Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/42

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 270-277).


XLII

LE COUP DE HACHE.


En présence d’une telle situation, qui peut dire de quels sentiments le vicomte d’Havrecourt était agité en sortant de l’hôtel de B*** ? Vainement, il avait essayé de se défendre contre les soupçons infâmes dont il était l’objet. Il avait déterminé une crise qui avait failli emporter le comte de B***, et les trois femmes qui veillaient sur les jours du vieillard, l’avaient repoussé en le maudissant.

Il était chassé comme un laquais, comme un vil espion ; En passant devant la loge du concierge, sa figure faisait frémir. Le parti que devait prendre un homme si redoutable, dans une circonstance pareille, ne pouvait être que terrible.

Qui donc, en adressant des renseignements sur sa moralité au comte de B***, avait pu désarmer jusqu’à sa défense en face de la plus infâme accusation ?

Altéré de vengeance et prêt à broyer sous sa main l’auteur immédiat de cette catastrophe qui le laissait sans ressources, déshonoré, presqu’en face du suicide, il ne s’arrêta pas à analyser la conduite de Georges Raymond ; il le jugea traître et infâme par cela seul qu’il lui fallait un éditeur responsable du désastre qui le frappait.

— Doubledent m’avait bien dit de me défier de cette vipère que j’ai réchauffée dans mon sein, se répétait-il à lui-même.

Sans souci désormais d’être suivi ou arrêté, il prit le chemin de la rue Jacob, et monta chez Georges Raymond. En gravissant les escaliers, on eût pu le voir s’assurer, par un geste rapide, de la présence d’un objet qui se trouvait dans la poche de son paletot. Par bonheur, Georges n’était pas rentré. La figure du vicomte bouleversa la veuve Michel.

— Du papier, de l’encre ! dit-il d’une voix brève.

Et en quelques minutes il griffonna une lettre qu’il commanda à la veuve Michel de remettre promptement à son maître.

Qu’était devenu pendant ce temps le malheureux jeune homme ? Il s’était élancé comme un fou sur les traces d’Isabeau, vingt-cinq minutes après sa disparition.

— Est-il venu un commissaire de police me demander il y a une demi-heure ? dit-il au concierge, qui le y regarda sans comprendre.

— Personne n’est venu demander monsieur, dit ce dernier.

— Est-ce que M. Georges Raymond aurait maille à partir avec la justice, par hasard ? Il faudra l’observer, dit le concierge à sa femme.

Déjà Georges avait disparu et, s’étant élancé dans une voiture, s’était fait conduire chez Isabeau. On lui répondit qu’elle était à la campagne !

Il se fit conduire chez le vicomte : Hector n’était pas rentré.

Frappé par le coup le plus terrible qu’il eût encore reçu de sa vie, ne doutant pas qu’Isabeau ne fût un agent politique occulte qui lui avait enlevé, par un piége infâme, le dépôt confié à sa garde, il tomba dans le plus épouvantable accablement.

Enfin, rappelant toute son énergie par un effort affreux de volonté, il se livra à une opération mentale qu’il avait bien souvent faite dans les mauvais jours.

— Supposons le pis, se dit-il. C’est toujours ce qui m’arrive, la découverte de ce coffret va compromettre des gens puissants, perdre d’Havrecourt et, moi, je vais passer pour avoir livré, vendu le secret de cette correspondance… Ah ! Hector est peut-être chez la vicomtesse de Saint-Morris, pensa-t-il tout à coup.

— Touchez rue de Rome, n° 15, dit-il au cocher, et, pendant le trajet, il s’étudia à se faire un masque présentable en déridant son front avec ses mains.

— Madame est sortie, lui dit la femme de chambre.

— Tiens ! M. Georges Raymond ! dit tout à coup une jeune femme qui venait d’ouvrir une porte. Entrez donc par ici, vous ferez comme moi, vous attendrez.

C’était Raffaella, toujours aussi suave, et, sans attendre la réponse du jeune homme, elle lui prit son chapeau des mains et l’emmena dans un des petits salons que nous connaissons déjà.

