L. Borel (Collection Myosotisp. Pl.-70).

III

ALCÉE ET SAPPHO

Dans la nuit transparente, sous le scintillement des étoiles, Sappho était assise sur la terrasse de sa maison. D’un verger voisin, une douce brise, murmurant à travers les branches des pommiers, apportait des parfums et semblait inviter au sommeil. Toutefois, la jeune femme ne pensait pas à chercher le repos. D’une oreille attentive, elle écoutait des bruits lointains, qui s’élevaient parfois. puis mouraient par la ville.

C’était là peut-être, pensait-elle, les dernières clameurs des amis qui avaient célébré avec elle les noces de Myrtis. Elle venait de les quitter joyeux ; mais elle était triste, lorsque ses élèves l’avaient accompagnée naguère jusqu’au seuil de sa demeure. Elle regrettait sa compagne préférée qu’un époux brutal tenait dans ses bras à cette heure.

Elle revoyait Myrtis conduite vers son nouveau foyer, debout, souriante, sur un char orné de fleurs et de verdure. En avant du cortège, des esclaves agitaient des torches fumantes. Des jeunes filles qui cultivaient avec la fiancée, à l’école de Sappho, l’art des Muses et des Charites, chantaient une hymnée. À leur suite, des chœurs d’adolescents entouraient le chariot : les uns dansaient avec légèreté, aux sons aigus des syringes ; d’autres marchaient, couronnés de roses, en réglant leurs pas sur les airs gracieux des phorminx.

On arrivait enfin à la maison de l’époux. Sappho pénétrait dans le thalamos, dressait la couche nuptiale, puis amenait Myrtis dans le nymphéon, où elle lui prodiguait ses caresses avec ses adieux.

Mais le fiancé, plein d’amour, attendait à la porte ; et la maîtresse toute en pleurs devait abandonner la vierge craintive à des embrassements redoutés…

Les trilles sonores d’un rossignol interrompirent la rêverie de la jeune femme.

« Annonciateur du printemps, dit-elle, que me veux-tu ? Pourquoi, près de moi, viens-tu célébrer l’amour, tandis que mon cœur souffre ? Ne sais-tu pas que mon amie la plus chère s’est enfuie loin de ma demeure ?

« Depuis quelque temps, cette vierge aux doux yeux n’écoutait plus mes leçons qu’avec indifférence. Elle était rêveuse en tissant la toile. Souvent, je la réprimandais. Alors elle se jetait dans mes bras ; et ses larmes innocentes se répandaient sur mon sein.

Un jour, elle m’avoua qu’un éphèbe avait troublé son âme. Désormais, pour toujours, elle vivra loin de moi.

« De même que, sur les monts arides, les bergers foulent brutalement sous leurs pieds la délicate hyacinthe et teignent la terre de ses corolles pourprées, de même cette nuit un époux barbare s’occupe à cueillir la fleur de ses seize ans.

« Et c’est toi, Hespéros, toi qui, cependant, chaque soir, ramènes au logis les brebis poussiéreuses et la chèvre bêlante, fatiguées de courir depuis la fraîche aurore, c’est toi, Hespéros, astre cruel, c’est toi qui m’as ravi Myrtis.

« Maintenant la lune vient de disparaître, ainsi que les Pléïades. Il me reste encore à passer, solitaire, la moitié de la nuit.

« Mais je supplierai la déesse au trône bariolé, l’immortelle Aphrodite, fertile en ruses charmantes, d’accourir à mon aide et de calmer mes tourments.

« La fille de Zeus entendra ma voix et voudra bien exaucer mes vœux.

« Elle laissera la demeure de son père et descendra vers la terre noire, sur son char d’or, que conduisent de beaux passereaux rapides, agitant leurs ailes dans l’éther bleu.

« Il me semble te voir, céleste bienheureuse, avec un sourire gracieux sur ton visage immortel. Tu me demandes si je souffre et pourquoi je t’appelle.

« Tu me dis : « Qui donc veux-tu que je pousse à t’aimer ? » Non ! déesse, je ne veux plus aimer. Je désire oublier l’ingrate qui m’a fuie… »

À ce moment, près de Sappho, un grillon fit entendre sa chanson grêle.

« Sauterelle nocturne, murmura la fille des Muses, sois la bienvenue : car tu viens distraire mon ennui. Musicienne à l’aile vibrante, d’un rythme endormeur, frappe mon oreille, en frottant tes ailes jaseuses avec tes petits pieds.

« Comme prix de tes peines, jolie sauterelle, à l’aurore je te donnerai quelques brins d’herbe et j’humecterai ta mignonne bouche avec de la rosée.

« Mais quel est ce chant ? ajouta-t-elle, en prêtant une oreille attentive.

« On croirait entendre les plaintes d’un amoureux qui soupire. »

En effet, depuis un instant, s’élevait une voix sonore qu’accompagnait un murmure de cithare ; et la voix disait :

« Hier ont fleuri les pommiers cydoniens, qu’abreuvent les sources claires, et les vignes qui étendent leurs pampres sur les coteaux.

« L’herbe verte, frissonnante aux doux souffles de la brise, couvre la terre gonflée de sèves nourricières.

« Les échos répètent à l’envi les accents des flûtes champêtres ; c’est le bouvier, c’est le chevrier qui se réjouit sur la montagne.

