Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/37

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 236-244).


XXXVII

DOUBLEDENT ET D’HAVRECOURT.


Le rôle presque universel de l’agent d’affaires dans les rapports de la vie judiciaire, commerciale et industrielle, est un des traits les plus saillants des mœurs contemporaines, et il est assez étonnant que ce personnage, si essentiellement caractéristique de l’époque, n’ait jamais été transporté sur la scène.

Véritable Protée, l’agent d’affaires se retrouve à Paris sous les formes et les dénominations les plus variées, agent de contentieux et de recouvrement, courtier, intermédiaire, mandataire, arbitre, séquestre, liquidateur, etc., etc.

Banque, bourse, escompte, placement de capitaux, négoce, mariages, enterrements, terrains à bâtir, renseignements officieux, procès litigieux, créances véreuses, expropriations, l’agent d’affaires exploite tout et fait accepter partout son intervention souterraine. Aussi, est-ce parmi les innombrables espèces de cette immense famille de rongeurs que l’on retrouve le plus d’existences problématiques et de déclassés.

L’agent d’affaires est généralement un ancien clerc d’avoué, d’huissier ou de notaire, souvent aussi un ancien officier ministériel destitué, un avocat ou même un ancien magistrat. C’est quelquefois un négociant failli ou banqueroutier, un instituteur révoqué ou même un prêtre interdit ; parfois un individu ignorant et audacieux qui s’improvise du jour au lendemain homme de loi.

Mais le plus souvent les agents d’affaires appartiennent à des professions supérieures qui ont singulièrement développé chez eux le génie de l’astuce.

Familiarisé avec les ruses de la procédure, ayant étudié les lacunes de la loi pénale, sachant manier la parole et la plume, ardents, intrigants, faméliques, connaissant les hommes, ils déploient dans la conduite des procès, dans la poursuite de leurs entreprises une adresse, une sagacité, un esprit d’invention qui dépassent tout ce que l’on pourrait imaginer.

Il y a à Paris quatre ou cinq mille agents d’affaires qui enveloppent la vie industrielle comme dans un réseau, dont les toiles sont tendues dans tous les coins, attrapant tout ce qui vole, mouche ou moucheron, et par les mains de qui passent la plupart des affaires contentieuses avant d’arriver à avocat, avoué, huissiers, et de là à la barre des tribunaux.

Mais, parmi les nombreuses variétés du genre, il en est une particulièrement intéressante au point de vue qui nous occupe : c’est l’agent d’affaires qui poursuit les successions en déshérence et qui, par des relations occultes, dont la trame est le plus souvent insaisissable, parvient à découvrir un héritier inconnu ou un collatéral à qui il vient un beau jour offrir la révélation de ses droits, moyennant un pacte léonin.

Ce qu’il faut de temps, d’intelligence et de ruses pour aboutir a quelque chose dans la recherche d’une succession de ce genre, en a pu le voir par les faits et gestes de Doubledent, qui appartenait à cette dernière catégorie d’agents d’affaires, quoique ses aptitudes lui permissent d’étendre son activité sur d’autres objets. Mais la découverte de cette succession avait été pour lui le moyen d’arriver immédiatement au but : la fortune !

Partir de rien et arriver à tout ; réaliser un million avec une centaine de mille francs péniblement amassés et décupler ensuite le premier million gagné par un coup d’audace, tel était le rêve de Doubledent. Il ne convoitait pas précisément la fortune comme d’Havrecourt pour la satisfaction de ses appétits matériels, car il avait peu de besoins et il savait vivre de privations ; il souhaitait la fortune par l’orgueil féroce de l’homme longtemps méprisé pour sa bassesse ; il voulait montrer sa face patibulaire aux gens puissants, et faire sentir à la société le poids de son insolence de parvenu.

Doubledent demeurait rue de Paradis-Poissonnière, au quatrième étage d’un petit appartement confié aux soins d’une vieille domestique, espèce de séïde femelle d’une figure sinistre. Doubledent était célibataire, et sa vie apparente était très régulière. Levé de très grand matin, on le trouvait toujours exactement jusqu’à dix heures dans son cabinet dont la porte restait ouverte, et où il donnait des consultations gratuites aux pauvres gens du quartier.

Ce simple détail suffit pour peindre l’homme. Grâce à ces marques de bienfaisance, soutenues de quelques aumônes ostensibles, non-seulement il élevait un rempart de moralité autour de ses agissements ténébreux, mais encore il se créait une foule d’auxiliaires occultes et de dévouements obscurs, qu’il savait employer à l’occasion.

