Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/41

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 264-269).


XLI

CHASSÉ !


Quelques heures après l’étrange incident qui venait de se passer chez Georges Raymond, une grande agitation régnait dans un hôtel de la rue de Varennes, portant le numéro 98.

Vers cinq heures et demie un garde municipal à cheval, porteur d’un pli cacheté, s’était présenté à l’hôtel du comte de B*** qui avait pressé une fort mauvaise nuit et reposait en ce moment dans sa chambre.

À la lecture de la dépêche qu’on venait de lui apporter, le comte faillit se trouver mal ; il entra ensuite dans une colère terrible qui mit en émoi toute la domesticité.

Accourue aux cris de son mari, la comtesse de B*** avait fait fermer toutes les portes pour que personne ne pût être témoin de la scène qui se préparait. Le comte de B*** demeurait dans l’hôtel avec sa sœur, sa belle-sœur et sa femme, toutes trois presque exclusivement occupées des soins qu’exigeait sa santé.

Le comte de B***, qui pouvait avoir alors cinquante-six ans, avait été un fort beau cavalier ; mais atteint d’infirmités précoces qui avaient entravé son activité, il avait bien vieilli depuis le jour où, plein de vaillance, il avait été arrêté avec ses collègues à la mairie du dixième arrondissement.

L’ancien membre du comité de la rue de Poitiers, alors si fringant, avait des cheveux blancs qui tombaient avec une certaine grâce sur ses joues amaigries. Ses yeux spirituels et fins avaient conservé tout leur éclat. Avec des formes séduisantes, il avait le caractère changeant comme tous les hommes atteints d’hypocondrie, et il passait sans transition de l’aménité la plus exquise à des accès d’irritation qui en faisaient un tout autre homme.

La comtesse de B***, qui joignait à un grand sens une inaltérable sérénité, avait seule le pouvoir de le calmer. Elle avait dû être fort belle et, quoiqu’elle eût dépassé la cinquantaine, ses grâces effacées conservaient encore un grand charme.

Sa sœur, la marquise de C***, qui avait perdu son mari depuis une année, habitait avec elle ; elle était aussi laide que sa sœur avait été jolie, mais elle avait l’esprit du monde le plus original.

Quant à la sœur du comte de B***, c’était une vieille fille qui s’était faite religieuse, disait-on, à la suite d’un chagrin d’amour, et elle avait totalement renoncé au monde pour s’attacher à Dieu. Son frère était sa seule affection terrestre.

— J’ai trop vécu ! mes cheveux blancs sont déshonorés, répétait le vieux gentilhomme en s’agitant sur son fauteuil, pendant que sa sœur était à ses pieds et que les deux autres femmes faisaient tous leurs efforts pour le calmer.

— Non, laissez-moi, ou plutôt donnez-moi le moyen de quitter à l’instant même cette vie désormais odieuse.

— Honoré, pouvez-vous proférer un semblable blasphème ! disait Mlle  de B***, en religion sœur Victoire.

— Ô mon Dieu ! fit le comte en joignant les mains avec une ferveur religieuse qui se ranima presque aussitôt, vous qui êtes mort sur la croix, donnez-moi le courage de supporter cette dernière épreuve.

Puis, changeant de ton et s’adressant à sa femme et à sa belle-sœur :

— N’est-ce pas votre faute aussi, à vous qui, en me vantant ce misérable jeune homme, m’avez fait prendre en lui une confiance que je n’avais pas. J’ai manqué de prudence, j’ai été puni par où j’ai péché. Mais où est-il, ce vil coquin qui restait ici pour aller vendre mes secrets à la police pendant que je le croyais sur la route de Bruxelles ; qu’on aille me le chercher, qu’on me le trouve de suite !

Et le vieillard faisait un effort désespéré pour se soulever de son fauteuil tandis que la comtesse allait donner des ordres à l’office.

Par le plus grand des hasards, le domestique qu’on envoya à la recherche de d’Havrecourt le rencontra rue du Bac, quelques instants après sa sortie de chez M. de Marcus.

Il courut après lui :

— M. le comte fait chercher monsieur depuis une demi-heure. Que monsieur vienne en toute hâte, dit le valet de chambre encore en émoi.

— Le comte me fait chercher, se dit d’Havrecourt. Comment sait-il que je suis encore ici ?

— Qu’avez-vous donc et que s’est-il passé ? demanda-t-il en consultant la figure du valet de chambre.

