Paul Ollendorff (Tome 1p. 161-172).
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À la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallumé une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d’elle. Elle lui avait fait défense de venir chez elle ; il alla la voir au théâtre. Il était aux dernières places, caché ; et il était brûlé d’amour et d’émotion ; il frissonnait jusqu’aux moelles ; la fièvre tragique qu’elle mettait à ses rôles le consumait avec elle. Il finit par lui écrire :


— « Mon amie, vous m’en voulez donc ? Pardonnez-moi, si je vous ai déplu. »


Au reçu de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras.

— C’eût été mieux de rester de bons amis, simplement. Mais puisque c’était impossible, inutile de résister à l’inévitable. Advienne que pourra !

Ils mêlèrent leur vie. Chacun d’eux conservait pourtant son appartement et sa liberté. Françoise eût été incapable de se plier à une cohabitation régulière avec Christophe. D’ailleurs, sa situation ne s’y prêtait guère. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journées et des nuits ; mais chaque jour, elle retournait chez elle et elle y passait aussi des nuits.

Pendant les mois de vacances, où le théâtre était fermé, ils louèrent ensemble une maison, aux environs de Paris, du côté de Gif. Ils y vécurent des jours heureux, malgré quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perchée, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres étranges des nuages passer sur le ciel d’une clarté mate et sombre. Dans les bras l’un de l’autre, à demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d’orage tomber ; l’haleine de la terre d’automne — chèvrefeuille, clématite, glycine, herbe fauchée, — pénétrait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L’aube point. L’angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. Réveil des voix d’oiseaux dans la treille agrippée au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le cœur attendri, regarde auprès de lui le cher visage las de l’amie endormie, et sa pâleur d’amour…


Leur amour n’était point une passion égoïste. C’était une amitié profonde, où le corps voulait aussi sa part. Ils ne se gênaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Le génie de Christophe, sa bonté, sa trempe morale, étaient chers à Françoise. Elle se sentait son aînée en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre à ce qu’il jouait : elle était fermée à la musique, sauf à de rares moments où elle était prise d’une émotion sauvage, qui tenait moins à la musique qu’à elle-même, aux passions qui l’imprégnaient alors, elle et tout ce qui l’entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n’en sentait pas moins le génie de Christophe au travers de cette langue mystérieuse qu’elle ne comprenait pas. C’était comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue étrangère. Son génie propre en était ravivé. Et Christophe, grâce à l’amour, projetait ses pensées, incarnait ses passions, dans la pensée de cette femme et sous sa forme aimée ; et il les voyait plus belles qu’elles n’étaient en lui, — d’une beauté antique, et quasi éternelle. Richesse inappréciable que l’intimité d’une telle âme, si féminine, faible et bonne et cruelle, et géniale par éclairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, — sur les femmes, qu’il connaissait bien mal encore et qu’elle jugeait avec une clairvoyance aiguë. Surtout il lui dut de comprendre mieux le théâtre ; elle le fit pénétrer dans l’esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre et le plus plein. Elle lui révéla la beauté de cet instrument magique du rêve humain, — et qu’il fallait écrire pour lui, non pour soi seulement, comme c’était sa tendance, — (la tendance de trop d’artistes, qui, à l’exemple de Beethoven, se refusent à écrire « pour un sacré violon, lorsque l’Esprit leur parle »). — Un grand poète dramatique ne rougit pas de travailler pour une scène précise, et d’adapter sa pensée aux acteurs dont il dispose ; il ne croit pas se rapetisser ainsi ; mais il sait qu’une vaste salle exige d’autres moyens d’expression qu’une salle restreinte, et que l’on n’écrit pas pour une flûte des fanfares pour trompette. Le théâtre, comme la fresque, c’est l’art à sa place. Et par là, c’est l’art humain par excellence, l’art vivant.

Les pensées que Françoise exprimait ainsi s’accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, à ce moment de sa carrière, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L’expérience de Françoise lui faisait saisir la collaboration mystérieuse qui se tresse entre le public et l’acteur. Si réaliste que fût Françoise, et de peu d’illusions, elle percevait pourtant ce pouvoir de suggestion réciproque, ces ondes de sympathie qui relient l’acteur à la foule, ce grand silence des milliers d’âmes d’où s’élève la voix de l’interprète unique. Naturellement, elle n’avait ce sentiment que par lueurs intermittentes, rarissimes, ne se reproduisant presque jamais, pour une même pièce, aux mômes endroits. Le reste du temps, c’était le métier sans âme, le mécanisme intelligent et froid. Mais l’intéressant est l’exception, — l’éclair à la lueur duquel on entrevoit le gouffre, l’âme commune des millions d’êtres dont la force s’exprime en vous, pour une seconde d’éternité.