C’est ainsi qu’il avait un ami dévoué à la Préfecture de police dans la personne de Ferminet, qui le défendait, comme on a pu le voir, auprès de M. Bonafous, et au besoin l’eût averti en cas de mésaventure.

Doubledent n’était pas encore sorti de son cabinet lorsqu’on lui annonça la visite d’Hector d’Havrecourt.

Après l’explication orageuse qu’il venait d’avoir avec Georges Raymond, Hector n’avait pas cru pouvoir se dispenser d’instruire immédiatement l’affreux compère de ce qui venait de se passer.

— Ah ! ah ! vous voilà, bel amoureux ? dit, sans même tourner la tête, l’agent d’affaires qui écrivait sur son bureau, le chef couvert d’une calotte grecque, qui donnait un air encore plus étrange à sa figure de marsouin.

Hector lui raconta la scène qu’il venait d’avoir avec Georges Raymond, relativement à la succession de Karl.

— Ah ça ! mons Doubledent, dit Hector qui affectait un ton dégagé afin de déguiser par certains airs de hauteur le joug déshonorant que cet homme lui faisait porter, pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt que Georges était le conseil de l’héritier Karl Elmerich dont, par parenthèse, j’entends prononcer le nom pour la première fois ?

— En affaire, on ne fait pas de narration inutile.

— Sentence qui ne vaut rien. Si j’avais su plus tôt qu’un accord avec l’héritier dépendait de Georges Raymond, je l’y aurais peut-être déjà fait consentir, ce qu’avec toute votre habileté, vous n’avez pu faire, puisqu’il vous a mis à la porte.

Doubledent haussa les épaules :

— Si vous l’aviez su plus tôt, et avant d’être complètement mon homme (Hector fit la grimace), vous auriez été capable d’aller faire du sentiment avec ce stagiaire. Vous vous croyez méchant, vous ne l’êtes pas. Savez-vous pourquoi il se montre si récalcitrant sur le chapitre de la succession ?

— Eh ! que sais-je ? Loyauté, conscience, honneur, c’est-à-dire, pour vous, duperie.

— Ouais ! fit l’agent d’affaires en fixant son œil vert d’émeraude sur d’Havrecourt, vous ne savez donc pas qu’il connaît Mlle  de Nerval et qu’il l’aime ?

Doubledent n’en savait rien, mais il lui suffisait pour l’affirmer que cela fût possible

— Si je le savais ! dit Hector d’Havrecourt avec cette expression de rage froide dans le regard que nous lui avons déjà vue.

— Vous le savez à présent, et du reste il n’est pas mal tourné ce garçon, quoique sans le sou, et tenant une des clefs de la succession par son client, il y a cent à parier contre un qu’il songe à épouser la jeune fille. Vous êtes si bonace que vous mériteriez qu’on vous fît un pareil tour.

Les lèvres du vicomte avaient blanchi.

— J’y avais pensé vaguement, dit-il.

— Penser vaguement ! Est-ce qu’on pense vaguement quand il s’agit de deux cent cinquante mille livres de rente comme garniture de la plus belle fille du monde ? Ce garçon est un grand embarras, il faut s’en débarrasser au plus tôt.

— S’en débarrasser, et comment ?

— N’êtes-vous pas de première force au pistolet, et les motifs d’une rencontre manquent-ils dans votre situation réciproque ? On passe la frontière pour n’avoir pas maille à partir avec la justice, et on laisse son homme refroidi. Ce petit nigaud n’a ni parents, ni famille ; personne ne se plaindra.

— Allons donc ! allons donc ! Méphistophélès de paravent, allez-vous me demander maintenant d’immoler les enfants dans le sein de leur mère ?

— Moi ? je ne vous demande rien, je fais une hypothèse ; mais ce qui n’est pas une hypothèse, c’est que cet enfant-là, si vous n’y prenez garde, vous soufflera votre fiancée.

Trêve de suppositions ridicules sur ce point ! Et avant de passer outre à quoi que ce soit, un mot, s’il vous plaît, sur le côté immédiatement pratique de votre combinaison.

Elle consiste à me rétrocéder les droits successifs de l’héritier (que je sais maintenant être Karl Elmerich), quand vous les aurez achetés à vil prix. Soit ! Mais comment cela me mène-t-il à épouser Mlle  de Nerval ?

