Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/40

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 257-263).


XL

LE TRAQUENARD.


Hector d’Havrecourt s’était trompé en croyant avoir triomphé des scrupules de Georges Raymond ; seulement le jeune avocat avait su discerner ce qu’il y avait de vrai dans les observations du vicomte.

Il s’était dit, quoiqu’avec un serrement de cœur cruel en pensant à Mlle  de Nerval : je n’ai pas le droit d’empêcher ce mariage, si il a lieu sans surprise et dans des conditions loyales. Si méprisable que puisse être Doubledent, il est juste de le rémunérer de ses peines et soins. C’est un sacrifice à faire. Quelle sera l’étendue de ce sacrifice ? Toute la question est là.

Il résolut de se placer uniquement sur ce terrain en se bornant à stipuler les meilleures conditions possibles dans l’intérêt de son ami. Il ne connaissait pas les odieuses manœuvres concertées par le vicomte d’Havrecourt avec Mme  de Saint-Morris, pour rendre le mariage inévitable.

Un peu calmé par les réflexions qu’il avait faites et la sagesse de ses résolutions, Georges rentrait chez lui vers une heure, se rappelant qu’il avait donné rendez vous pour cette heure-la à Doubledent. Mais Doubledent ne vint pas, et Georges pensa à Mlle  de Nerval.

Au milieu de ses préoccupations, il avait presque oublié Isabeau.

Ce n’est pas que cette femme étrange n’eût fait une profonde impression sur lui. Il lui devait les premiers transports de passion qu’il eût encore éprouvés de sa vie. Il ne pouvait songer sans ivresse au bonheur qu’il avait goûté dans ses bras. Elle était maîtresse de son imagination et de ses sens, mais son âme appartenait à Mlle  de Nerval.

Étourdi par les secousses violentes de l’avant-veille, il ne s’était excusé que le lendemain par un billet assez court de n’avoir pu venir chez Isabeau, et il ne l’avait pas revue depuis trois jours.

Assis dans son cabinet, auquel il avait fait subir d’élégantes modifications depuis son héritage, et tisonnant devant son feu, le jeune avocat rêvait à toutes ses aventures, quand un coup de sonnette assez impérieux retentit.

— C’est Doubledent ! pensa aussitôt Georges Raymond, et il ramassa toutes ses forces pour la nouvelle lutte qu’il s’attendait à soutenir contre Pagent d’affaires : mais avant qu’il eût eu le temps de se faire une contenance, le frôlement d’une robe de soie se fit entendre, accompagné d’un petit pas rapide, et Isabeau, le visage couvert d’un voile épais, entra dans son cabinet précédant la veuve Michel qui n’avait pas eu le temps de l’annoncer.

— Il paraît que vous ne vous gênez pas, mon cher, quand vous donnez des rendez-vous, dit la comtesse de Tolna en détachant rapidement sa voilette et en laissant apercevoir dans tout son éclat la merveilleuse beauté de ses traits.

Si Georges fût venu à l’heure indiquée l’avant-veille, il n’eût point trouvé la comtesse qui avait fait consigner sa porte. Mais les femmes ne pardonnent pas aisément que l’on manque à un rendez-vous auquel elles ne se trouvent pas.

— Quoi ! comtesse, vous ici, chez moi, quel bonheur ! s’écria Georges pendant que la veuve Michel éblouie de cette apparition, retournait stupéfaite au fond de sa cuisine.

— Oui, mon cher, moi-même, je viens vous dire en personne que vous êtes un impertinent.

— Et moi, je suis presque heureux de vous avoir manqué de parole, puisqu’en venant jusqu’ici, vous me prouvez que vous m’aimez un peu, dit en l’enlaçant de ses bras, Georges Raymond qui, à la vue d’Isabeau, sentait se réveiller toute sa passion.

— Pas de gestes, monsieur, je vous prie. Qu’avez-vous fait l’autre jour ? vous étiez sans doute avec quelque autre femme.

— Ah ! chère Isabelle, dit Georges Raymond en souriant de cette supposition invariable que font toujours les femmes en pareil cas. Remerciez-moi de ne pas être venu vous voir ce jour-là ni les jours suivants ; si vous saviez quelle vie de damné j’ai menée depuis lors.

— Vous êtes donc malheureux ? dit Isabeau en se rapprochant du jeune homme avec un air d’intérêt qui semblait touchant.

Georges fit un signe de tête profondément affirmatif.

— Oh ! moi j’aime les gens malheureux, racontez moi tout, mon ami.

Elle était si attrayante, si provocante, en parlant ainsi tout en conservant son air d’impératrice, que Georges Raymond la serra contre son cœur avec tendresse.

