Paul Ollendorff (Tome 1p. 130-134).
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Il tâcha de réorganiser sa vie en se passant d’Olivier. Mais il avait beau faire et se persuader que la séparation ne serait que momentanée : malgré son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l’habitude d’être seul. Certes, il l’avait été, pendant le séjour d’Olivier en province ; mais alors, il pouvait se faire illusion ; il se disait que l’ami était loin, mais qu’il reviendrait. Maintenant, l’ami était revenu, et il était plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs années, lui manquait tout d’un coup : c’était comme s’il avait perdu le meilleur de ses raisons d’agir. Depuis qu’il aimait Olivier, il avait pris l’habitude de penser avec lui et de l’associer à tout ce qu’il faisait. Le travail ne pouvait suffire à combler le vide : car Christophe s’était accoutumé à mêler au travail l’image de l’ami. Et maintenant que l’ami se désintéressait de lui, Christophe était comme quelqu’un qui a perdu son équilibre : il cherchait une autre affection pour le rétablir.

Celles de Mme  Arnaud et de Philomèle ne lui manquaient point. Mais, en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire.

Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme  Arnaud. Jusqu’alors, elle ne s’était jamais hasardée à lui faire visite. Elle paraissait agitée. Christophe n’y prit pas garde ; il attribua ce trouble à sa timidité. Elle s’assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre à l’aise, fit les honneurs de son appartement ; on causa d’Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, naturellement, sans rien qui décelât ce qui s’était passé. Mais Mme  Arnaud, qui le savait, ne put s’empêcher de le regarder avec un peu de pitié et de lui dire :

— Vous ne vous voyez presque plus ?

Il pensa qu’elle était venue pour le consoler ; et il en eut de l’impatience : car il n’aimait point qu’on se mêlât de ses affaires. Il répondit :

— Quand il nous plaît.

Elle rougit, et dit :

— Oh ! ce n’était pas une question indiscrète !

Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains :

— Pardon, dit-il. J’ai toujours peur qu’on ne l’attaque. Pauvre petit ! Il en souffre autant que moi… Non, nous ne nous voyons plus.

— Et il ne vous écrit pas ?

— Non, fit Christophe un peu honteux…

— Comme la vie est triste ! dit Mme  Arnaud, après un moment.

Christophe releva la tête.

— Non, la vie n’est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes.

Mme  Arnaud reprit, avec une amertume voilée :

— On s’est aimé, on ne s’aime plus. À quoi cela a-t-il servi ?

Christophe répondit :

— On s’est aimé.

Elle dit encore :

— Vous vous êtes sacrifié à lui. Si du moins votre sacrifice servait à celui qu’on aime ! Mais il n’en est pas plus heureux !

— Je ne me suis pas sacrifié, dit Christophe avec colère. Et si je me sacrifie, c’est que cela me fait plaisir. Il n’y a pas tant à discuter. On fait ce qu’on doit faire. Si on ne le faisait pas, c’est pour le coup qu’on serait malheureux ! Rien de stupide comme ce mot de sacrifice ! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvreté de cœur, y ont mêlé une idée de tristesse protestante, morose et engoncée. Il semble que pour qu’un sacrifice soit bon, il faut qu’il soit embêtant… Au diable ! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n’en êtes pas digne. Ce n’est pas pour le roi de Prusse qu’on se sacrifie, c’est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu’il y a à vous donner, allez vous promener ! Vous ne méritez pas de vivre.

Mme  Arnaud écoutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit :

— Adieu.

Alors, il pensa qu’elle était venue pour lui confier quelque chose ; et il dit :

— Oh ! pardon, je suis un égoïste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous ?

Elle dit :

— Non, je ne peux pas… Merci…

Elle partit.

Ils restèrent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie ; et lui, n’allait pas chez elle, non plus que chez Philomèle. Il les aimait bien ; mais il craignait de s’entretenir avec elles de ces choses qui l’attristaient. Et puis, leur existence calme, médiocre, leur air trop raréfié, ne lui convenaient pas, pour l’instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles ; il lui fallait se ressaisir à un intérêt, à un amour nouveau.