« Les abeilles butineuses façonnent leurs blancs rayons ; et, sur les vagues calmées, se balancent les voiles jaunes, gonflées au souffle du zéphire.

« Bientôt le fruit de l’olivier sera lourd aux rameaux inclinés vers la terre.

« Mais, semblable à une tempête accourant de Thrace, gonflée d’éclairs et de tonnerre, et qui se précipite sur les vergers à travers les vallées paisibles, Éros agite mon cœur et soulève ma poitrine.

« Depuis que j’ai vu la beauté de Sappho je suis comme frappé de stupeur. Un feu léger court dans mes veines ; mes yeux se sont troublés ; et il me semble que, sans cesse, une abeille bourdonne à mon oreille.

« La sueur humecte ma peau ; et un tremblement agite mon corps. Seraient-ce donc là les effets terribles de l’amour ? Réponds de grâce, réponds-moi, Sappho ?

— Quel est l’audacieux qui vient troubler ma nuit ? » demanda la poétesse.

Et le son de sa voix, d’une douceur parfaite, frappa si agréablement l’oreille d’Alcée, que, lorsque le silence retomba, parmi les ombres de la nuit, le jeune homme crut entendre encore les paroles harmonieuses.

Il rompit enfin le charme dans lequel il se complaisait.

« Divine Muse, s’écria-t-il, daigne pardonner à un serviteur d’Apollon d’oser lever vers toi son regard suppliant.

« Accorde-moi, Sappho, quelques instants d’entretien.

— Retire-toi. Je n’ai que faire de tes hommages.

— Eh bien ! je chanterai sous ta terrasse jusqu’à ce que luise le jour.

— Par les Charites, Alcée, n’en fais rien : car déjà les voisins nous écoutent ; et bientôt ils nous accuseraient de troubler leur sommeil.

— Que m’importe. Je veux te parler.

— Je descends donc vers toi. Mais c’est pour te prier d’aller retrouver Lycos. »

Quelques instants après, Sappho ouvrait doucement sa porte et se dressait en face de l’importun, en lui disant avec colère :

« Me voici. Que désires-tu ?

— Pure Sappho, dont le sourire est de rose et de miel, je voudrais bien t’exprimer ce que mon cœur murmure.

« Mais la honte me retient.

— Si tu désirais des choses honnêtes et belles, et si ta langue ne brûlait pas de me tenir quelque mauvais propos, tu me parlerais tout de suite avec assurance.

— Serait-ce donc un crime que de t’aimer ?

— Va-t’en, va-t’en retrouver Lycos !

— Ce jeune homme ne fut jamais pour moi qu’un disciple vertueux.

— Il y a donc de bien méchants calomniateurs dans Mytilène ?

— Ce sont mes ennemis qui ont mal interprété le sens de quelques paroles.

« Si j’ai chanté une fois les yeux et la grâce du jeune Lycos, c’est avec des intentions chastes, et parce que j’admire la beauté dans toutes ses manifestations.

« Pour cet éphèbe, il est vrai, j’éprouve une amitié profonde ; mais c’est un sentiment qui n’a rien de commun avec l’amour que tu m’inspires.

— Et Nicostratès, ce vigoureux lutteur, le plus affreux des hommes, avec lequel on te voyait toujours à la palestre comme au bain, le prisais-tu aussi pour sa beauté ?

— Sappho, je t’en prie, cesse de me torturer : car la flèche de ton ironie me blesse profondément au cœur. Si j’ai eu l’imprudence de médire parfois des femmes, j’en suis à cette heure cruellement puni. Vois, je me jette à tes pieds ; j’embrasse tes genoux. Sappho, Muse cruelle, ne repousse pas ma prière !

— Serait-il vrai ? La gracieuse Aphrodite aurait-elle inspiré ton âme ?

— Oui ! Sappho, j’admirais déjà tes poésies qui seront immortelles et que dans les festins et les réjouissances on chantera longtemps encore, en s’accompagnant de petites flûtes à la voix claire. Mais aujourd’hui je t’adore tout entière, parce que depuis hier je sais que la perfection de ton corps répond à la splendeur de ton esprit.

— Ah ! tu te trouvais hier dans le temple d’Héra !

— Et j’ai frémi d’indignation contre le tyran, lorsque, au mépris de toute justice, il a proclamé Andromède comme la reine du chant, de la danse et de la beauté.

— Eh bien, venge-moi ! s’écria Sappho, dont ce souvenir avait réveillé la haine.

— Mais, comment ? répliqua le poète.

— Comment ? dis-tu. Et tu prétends m’aimer ! Non ! c’est un mensonge. Va-t’en !

— Sappho, je t’en conjure,… explique tes paroles.

— Écoute donc ces mots : je serai à toi le soir même du jour qui aura vu expirer Myrsilès. Adieu ! »

Et la jeune femme rentra dans sa demeure, dont elle ferma vivement la porte.

Sous l’atmosphère violette, la nature s’éveillait peu à peu ; déjà, sur les collines paraissaient les lueurs blanchissantes de l’aube. Les oiseaux commençaient leurs chants. Alcée jeta un dernier regard sur la terrasse déserte de Sappho ; puis il s’en fut étourdi, comme ivre, vers la mer dont on apercevait, au bout de la rue silencieuse, les petits flots à la crête brillante sous les premiers feux du jour.