Paul Ollendorff (Tome 1p. 173-181).
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Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude de vie ; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, aussi violents l’un que l’autre, ils se heurtaient souvent. Ces heurts ne prenaient jamais un caractère vulgaire : car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être si cruelle parfois, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle ; pour rien au monde, elle n’eût voulu leur faire de mal. L’un et l’autre avaient d’ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle était la première à se moquer d’elle. Elle ne s’en rongeait pas moins : car l’ancienne passion la tenait toujours ; elle continuait de penser au pleutre qu’elle aimait ; et elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât.

Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s’absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s’étonnait qu’elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but : elle était une grande artiste, admirée, adulée…

— Oui, disait-elle ; si j’étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre, comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont « réalisé » une belle situation, un riche mariage bourgeois, et — le nec plus ultra — décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n’est pas un sot, est-ce que le succès ne paraît pas encore plus vide que l’insuccès ? Tu dois bien le savoir !

— Je le sais, dit Christophe. Ah ! mon Dieu ! ce n’était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j’étais enfant. De quelle ardeur je la désirais, et comme elle me semblait lumineuse ! Elle était pour moi quelque chose de religieux… N’importe ! Il y a dans le succès une vertu divine : c’est le bien qu’il permet de faire.

— Quel bien ? On est vainqueur. Mais à quoi bon ? Rien n’est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n’est qu’une mode nouvelle qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant ; et déjà, ils pensent à autre chose… Toi-même, comprends-tu les autres artistes ? En tout cas, tu n’en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux ! Souviens-toi de ton Tolstoy…

Christophe lui avait écrit ; il s’était enthousiasmé pour lui, il pleurait en lisant ses livres ; il voulait mettre en musique un de ses contes pour les moujiks, il lui en avait demandé l’autorisation, il lui avait envoyé ses lieder. Tolstoy n’avait rien répondu, pas plus que Goethe n’avait répondu à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d’œuvre. Il s’était fait jouer la musique de Christophe ; et elle l’avait irrité : il n’y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s’engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le Roi-Perruque ; et il regardait la Confession d’une femme de chambre comme un livre chrétien…

— Les grands hommes n’ont pas besoin de nous, dit Christophe. C’est aux autres qu’il faut penser.

— Qui ? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie ? Jouer, écrire pour ces gens ! Perdre sa vie pour eux ! Quelle amertume !

— Bah ! dit Christophe. Je les vois comme toi ; et cela ne m’attriste pas. Ils ne sont pas aussi mauvais que tu le dis.

— Bon optimiste allemand !

— Ils sont des hommes, comme moi. Pourquoi ne me comprendraient-ils pas ?… — Et quand ils ne me comprendraient pas, vais-je m’en désoler ? Parmi ces milliers de gens, il s’en trouvera toujours un ou deux, qui seront avec moi : cela me suffit, il suffit d’une lucarne pour respirer l’air du dehors… Pense à ces naïfs spectateurs, à ces adolescents, à ces vieilles âmes candides, que ton apparition, ta voix, la révélation par toi de la beauté tragique emportent au-dessus de leurs jours médiocres. Souviens-toi de toi-même, quand tu étais enfant ! N’est-il pas bon de faire aux autres, — quand ce ne serait qu’à un seul, — le bonheur et le bien qu’un autre vous fit jadis ?

— Tu crois qu’il y en a vraiment un ? J’ai fini par en douter… Et puis, comment les meilleurs de ceux qui nous aiment nous aiment-ils ? Comment nous voient-ils ? Ils voient si mal ! Ils vous admirent, en vous humiliant ; ils ont autant de plaisir à voir jouer n’importe quelle cabotine ; ils vous mettent au rang de sots que l’on méprise. Tous ceux qui ont le succès sont égaux, à leurs yeux.

— Et pourtant, ce sont les plus grands de tous qui, au bout du compte, s’imposent à la postérité, comme les plus grands.

— C’est l’effet du recul. Les montagnes s’élèvent, à mesure qu’on s’éloigne. On voit mieux leur hauteur ; mais on en est plus loin… Et qui nous dit, d’ailleurs, que ce sont les plus grands ? Est-ce que tu connais les autres, ceux qui ont disparu ?

