Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/43

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 278-282).


XLIII

INTRIGUE ESPAGNOLE.


L’enlèvement du coffret chez Georges Raymond et la remise qui en avait été faite au ministère de l’intérieur dans la même journée, étaient une intrigue politique dont nous avons déjà vu se nouer les fils à la représentation extraordinaire de l’Opéra dans la loge de la comtesse de Tolna.

On a pu croire, d’après le récit qui précède, qu’Isabeau n’était qu’un agent secret du ministre de l’intérieur. Il n’en était rien. Les ressorts occultes que l’on avait fait mouvoir dans cette circonstance se rattachaient à des intérêts diplomatiques tout à fait imprévus.

Le marquis de Saporta, grand d’Espagne, huit ou dix fois millionnaire, que nous avons vu chez Mme de Saint-Morris et à la représentation de l’Opéra, était le bras droit de P***, comte de R***, marquis de L***, venu à Paris, comme on se le rappelle, pour intriguer auprès du cabinet des Tuileries dans l’intérêt de la candidature du prince de Carignan.

Nous n’avons pas à faire ici l’histoire de la Révolution espagnole, et des événements qui s’étaient accomplis à Madrid à la fin de l’année 1868.

On se rappellera seulement que la reine Isabelle venait d’être renversée à la suite d’un pronunciamento du comte de R***, qui avait amené la défection de l’armée.

P***, audacieux, populaire, doué de qualités chevaleresques, s’était fait le patron de la candidature du prince de Carignan, sous le nom duquel il espérait exercer à Madrid l’autorité souveraine.

Comme le gouvernement français exerçait alors dans la Péninsule une influence prépondérante, il s’agissait de décider le cabinet des Tuileries à se prononcer en faveur du prince de Carignan.

À ce moment la candidature du prince de Hohenzollern, qui devait avoir des suites si fatales à la France, n’était pas encore posée ; mais P*** qui, avec une rare sagacité, prévoyait de ce côté-là des complications avec la Prusse, exploitait les menées ambitieuses du cabinet de Berlin pour faire prévaloir le Prince de son choix et triompher de la politique hésitante du gouvernement impérial.

Jouissant d’une immense fortune, qu’il prodiguait sans compter pour arriver à son but, il était secondé dans cette entreprise par le marquis de Saporta, non moins habile et non moins ambitieux que lui.

Homme de plaisir et d’intrigue, allant dans tous les mondes, astucieux comme le cardinal Ximenès, dont il descendait, recueillant partout des bruits de coulisses et de salons, le marquis de Saporta avait rencontré chez la vicomtesse de Saint-Morris, la comtesse de Tolna, dont il était devenu le protecteur, et du Clocher, agent politique du ministère de l’inférieur, reporter juré de tous les cancans invraisemblables avec lesquels il découvrait les faits vrais.

Du Clocher, à son industrie principale, en joignait une autre. Connaissant à fond le personnel diplomatique, il trafiquait dans les ambassades étrangères des nouvelles qui parvenaient à sa connaissance par le canal de ses relations officieuses. C’était bien l’homme qui convenait au marquis de Saporta.

Il sut par lui l’intérêt qu’attachait le gouvernement impérial à la saisie de la correspondance échangée entre le comte de B*** et les princes de la maison de Bourbon.

Il sut la descente de la police au cercle de la rue Bergère, où l’on avait trouvé les exemplaires d’un pamphlet dont le gouvernement rattacha l’existence au complot dont il se croyait menacé de la part des anciens partis.

Il sut que le comte de B*** en était la personnalité la plus remuante ; que le vicomte d’Havrecourt, secrétaire du comte de B***, avait été l’amant de la comtesse de Tolna, et que, depuis, elle était brouillée à mort avec lui.

Il sut que le vicomte était intimement lié avec Georges Raymond, objet momentané des faveurs de la comtesse ; enfin il sut que la veille, la police, avisée du départ de d’Havrecourt pour Bruxelles, avait vainement tenté de mettre la main sur les dépêches secrètes dont on le supposait porteur.

Ces faits étant donnés, avec l’intuition des hommes d’intrigue et la déduction logique d’un esprit exercé aux combinaisons rapides, Saporta se dit : Ce qu’on n’a pas trouvé hier sur le vicomte pourrait bien être chez son ami Georges Raymond, et ce qui le confirma dans cette supposition, faite du premier coup, c’est que la police s’était aperçue trop tard de l’évasion d’une seconde personne qui accompagnait le vicomte au chemin de fer.

Quelle pouvait être cette seconde personne, sinon Georges Raymond ?

Tous ces faits liés et combinés dans son esprit, Saporta avait conclu tous ses calculs de probabilité en disant :

— Si la correspondance du comte de B*** est encore chez l’avocat Georges Raymond, il y a quelqu’un qui peut s’en emparer, c’est Isabeau.

On voit à présent tout le fond de cette intrigue si remarquablement conduite. Après avoir enlevé le coffret par une ruse vraiment diabolique, Isabeau avait couru le porter chez le marquis Saporta, qui l’avait immédiatement fait ouvrir, se conduisant en cela comme un aventurier politique sans foi ni loi, tout grand seigneur qu’il était.

La capture dépassait de beaucoup ses espérances ; il put s’en convaincre en lisant les pièces que contenait le coffret. Après avoir fait un présent royal à Isabeau, il s’était rendu sur-le-champ au cabinet de l’Empereur et, donnant donnant, il avait obtenu à peu près ce qu’il demandait pour les chefs de la Révolution espagnole.

L’enlèvement de la correspondance du comte de B*** avait pour le vieux gentilhomme les conséquences les plus graves. Les dangers personnels qu’il pouvait courir étaient le moindre de ses soucis.

Cette correspondance compromettait plusieurs légitimistes qui avaient accepté des situations officielles importantes du gouvernement impérial ; elle dévoilait les plans du parti, désignait tous les hommes d’action sur lesquels on pouvait compter éventuellement ; enfin la possession de toutes ces pièces était une arme redoutable aux mains du gouvernement, puisqu’elle constatait l’existence d’une conjuration que le gouvernement impérial pouvait être tenté de faire retomber d’un poids terrible sur la tête de ses auteurs, si le parti pris d’une réaction violente en face de l’effervescence générale venait à triompher dans les conseils du souverain.

Quant à la comtesse de Tolna, elle tenait plus à sa vengeance contre d’Havrecourt qu’à tout le reste. Impatiente de la savourer, elle avait stipulé que le comte de B*** serait prévenu le jour même pour que d’Havrecourt fût immédiatement chassé.

C’était elle qui avait fait parvenir, de son chef, au comte de B*** les renseignements qui devaient confirmer dans l’esprit du comte la trahison de son secrétaire.