Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/36

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 230-235).


XXXVI

LES MACHINATIONS DE DOUBLEDENT.


Nous avons à expliquer maintenant par quel plan combiné Hector d’Havrecourt et Doubledent comptaient arriver à leurs fins.

Au point où Doubledent avait mené les choses, la résistance de Georges Raymond à ses projets avait été l’obstacle inattendu qui venait tout remettre en question. Sur le point d’étreindre sa proie, le terrible agent d’affaires avait dû se replier un moment sur lui-même. Mettre Hector d’Havrecourt à sa merci, paralyser Georges Raymond, enlacer Karl Elmerich, assiéger la famille de Marcus, tel était le plan de campagne multiple dont il avait mené de front tous les détails. Nous allons voir comment il avait procédé avec chacune de ces personnes.

Pressé par des besoins d’argent incessants, aux prises avec des créanciers qui ne lui laissaient ni paix ni trêve, Hector d’Havrecourt avait trouvé chez Doubledent un prêteur complaisant qui lui avait avancé sans cesse de l’argent. Hector ignorait que Doubledent avait racheté toutes ses dettes à vil prix, et que, quand il payait quelques-uns de ses créanciers, il ne faisait que rembourser Doubledent, qui, sous des prête-noms, exerçait sans cesse des poursuites allant jusqu’à la saisie.

Un jour, Hector eut besoin de dix mille francs ; Doubledent les lui prêta en le priant seulement de signer en blanc avec son bon, ou approuvé, une feuille de papier timbré qu’il lui présenta.

— Nous régulariserons ensuite les conditions du prêt, dit négligemment Doubledent ; je suis pressé.

Hector d’Havrecourt, écrasé de poursuites, ayant trois mille francs de dettes de jeu à payer le soir même, acculé à une impasse terrible, donna la signature que Doubledent demandait. Quelques jours après, il comprit quelle arme redoutable il avait remise entre les mains de cet homme, étant donnée la trempe de son caractère. Il voulut reprendre ce blanc-seing, et s’abandonnant, ce qui lui arrivait rarement, à la violence de son caractère, il fit mine de porter la main sur l’agent d’affaires.

— Monsieur Harveux-Court, petit-fils de François Harveux et de demoiselle Catherine-Florimonde Court, exploitant ensemble l’hôtel du Cheval-Blanc, à Senlis, ainsi qu’il résulte des actes de l’état civil qui sont là, dit Doubledent en boutonnant son paletot et en portant la main à la crosse d’un revolver qui était toujours sur sa cheminée — il est bien vrai qu’avec le blanc-seing que vous m’avez remis je pourrais vous faire aller en cour d’assises, si cela me faisait plaisir ; mais l’intérêt est la mesure des actions, et je ne vous nuirais qu’à regret parce que j’ai placé sur votre tête mes petites économies. Votre blanc-seing est encore immaculé, j’y mettrai le prix de votre rançon, quand vous serez marié avec Mlle  de Nerval.

Hector ne répliqua pas. Il se soumit aux volontés de cet homme qui, sans lui faire connaître par quel lien Georges était rattaché à toute cette intrigue, le lui désigna comme un jeune homme dont il pouvait avoir besoin, et dont il devait s’emparer complètement en le lançant à fond de train dans la vie de dissipation.

On sait qu’Hector n’avait pas failli à ce programme, et, pour commencer, il avait emprunté six mille francs au jeune avocat sur le legs que lui avait fait son oncle.

Pliant sous la main de cet homme, qui était son mauvais génie, comme il était lui-même le mauvais génie de Georges Raymond, il avait, sous ses inspirations, conçu un projet dont tous les détails étaient préparés en cas de résistance de la famille de Marcus au mariage projeté. Compromettre assez gravement Mlle  de Nerval pour que le mariage devînt une réparation inévitable, tel était en un mot le but que se proposait le vicomte.

Quant à Doubledent, évincé, comme on se le rappelle, lors de sa première démarche a l’hôtel de Marcus, il s’y était représenté une seconde fois, mais avec l’autorisation du comte. M. de Marcus, ayant reçu l’assignation de Doubledent, tendant à la revendication de la succession de Daniel Bernard au nom de Karl Elmerich, n’avait pas cru devoir, dans l’intérêt de sa nièce, fermer sa porte à un homme qui paraissait déterminé à l’enfoncer à coups de papier timbré si on ne l’écoutait pas.

