Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/44

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 283-292).


XLIV

SOUS MENACE DE MORT


Quand un homme est aux prises avec une situation désespérée, il perd aisément toute mesure dans ses actes. Le vicomte d’Havrecourt n’en avait mis aucune dans la lettre qu’il avait écrite à Georges Raymond, Georges Raymond n’en avait gardé aucune dans sa réponse. Cette réponse rendait irréparable la rupture des deux jeunes gens.

Georges Raymond, en y réfléchissant, comprit que sa lettre aurait encore un autre résultat : ce serait de confirmer l’imputation abominable qu’Hector, dans un moment de fureur sauvage, avait dirigée contre lui ; car Georges, dans cette lettre, n’essayait même pas de se justifier de l’infamie qu’on lui attribuait.

— J’ai cédé au premier mouvement comme cela m’est arrivé tant de fois, se disait le jeune homme. — Au lieu de répondre à une provocation insensée par une provocation du même genre, n’aurais-je pas mieux fait de lui raconter tout simplement ce qui s’était passé ? Mais non, il ne m’aurait pas cru, il n’aurait pas cru cette histoire dans laquelle je joue d’ailleurs le rôle d’une dupe ; j’aurais eu l’air de reculer devant son défi, et quand il m’a si mortellement insulté pouvais-je ne point me battre ? Non, non, j’ai bien fait. Je lui écrirai une lettre qu’il recevra après le duel. Elle expliquera ma conduite ainsi que ma véracité.

Quant à Hector, dans les dispositions d’esprit où il se trouvait, il ne douta pas et ne voulut pas douter un instant de la culpabilité de Georges Raymond.

Il se rappela la dissimulation dont il avait été capable sur l’affaire de Karl Elmerich, sur la démarche de Doubledent. Et quand il lut, dans la lettre de Georges, l’allusion transparente qui s’y trouvait à Mlle  de Nerval, il y vit la confirmation éclatante de ce que lui avait dit Doubledent relativement à l’amour de Georges pour la jeune fille.

Enfin, c’était évidemment Georges lui-même qui avait adressé au comte de B*** les renseignements anonymes que ce dernier lui avait jetés au visage.

Bref, Georges lui apparut comme le fourbe le plus complet qu’il eût encore rencontré. Et, pour comble, il osait le défier sur le chapitre de son mariage, cette dernière chance de salut qu’il voyait s’évanouir !

Hector n’était pas de ces hommes qui tentent de se faire illusion dans une situation désespérée. Il savait fort bien qu’ébruitée, l’aventure du coffret rendait son mariage impossible, parce qu’il ne pourrait jamais se justifier d’une de ces infamies exceptionnelles que le monde ne pardonne pas. Dans cette position affreuse il ne songea même pas à aller voir Doubledent. Il connaissait trop le terrible compère pour ne pas être certain qu’il l’abandonnerait du premier coup, dès qu’il saurait la vérité. Il entendait la voix mordante de cet homme lui dire : Maintenant vous n’êtes plus bon à rien, allez-vous-en à tous les diables !

Tuerait-il Georges Raymond avant les deux jours réclamés ? Telle était la seule question qu’Hector agitait en ce moment dans son esprit. Pervers, mais non dégradé, il était incapable de supporter le poids du déshonneur. Son âme, d’une trempe à toute épreuve, n’admettait pas comme celle de Georges les découragements. Sa vengeance une fois accomplie, il savait ce qu’il avait à faire.

Le lendemain du jour néfaste où de si étranges choses s’étaient passées, Georges Raymond se leva à sept heures du matin. À travers des défaillances fréquentes, il était doué d’une force de résistance qu’il n’eût probablement jamais soupçonnée sans les épreuves incroyables auxquelles le hasard l’avait soumis. Jetant le défi d’Oreste à l’implacable fortune, il s’étudia au sarcasme comme le sauvage qui attend la mort des mains de son ennemi. Il alla acheter chez Devisme un revolver et passa trois heures dans un tir des Champs-Élysées à casser des poupées. Assez habile chasseur autrefois, il finit par toucher le but presque à tous les coups.

