Paul Ollendorff (Tome 1p. 113-129).
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À Paris, ils retrouvèrent ceux qu’ils avaient quittés. Ils ne les retrouvèrent plus tels qu’ils les avaient quittés. À la nouvelle de l’arrivée d’Olivier, Christophe était accouru tout joyeux. Olivier avait autant de joie que lui à le revoir. Mais, dès les premiers regards, ils éprouvèrent une gêne inattendue. Ils essayèrent tous deux de réagir. En vain. Olivier était très affectueux ; mais il y avait en lui quelque chose de changé ; et Christophe le sentait. Un ami qui se marie a beau faire : ce n’est plus l’ami d’autrefois. À l’âme d’homme est toujours mélangée maintenant l’âme de femme. Christophe la flairait partout chez Olivier : dans des lueurs insaisissables de son regard, dans de légers plis de ses lèvres qu’il ne connaissait pas, dans des inflexions nouvelles de sa voix et de sa pensée. Olivier n’en avait pas conscience ; mais il s’étonnait de revoir Christophe si différent de celui qu’il avait laissé. Il n’allait pas jusqu’à penser que c’était Christophe qui avait changé ; il reconnaissait que le changement venait de lui-même : ce lui semblait une évolution normale, due à l’âge ; et il était surpris de ne pas trouver le même progrès chez Christophe ; il lui reprochait de s’être immobilisé dans des pensées, qui naguère lui étaient chères, et qui lui paraissaient aujourd’hui naïves et démodées. C’est qu’elles n’étaient plus à la mode de l’âme étrangère qui, sans qu’il s’en doutât, s’était installée en lui. Ce sentiment était plus net, lorsque Jacqueline assistait à l’entretien : alors s’interposait entre les yeux d’Olivier et Christophe un voile d’ironie. Cependant, ils tâchaient de se cacher leurs impressions. Christophe continuait de venir. Jacqueline lui décochait innocemment quelques petites flèches malignes et barbelées. Il se laissait faire. Mais quand il rentrait chez lui, il était attristé.

Les premiers mois passés à Paris furent un temps assez heureux pour Jacqueline, et par suite pour Olivier. D’abord, elle fut occupée de leur installation ; ils avaient trouvé dans une vieille rue de Passy un aimable petit appartement qui donnait sur un carré de jardin. Le choix des meubles et des papiers fut un jeu de quelques semaines. Jacqueline y dépensait une somme d’énergie, et presque de passion, exagérée : il semblait que son bonheur éternel dépendît d’une nuance de tenture ou du profil de quelque vieux bahut. Puis elle refit connaissance avec son père, sa mère, ses amis. Comme elle les avait totalement oubliés durant son année d’amour, ce fut une véritable redécouverte : d’autant que si son âme s’était mêlée à celle d’Olivier, un peu de celle d’Olivier s’était mêlée à la sienne, et qu’elle revoyait ses anciennes connaissances avec des yeux nouveaux. Elles lui parurent avoir beaucoup gagné. Olivier n’y perdit pas trop, d’abord. Ils se faisaient valoir mutuellement. Le recueillement moral, le clair-obscur poétique de son compagnon faisaient trouver à Jacqueline plus d’agrément dans ces gens du monde qui ne pensent qu’à jouir, briller et plaire ; et les défauts séduisants mais dangereux de ce monde qu’elle connaissait d’autant mieux qu’elle lui appartenait, lui faisaient apprécier la sécurité du cœur de son ami. Elle s’amusait beaucoup à ces comparaisons, et aimait à les prolonger, pour justifier son choix. — Elle les prolongeait si bien qu’à de certains moments elle ne savait plus pourquoi elle avait fait ce choix. Ces moments ne duraient point, par bonheur. Même, comme elle en avait remords, elle n’était jamais aussi tendre avec Olivier, qu’après. Moyennant quoi, elle recommençait. Quand elle en eut pris l’habitude, elle cessa de s’en amuser ; et la comparaison devint plus agressive : au lieu de se compléter, les deux mondes opposés se firent la guerre. Elle se demanda pourquoi Olivier ne possédait pas les qualités, voire un peu les défauts, qu’elle goûtait à présent chez ses amis parisiens. Elle ne le lui disait point ; mais Olivier sentait le regard de la petite compagne qui l’observait sans indulgence : il en était inquiet et mortifié.

