Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/35

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 224-229).


XXXV

COMMENCEMENT D’HOSTILITÉS.


Rendu à la liberté grâce à son assurance et à son audace, Hector d’Havrecourt n’avait eu garde d’aller chez Georges Raymond, dans la crainte d’être suivi. Il avait fait mille détours, en courant, dès le premier coin de rue qu’il avait rencontré ; il avait couché dans un hôtel, et dès le lendemain il se trouvait très exactement au rendez-vous assigné chez Magny.

Hector s’était fait servir dans un cabinet particulier où il expédiait quelques lettres ; un déjeuner froid était déjà sur la table et il avait renvoyé le garçon.

— Eh bien ! dit Hector à Georges Raymond d’un geste et d’un regard qui signifiaient : et le coffret ?

— Je ne savais pas s’i1 fallait l’apporter, fit Georges répondant à cette question muette, je vais le chercher.

— Non. Pas d’allées et de venues inutiles ; je ne suis arrivé ici qu’en décrivant les arabesques les plus capricieuses. Tu me le remettras ce soir, je ne partirai qu’à huit heures, et par un autre chemin, bien entendu, après avoir prévenu le comte de B*** de ce qui arrive. Tu vas déjeuner avec moi ?

— Non, merci, dit Georges Raymond dont le siège était fait et qui aimait autant commencer tout de suite l’attaque. J’ai des choses assez graves à te dire et j’ai besoin que tu m’écoutes avec patience.

— Qu’est-ce que c’est que ce début ? Est-ce que tu vas prêcher le carême ? dit Hector en entamant une volaille.

— J’ai mal commencé, se dit Georges Raymond, c’est peut-être trop solennel. Pardon, mon cher Hector, continua-t-il, mais je ne pouvais remettre cette explication à un autre moment ; il me serait impossible de feindre plus longtemps.

— Ah ça ! tu as donc feint jusqu’à présent ? fit Hector en relevant la tête avec surprise.

— J’ai fait un peu comme toi ; tu ne m’as pas toujours dit exactement tes projets, je n’ai pu te dire exactement ce que j’en pensais.

— Mais, mon cher, c’est un troisième exorde, ce n’est pas une explication cela.

— Eh bien, l’explication, la voici : Tu m’as dit que tu te mariais, tu ne m’as pas dit dans quelles circonstances particulières tu faisais ce mariage.

Hector jeta sur lui un œil gris-clair qui exprimait le plus parfait étonnement mêlé à un commencement d’impertinence.

— Ah ça, très cher, je suis donc ici à confesse ?

— C’est moi qui y suis, et ce que tu ne me dis pas je vais te le dire : Mlle de Nerval, que tu veux épouser, jouit d’une succession qui ne lui appartient pas, et l’homme par l’intervention duquel tu comptes faire ce mariage s’appelle Doubledent.

— Comment sais-tu cela ? dit Hector en interrompant son déjeuner et en fixant des regards perçants sur Georges Raymond.

— Je te le dirai si tu veux, continua Georges ; mais ce n’est pas là l’important. Le mariage, tel que tu le conçois, est impossible.

— Tu dis ? fit Hector conservant tout son calme, mais en regardant Georges avec une attention concentrée si expressive que Georges Raymond se sentit troublé.

— Si Doubledent ne t’a rien caché, tu dois savoir que toute la fortune de Mlle de Nerval appartient à Karl Elmerich ; que Karl Elmerich est mon ami, mon client ; et que j’ai mis à la porte de chez moi ce même Doubledent, qui venait me proposer un marché dans le genre de celui que tu m’as raconté ; mais je n’étais pas certain alors que ce fût le même homme.

Hector d’Havrecourt ne répondait ni oui ni non, il écoutait. Il entendait prononcer pour la première fois le nom de l’héritier légitime dont Mlle de Nerval détenait la succession. Doubledent ne le lui avait pas dit, et il lui avait également laissé ignorer la démarche qu’il avait faite auprès du jeune avocat. Georges raconta en quelques mots à Hector toutes ces circonstances.