— Encore un jour comme cela, dit-il, et je serai à deux de jeu avec le vicomte.

Il savait qu’il ne trouverait Isabeau qu’à une heure. À midi et demi, il se dirigea vers l’avenue Gabrielle où demeurait la comtesse de Tolna. En traversant les Champs-Élysées, il rencontra le marquis qui précédait de quelques pas Cambrinus, que l’on voyait gesticuler à vingt pas au milieu de quatre ou cinq autres personnes, parmi lesquelles Georges reconnut Lecardonnel. Ces messieurs venaient de déjeuner dans un restaurant des Champs-Élysées dont l’isolement avait paru favorable pour les délibérations d’un petit comité qui préparait en secret la candidature de Gaspard pour les élections générales qui devaient avoir lieu dans trois mois.

— Tiens, c’est le marquis, fit Georges en allant à lui.

Le marquis mit son pince-nez.

— Je ne vous remets pas, dit-il avec le ton impertinent qui lui était habituel, à moins que vous ne soyez l’homme au coffret du ministère de l’intérieur.

Georges recula en portant la main à son revolver. Ainsi déjà d’Havrecourt avait parlé, et dans le cercle de ses amis Georges était signalé comme l’auteur d’une infâme trahison payée par la police ! Le marquis avait tourné les talons.

— Je devais m’y attendre, fit Georges ; mais je ne pensais pas que ce serait de si tôt. Puis, repoussant son revolver dans sa poche : Bah ! j’ai mieux à faire en ce moment qu’à jeter ma poudre aux moineaux.

Il entra chez la comtesse de Tolna, qui occupait tout le premier étage d’une magnifique maison située avenue Gabrielle. Il sonna.

— Madame est sortie, lui dit un valet de chambre en culotte courte.

— Où est Mlle  Rebecca ? dit Georges.

C’était le nom de la camériste.

— Monsieur, madame ne reçoit pas, dit la femme de chambre, en reconnaissant le jeune homme.

— Dites-lui que c’est le monsieur au coffret, fit Georges en pénétrant dans une pièce d’attente et en s’asseyant froidement sur une causeuse.

La femme de chambre, fort belle fille, à l’œil plein de ruses, au type judaïque très prononcé, le regardait avec une nuance d’impertinence qui indiquait le commencement de défaveur le plus caractérisé.

— Monsieur dit ?… fit-elle.

Georges, s’inspirant des grandes traditions, mit deux louis dans la main de la jeune femme et sourit en lui disant :

— J’ai besoin de voir votre maîtresse, faites, je vous en prie, que je la voie, mademoiselle.

Pendant que la camériste retournait dans l’intérieur pour parlementer, Georges considérait le luxe éblouissant qui l’environnait, en disant à part lui : Et tout cela est payé par la police ! Ah ! c’est une des grandes existences problématiques dont le vicomte me faisait la théorie ; j’ai beaucoup appris avec le vicomte ; et il s’était approché d’un magnifique plateau d’argent où se trouvaient pêle-mêle les cartes des hommes les plus riches, les plus distingués de Paris. Tout ce monde-là ne suffit pas, murmura-t-il, il faut encore…

Tout à coup, la porte s’ouvrit, et du fond d’une pièce somptueuse, Georges entendit la comtesse disant de sa voix la plus féline :

— Entrez donc, cher, j’ai fait consigner ma porte pour les importuns, mais non pour vous.

