

— Mon ami Francis Lombard, dit-elle avec son sourire félin, avait, mon cher André, le plus vif désir de vous connaître. J’espère que, tous les trois, vous voudrez bien me tenir compagnie ?…

— Ah ! murmura Fiamette, depuis qu’il travaille pour Chozelle, André me quitte à tout moment, et je crains bien qu’il ne me soit pas plus fidèle que les autres soirs.

— Chozelle ? une mauvaise connaissance ! fit Nora, mais André est trop psychologue pour se laisser prendre aux pipeaux de ce bel oiseleur !