— Comme Mlle  Raffaella est effrontée, tout de même ! dit la femme de chambre à un domestique qui traversait le salon ; la voilà qui s’enferme avec ce jeune homme.

— Monsieur Georges, je m’ennuie, vous allez m’amuser ; nous allons jouer du piano, dit la charmante fille en cherchant des morceaux de musique ; je vais vous chanter l’air de la Périchole. Tiens ! mais qu’avez vous ? fit-elle en interrompant ses préparatifs pour regarder Georges Raymond qui restait immobile comme une statue.

— Chère mademoiselle, vous êtes jolie comme on ne l’est pas, et je serais bien heureux d’être près de vous dans un autre moment, mais pardonnez-moi, je…

— Vous avez des ennuis, monsieur Georges, fit-elle en venant s’asseoir près de lui, avec des petites mines charmantes ! Est-ce des chagrins d’amour ? C’est moi qui n’en aurai plus de chagrins comme ça. Vous ne savez pas ? Le baron m’a quittée, si ça peut s’appeler un baron. Oui, après m’avoir mise dans mes meubles ; seulement les meubles n’étaient pas payés. Est-ce que le tapissier peut les reprendre ? Oh ! que les hommes sont indignes… Ce n’est pas vous qui feriez de ces choses-là, monsieur Raymond !… Et figurez-vous qu’avec tout cela, nous sommes dans un embarras épouvantable ; nous n’avons pas un sou à la maison… si bien que j’étais venue ici… dit Raffaella en s’interrompant et en rougissant, pour demander un petit service à la vicomtesse.

— Mademoiselle, dit Georges, s’efforçant de sortir de sa stupeur, je ne suis pas riche, mais si, sans aucun intérêt, je puis vous obliger en partageant avec vous…

— Comme vous êtes gentil ! Eh bien, non, je ne veux pas. Vous me prendriez pour… Je ne suis pas si dévergondée que j’en ai peut-être l’air, dit la jeune fille en baissant les yeux. Quand je pense que c’est ici même, pour la première fois, il n’y a pas bien longtemps… que…

— Comment, ici ? dit Georges intrigué malgré lui par tout ce babil plein de gentillesse.

— Oui, nous sommes dans l’observatoire de la vicomtesse.

— Tiens, c’est vrai ! dit Georges Raymond, qui se rappela la disposition des lieux.

— Vous voyez bien au bout de la serre, c’est-là que demeure Mme  Kœnig, une grande couturière très en renom dont vous avez dû entendre parler, où il y a toujours des jeunes filles charmantes. J’étais là comme ouvrière…

— Lorsque ?

— Lorsque M. de Prébois, mais non, je ne veux pas dire son nom, m’a fait venir ici…

— De chez la couturière ?

— Oui.

— Malheureuse enfant ! vous aviez pris la correspondance ! dit Georges Raymond, qui découvrait avec surprise cette ramification de Mme  de Saint-Moris dans l’établissement de Mme  Kœnig.

— On m’avait fait boire je ne sais quelle liqueur et…

— Je comprends, pauvre enfant, mais cela est ancien déjà ?

— Cinq mois tout au plus, et ce qu’il y a d’affreux, je me suis trouvée mère sans savoir comment…

— Et vous avez un baby ? dit Georges se rappelant machinalement l’histoire que lui avait racontée d’Havrecourt.

— Pas du tout. J’ai fait une fausse couche affreuse, dont j’ai failli mourir. J’avais tout raconté à mes parents ; ils ont fait une plainte au parquet. Ce monsieur s’est enfui ; j’ai été interrogée. C’est une histoire abominable, dont je ne puis pas vous dire en ce moment tous les détails ; et je ne suis probablement pas la seule, car…

— Et, quoi donc ?…

— Écoutez, reprit-elle, c’est un secret que j’ai surpris, vous me promettes de n’en rien dire. Justement il s’agit de votre ami, le vicomte d’Havrecourt.

— Ah !

