Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/38

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 245-249).


XXXVIII

INCIDENTS SUR INCIDENTS.


Il était une heure environ au moment où d’Havrecourt sortait de chez Doubledent.

Il se disposait à aller prévenir le comte de B*** de l’incident imprévu qui avait empêché son départ. Mais il réfléchit que dans l’état de santé où se trouvait le vieux gentilhomme, la nouvelle de ce contretemps pourrait l’impressionner d’une manière fâcheuse, l’alarmer inutilement, peut-être même diminuer sa confiance ; il résolut de lui épargner le récit de sa mésaventure, puisqu’il devait partir le soir même et que tout serait réparé en temps utile, l’envoyé du prince ne devant pas quitter Bruxelles avant trois jours.

Cette résolution une fois prise, d’Havrecourt se dit qu’il ne devait pas attendre jusqu’au soir pour quitter Paris, qu’il valait mieux aller chercher immédiatement le coffret chez Georges Raymond, s’éloigner de suite et prendre, à cinq ou six lieues de la zone parisienne, le premier train partant pour Bruxelles.

D’Havrecourt était inquiet ; il regrettait de n’avoir pas pris dès le matin le parti auquel il venait de s’arrêter ; il craignait d’être rencontré, reconnu, de ne pas trouver Georges chez lui, de se heurter enfin à un de ces mille accrocs qui peuvent survenir quand une mauvaise veine se déclare.

À la responsabilité déjà si lourde de sa mission, venaient s’ajouter des préoccupations personnelles écrasantes, une situation financière voisine de la détresse, un mariage qui devait le sauver, mais qui dépendait d’une combinaison frauduleuse dont le succès n’était pas certain, un pacte sans nom conclu avec un scélérat qui pouvait l’entraîner au fond de l’abîme ; il y avait la de quoi faire frémir un homme dont l’audace n’aurait pas égalé la perversité.

Mais avec d’Havrecourt les crises intérieures n’étaient pas de longue durée. La promptitude de sa conception et sa volonté de fer ne le laissaient jamais incertain dans ses déterminations. Il remonta en voiture en donnant l’adresse de Raymond et en pressant la marche de son cocher.

Ce dernier descendit rapidement la rue du Faubourg-Poissonnière ; Poissonnière ; mais, tout à coup, au moment de franchir le boulevard, son cheval glissa sur le pavé et s’abattit en face d’une voiture à deux chevaux qui venait du boulevard et tournait dans le faubourg.

La chute du cheval de fiacre et la rupture des deux brancards firent ouvrir brusquement la portière, et le vicomte, précipité dehors, aurait pu se casser une jambe ou tomber dans le ruisseau comme un simple mortel ; mais, grâce à son adresse, il se trouva debout et parfaitement équilibré au moment où un cri d’alarme, poussé par une voix de femme, s’échappait de l’équipage qui s’était arrêté tout court en face du fiacre démonté.

Le vicomte leva vivement la tête ; il vit Mlle  de Nerval les yeux pleins d’effroi et le comte de Marcus s’apprêtant à ouvrir la portière pour descendre de voiture.

— Je suis sain et sauf, monsieur le comte ; ne prenez pas la peine de descendre, mais j’accepterai pour quelques minutes l’hospitalité dans votre voiture, si vous voulez bien le permettre.

Et, en parlant ainsi, il se tournait vers son cocher qui, après avoir fait lui-même une chute sans danger, relevait piteusement son cheval sans pouvoir s’en prendre à personne de l’accident qui venait d’arriver.

Hector se hâta de lui mettre cinq francs dans la main, tourna le dos au rassemblement qui commençait à se former et disparut dans la voiture du comte de Marcus.

— Je vous demande mille pardons, monsieur le comte, et à vous surtout, mademoiselle, d’avoir avec si peu de façon sollicité un refuge dans votre voiture, dit Hector, pendant que les deux chevaux remontaient rapidement le faubourg, mais je n’ai pu faire autrement ; depuis hier j’essaye de cacher ma figure à tous les yeux et je tombe en plein rassemblement. Le comte de B*** ne doit pas savoir que je suis à Paris en ce moment et vous êtes la première personne qui pourriez lui apprendre que l’on m’a vu.

Le comte de Marcus était fort lié, en effet, avec le comte de B***, quoiqu’ils se vissent peu souvent ; mais ils avaient les mêmes opinions ; et, bien que le comte de Marcus ne jouât pas de rôle militant dans les salons du noble faubourg, il connaissait les projets du comte de B*** et sa correspondance avec les princes.

Il n’y avait donc aucun inconvénient pour Hector d’Havrecourt à faire une demi-confidence au comte de Marcus ; il y trouvait l’avantage de prémunir M. de Marcus dans le cas où il verrait le comte de B***, et d’exploiter devant Mlle  de Nerval le côté intéressant de sa position personnelle.

— Et vraiment vous ne vous êtes point fait de mal ? dit la jeune fille dont le teint reprenait l’animation qui avait abandonné un instant ses joues charmantes.

Le vicomte lui adressa un regard qui redoubla les roses de son visage ; car ce regard lui disait : Je suis près de vous, et je vous aime !

On imagine sans peine avec quel intérêt elle suivit les phases d’un récit qu’Hector broda de mille détails amusants. Il raconta l’escamotage du coffret, la station faite au commissariat de police, l’invitation du magistrat, qui lui offrit sa chambre à coucher comme vestiaire, la sortie hautaine qu’il avait faite au milieu des sergents de ville réunis, et d’autres détails qui excitèrent l’admiration de Mlle  de Nerval, tout en lui suggérant les réflexions les plus gaies.

— La plus grande prudence vous est en effet recommandée, lui dit le comte de Marcus. Dans tous les cas, notre maison vous servira d’asile, si vous le souhaitez, jusqu’au moment de votre départ.

— J’accepte avec reconnaissance, monsieur le comte, dit d’Havrecourt, qui, changeant encore une fois de résolution, renonçait à aller chez Georges Raymond, et à reprendre le coffret avant l’heure du rendez-vous qu’ils s’étaient donné chez Magny.

Le vicomte avait songé tout de suite au parti qu’il pourrait tirer de cette rencontre fortuite, et il voulait, d’après le programme de Doubledent, et sans plus attendre, aborder la question de mariage vis-à-vis de M. de Marcus.

— Puisque vous acceptez notre offre, dit le comte, nous allons vous conduire rue de Lille, où nous vous laisserons avec Mme  de Dammartin pendant que j’achèverai avec ma nièce quelques courses indispensables que nous avons encore à faire.

Le comte de Marcus, qui avait donné à son cocher l’ordre de remonter jusqu’à l’extrémité de la rue Lafayette pour avoir le temps d’écouter Hector, se fit ramener jusqu’à la place, devant la manufacture de pianos Debains, où Mlle  de Nerval avait à s’arrêter, et, quelques instants après, ils revenaient tous trois rue de Lille ; mais le vicomte seul descendit.

À ce moment il pouvait être quatre heures.