Néanmoins, il n’avait pas encore perdu sur Jacqueline l’ascendant que l’amour lui donnait ; et le jeune ménage eût continué assez longtemps sa vie d’intimité tendre et laborieuse, sans les circonstances qui vinrent en modifier les conditions matérielles et rompirent son fragile équilibre.

Quivi trovammo Pluto il gran nemico…

Une sœur de Mme Langeais vint à mourir. Elle était veuve d’un riche industriel, et n’avait point d’enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l’héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l’argent, et dit :

— Nous étions bien sans cela ; peut-être sera-ce un mal.

Jacqueline se moqua de lui :

— Bêta ! dit-elle. Comme si cela pouvait faire jamais du mal ! D’abord, nous ne changerons rien à notre vie.

La vie resta en effet la même, en apparence. Si bien la même qu’après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n’être pas assez riche : preuve évidente qu’il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent doublé et triplé, tout était dépensé, sans qu’ils sussent à quoi. C’était à se demander comment ils avaient pu faire pour vivre auparavant. L’argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs ; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu’on connaissait depuis l’enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu’on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies tout de même, — de ces robes dont l’élégance n’était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d’elle-même ? Le doux charme d’intimité qui rayonnait de tout ce qui l’entourait, s’effaçait chaque jour. Sa poésie s’était fondue. Elle devenait banale.

On changea d’appartement. Celui qu’on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modiques petites chambres, toutes rayonnantes d’âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l’on n’aimait pas, que l’on ne pouvait aimer, où l’on mourait d’ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui vous étaient étrangers. Il n’y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée… Grand malheur pour deux êtres unis, de briser les liens qui les rattachent à leur passé d’amour ! L’image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses… La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage — (car maintenant qu’ils étaient riches, ils voyageaient souvent) — d’une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d’adaptation, elle s’assimilait sur-le-champ ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de « bassesse bourgeoise » l’idée qu’on pût — qu’on dût — être heureux par le devoir domestique et dans l’aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu’à la compréhension des heures passées, où dans l’amour elle s’était généreusement donnée.

Olivier n’était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n’avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement ; et l’équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l’art. Maintenant, il était tout à l’art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L’art qui n’a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l’art qui ne sent point dans sa chair l’aiguillon de la tâche journalière, l’art qui n’a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il n’est plus que la fleur du luxe. Il n’est plus — (ce qu’il est chez les plus grands des artistes, les seuls grands), — le fruit sacré de la peine humaine. — Olivier éprouvait un désœuvrement, un : « À quoi bon ? » Rien ne le pressait plus : il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement le sillon de leur vie. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l’aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance ; et il ne s’apercevait pas qu’il se laissait peu à peu teinter par lui ; sa foi n’était plus aussi sûre.

Sans doute, la transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d’un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l’être terrifient ceux qui l’aiment. C’est pourtant une chose naturelle, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu’il fut aujourd’hui. Il est une eau qui s’écoule. Qui l’aime doit la suivre, ou bien l’emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Mais c’est une épreuve dangereuse ; on ne connaît vraiment l’amour qu’après l’y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu’il suffit souvent de la plus légère altération dans l’un ou l’autre des deux êtres, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu ! Il faut être bien fort — ou bien indifférent — pour y résister.

Jacqueline et Olivier n’étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient tous deux dans une autre lumière ; et le visage de l’ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l’un de l’autre, par une piété d’amour : car ils s’aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l’exercice régulier, encore que moins convaincu, lui procurait le calme. Jacqueline n’avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée ; et une sourde tristesse goutte à goutte s’amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l’idée fixe de l’amour… L’amour ! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi, un sacrifice enivré. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur… Il lui était impossible de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle avait essayé de s’intéresser aux autres, à leurs misères : elle n’y parvenait point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible ; elles étaient insupportables à ses nerfs. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien : le résultat avait été médiocre.

— Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s’abstenir. Je n’ai pas la vocation.

Christophe la regardait : et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d’affection vraie, mais qui, dès qu’elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l’indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne l’écartaient point : elle éprouvait même un singulier plaisir à ceux qui demandaient le plus d’abnégation. Elle ne s’en rendait pas compte : il semblait qu’elle y trouvât l’emploi de toute sa force d’idéal obscure, héréditaire, éternellement inexprimée ; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait, en ces rares instants ; à adoucir un peu de souffrance, elle sentait un bien-être, un rire intérieur ; et sa joie alors était presque déplacée. — La bonté de cette femme, qui était égoïste, l’égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne : ni vice, ni vertu ; hygiène pour toutes deux. Mais l’une se portait mieux.

Jacqueline était écrasée par l’idée de la souffrance. Elle eût préféré la mort au mal physique. Elle eût préféré la mort à la perte d’une des sources de sa joie : sa beauté ou sa jeunesse. Qu’elle n’eût pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit, — (car elle croyait au bonheur, c’était chez elle une foi, entière et absurde, une foi religieuse), — que d’autres eussent plus de bonheur qu’elle, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n’était pas seulement la foi pour elle, il était la vertu. Être malheureux lui semblait une infirmité. Toute sa vie s’orientait peu à peu d’après ce principe. Son vrai caractère avait surgi des voiles idéalistes, dont vierge elle s’enveloppait avec une pudeur craintive. Par réaction contre cet idéalisme passé, elle regardait les choses d’un regard net et cru. Elles n’avaient plus de vérité que dans la mesure où elles s’accordaient avec l’opinion du monde et avec la commodité de la vie. Elle se trouvait maintenant dans l’état d’esprit de sa mère : elle allait à l’église, et pratiquait, avec une ponctualité indifférente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela était vrai, au fond : elle avait d’autres tourments plus positifs ; et elle pensait avec une pitié ironique à ses révoltes mystiques d’enfant. — Cependant, son esprit positif d’aujourd’hui n’était pas plus réel que son ancien idéalisme. Elle se forçait. Elle n’était ni ange, ni bête. Elle était une pauvre femme qui s’ennuie.

Elle s’ennuyait, s’ennuyait ; elle s’ennuyait d’autant plus qu’elle ne pouvait se donner comme excuse qu’elle n’était pas aimée, ou qu’elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloquée, murée, sans avenir ; elle aspirait à un bonheur nouveau, perpétuellement renouvelé, qui était une chose enfantine, et que ne légitimait point la médiocrité de son aptitude au bonheur. Elle était comme tant d’autres femmes, tant de ménages désœuvrés, qui ont toutes les raisons d’être heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, autour de soi, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d’agir, de faire du bien, d’enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu’ils ne s’aiment pas, qu’ils en aiment d’autres, ou qu’ils n’en aiment pas d’autres, — perpétuellement préoccupés d’eux-mêmes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire, — souffrant… Qui leur dira :

— Vous n’êtes aucunement intéressants. Il est indécent de se plaindre, quand on a tant de moyens d’être heureux !

Qui leur arrachera leur fortune, leur santé, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes ! Qui remettra sous le joug de la misère et de la peine véritables ces esclaves incapables d’être libres, et que leur liberté affole ! S’ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s’ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n’oseraient plus en jouer la comédie révoltante…

Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre ? — La pauvre Jacqueline était bien innocente, aussi innocente de se détacher d’Olivier qu’Olivier l’était de ne pas la tenir attachée. Elle était ce que la nature l’avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un défi à la nature, et que, quand on a jeté le gant à la nature, il faut s’attendre à ce qu’elle le relève, et s’apprêter à soutenir vaillamment le combat qu’on a provoqué. Elle s’apercevait qu’elle s’était trompée. Elle en était irritée contre elle-même ; et cette déception se tournait en hostilité contre tout ce qu’elle avait aimé, contre la foi d’Olivier, qui avait été aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu’un homme par instants, l’intuition des choses éternelles ; mais il lui est plus difficile de s’y maintenir. L’homme qui a conçu ces pensées, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie ; elle les absorbe, elle ne les crée point. Constamment, il faut jeter dans son esprit et dans son cœur de nouvel aliment : ils ne se suffisent pas à soi-même. Et faute de croire et d’aimer, il faut qu’elle détruise, — à moins qu’elle ne possède le calme, vertu suprême.

Jacqueline avait cru passionnément, naguère, à une union fondée sur une foi commune, au bonheur de lutter et de peiner ensemble, pour édifier une œuvre. Mais cette œuvre, cette foi, elle n’y avait cru que lorsque le soleil de l’amour les dorait ; à mesure que le soleil tombait, elles lui apparaissaient comme des montagnes arides, sombres, dressées sur le ciel vide ; et elle se sentait sans force, pour poursuivre la route : à quoi bon atteindre au sommet ? Qu’y avait-il de l’autre côté ? Quelle immense duperie !… Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chimères qui dévoraient la vie ; et elle se disait qu’il n’était ni très intelligent, ni très vivant. Elle étouffait dans son atmosphère irrespirable pour elle ; et l’instinct de conservation la poussait, pour se défendre, à attaquer. Elle travaillait à réduire en poussière les croyances ennemies de celui qu’elle aimait encore ; elle usait de toutes ses armes d’ironie et de volupté ; elle l’enlaçait des lianes de ses désirs et de ses menus soucis ; elle aspirait à faire de lui un reflet d’elle-même,… d’elle-même qui ne savait plus ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle était ! Elle se trouvait humiliée de ce qu’Olivier ne réussit point ; et il ne lui importait plus que ce fût à tort ou à raison : car elle en venait à croire qu’en fin de compte ce qui distingue le raté de l’homme de talent, c’est le succès. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d’autres ont lutté et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte inégale où l’instinct égoïste de la femme s’appuie contre l’égoïsme intellectuel de l’homme, sur la faiblesse de l’homme, sur ses déceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l’usure de la vie et sa propre lâcheté. — Du moins, Jacqueline et Olivier étaient supérieurs à la plupart des combattants. Car il n’eût jamais trahi son idéal, comme ces milliers d’hommes qui se laissent entraîner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanité et de leur amour mêlés, à renier leur âme éternelle. Et s’il l’eût fait, Jacqueline l’eût méprisé. Mais, dans son aveuglement, elle s’acharnait à détruire cette force d’Olivier, qui était aussi la sienne, leur sauvegarde à tous deux ; et par une stratégie instinctive, elle minait les amitiés sur lesquelles cette force s’appuyait.

Depuis l’héritage, Christophe était dépaysé dans la compagnie du jeune ménage. L’affectation de snobisme et d’esprit pratique un peu plat, que Jacqueline malignement exagérait, dans ses conversations avec lui, arrivait à ses fins. Il se révoltait parfois, et disait des choses dures, qui étaient mal prises. Elles n’eussent pourtant jamais amené une brouille entre les deux amis : ils étaient trop attachés l’un à l’autre. Pour rien au monde, Olivier n’eût voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l’imposer à Jacqueline ; et faible par amour, il était incapable de lui faire de la peine. Christophe qui vit ce qui se passait en lui et combien il souffrait, lui facilita le choix, en se retirant de lui-même. Il avait compris qu’il ne pouvait rendre aucun service à Olivier, en restant : il lui nuisait plutôt. Il fut le premier à donner à son ami des raisons pour s’éloigner de lui ; et la faiblesse d’Olivier accepta ces mauvaises raisons, en devinant le sacrifice de Christophe, et en étant déchiré de remords.

Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu’on n’a pas tort de dire que la femme est la moitié de l’homme. Car un homme marié n’est plus qu’une moitié d’homme.