Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/39

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 250-256).


XXXIX

LA PLANCHE DE SAUVETAGE.


D’Havrecourt était entré à l’hôtel de Marcus, non par la porte cochère de la rue de Lille, mais par une porte bâtarde du jardin, donnant sur le quai et qui se trouvait entr’ouverte quand la voiture du comte de Marcus déboucha du pont de la Concorde pour remonter la rue Bellechasse. Cette petite porte se trouvait juste au coin d’un mur de clôture qui a disparu depuis pour faire place à de nouvelles constructions.

D’Havrecourt poussa la porte, la referma sur lui, et, en s’avançant, il aperçut de loin le profil d’une dame toute emmitouflée qui se risquait dans une allée du parc malgré le givre dont il était couvert.

On était au commencement du mois de mars, et un magnifique soleil d’hiver rayonnait à travers les rameaux dénudés des grands arbres du jardin.

La dame qui semblait jouir de ce beau temps, malgré le froid, se retourna. C’était Mme  de Dammartin, une physionomie de femme du monde difficile à oublier, quoique Mme  de Dammartin eût depuis longtemps cessé d’être jeune.

Mais il semblait impossible de lui assigner un âge déterminé. Si les contours de son visage avaient totalement perdu la fraîcheur de la jeunesse, les lignes avaient conservé toute leur élégance et presque toute leur pureté. La correction parfaite de ses traits semblait ressortir avec d’autant plus de noblesse que, particularité bizarre ! elle avait les cheveux complètement gris.

Rien ne lui eût été plus facile sans doute que de faire disparaître sous un noir de jais cette couleur indiscrète ; mais quelle couleur artificielle eût pu remplacer l’harmonie particulière que cette nuance gris-de-cendre donnait à son visage ? Ses cheveux ne la vieillissaient pas ; ils ajoutaient à son grand air. On eût dit qu’elle était poudrée.

Veuve d’un gentilhomme de vieille race qui avait perdu sa fortune dans des spéculations, Mme  de Dammartin, demeurée sans fortune, avait accepté la position que M. de Marcus, ancien ami de son mari, lui avait offerte auprès de sa nièce. Elle lui tenait lieu de mère, et la jeune fille trouvait en elle tous les attraits qu’elle eût souhaitée dans un amie.

Sachant toute l’influence que Mme  de Dammartin exerçait sur Mlle  de Nerval, le vicomte d’Havrecourt s’était étudié depuis longtemps à obtenir ses bonnes grâces. Il y était arrivé par un jeu de galanterie assez habile.

Sans se permettre jamais un mot déplacé, mais seulement par de vagues allusions, par des mines, par des réticences calculées, il s’efforçait de faire croire à Mme  de Dammartin qu’il avait conçu pour elle une passion profonde que le respect avait refoulée.

Au fond Mme  de Dammartin n’en croyait probablement rien ; mais elle avait été flattée malgré elle de ce dernier hommage rendu à sa beauté, et elle voyait sans défaveur les espérances du vicomte, espérances qu’elle avait devinées depuis longtemps comme elle avait deviné l’amour de Mlle  de Nerval pour Hector.

Décidé à jouer le tout pour le tout ce soir même, c’était une bonne fortune inespérée pour le vicomte que de se trouver un instant seul avec Mme  de Dammartin.

— Qui est-ce qui vous amène ainsi furtivement dans ce jardin, où j’ai eu la fantaisie de montrer mes rides au soleil en attendant le retour de M. de Marcus et de sa nièce ? dit Mme  de Dammartin pendant qu’Hector s’inclinait devant elle avec des marques d’admiration muette.

Au mot de rides, il avait fait un geste comme pour dire : Quel sacrilège !

Hector raconta en quelques mots son accident de voiture et ce qui s’y rattachait.

— Comme vous le voyez, madame, c’est presque un conspirateur qui vient se cacher ici, et dans quel lieu ! en quel moment ! On dirait que le sort se joue de moi en me ramenant dans cette maison que je ne devais plus revoir.

— Que voulez-vous dire ? fit la noble dame remarquant l’accent tragique que le vicomte avait affecté afin de pouvoir mener vivement les choses.

— Vous me pardonnerez, madame, vous pour qui j’ai conçu un respect si profond, puisque c’est le seul culte qui me soit permis auprès de vous ; mais les circonstances de ma vie sont telles en ce moment que je dois parler : je ne devais plus revenir dans cette maison puisque j’y ai perdu mon repos, ma vie, mon âme en voyant ici une jeune fille faite à votre image. En un mot, j’aime Mlle  de Nerval, elle est tout pour moi ici-bas, et je ne dois pas conserver l’espérance de pouvoir obtenir sa main.

— Eh ! quel feu, monsieur, par un froid pareil ! Comment pourrez-vous conspirer pour notre cause, braver le fer et le poison des Bonaparte, si l’amour prend tant d’empire sur votre âme ?

— Raillez-moi, madame, vous avez raison ; mais du moins donnez-moi un conseil, je vous le demande à genoux, pour le suivre aveuglément ; dois-je renoncer à ce mariage ?

— Demandez à qui peut vous répondre.

— À qui ? À Mlle  de Nerval ?

— Je ne vous parle pas de Mlle  de Nerval.

— Mais, à M. de Marcus, alors ? Eh bien oui, je vous remercie, je le ferai, dit Hector avec de feintes vivacités, lorsque par son adresse il avait amené en quelques instants Mme  de Dammartin juste au point où il voulait en venir.