Georges pénétra dans ce sanctuaire dont l’ameublement merveilleux mériterait toute une description. Enveloppée d’un peignoir de satin mauve, pris à la taille par une ceinture flottante, le cou orné d’une dentelle à la Marie de Médicis qui laissait entrevoir les formes les plus exquises, la comtesse était plus belle que jamais. Les tresses noires de ses cheveux, négligemment entassés sur le sommet de sa tête charmante, découvraient de petites oreilles fines délicatement ourlées. Elle avait cet air coquet et triomphant qui ne l’abandonnait jamais, sa bouche était pleine de sourires ; elle écrivait devant un petit secrétaire en bois de rose du plus pur Louis XVI orné de bronzes ciselées par Gouttières.

— Je vous attendais. Rien n’est arrivé, n’est-ce pas, mon ami ? J’ai le coffret là, dit-elle tout bas.

— Vraiment, dit Georges en s’efforçant de remplacer par une fureur concentrée l’admiration qui lui montait au cœur, je serais assez curieux de le voir.

— Mais le voila ! dit la comtesse en passant dans une chambre voisine. Ah ! il aurait fallu le don de la seconde vue pour le trouver où je l’avais mis, et elle l’apporta sur la table pendant que son regard perçant interrogeait le visage du jeune homme assis devant la table et regardant le coffret avec une glaciale indifférence.

Il releva vivement la tête, la comtesse avait déjà cessé de l’observer, et, pour dissimuler un intervalle de silence, elle rejetait comme Vénus, et avec des mains non moins belles, une tresse de ses cheveux qui venait de tomber sur son cou.

— Je suis fort intrigué de savoir ce qu’il y a là-dedans, dit Georges d’un air ironique ; avez-vous vu ce qu’il y a là-dedans ? Il paraît que ne n’est pas la boîte de Pandore, car votre front n’a point pâli…

— Vous avez dit ?… fit la comtesse en échangeant avec le jeune homme un regard avant-coureur des tempêtes.

— Je dis, madame, répondit Georges sans se lever et en repoussant le coffret devant lui, je dis que je suis pas surpris qu’il soit fermé… puisqu’on a pu… l’ouvrir…

La comtesse comprit qu’une scène allait éclater, et comme elle tenait essentiellement à ce qu’aucun de ses gens n’entendît les paroles étranges qui pouvaient s’échanger, elle se leva :

— Rebecca ! dit-elle, allez prévenir la comtesse que je ne pourrai pas dîner avec elle ce soir ; et vous, Jean, portez cette lettre à M. le marquis Saporta. De suite, tous les deux.

Et maintenant, sans phrases, que voulez-vous dire, monsieur ? fit la comtesse en rentrant dans la chambre et en regardant Georges Raymond de l’air le plus hautain du monde.

— Sans phrases, répondit Georges Raymond en écoutant dans l’escalier le pas des domestiques qui s’éloignaient, combien vous a rapporté ce coffret que vous êtes allé vendre hier à la police ?

— Misérable ! s’écria Isabeau cherchant du regard autour d’elle, c’est avec une cravache qu’on vous répondra !

— Des injures, de la violence ! Ah ! vous tombez bien, dit Georges en s’élançant comme un tigre pour mettre le verrou à la porte ; vous avez renvoyé vos domestiques, j’en profiterai, et il repoussa d’un geste si violent la comtesse qui se précipitait en criant vers la porte, qu’elle tomba sur les genoux.

Ah ! des outrages ! j’en suis assez abreuvé depuis qu’abusant de la confiance d’un malheureux qui vous aimait, vous êtes venue comme une infâme, à l’aide du piége le plus vil, ravir un dépôt qui avait été confié à mon honneur et dont la révélation peut avoir les conséquences les plus fatales.

Appelez-moi misérable, vous avez raison, je le suis en effet, aux yeux de ceux qui ne me connaissent pas, depuis que votre trahison me désigne à tous les yeux comme un dénonciateur stipendié, comme un vil espion ! Vous me faites prendre votre place à vous, madame, qui jouez réellement ce rôle ignominieux et qui êtes inscrite comme telle sur les fonds secrets plus déshonorants que les registres où l’on constate la profession patentée des filles perdues. Mais, vous avez raison, ne suis-je pas un misérable, un pauvre diable sans conséquence qui peut bien endosser la casaque de l’espion après avoir passé dans votre alcôve !

