Paul Ollendorff (Tome 1p. 135-160).
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Pour sortir de soi, il se mit à fréquenter le théâtre, qu’il avait négligé depuis longtemps. Le théâtre lui semblait d’ailleurs une école intéressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions.

Ce n’était pas qu’il eût plus de sympathie pour les pièces françaises qu’au début de son séjour à Paris. En dehors du peu de goût qu’il avait pour leurs éternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue théâtrale des Français lui semblait archifausse, surtout dans le drame poétique. Ni leur prose, ni leurs vers n’étaient conformes à la langue vivante du peuple, à son génie. La prose était une langue fabriquée, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La poésie donnait raison à la boutade de Goethe :

« La poésie est bonne pour ceux qui n’ont rien à dire. »

Elle était une prose prolixe et contournée ; la profusion d’images qui y étaient maladroitement greffées, à l’exemple du lyrisme d’autres races, produisait sur tout être sincère un effet mensonger. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames poétiques que des opéras italiens à grands airs hurlants et doucereux, avec des vocalises empanachées. Les acteurs l’intéressaient beaucoup plus que les pièces. Aussi bien, les auteurs s’appliquaient-ils à les imiter. « On ne pouvait se flatter qu’une pièce serait jouée avec quelque succès, si l’on n’avait eu l’attention de modeler ses caractères sur les vices des comédiens. » La situation n’avait guère changé depuis le temps où Diderot écrivait ces lignes. Les mimes étaient devenus les modèles de l’art. Aussitôt que l’un d’eux arrivait au succès, il avait son théâtre, ses auteurs tailleurs complaisants, et ses pièces faites sur mesure.

Parmi ces grands mannequins des modes littéraires, Françoise Oudon attirait Christophe. On s’en était entiché, à Paris, depuis un an ou deux à peine. Elle aussi, naturellement, avait son théâtre et ses fournisseurs de rôles ; toutefois, elle ne jouait point que les œuvres fabriquées pour elle ; son répertoire assez mêlé allait d’Ibsen à Sardou, de Gabriele d’Annunzio à Dumas fils, de Bernard Shaw aux plus récents faiseurs parisiens. Même elle se hasardait parfois dans les avenues à la Versailles de l’hexamètre classique, et sur le torrent d’images de Shakespeare. Mais elle y était moins à l’aise, et son public encore moins. Quoi qu’elle jouât, elle se jouait elle-même, elle seule, toujours. C’était sa faiblesse et sa force. Tant que l’attention publique ne s’était pas occupée de sa personne, son jeu n’avait eu aucun succès. Du jour où on s’intéressa à elle, tout ce qu’elle joua parut merveilleux. Et en vérité, elle valait bien la peine qu’on oubliât, en la voyant, les œuvres souvent si piètres, qu’elle trahissait en les embellissant de sa vie. L’énigme de ce corps de femme, que modelait une âme inconnue, était pour Christophe plus émouvante que les pièces qu’elle jouait.

Elle avait un beau profil net et assez tragique. Rien des lignes accentuées et lourdes, à la Romaine. Des lignes délicates au contraire, parisiennes, à la Jean Goujon, — autant d’un jeune garçon que d’une femme. Le nez court, mais bien fait. Une belle bouche aux lèvres minces, au pli un peu amer. Des joues intelligentes, d’une maigreur juvénile, où il y avait quelque chose de touchant, le reflet d’une souffrance intérieure. Le menton volontaire. Le teint blême. Un de ces visages habitués à l’impassibilité, mais transparents en dépit d’eux-mêmes, sous lesquels on sent l’âme tressaillir, comme mise à nu, où l’âme est répandue partout sous la peau. Ses cheveux et ses sourcils étaient très fins, ses yeux changeants, gris, ambrés, capable de prendre toutes sortes de reflets, verdâtres ou dorés, des yeux de chatte. Et elle tenait aussi de la chatte par toute sa nature, par une torpeur apparente, un demi-sommeil, les yeux ouverts, aux aguets, défiante toujours, avec de brusques détentes nerveuses, un peu cruelles. Moins grande qu’elle ne semblait, elle était une fausse maigre, avec de belles épaules, des bras harmonieux, des mains longues et fines. Très correcte dans sa façon de s’habiller, de se coiffer, d’un goût sobre, sans rien du laisser-aller bohème ni de l’élégance exagérée de certaines artistes, — en ceci encore très chatte, aristocratique d’instinct, quoique sortie du ruisseau. Et une sauvagerie irréductible, au fond.

Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d’elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d’une fille très libre, intelligente et hardie, d’une énergie de fer, brûlée d’ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait beaucoup roulé avant d’en arrivera sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis.

Un jour que Christophe prenait le chemin de fer, pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne, déjà installée. Elle semblait dans un état d’agitation et de souffrance ; et l’apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément par la vitre opposée. Mais Christophe, frappé de l’altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Elle en était impatientée, et lui lança un regard furieux, qu’il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa — un peu tard — qu’il l’avait fait fuir ; et il en fut mortifié.

Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l’unique banc du quai. Elle parut, et vint s’asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit :

— Restez.

Ils étaient seuls. Il s’excusa de l’avoir forcée à changer de compartiment, l’autre jour ; il dit que s’il avait pu se douter qu’il la gênait, il serait descendu. Elle se contenta de répondre, avec un sourire ironique :

— C’est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager.

Il dit :

— Pardon ; je ne pouvais pas m’empêcher… Vous aviez l’air de souffrir.

— Eh bien, et puis après ? dit-elle.

— C’est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu’un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main ?

— Moi ? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais plutôt la tête sous l’eau, pour que ce fût plus vite fini.

Elle dit cela, avec un mélange d’amertume et d’humour ; et comme il la regardait, d’un air interdit, elle rit.

Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L’employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à recommencer la scène de l’autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit :

— Montez.

Il entra. Elle dit :

— Aujourd’hui, cela m’est égal.

Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu’il n’était pas permis de se désintéresser des autres, et qu’on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s’aidant, en se consolant…

— Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi…

Et comme Christophe insistait :

— Oui, dit-elle encore avec son sourire impertinent ; consolateur, c’est un rôle avantageux pour celui qui le joue.

Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s’imagina qu’elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu’il ne pensait qu’à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l’empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel.

— Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué.

— Je m’en fous, dit-il.

Il ne voulait plus lui parler.

— Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre ; et quand on veut venir en aide à quelqu’un, il vous soupçonne. C’est dégoûtant. Tous ces gens-là ne sont pas humains.

Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main ; elle lui parla gentiment, en l’appelant par son nom.

— Comment, vous me connaissez ? dit-il.

— Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris ! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j’ai eu tort de vous parler comme j’ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope ! Faisons la paix !

Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle dit :

— Ce n’est pas ma faute, voyez-vous. J’ai fait tant d’expériences avec les gens que cela m’a rendue défiante.

— Ils m’ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit.

— Je vois bien, vous devez être né gobe-mouches.

Il se mit à rire :

— Oui, j’en ai avalé pas mal, dans ma vie ; mais cela ne me gêne pas. J’ai bon estomac. J’avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s’attaquent à moi. Je ne m’en porte que mieux.

— Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous.

— Et vous, vous êtes femme.

— Ce n’est pas grand’chose.

— C’est très beau, dit-il, et ça peut être si bon !

Elle rit :

Ça ! dit-elle. Mais qu’est-ce que le monde en fait de ça ?

— Il faut se défendre.

— Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté.

— C’est qu’on n’en a pas beaucoup.

— Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir. Il y a un trop qui dessèche l’âme.

Il fut sur le point de s’apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l’accueil qu’elle lui avait fait tout à l’heure…

— Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur…

— Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez pas savoir… Je vous remercie.

Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s’inviter à venir.


Un ou deux mois plus tard, elle vint d’elle-même sonner à la porte de Christophe.

— Je viens vous trouver. J’ai besoin de causer un peu avec vous. J’ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre.

Elle s’installa.

— Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps.

Il commençait de lui parler. Elle dit :

— Une minute, voulez-vous ?

Ils se turent. Puis, elle dit en souriant :

— Je n’en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux.

Il voulut l’interroger.

— Non, dit-elle, pas cela !

Elle regarda autour d’elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa :

— C’est la maman ? dit-elle.

— Oui.

Elle la prit, et la regarda avec sympathie.

— La bonne vieille ! dit-elle. Vous avez de la chance !

— Hélas ! elle est morte.

— Cela ne fait rien, vous l’avez eue tout de même.

— Eh bien, et vous ?

Mais elle écarta ce sujet, d’un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu’il la questionnât sur elle.

— Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi… Quelque chose de votre vie…

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Allez, tout de même…

Il ne voulait pas parler ; mais il ne put s’empêcher de répondre à ses questions : car elle savait très bien l’interroger. Et juste, il raconta certaines des choses qui lui faisaient de la peine, l’histoire de son amitié, Olivier qui s’était séparé de lui. Elle l’écoutait avec un sourire compatissant et ironique… Brusquement, elle demanda :

— Quelle heure est-il ? Ah ! mon Dieu ! Il y a deux heures que je suis ici !… Pardon… Ah ! comme cela m’a reposée !…

Elle ajouta :

— Je voudrais pouvoir revenir… Pas souvent… Quelquefois… Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps… Rien qu’une minute, de loin en loin…

— J’irai chez vous, dit Christophe.

— Non, non, pas chez moi. Chez vous, j’aime mieux…


Mais elle ne vint plus, de longtemps.

Un soir, il apprit par hasard qu’elle était gravement malade, qu’elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas ; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l’escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée ; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d’elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu’elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire :

— Vous faire dire quelque chose ? Pour que vous veniez ? Jamais de la vie !

— Je parie que vous n’avez même pas pensé à moi.

— Et vous avez gagné, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n’y ai pas pensé une minute, pendant que j’étais malade. Seulement aujourd’hui, précisément. Ne vous attristez pas, allez. Quand je suis malade, je ne pense à personne, je ne demande qu’une chose aux gens, c’est qu’ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j’attends, je veux être seule, je veux crever seule, comme un rat.

— C’est pourtant dur de souffrir seule.

— Je suis habituée. J’ai été malheureuse, pendant des années. Personne ne m’est jamais venu en aide. Maintenant le pli est pris… Et puis, c’est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des jérémiades hypocrites… Non. J’aime mieux mourir seule.

— Vous êtes bien résignée !

— Résignée ? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir.

Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s’occupait d’elle. Elle dit que ses camarades de théâtre étaient d’assez bonnes gens, — des imbéciles, — mais serviables, compatissants (d’une façon superficielle).

— Mais c’est moi, je vous dis, qui ne veux pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse.

— Je m’en contenterais, dit-il.

Elle le regarda avec pitié :

— Vous aussi ! Vous allez parler comme les autres ?

Il dit :

— Pardon, pardon… Bon Dieu ! Voilà que je deviens Parisien ! Je suis honteux… Je vous jure que je n’ai pas seulement réfléchi à ce que je disais…

Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la tête :

— Ah ! ce mot-là, il n’est pas parisien ! À la bonne heure ! Je vous reconnais. Allons, montrez votre tête. Ne pleurez pas dans mes draps.

— C’est pardonné ?

— C’est pardonné. Mais n’y revenez plus.

Elle causa encore un peu avec lui, l’interrogea sur ce qu’il faisait, puis fut fatiguée, ennuyée, le renvoya.

Il était convenu qu’il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il reçut d’elle un télégramme, lui disant de ne pas venir : elle était dans un de ses mauvais jours. — Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise près de la fenêtre, à demi étendue. C’était le premier printemps, le ciel ensoleillé, les jeunes pousses des arbres. Elle était plus affectueuse et plus douce qu’il ne l’avait encore vue. Elle dit que, l’autre jour, elle ne pouvait voir personne : elle l’eût détesté, comme les autres hommes.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j’ai de l’affection pour tout ce que je sens de jeune et de neuf autour de moi, — comme vous.

— Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf.

— Vous le serez jusqu’à votre mort.

Ils parlèrent de ce qu’il avait fait depuis qu’ils ne s’étaient vus, du théâtre où elle allait reprendre son service bientôt ; et, à ce sujet, elle lui dit ce qu’elle pensait du théâtre, qui la dégoûtait, mais qui la tenait.

Elle ne voulut plus qu’il revînt ; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s’inquiétait de le déranger. Il lui dit quand elle aurait le plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d’un signe de passe. Elle frapperait à la porte, d’une certaine façon : il ouvrirait, ou n’ouvrirait pas, selon qu’il en aurait envie…

Elle n’abusa point de la permission, d’abord. Mais une fois qu’elle se rendait à une soirée mondaine où elle devait dire des vers, au dernier instant cela l’ennuya : en route, elle téléphona qu’elle ne pouvait pas venir ; et elle se fît conduire chez Christophe. Elle avait simplement l’intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-là, qu’elle se confia à lui, elle lui raconta sa vie, depuis l’enfance.


