L. Borel (Collection Myosotisp. Pl.-51).

II

DANS LE TEMPLE DE LA DÉESSE HÉRA

Le sanctuaire consacré à l’épouse de Zeus élevait ses hautes colonnes, teintes d’un jaune pâle, et son fronton azuré sur une colline qui dominait Mytilène et la mer étincelante aux feux du soleil.

Autour de l’enceinte sacrée, des platanes et des lauriers, mêlés à des pommiers fleuris, formaient des voûtes verdoyantes, égayées çà et là de corolles en bouquets, d’où la brise détachait, par instants, une neige rose et blanche.

Dans les bosquets, ainsi que sur les marches, peintes en vermillon, conduisant au péristyle, une foule nombreuse et gaie attendait avec impatience l’ouverture des portes.

On annonce enfin l’arrivée de Myrsilès. Celui-ci s’avance au milieu de sa garde. Devant lui, les battants d’olivier roulent sur leurs gonds de bronze ; et du sanctuaire, aussitôt, s’échappe une odeur suave, émanée des parfums que l’on y brûle sans cesse.

À la suite du tyran, les curieux se précipitent dans le temple et s’entassent bientôt dans les allées latérales, entre les murs enduits d’un stuc rouge vif, rehaussé de filets d’or. Au centre, les soldats maintiennent libre un vaste espace, où tout à l’heure évolueront les chœurs de chant et de danse.

Vers le fond, dans un demi-cercle formé par des colonnes en albâtre, se dresse, majestueuse, la statue d’Héra, couronnée de myrte. À ses pieds, sur une estrade couverte d’un riche tapis milésien, Myrsilès s’assied entre les bras d’un trône en bois doré ; puis il donne un ordre bref.

Alors s’avance Gorgo, l’une des plus fameuses poétesses de Mytilène ; une vingtaine de jeunes filles accompagnent leur maîtresse. Toutes sont vêtues de l’himation et portent des lyres légères. Leurs voix pures disent un chant qu’elles accompagnent de leurs doigts agiles, pinçant les cordes vibrantes, avec des pas gracieux sur le pavé de marbre. C’est un hymne au dieu du pressoir ; il débute ainsi :

Viens, héros Dionysos, accompagné des Charites,

Viens dans le temple pur des Lesbiens qui te chérissent,

Élance-toi d’un pied fourchu sur nos collines verdoyantes…

Pendant ce chœur, Pittacos, Alcée et ses frères, avec Lycos et Mélanippès. au premier rang des spectateurs, échangent entre eux leurs impressions à voix basse. Ce dernier, peu sensible à l’attrait de la danse et de la poésie, trouve ridicule que des citoyens, des guerriers, perdent leur temps à de tels spectacles.

« Mon ami, tu te trompes, réplique Alcée avec fougue. Parce que tu es habitué, dès l’enfance, à mener une existence sévère, il ne faut pas considérer comme puéril tout ce qui ne te paraît point rigide. De même que les fleurs égaient la verdure sombre des bois, de même les plaisirs relèvent l’uniformité de la vie.

« Pour parler seulement de la danse, elle est honnête, agréable, utile même à la fois au spectateur et à la personne qui nous charme par ses évolutions.

« Celle-ci y trouve un exercice favorable à sa santé, au développement de ses forces. Celui-là ne peut que devenir meilleur, en contemplant des modèles de grâce, dans des attitudes réglées par l’harmonie. Son âme s’initie de la sorte aux rapports mystérieux qui lient étroitement la beauté physique à la beauté morale.

« Le spectacle de l’univers ne nous enseigne-t-il pas la grandeur et la noblesse de la danse ? Ne parle-t-on pas souvent du chœur des astres ? Les planètes et les étoiles ne forment-elles pas, dans le ciel, un admirable concert ?

« Sur la terre, n’est-ce pas Rhéa, cette déesse épouse de Saturne, qui apprit aux hommes l’art de danser ? Homère, voulant honorer Mérion, ne l’appelle-t-il pas « le danseur » ? Son habileté à sauter permit souvent à ce dernier d’éviter les javelots lancés contre lui. N’est-ce pas Néoptolème, fils d’Achille, qui fut l’inventeur de la pyrrhique ?

« N’est-ce pas Castor et Pollux qui enseignèrent la caryatique aux Lacédémoniens ? Et ce peuple, le plus valeureux de l’Hellade, va même au combat, d’un pas rythmé, au son de la flûte.

« As-tu donc oublié qu’en employant des chœurs de danse, Dionysos parvint à soumettre les tribus guerrières des Tyrrhéniens et des Lydiens ?