— Au diable ! dit Christophe. Quand bien même personne ne sentirait ce que je pense et ce que je suis, moi, je le pense et je le suis. J’ai ma musique, je l’aime, je crois en elle ; elle est plus vraie que tout.

— Toi encore, tu es libre dans ton art, tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, que puis-je ? Je suis forcée de jouer ce qu’on m’impose, et de le ressasser jusqu’à l’écœurement. Nous n’en sommes pas tout à fait arrivés, en France, à l’état de bête de somme de ces acteurs américains, qui jouent dix mille fois Rip ou Robert-Macaire, qui, vingt-cinq ans de leur vie, tournent la meule autour d’un rôle inepte. Mais nous sommes sur le chemin. Nos théâtres sont si pauvres ! Le public ne supporte le génie qu’à des doses infinitésimales, saupoudré de maniérisme et de littérature à la mode… Un « génie à la mode ! » est-ce que cela ne fait pas rire ?… Quel gâchage de forces ! Vois ce qu’ils ont fait d’un Mounet. Qu’a-t-il eu à jouer, dans sa vie ? Deux ou trois rôles qui valent la peine de vivre : un Œdipe, un Polyeucte. Le reste, quelle niaiserie ! N’est-ce pas à dégoûter ? Et penser à tout ce qu’il y aurait eu de grand et de glorieux à faire, pour lui ?… Ce n’est pas mieux, hors de France. Qu’ont-ils fait d’une Duse ? À quoi s’est consumée sa vie ? À quels rôles inutiles ?

— Votre vrai rôle, dit Christophe, est d’imposer au monde les fortes œuvres d’art.

— On s’épuise en vain. Et cela n’en vaut pas la peine. Dès qu’une de ces fortes œuvres touche la scène, elle perd sa grande poésie, elle devient mensongère. Le souffle du public la flétrit. Public de villes étouffées, il ne sait plus ce que c’est que le plein-air, que la nature, que la saine poésie : il lui faut une poésie de théâtre, clinquante, fardée, et qui pue. — Ah ! et puis… et puis, d’ailleurs, quand même on y réussirait… Non, cela ne remplit pas encore la vie, cela ne remplit pas ma vie…

— Tu penses toujours à lui.

— À qui ?

— Tu le sais bien. À cet homme.

— Oui.

— Même si tu l’avais, cet homme, et s’il t’aimait, avoue-le, tu ne serais pas encore heureuse, tu trouverais moyen de te tourmenter.

— C’est vrai… Ah ! qu’est-ce que j’ai donc ?… Vois-tu, j’ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j’ai une inquiétude en moi, une fièvre…

— Elle devait être en toi, même avant tes épreuves.

— C’est possible. Oui, déjà, quand j’étais petite fille, aussi loin que je me rappelle… Elle me dévorait.

— Qu’est-ce que tu voudrais donc ?

— Est-ce que je sais ? Plus que je ne puis.

— Je connais cela, dit Christophe. J’étais ainsi, adolescent.

— Oui, mais tu es devenu homme. Moi, je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet.

— Personne n’est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer.

— Je ne peux plus. J’en suis sortie. La vie m’a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j’aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau.

— Tu peux l’être encore. Je te vois si bien, ainsi !

— Dis-moi comment tu me vois.

Il la décrivit, dans des conditions où elle se fût développée d’une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante et aimée. Et cela lui faisait du bien à entendre. Mais après, elle dit :

— Non, c’est impossible maintenant.

— Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Haendel, quand il est devenu aveugle :


Extrait d'une partition de Haëndel
Extrait d'une partition de Haëndel


Et il alla le lui chanter, au piano. Elle l’embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du mal : elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher ; l’amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, côte à côte, et qu’elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l’amie toute proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l’écrasait ; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras ; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher ; mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l’assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l’aimait trop pour supporter l’idée qu’il souffrît, à cause d’elle. On lui offrait un engagement en Amérique ; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, un peu humilié. Elle l’était autant que lui. Ne pas pouvoir être heureux l’un par l’autre !

— Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits ? Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n’y a pas moyen, il n’y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes !

Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s’embrassèrent, et se quittèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s’étaient aimés autant qu’en se quittant.


Et après qu’elle fut partie, il revint à l’art, son vieux compagnon… Ô paix du ciel étoilé ?