Triste enfance ! Un père de rencontre, qu’elle n’avait pas connu. Une mère, qui tenait une auberge mal famée, dans un faubourg d’une ville du nord de la France ; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d’eux l’épousa, parce qu’elle avait quelques sous ; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l’auberge ; elle s’épuisait à la tâche ; le patron en avait fait sa maîtresse, au su et au vu de la mère ; elle était phtisique ; elle était morte. Françoise avait grandi au milieu des coups et des ignominies. C’était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s’avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d’échapper à ce milieu infâme ; elle était une révoltée, d’instinct ; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs ; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n’y arriva pas : à peine avait-elle commencé qu’elle ne voulait plus, elle avait peur d’y trop bien réussir ; et tandis qu’elle étouffait déjà et qu’elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés et maladroits, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu’elle ne pouvait pas s’évader par la mort, — (Christophe souriait tristement, se rappelant des épreuves semblables), — elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l’opprimaient. Elle s’était fait ce serment dans son taudis, un soir qu’elle entendait dans la chambre à côté les jurons de l’homme, les cris de la mère qu’il battait, et les pleurs de la sœur. Comme elle se sentait misérable ! Et pourtant, son serment l’avait soulagée. Elle serrait les dents, et pensait :

— Je vous écraserai tous.

Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux :

Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, l’avait fait entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, et des choses magnifiques et incompréhensibles qu’on disait, et de l’air de reine de l’actrice, — qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d’émotion ; et en même temps, son cœur battait très fort… « Voilà, voilà ce qu’il fallait être, un jour !… Oh ! si elle était ainsi !… » — Quand ce fut fini, elle voulut, à tout prix, voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre ; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre ; elle se tapit sous une banquette ; elle y resta trois heures, sans bouger, étouffant, dans la poussière ; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle avait eu la mortification d’être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle avait été fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n’avait su maintenant ce qu’elle ferait plus tard, pour dominer ces gens et pour se venger d’eux.

Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l’Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire ; et elle n’avait rien lu, elle n’avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients ; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l’aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus ; ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D’ailleurs, elle leur rendait leurs livres, après les avoir lus, — sauf un ou deux qui l’émurent trop pour qu’elle pût s’en séparer ; — mais elle ne les rendait pas intacts : elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu’ils n’étaient pas sortis de la chambre. Elle se collait l’oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait ainsi, on se moquait d’elle et on l’injuriait. Elle se taisait, rageusement. — Ce genre d’éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n’avait eu l’imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d’un acteur. L’acteur tempêta. Personne n’était entré chez lui, que la servante : il l’accusa. Elle nia effrontément ; il menaça de la faire fouiller ; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées : tout le pot-aux-roses. Il sacra d’une façon terrible ; mais il était moins méchant qu’il n’en avait l’air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu’elle dit qu’elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l’interrogea ; elle lui récita des pages entières qu’elle avait apprises par cœur ; il en fut frappé, il dit :

— Écoute, veux-tu que je te donne des leçons ?

Elle fut transportée, elle lui baisa les mains.

— Ah ! dit-elle à Christophe, comme je l’aurais aimé !

Mais tout de suite, il ajouta :

— Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien…

Elle était vierge, elle avait toujours été d’une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on l’avait poursuivie. Cette chasteté sauvage, ce besoin ardent de pureté, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l’enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l’entouraient dans sa maison ; — elle les avait encore… Ah ! la malheureuse ! elle avait été bien punie !… Quelle dérision du sort !…

— Alors, demanda Christophe, vous avez consenti ?

— Ah ! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n’avais pas le choix. — C’est ainsi que j’ai été initiée à l’art… et à la vie.

— Le misérable ! dit Christophe.

— Oui, je l’ai haï. Mais depuis, j’en ai tant vu qu’il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m’a tenu parole. Il m’a appris ce qu’il savait — (pas grand’chose !) — de son métier d’acteur. Il m’a fait entrer dans la troupe. J’y ai été d’abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s’est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j’ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J’étais laide, alors. Je le suis restée jusqu’au jour où l’on m’a décrétée, — sinon « divine », comme l’Autre, — supérieurement, idéalement femme… « la Femme »… Les imbéciles ! — Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais des services malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Ah ! chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l’ai payé de ma souffrance, de mon corps. Camarades, directeur, impresario, amis de l’impresario…

Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard fixe, ne pleurant pas ; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair elle revivait toutes ces hontes passées et cette volonté dévorante de vaincre qui l’avait soutenue, d’autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu’il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir ; mais c’eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations, de ne pas aller plus loin. Se suicider avant, soit ! Ou après la victoire. Mais pas quand on s’est avili, sans en avoir eu le prix…

Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre ; il aurait voulu assommer ces gens, qui avaient fait souffrir, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié ; et, debout auprès d’elle, il lui prit la tête, les tempes, le front entre ses mains, les serra affectueusement, et dit :

— Pauvre petit !