« Il est donc impie, Mélanippès, de critiquer cet art divin. »

Pendant ce discours, les élèves de Gorgo avaient terminé leur chant. C’était, maintenant, le tour d’Andromède et de ses compagnes.

Myrsilès salue cette dernière d’un sourire protecteur, tandis qu’elle commence la Chanson du festin :

Ce soir, dans la maison hospitalière, le sol est pur ;
Pures aussi sont les mains des convives,

Et les coupes autour desquelles on dépose des couronnes.
On apporte des parfums dans des cassolettes de cuivre.

Au milieu de la salle, l’encens dégage des vapeurs suaves.

Entre les tables, couvertes de pains dorés, se dresse un large cratère,

Débordant d’une liqueur pourpre ;
Puis, contre le mur, des amphores
Remplies d’un vin doux comme miel,
Et sentant la fleur des montagnes.
N’oubliez pas, enfants, l’eau fraîche de la source.

Pendant ce chant, Pittacos rappelle à ses compagnons la gloire que leur pays a conquise dans le domaine de la poésie ; et il se félicite de voir persévérer ces traditions artistiques.

« N’est-ce pas un Lesbien, Terpandre, qui a trouvé la combinaison de la lyre à sept cordes ? Nos citharèdes n’ont-ils pas toujours remporté le prix aux fêtes Carnéennes de Sparte ?

« Cette supériorité est, sans doute, une faveur divine : car c’est sur nos rivages, qu’après la mort d’Orphée, lorsque les femmes de Thrace eurent mis en pièces le corps de cet infortuné, c’est sur nos rivages que la tête et la lyre de cet artiste admirable, poussées par les vents, vinrent s’échouer.

« Respectueux, nos ancêtres recueillirent la tête aux longs cheveux souillés d’écume et l’enterrèrent avec honneur à l’endroit où s’élève aujourd’hui, sur la côte, près d’Antissa. le temple de Dionysos. Quant à sa lyre, ils la consacrèrent à Apollon et la suspendirent dans le sanctuaire de ce dieu, où elle est encore. »

Des applaudissements et des clameurs interrompirent Pittacos. Andromède venait de céder la place à Sappho ; et le peuple, qui avait manifesté de la froideur à l’égard de celle-là, accueillait celle-ci avec enthousiasme, au grand déplaisir de Myrsilès.

L’aimable poétesse, tenant sa lyre d’or, dirigeait un chœur de vierges, dont les corps à demi voilés par des gazes lamées d’argent, s’agitaient avec grâce dans une danse joyeuse ; en même temps, elles chantaient, sur le mode éolien, plein de chaleur et de fougue, une invocation qui débutait ainsi :

Allons, Muses à la voix claire
Et à la belle chevelure,
Muses aux accents éternels,
Venez chanter avec nous.
Vous aussi, chastes Charites,
Aux doigts de rose,
Villes de Zeus,
Venez chanter avec nous
Des choses agréables et douces…

Cependant Pittacos reprenait son discours :

« Si les Muses et les Charites ne daignent pas quitter les hauteurs Olympiennes, nous pourrons du moins, tout à l’heure, admirer sans voile leurs prêtresses de Mytilène : car un concours de beauté doit terminer cette fête. Nous verrons alors si notre ami Alcée demeurera insensible aux charmes féminins qu’il pourra librement contempler.

« Vous n’ignorez pas que les femmes de notre île furent toujours renommées pour leurs attraits. Cette réputation n’est pas récente. Vous savez, en effet, que lorsque Agamemnon voulut apaiser le ressentiment d’Achille, ce furent des Lesbiennes que ce roi des rois offrit au vaillant fils de Pélée. »

Un murmure de satisfaction passa parmi les spectateurs ; le concours de beauté allait commencer.

Divisées en trois groupes, les jeunes filles qui venaient de chanter en dansant, se tenaient debout auprès de leur maîtresse. Sur un signal, elles rompirent le cordon léger qui retenait le haut de leur robe à leur cou ; les blanches étoffes glissèrent le long du buste, découvrant des seins fermes et bien plantés, s’arrêtèrent un instant à la cambrure de la taille, puis s’abattirent autour des jambes et couvrirent le sol, comme une brusque tombée de neige.

Malgré les prétentions qu’il avait émises et son mépris voulu de la femme, Alcée ne put s’empêcher d’admirer la perfection séduisante des vierges qui se dressaient devant lui, toutes nues, fraîches et rougissantes, ainsi que des naïades sortant d’un fleuve limpide.