— Oh ! que c’est bien à vous d’être venue me voir, que vous êtes bonne ! lui dit-il. Vous si belle, si capricieuse, si recherchée, vous avez pu songer encore à un pauvre diable d’avocat comme moi sans sou ni maille !

— Cela m’est bien égal ! dit Isabeau, est-ce que vous croyez que je suis intéressée avec vous ? Et elle attire doucement vers elle la tête du jeune homme. Georges, vous me disiez tout à l’heure que vous étiez malheureux. Qu’avez-vous ?

— Moi malheureux, quand vous êtes la près de moi ; quand je puis regarder dans le fond de vos yeux comme en ce moment ; quand vos lèvres charmantes me sourient, quand je tiens vos mains dans les miennes, quand cette chambre est toute parfumée de votre présence ; enfin, quand je vous aime, Isabelle, et que je puis faire comme si tu m’aimais, Isabeau !

— Non, dit-elle avec un adorable sourire, en lui résistant, je ne veux pas… Il faut que je parte dans un instant. Ce soir peut-être…

— Un siècle !… fit-il en soupirant.

— Avez-vous tenu la parole que vous m’aviez donnée ? dit-elle.

— Laquelle !

— Vous n’avez jamais parlé de moi à aucun de vos amis ?

— Jamais !

— Pas même à M. d’Havrecourt ?

— À lui moins qu’à tout autre assurément.

— Vous êtes donc brouillés ? Cela ne n’étonnerait pas, c’est si un vilain homme, sans mœurs, sans délicatesse. Souvenez-vous que je vous l’avais dit. Ainsi, vous êtes brouillés ?

— Vous vous trompez, chère comtesse, nous ne sommes pas brouillés, mais…

— Mais ?…

— Je vous dirai cela plus tard.

— Non, à l’instant.

— Mais puisque vous partez ?…

— Vous savez qu’il se marie.

— Oui, oui, je sais, dit Georges.

— Le tueriez-vous, si je vous le disais ?

— Comment donc ! tout de suite, chère Hermione, répondit Georges en riant.

— Vous n’êtes pas sérieux, fit la comtesse, en se levant et en scrutant de l’œil toutes les parties de l’appartement ; puis elle se mit à tout regarder, comme font les femmes.

— Comme vous êtes drôlement logé, mon cher. Combien payez-vous ? Pouah ! cela sent les livres, les dossiers, le vieux cuir ! Oh ! les avocats ! Moi qui ai en horreur cette espèce ! Vous devez être drôle avec votre robe et votre toque. Dites-moi donc, pendant que j’y songe, quelle différence y a-t-il entre un avocat, un avoué et un notaire ? Dieu ! une heure et demie ! moi qui dois me trouver à une heure aux magasins du Louvre ! Adieu ! adieu !

— Comment, adieu ? À ce soir, vous voulez dire ?

— Je devrais répondre non, pour vous punir.

— Oh ! je vous en supplie ! Tenez, je me mets à vos genoux.

— Je vous rendrai malheureux, je vous en préviens.

— Oui, oui, dit Georges, tout ce que vous voudrez.

Et la comtesse disparut, laissant le jeune homme en proie à l’émotion passionnée que lui avait causée sa présence.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que la comtesse reparaissait tout à coup, pâle, les traits bouleversés par la frayeur.

— Malheureux enfant, qu’avez-vous donc fait ? dit-elle en s’emparant de ses mains avec un élan de sollicitude irrésistible.

La police est au bas de l’escalier et monte chez vous. Je passais devant la loge du concierge lorsque j’ai entendu prononcer votre nom, c’était le commissaire de police accompagné de trois agents qui se faisait indiquer votre étage ; je suis remontée comme un trait. Les voilà, je les entends, fit-elle en prêtant l’oreille avec anxiété, j’espère que vous n’avez rien de compromettant chez vous.

— Ah ! malédiction ! dit Georges, emporté par le premier mouvement ! le coffret ! Et il se précipita vers la bibliothèque où il avait caché le coffret derrière des in-folios.

— Donnez vite, je vais passer par l’escalier de service, ils ne me verront pas. Mais ne perdez pas une minute. À ce soir, à minuit…

— Non, dans une heure au plus tard, chez vous.

— Soit !

Georges avait déjà remis le coffret à Isabelle, qui disparut comme une flèche par l’escalier de service. Le jeune avocat la bénissant dans le fond de son âme comme il aurait béni son ange gardien, s’assit sur son fauteuil de bureau, en prenant l’air impassible d’un Romain attendant les Barbares sur sa chaise curule.

Cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure se passèrent, la demie sonna, aucun commissaire de police n’apparut. Georges sentit alors une sueur froide monter à son front.

— Oh ! non, ce n’est pas possible, s’écria-t-il, ce serait par trop infâme !…