Elle fit un geste pour l’écarter. Il dit :

— N’ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.

Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s’agenouilla près d’elle et baisa

la lunga man d’ogni bellezza piena…
les belles mains longues et délicates, sur lesquelles deux larmes étaient tombées.

Ensuite, il se rassit. Elle s’était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit :

Un auteur enfin l’avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie, — mieux encore pour lui, « un type dramatique, une femme nouvelle, représentative d’une époque ». Naturellement, il l’avait prise, après tant d’autres. Et elle s’était laissé prendre par lui, comme par tant d’autres, sans amour, et même avec le contraire de l’amour. Mais il avait fait sa gloire ; et elle avait fait la sienne.

— Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous ; c’est vous qui faites d’eux ce que vous voulez.

— Vous croyez cela ? dit-elle amèrement.

Alors elle lui raconta cette autre dérision du sort, — la passion qu’elle avait pour un drôle, qu’elle méprisait : un littérateur qui l’avait exploitée, qui lui avait arraché ses plus douloureux secrets, et qui en avait fait de la littérature, et puis, qui l’avait lâchée.

— Je le méprise, dit-elle, comme la boue de mes souliers ; et je tremble de fureur, quand je pense que je l’aime, qu’il suffirait qu’il me fît signe pour que je coure à lui, pour que je m’humilie devant ce misérable. Mais qu’y puis-je ? J’ai un cœur qui n’aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour à tour, il me faut sacrifier, humilier l’un ou l’autre. J’ai un cœur. J’ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n’ai pas de frein pour les tenir, je ne crois à rien, je suis libre… Libre ? Esclave de mon cœur et de mon corps, qui veulent malgré moi, souvent, presque toujours. Ils m’emportent, et j’ai honte. Mais qu’y puis-je ?…

Elle se tut, un instant, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette.

— J’ai toujours lu, dit-elle, que les acteurs ne sentaient rien. Et, en vérité, ceux que je vois sont presque tous de grands enfants vaniteux, qui ne sont guère tourmentés que de petites questions d’amour-propre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais comédiens, ou si c’est moi. Je crois bien que c’est moi. En tout cas je paye pour les autres.

Elle s’arrêta de parler. Il était trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d’attendre au matin, pour rentrer ; il lui proposa d’aller s’étendre sur son lit. Elle préféra rester dans le fauteuil auprès du feu éteint, continuant de causer tranquillement, dans le silence de la maison.

— Vous serez fatiguée demain.

— J’ai l’habitude. Mais c’est vous… Que faites-vous demain ?

— Je suis libre. Une leçon vers onze heures… Et puis, je suis solide.

— Raison de plus pour solidement dormir.

— Oui, je dors comme une masse. Il n’y a pas de peine qui y résiste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d’heures perdues !… Je suis enchanté de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit.

Ils continuèrent de causer, à mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s’endormit. Françoise sourit, lui appuya la tête, pour qu’il ne tombât point… Elle rêvassait, assise près de la fenêtre, et regardant le jardin obscur, qui bientôt s’éclaira. Vers sept heures, elle éveilla doucement Christophe, et lui dit au revoir.


Dans le cours du mois, elle revint à des heures où Christophe était sorti : elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l’appartement, afin qu’elle pût entrer, quand elle voudrait. Plus d’une fois en effet, elle vint lorsque Christophe n’était pas là. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violettes, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature, — comme signe de son passage.

Et un soir, au sortir du théâtre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail ; ils causèrent. Mais dès les premiers mots, ils sentirent qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre dans les dispositions bienfaisantes de la dernière fois. Elle voulut repartir ; mais il était trop tard. Non que Christophe l’en empêchât. C’était sa volonté à elle qui ne le lui permettait plus. Ils restèrent donc, sentant le désir qui montait. Et ils se prirent.