Un peu en avant des jeunes filles, Gorgo, Andromède et Sappho attiraient surtout les regards. Mais la première affectait des airs prétentieux et une morgue déplaisante. La seconde, aux cheveux teints en jaune par le bois de Scythie, était fort grasse, quoique d’une hauteur moyenne ; elle pouvait plaire à ceux qui recherchent les formes plantureuses. Quant à Sappho, malgré la petitesse de sa taille, c’était assurément celle qui charmait le plus les spectateurs.

Sur ses joues d’une teinte chaude, un sang pur répandait un léger coloris rose ; et, sous des paupières, ayant la couleur des pâles violettes, glissait la grâce humide des yeux brillants. Un front large surmontait un nez étroit, aux narines délicates ; et celles-ci dominaient des lèvres rouges comme la fleur du grenadier. Entre ces dernières brillait la blancheur des dents mignonnes, dans un sourire que voilait un sentiment de pudeur exquise.

Le buste, parfaitement modelé, semblait offrir aux baisers deux petits seins semblables à des pommes cydonienne[1]. Les bras étaient très blancs et les doigts effilés. Les flancs s’arrondissaient avec une grâce voluptueuse ; et la jambe se prolongeait en ligne droite jusqu’au talon.

Tandis que de lourds bijoux en or massif cachaient presque le cou d’Andromède et de Gorgo, couvraient leurs doigts ex leurs poignets, Sappho s’était parée seulement d’un collier de perles et d’un étroit bracelet ; à ses oreilles nacrées pendaient des rubis, semblables à deux larges gouttes de sang.

Les premières semblaient vouloir racheter, par la richesse de leurs ornements, les imperfections de leur corps ; mais Sappho n’avait pas besoin de relever sa naturelle beauté.

La foule, admirative, murmurait son éloge ; et il semblait qu’elle dût remporter le prix de la fête : une couronne de myrtes relevée de roses. Toutefois, le choix appartenait à Myrsilès ; et celui-ci n’avait d’yeux que pour son amante. Aussi craignait-on que Sappho ne fût la victime d’une criante injustice.

« Vous verrez, disait Alcée, vous verrez que le tyran va favoriser sa maîtresse, cette courtisane éhontée, que tous les débauchés de Mytilène ont tenue dans leurs bras, et sur le sein de laquelle de nombreux matelots débarqués en nos ports ont souvent répandu, dans une nuit d’ivresse, les oboles amassées avec peine pendant de longues traversées. Car, jusqu’à ces derniers temps, cette femme se livrait au premier venu, à la condition qu’on la payât bien.

« Aussitôt qu’on la fixait, elle acquiesçait par un signe de tête. Avec cela, fort habile dans l’art des caresses, elle savait subjuguer les hommes que l’on croyait les plus indifférents.

— Compterais-tu parmi ses victimes ? interrompit Mélanippès.

— Non, par l’Hadès, non ! répliqua Alcée. Ce sont les hétaïres de cette sorte qui m’ont fait dédaigner en général les femmes. Ah ! s’il y avait de nombreuses Sappho… »

Mais la voix retentissante d’un héraut s’élevait dans le temple et réclamait le silence. Puis Myrsilès prit la parole et prononça, sur un ton emphatique, les phrases suivantes :

« Habitants de Mytilène, accourus à ce concours, écoutez mon jugement. J’octroie la triple couronne du chant, de la danse et de la beauté à la poétesse Andromède. »

À ces mots, des clameurs de protestation emplissent l’enceinte sacrée. De toutes parts on crie :

« C’est une injustice !

— C’est une honte pour Lesbos !

— C’est un outrage aux Muses !

— Gloire quand même à Sappho ! »

Alcée, furieux, apostrophe le tyran. Celui-ci, la lèvre crispée, hautain au milieu de ses gardes, donne l’ordre d’expulser les manifestants. Presque tous les spectateurs gagnent la sortie, tantôt acclamant Sappho, tantôt proférant des injures contre Andromède et Myrsilès.

Dans les jardins du temple, on coupe des branches de laurier ; on en forme une litière, sur laquelle on entasse des fleurs ; puis on y assied de force Sappho, que l’on descend ainsi, en triomphe, vers la ville.

Au milieu des feuilles vertes, la fille aimable des Charites dresse à moitié son buste rougi par les feux du soleil couchant. Elle salue de la main ses admirateurs enthousiastes ; et, tandis que la foule répète des strophes en son honneur, elle sourit : mais, dans ses yeux fixés au loin sur la mer empourprée, brille, par moments, un éclair de haine ; et ses lèvres murmurent alors le nom de Myrsilès.


  1. On appelait ainsi les coings dans l’antiquité.