Je me suppose nanti de l’acte de rétrocession, comment arriverai-je à M. de Marcus et à sa nièce ? Dirai-je à M. de Marcus : Je suis le complice d’un coquin d’agent d’affaires qui m’a vendu ses droits à la succession de Daniel Bernard, et j’ai là dans ma poche le contrat en vertu duquel tout ce que votre pupille possède m’appartient ; j’ai l’honneur en conséquence de vous demander sa main ?

— Si vous continuez à me faire des questions aussi niaises, je pourrai bien vous envoyer promener, répondit Doubledent en haussant les épaules. Il va de soi que vous commencez par épouser la belle avant de lui montrer que vous êtes maître non-seulement de sa personne mais de ses biens. Quand il s’agira d’exhiber vos titres, serez-vous par hasard embarrassé pour inventer un roman qui fera de vous un héros, un bienfaiteur, un Grandisson qui a sauvé la fortune de sa femme avant de l’épouser, et qui la met maintenant à ses pieds ?

— Et comment pouvez-vous croire que, d’emblée, on accordera la main de Mlle  de Nerval à un prétendant sans le sou ?

— Vous avez douze cent mille francs de fortune.

— Quelle est cette plaisanterie ?

— Je vous dis que le prétendant de Mlle  de Nerval a douze cent mille francs de fortune, et pourra le déclarer hautement.

Le jour du contrat on vous prêtera pour la montre, ad pompam et ostentationem des titres au porteur, valeurs industrielles, canaux, chemins de fer, s’élevant au total à plus de six cent mille francs.

Ce seront des contremarques que vous rendrez à la porte, bien entendu.

Item encore, vous exhiberez l’expédition d’un contrat qui vous constitue propriétaire d’une forêt de six cent mille francs dans le Languedoc, forêt achetée par vous et payée comptant, nette de toutes charges, privilèges et hypothèques.

Je n’ai pas besoin de vous dire que vous ne serez que le prête-nom d’un acheteur sérieux, qui, pour des raisons particulières, dont il est inutile de vous entretenir maintenant, acceptera cette combinaison moyennant une contre-lettre en forme, et divers arrangements dont le détail me regarde.

Si avec douze cent mille francs de fortune, et secondé par le dieu des amours, vous n’épousez pas Mlle  de Nerval dans quinze jours, allez-vous-en au diable, vous n’êtes bon à rien.

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, répondit d’Havrecourt, qui pendant cette explication n’avait pas quitté des yeux Doubledent, dont la figure était tantôt joviale et tantôt sinistre.

Je n’ai pas la possibilité de discuter les moyens dont vous parlez, je vous suivrai jusqu’au bout.

Mais si vous me faites tomber dans un piége, si je ne trouve que la ruine de mes espérances et le déshonneur au bout du chemin que vous m’avez tracé, en cas de catastrophe finale, vous mourrez une heure avant moi.

Les lèvres hideuses de Doubledent se couvrirent de sarcasmes, une expression cynique envahit son visage et il fit entendre le rire strident qui lui revenait quand sa bile était agitée.

— Vous savez bien le cas que je fais des menaces ; un mot de plus et je vous laisse aller au fond de l’eau avec vos scrupules et vos transes qui me fatiguent. Entre Karl Elmerich et Georges Raymond, je n’ai que l’embarras du choix pour faire un époux…

— C’est bien ! dit Hector en se levant, avant la fin de la semaine je me charge de faire consentir Georges Raymond à la cession des droits de Karl Elmerich. Sinon…, ajouta Hector en complétant sa pensée par un geste sinistre.

— Compris ! fit laconiquement Doubledent. Et où en êtes-vous avec la demoiselle ?

— Ceci, monsieur Tripledent, ne vous regarde pas ; qu’il vous suffise de savoir que Mme  de Saint-Morris, qui a des bontés pour moi et qui m’aime comme un fils, tout en m’appréciant sous d’autres rapports, est dans le secret de mes projets et qu’elle les secondera. On s’arrangera de façon à ce que l’ange, s’il le faut, s’absente quarante-huit heures du foyer domestique.

— Avec entrefilet et initiales, dès le lendemain, dans les petits journaux, pour que l’on n’en ignore ?…

— Vous êtes un simple misérable et je ne vous en dis pas davantage. Je pars ce soir et reviens après-demain.

— Où allez-vous ?

— Ceci est encore mon affaire.

— De la politique ! Prenez garde aux sottises.

L’agent d’affaires haussa les épaules et Hector disparut.