C’était cette âme commune, que devait exprimer le grand artiste. Son idéal devait être le vivant objectivisme, où l’aède s’assimile à ceux pour qui il chante, et se dépouille de soi, pour vêtir les passions collectives qui soufflent sur le monde, comme une tempête. Françoise en éprouvait d’autant plus le besoin qu’elle était incapable de ce désintéressement, et qu’elle se jouait toujours elle-même. — La floraison désordonnée du lyrisme individuel a, depuis un siècle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste à beaucoup sentir et à beaucoup dominer, à être sobre de mots et chaste avec sa pensée, à ne la point étaler, à parler d’un regard, d’une parole profonde, sans exagérations enfantines, sans effusions féminines, pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et mêle à tout propos ses confidences indiscrètes est un manque de pudeur et un manque de goût. Elle ressemble à ces malades qui ne pensent qu’à leurs maladies et qui ne se lassent point d’en parler aux autres, avec des détails répugnants et risibles. Ce ridicule de l’art s’accuse toujours plus depuis un siècle. Françoise, qui n’était pas musicienne, n’était pas loin de voir un signe de décadence dans le développement même de la musique aux dépens de la poésie, comme un polype qui la dévore. Christophe protestait ; mais, à la réflexion, il se demandait s’il n’y avait pas là quelque vrai. Les premiers lieder écrits sur des poésies de Gœthe étaient sobres et exacts ; bientôt Schubert y mêle sa sentimentalité romanesque, qui les déforme ; Schumann, ses langueurs de petite fille ; et, jusqu’à Hugo Wolf, le mouvement s’accentue vers une déclamation plus appuyée, des analyses indécentes, une prétention de ne plus laisser un seul recoin de son âme sans lumière. Tout voile est déchiré sur les mystères du cœur. Ce qui était dit sobrement par un homme, est hurlé aujourd’hui par des filles impudiques qui se montrent toutes nues.

Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-même contaminé ; et, sans vouloir revenir au passé, — (désir absurde et contre nature), — il se retrempait dans l’âme de ceux des maîtres du passé qui avaient eu la discrétion hautaine de leur pensée et le sens d’un grand art collectif : tel, Hændel, quand dédaigneux du piétisme larmoyant de son temps et de sa race, il écrivait ses Anthems colossaux et ses oratorios, épopées héroïques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile était de trouver des sujets d’inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Hændel, éveiller des émotions communes chez les peuples de l’Europe d’aujourd’hui. L’Europe d’aujourd’hui n’avait plus un livre commun : pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous. Ô honte qui devrait écraser tous les écrivains, tous les artistes, tous les penseurs d’aujourd’hui ! Pas un n’a écrit, pas un n’a pensé pour tous. Le seul Beethoven a laissé quelques pages d’un nouvel Évangile consolateur et fraternel ; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l’entendront jamais. Wagner a bien tenté d’élever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande âme était trop peu simple et trop marquée de toutes les tares de la musique et de la pensée décadentes de son temps : sur la colline sacrée, ce ne sont pas les pêcheurs de Galilée qui sont venus, ce sont les pharisiens.

Christophe sentait bien ce qu’il fallait faire ; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu’on dise, n’est pas une langue universelle : il faut l’arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans le cœur de tous.

Christophe projetait d’écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait entre autres une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n’était pas tout à fait celle de Richard Strauss. Il ne se préoccupait point d’y matérialiser en un tableau cinématographique la vie de famille, en faisant usage d’un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux exprimaient, par la volonté de l’auteur, des personnages divers qu’on voyait ensuite évoluer ensemble, si l’on avait des oreilles et des yeux complaisants. Ce lui semblait un jeu docte et enfantin de grand contrepointiste. Il ne cherchait à décrire ni des personnages, ni des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre, peut-être un réconfort. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d’un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l’avenir, sa joie et ses espoirs. Le second morceau était une élégie sur la mort d’un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute peinture de la mort, toute recherche réaliste dans l’expression de la douleur ; les figures individuelles disparaissaient ; il n’y avait qu’une grande misère, — la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d’un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L’âme atterrée par ce deuil, d’où Christophe avait proscrit les effets ordinaires de mélodrame pleurard, se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa souffrance en sacrifice à Dieu. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s’enchaînait au second, — une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s’emparer de l’être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d’une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement y reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie et à Dieu.

Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous, dans ce qu’il a de meilleur. Il en choisissait deux : Joseph et Niobe. Mais là, Christophe se heurtait non seulement au manque de poète, mais à la question périlleuse, discutée depuis plusieurs siècles, et jamais résolue, de l’union de la poésie et de la musique. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne, d’une forme de drame musical tenant le milieu entre l’opéra récitatif et le drame parlé, — l’art de la parole libre unie à la musique libre, — art dont ne se doute presque aucun artiste d’aujourd’hui, et que la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne, nie comme elle nie toute œuvre vraiment neuve : car il ne s’agit pas ici de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu’ils aient pratiqué le mélodrame avec génie ; il ne s’agit pas de plaquer une voix parlée quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers ; il s’agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix, et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l’écho des rêveries et des plaintes de la musique. Il va de soi qu’une telle forme ne saurait s’appliquer qu’à un ordre limité de sujets, à des moments de l’âme, intimes et recueillis, afin d’en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu’il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions de ses artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus.

Peut-être Christophe n’était-il pas mieux fait que les autres pour cet art ; ses qualités même, sa force plébéienne, y étaient un obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l’aide de Françoise.

Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites, — telle la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et où, après tant d’épreuves, n’en pouvant plus d’émotion et de tendresse, il murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy, et à bien d’autres :


« Je ne peux plus… Écoutez, je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? Je suis votre frère, votre frère perdu depuis longtemps. Je suis Joseph… »