Dans la haute compagnie, on ne souligne point les intentions, on se borne à les indiquer. Mme  de Dammartin se contenta de ne point démentir la pensée que le vicomte lui attribuait, et elle ajouta :

— Je vous préviens qu’il y aura des objections.

Et maintenant offrez-moi votre bras, vicomte, je commence à me refroidir et je veux rentrer.

Au même moment, le comte de Marcus revenait avec sa nièce.

Les femmes s’entendent avec les yeux.

Un simple regard de Mme  de Dammartin fit deviner à Mlle  de Nerval qu’il était arrivé quelque chose, et l’expression de ses yeux signifiait : Que se passe-t-il ? Par la même pantomime, Mme  de Dammartin lui répondit : Attendez !

Pendant qu’elles se rejoignaient dans leur chambre, Hector d’Havrecourt passa dans le cabinet de M. de Marcus.

— Monsieur le comte, lui dit-il, je viens vous faire mes adieux et vous remercier des instants d’hospitalité si précieux que vous avez daigné m’accorder. J’espérais les prolonger. Mais j’ai quelques dispositions à prendre avant de partir. À présent la nuit commence à tomber, je n’ai plus à craindre d’être reconnu et suivi.

— Faites donc comme vous le voulez, dit le comte de Marcus. Mon cœur est avec vous dans la mission que vous allez remplir. Assurez l’envoyé du prince de mon profond respect et de mon inaltérable dévouement pour son auguste maître.

— Quand je reviendrai, monsieur le comte, ce sera pour vous faire mes derniers adieux, dit d’Havrecourt, qui se décida à frapper le grand coup. Je compte prendre avant un mois du service dans l’armée prussienne.

Le comte releva la tête avec surprise.

— Voilà une résolution bien prompte, monsieur, et vous la mûrirez encore. Sans doute, il est difficile à un royaliste fidèle de servir un pouvoir usurpateur comme celui qui règne en ce moment ; mais des temps meilleurs peuvent revenir. J’estime d’ailleurs qu’un Français doit se réserver pour son pays.

— Ainsi eussé-je fait, monsieur, probablement, mais j’emporte d’ici une blessure qui ne se guérirait pas en France.

— Que signifie ?… dit le comte en fixant sur lui des yeux perçants.

— Eh bien, monsieur le comte, répondit intrépidement Hector, je ne puis revenir ici parce que j’aime Mlle  de Nerval et que je l’aime sans espoir.

— Voilà une déclaration bien prompte, en effet, et à laquelle je ne m’attendais pas, fit le vieux gentilhomme en fronçant le sourcil.

— Je sais, monsieur le comte, que la disproportion des fortunes rend impossible…

— La fortune de Mlle  de Nerval est peut-être fort loin de ce que vous pensez, dit le vieux gentilhomme en songeant à la catastrophe dont sa nièce était menacée par la revendication du fils légitime de Daniel Bernard. D’Havrecourt entendit ces paroles avec surprise, Doubledent lui avait laissé ignorer sa démarche auprès de M. de Marcus ; il la devina.

— Achevez, monsieur le comte… fit-il.

— Je dis, reprit M. de Marcus qui ne crut pas devoir s’expliquer, que la fortune n’est pas tout pour moi dans l’homme qui demandera la main de Mlle  de Nerval ; mais encore faut-il des conditions d’indépendance…

Le vicomte arrêta M. de Marcus par une expression de surprise supérieurement jouée.

— Je ne pense pas, monsieur le comte, qu’avec douze cent mille francs de fortune on soit précisément dans la pauvreté, dit-il en se rappelant la leçon de Doubledent.

— Vous avez cette fortune ? Je ne le savais pas…

— Et nette de toute charge comme je puis le prouver.

— Soit, monsieur, ne discutons pas ce point en ce moment. Mais vous n’avez pas de position.

— Ah ! monsieur le comte, dans un temps où, comme vous le disiez tout à l’heure, les hommes de notre foi ne peuvent pas mettre leur épée au service de certaines causes, alors que j’ai brisé ma carrière pour ne pas servir l’Empereur, n’est-il pas cruel de me reprocher de n’être rien ? Dites ce que je dois être et je le serai.

— Vous passez pour un homme bien léger, dit le comte de Marcus détendant un peu l’arc de ses sourcils.

— On dit la même chose de tous les hommes jusqu’au jour où, mariés, ils étonnent par leur sagesse Pour celui qui aura le bonheur d’épouser Mlle  de Nerval, pourra-t-il y avoir une autre femme au monde ?

— Cela suffit, monsieur, dit le comte de Marcus. Cette conversation peut ne pas être perdue, malgré son caractère improvisé. Elle ne pourrait avoir de suite désormais que si c’était M. le comte de B*** lui-même qui la reprît.

À ces mots, empreints de la plus grande dignité, le vicomte s’inclina bien bas. En traversant un second salon, il rencontra Mlle  de Nerval, dont le regard interrogea le sien.

— Sur ma vie, sur mon honneur, lui dit-il tout bas, il faut que je vous voie où vous savez, mercredi, à une heure ; autrement, tout est perdu !

— Qu’avez-vous donc, chère enfant ? s’écria Mme  de Dammartin qui la suivait et la vit pâlir.

Le vicomte s’inclina de nouveau et disparut.