Quoiqu’il eût fait un pacte avec d’Havrecourt, Doubledent jouait, comme on le voit, un autre jeu par dessus sa tête. Tout en se servant de lui comme d’un instrument, il était prêt à s’en débarrasser s’il trouvait un avantage à conclure directement avec la famille de Marcus ; d’Havrecourt n’était entre ses mains qu’une carte dont il comptait se servir suivant les circonstances ; le malheureux vicomte n’avait en réalité pas la moindre garantie de sa bonne foi dans l’exécution de l’odieux marché qu’il avait fait avec lui.

Lorsque Doubledent, reparaissant à l’hôtel de Marcus après l’autorisation qu’il en avait reçu, eut exhibé au comte tous les papiers établissant l’identité de Karl Elmerich le père et de Daniel Bernard, l’existence d’un fils authentique et légitime du défunt, la procuration notariée de l’héritier lui donnant à lui, Doubledent, les pouvoirs les plus étendus pour traiter du sort de cette succession, — le comte de Marcus lui dit avec un suprême dégoût :

— Et quelles sont vos conditions, monsieur ?

— Ce serait plutôt à moi, monsieur le comte, à vous demander quelles peuvent être les vôtres, car Mlle  de Nerval ne possède pas une épingle dans cette succession.

— Vous pourriez vous tromper, monsieur, répondit froidement le comte de Marcus, fixant son regard pénétrant sur l’agent d’affaires, une grande partie de cette fortune a été acquise en commun par les époux depuis leur mariage, et la liquidation qui serait faite, en cas de survivance d’un héritier, attribuerait probablement à Mme  Daniel Bernard la moitié de cette fortune comme acquêt de communauté.

Un sourire ironique parut sur les lèvres de Doubledent.

— Nous plaiderions donc, fit-il : Monsieur le comte de Marcus, l’honneur et la délicatesse même, revendiquerait pour le compte de sa nièce une succession qui appartient tout entière à un fils légitime et qui n’est tombée dans la famille de Nerval que par le fait du hasard. La famille de Marcus permettrait que le crime de Colmar… fût rappelé… que l’identité de Daniel Bernard et de… l’assassin de Jeanne Dolfus, fût établie au grand jour…

— Je n’ai pas à vous rendre compte des intentions de la famille de Marcus, dit le comte interrompant l’agent d’affaires. Avant tout, où est l’héritier et quand comptez-vous le produire ?

— J’aurai l’honneur de vous le présenter moi-même lorsqu’un engagement conditionnel, subordonné à la validité de ses droits, vous aura lié ainsi que Mlle  de Nerval…

Le comte se leva par un geste qui donnait congé à l’audacieux agent d’affaires. Doubledent s’inclina et ajouta avec sa souplesse ordinaire :

— Monsieur le comte a mal compris ; sa parole me suffira jusqu’à ce qu’une transaction régulière intervienne.

— Je ne puis prendre aucun engagement quant à présent, dit le comte de Marcus. Vous aurez, avant tout, à me représenter l’héritier.

Forcé de battre en retraite, une seconde fois, Doubledent avaitcompris que le comte de Marcus n’était pas un homme dont il pourrait avoir bon marché.

Représenter l’héritier, avait dit M. de Marcus ; mais il fallait que l’héritier fût entièrement d’accord avec lui. Or, c’était précisément à cela que revenait la solution du problème, et, pour y parvenir, il fallait prendre dans le même filet l’héritier et son avocat. Doubledent avait échoué près de ce dernier. Mais on pouvait séparer l’avocat de son client et les faire capituler tous les deux par la famine.

Déjà Georges Raymond, dont l’économie n’était pas la vertu cardinale, avait presque entièrement dissipé les vingt-cinq mille francs que lui avait légués son oncle ; et Doubledent, en achetant les quelques créances de Georges Raymond comme il avait acheté celles d’Hector, avait forcé le jeune avocat à se dépouiller, pour éviter des poursuites, de presque tout l’argent liquide qui lui restait. Il ne pouvait donc plus rendre aucun service à Karl, qui allait retomber dans la misère.

Pendant ce temps-là, les deux affidés de Doubledent, Ecoiffler et Lecardonnel, obéissant à ses instructions, ourdissaient autour des deux jeunes gens, une trame dont nous verrons bientôt les résultats.