Terrifiée de ces paroles, la comtesse ployant la tête comme une couleuvre, subissait malgré elle le poids du talon que ce jeune homme appuyait sur sa poitrine.

— Je suis pauvre ! c’est vrai. Vous me le disiez hier en regardant mes défroques qui insultaient à votre richesse de boue ; mais pourtant, madame, si pauvre que je fusse, je vous avais payée et, si vous aviez seulement la pudeur de vos pareilles, vous ne m’auriez pas dérobé ce qui ne n’appartenait pas.

— Votre bracelet ! s’écria en rugissant la comtesse à cette dernière insulte. Tenez, voilà le cas que j’en fais.

Elle fit voler une vitre en éclats et jeta par la fenêtre le bracelet de Georges qu’elle avait saisi sur la cheminée.

— Allez le ramasser, il vous appartient, dit-elle indomptable et les lèvres blanches de colère.

— Vous ne rendez pas ce que ce coffre vous a rapporté, dit Georges implacable, jetez donc aussi par la fenêtre ce que vous avez ramassé dans les fondrières de la police impériale ! Et il s’avança vers elle d’un air si menaçant qu’elle eut peur pour la seconde fois.

— Enfin, que voulez-vous de moi, dit-elle en versant tout à coup un torrent de larmes, vous êtes bien lâche de venir ainsi m’insulter, parce que vous me voyez seule, et je ne me justifierai en rien ; que voulez-vous de moi ?

— Je vais vous le dire ; asseyez-vous là et écrivez.

Déjà la comtesse avait repris toute son élasticité, et ses yeux brillaient à travers ses larmes comme des étoiles.

— Me voici, monsieur, j’écoute.

— Je dicte : À Monsieur le vicomte d’Havrecourt.

— C’est écrit.

— « Monsieur, je dois à ma conscience de vous déclarer… »

— Après ? dit la comtesse, qui faisait semblant d’écrire et jetait des regards furtifs autour d’elle.

— « … que M. Georges Raymond est totalement innocent de l’infâme trahison dont vous l’avez soupçonné ; c’est moi, malheureuse, aujourd’hui bourrelée de remords, qui, après avoir enlevé ce coffret par surprise, suis allée le livrer à la police !… »

La comtesse fit un sursaut :

— Jamais je récrirai cela ; car c’est un horrible mensonge.

Georges Raymond mit la main dans la poche de son paletot, et lui dit :

— Vous l’écrirez, où je vous… tue sans discussion, sans plus de pitié pour vous que pour une vipère rencontrée au coin d’un bois.

Et il sortit son revolver qu’il cacha derrière son dos.

— Eh bien tirez donc ! dit la comtesse qui croyait encore à une feinte.

Georges Raymond se recula de trois pas : la comtesse entendit le ressort de l’arme à feu que tenait Georges. Elle vit dans ses yeux une expression si exaltée et si implacable qu’elle tomba à genoux en joignant les mains. Un instant, le cœur de Georges bondit à ses lèvres en voyant si profondément humiliée à ses pieds cette femme si belle.

— Écrivez et signez ! fit-il d’une voix émue qui indiquait le paroxysme de la résolution triomphant de tout.

Elle s’élança sur la table et écrivit en un trait de plume, mot pour mot, ce que Georges avait dicté.

— Donnez ! dit Georges qui, après avoir reçu le billet, se recula de dix pas, dans la crainte d’une attaque soudaine. Il vérifia, rien n’y manquait. Il ouvrit vivement la porte en se retournant avec son arme et descendit rapidement l’escalier.

La comtesse était retombée sur les genoux après son départ ; elle se releva tout à coup avec une rapidité surprenante, ouvrit brusquement la fenêtre et s’écria en désignant Georges qui tournait le coin de la rue :

— Arrêtez cet homme ! c’est un assassin !