— Nous ne savons qu’une chose, c’est que M. le comte est dans une épouvantable colère depuis une dépêche qu’on vient de lui apporter.

Hector arriva dans l’appartement du comte de B***, à qui son approche fut aussitôt signalée. À sa vue, la comtesse devant laquelle il s’inclinait respectueusement se retira avec un visage glacial. Il s’approcha de sa sœur, la marquise de C***, qui fit un geste d’éloignement dédaigneux, et sœur Victoire lui dit en joignant les mains :

— Ah ! monsieur, vous êtes bien coupable ! que Dieu vous pardonne !

— Évidemment une bombe vient de tomber dans la maison, se dit Hector avec le plus grand sang-froid. Mais de quoi s’agit-il ? Il envisageait tout le monde avec surprise pendant que le comte de B***, plongé dans son fauteuil, le regardait approcher avec un œil foudroyant.

— Monsieur le comte, je ne comprends rien, absolument rien à ce qui se passe ici, dit Hector.

Sans répondre, de comte de B*** poussa d’un geste rapide, sur la table, la lettre qu’il venait de recevoir. Le vicomte lut :

« Monsieur le comte, votre ancien collègue et ami, serviteur dévoué d’un gouvernement contre lequel vous conspirez sans ménagement, essayera de détourner, s’il le peut, les rigueurs que vous avez attirés sur votre tête. Vous pourriez être traduit devant la justice, comme coupable de manœuvres et d’intelligences à l’étranger tendant à troubler la sûreté de l’État.

» Peut-être suffira-t-il à Sa Majesté de connaître les projets que vous formez contre son gouvernement.

» J’aurai l’honneur de vous adresser les copies de toutes les pièces dont nous conservons les minutes ; mais je mets à votre disposition le coffret qui les contenait. C’est peut-être pour vous un souvenir de famille.

» Veuillez agréer, etc. »

Et il y avait au bas la signature du ministre de l’intérieur.

À la lecture de ce sanglant persiflage, le vicomte, quoique atterré, ne perdit pas contenance. Le comte, qui l’observait, prit cette attitude de l’homme énergique que rien n’ébranle pour l’audace du coupable qui a toute honte bue ; et lorsque le vicomte releva la tête, il lut sa condamnation écrite dans les yeux du comte de B***.

— Comment ce coffret est-il tombé entre les mains de la police ? dit le comte d’une voix qui n’admettait pas une seconde d’hésitation.

D’Havrecourt raconta avec une rapidité et une précision mathématiques ce qui lui était arrivé la veille, pendant que le regard du comte restait attaché sur lui avec une intensité terrible.

Quand le vicomte eut fini, un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres du vieux gentilhomme.

— Il suffit, monsieur, retirez-vous, dit-il, d’un ton et d’un geste écrasants.

— Monsieur… dit d’Havrecourt frappé au cœur de ce laconisme insultant, qui disait tout, quelle est donc enfin votre pensée ?

— Pas un mot de plus, dit l’impétueux vieillard, éclatant enfin, sortez pour ne jamais remettre le pied dans cette maison. Coupable ou non, imprudent ou criminel, vous n’en êtes pas moins cause du dernier coup qui achève ma vieillesse et déshonore mes cheveux blancs ; voulez-vous me forcer à vous dire qui vous êtes et ce que je pense de votre récit, où l’invraisemblance éclate à chaque mot ? voulez-vous que je vous demande pourquoi vous restiez à Paris au lieu de repartir aussitôt, ou tout au moins de me prévenir ?

Vous avez indignement surpris ma confiance, ma bonne foi ; tenez, voilà d’autres papiers qui vous diront ce que vous êtes ; voilà des renseignements qui me sont envoyés sur votre compte : tripots de Bourse, filles et brelans, voilà votre vie, ne m’obligez pas à vous faire chasser d’ici comme un laquais, rien ne vous appartient de ce qui fait la dignité d’un honnête homme, pas même le nom que vous portez.

En face de cet ouragan de paroles, le vicomte, devenu pale comme la mort, immobile, attendant le moment de placer un mot, se fût peut-être relevé par une de ces inspirations audacieuses qui lui étaient familières. Mais, tout à coup, le comte épuisé par cette crise, s’évanouit.

Les trois femmes qui veillaient sur les jours du vieillard accoururent en poussant des cris, et d’Havrecourt n’eut que le temps de se retirer pour n’être pas littéralement expulsé de l’hôtel.