— Avant-hier, je m’étais endormie dans la pièce à côté de celle-ci, lorsque je me suis réveillée en entendant causer deux personnes. J’ai reconnu la voix de la vicomtesse et celle de M. d’Havrecourt.

— Je vous assure qu’elle viendra, disait M. d’Havrecourt. C’est une petite fille assez curieuse, et vous concevez, vu l’urgence, que si elle vient…

— Comment, dit Georges Raymond, ne pouvant s’empêcher d’écouter toutes ces choses étranges, je croyais Hector l’amant de la vicomtesse.

— Oui, mais il paraît qu’il s’agit d’un mariage. Et pour l’assurer davantage… d’une prise de possession… préalable.

Georges Raymond sentit comme un fer aigu qui lui traversait le sœur.

— Et le nom ? vous n’avez pas entendu le nom ?

— Attendez ! D’abord il a dit Blanche et puis un autre nom, un nom… comme Javal… mais je l’ai écrit sur mon calepin… maintenant je me le rappelle, c’est Nerval.

À ce dernier mot Georges s’enfuit précipitamment, laissant Raffaella stupéfaite.

— Quoi ! mademoiselle de Nerval aussi, elle que je croyais un ange de pureté ! disait Georges en sanglotant dans l’escalier. Oh ! c’est trop, mon cœur se brise. Maintenant, je ne pourrai plus le voir en face, cet homme !

Georges faillit pousser un cri de douleur. Au milieu de cette nouvelle commotion, il avait oublié l’effroyable incident du coffret, suspendu sur sa tête comme le tranchant du couteau sur le cou du condamné.

Allons donc ! se dit-il en secouent son désespoir comme un sanglier criblé de coups ; qui sait si ce n’est pas tout simplement quelque guet-apens que cet homme m’a tendu ? ne soyons pas dupe jusqu’à la fin. Voyons ce que c’est que cette histoire du coffret, allons rue Contrescarpe.

On se rappelle qu’ils avaient rendez-vous à sept heures chez Magny.

Il passait pour s’y rendre devant chez lui, lorsque la veuve Michel, qui paraissait guetter son retour sur le pas de la porte, lui remit la lettre du vicomte. Il la déplia en pressentant quelque chose de sinistre et il lut :

« Monsieur, vous êtes le dernier des misérables ; vous êtes allé livrer à la police le dépôt sacré que j’avais confié à votre honneur. J’étais venu pour vous casser la tête comme à un chien ; il vaut mieux que je ne vous aie pas rencontré. Demain matin, je serai à sept heures au bois de Vincennes, avenue d’Orléans, accompagné de deux témoins. Je vous y attends dans la même forme. Épée ou pistolet, il n’importe ; vous comprenez que c’est la mort pour l’un de nous deux.

» Si vous n’étiez pas exactement à ce rendez-vous, je me charge de vous faire sauter la cervelle dans la journée, quand bien même vous iriez encore montrer cette lettre à la police.

» Celui qui vous méprise comme le dernier des hommes et vous tuera demain.

» Hector d’Havrecourt. »

Après avoir lu cette lettre, Georges chancela, puis la réaction se fit ; il fut de bronze. — Ainsi avant de m’avoir vu, avant de m’avoir entendu, d’emblée, il m’a jugé coupable de la dernière des infamies ! Il prit une plume et écrivit d’un trait la réponse suivante qu’il jeta à la poste :

« À vous dire vrai, monsieur, je ne crois pas à l’histoire de ce coffret, à moins que vous ne m’ayez tendu quelque piége, ainsi qu’il entre dans vos habitudes avec les hommes et avec les femmes.

» Je veux bien me battre, non pour cette misérable jonglerie dont j’ignore le but, mais parce que vous vous conduisez lâchement envers une jeune fille que je saurai défendre contre vous, malgré vos airs furieux qui ne m’effraient point.

» Toutefois, je ne me battrai pas avant deux jours. Si, d’ici là, il vous plaît de m’attaquer à l’américaine, comme un flibustier, vous pouvez commencer quand vous voudrez, je vous attends. »