— Eh bien ! après ? dit Hector qui l’avait écouté tranquillement en reprenant la suite de son déjeuner.

— Tu veux la conclusion, la voici. Tu ne me dis pas quelles sont tes négociations matrimoniales avec Doubledent, mais je les devine. Ce mariage est le prix d’un pacte que je ne veux pas apprécier.

— Tu as raison, car cela ne te regarde pas.

— Mais ce qui me regarde tout au moins, ce sont les intérêts de Karl que je ne puis laisser sacrifier sans rendre coupable de la dernière trahison. Si j’agissais ainsi, je serais aussi infâme que si j’abusais du dépôt sacré que tu m’as confié.

Hector fronça le sourcil avec une étrange dureté, puis sa figure se rasséréna de nouveau.

— Tu es un simple imbécile, dit-il à Georges. Qui est-ce qui te parle de trahir les intérêts de ton ami Karl Elmerich ? Mais, tout en étant dévoué à ses intérêts, tu ne peux pas vouloir pour lui des choses impossibles, ni te casser le nez bêtement en voulant enfourcher je ne sais quel dada chevaleresque.

Toutes les choses de ce monde doivent être envisagées par leurs côtés les plus simples et les plus pratiques. Est-ce que tu crois par hasard que ton ami Karl, qui ne doit pas seulement avoir en ce moment de quoi payer ses notes de blanchissage, ne s’estimera pas trop heureux de recevoir trois ou quatre cent mille francs qui lui tomberont du ciel comme la manne des Hébreux ?

— C’est le marché de Doubledent que tu m’offres là ?

— Sans doute, dit Hector froidement. Tout homme d’affaires que tu es, tu me fais l’effet en ce moment de ne pas comprendre un mot de la situation. Tu as l’air d’opposer ici une résistance comme si tu pouvais empêcher quelque chose ; et comme si moi-même je n’étais pas sous la dépendance absolue de l’homme qui tient toute cette affaire dans sa main.

Tu as vu Doubledent, mais tu ne sais pas ce qu’il est. Il te briserait comme un enfant si tu essayais de lutter avec lui, et moi-même je ne le tenterais pas.

Et quand cet homme, maître d’une situation qu’il exploite, peut, par son intervention, me faire faire un mariage qui me sauve, tu veux que je repousse cette planche de salut pour me rejeter au milieu de la mer ! Ah ! si tu crois que je saurais supporter, comme tu l’as fait, les opprobres de l’indigence et les infamies de la pauvreté, ajouta-t-il en baissant la voix, si tu crois que je suis résigné à finir mes jours dans un hôpital, tu te trompes.

Rien ne me coûterait pour me venger si les hommes ne voulaient pas me faire place, et je ne me soucie pas plus de ce qu’ils pensent que d’une côte de melon pourrie qui a traîné dans le ruisseau.

La vie sociale est une lutte de bêtes fauves, et grâce à Dieu j’ai des griffes et des dents pour me défendre. Je te croyais devenu sérieux, tu me fais pitié ! Quel est ton plan ? Défendre Karl ? Mais sais-tu si tu seras encore demain son avocat ? As-tu fait un pacte avec lui ? Si tu es brisé et si tu le brises lui-même en voulant lutter, tu seras bien avancé ! Ta conscience sera troublée, dis-tu, si tu fais ce que nous voulons, tu ne seras plus honnête qu’à moitié. Eh bien, après ? Connais-tu quelqu’un ici-bas qui soit complètement honnête ? Si l’amitié te commande de ne pas trahir Karl, te commande-t-elle de me trahir, ne suis-je pas ton ami, moi aussi ?

En entendant ce langage, Georges Raymond était tombé dans un sombre silence. Il se leva le visage bouleversé. Hector lui tendit la main.

— Non, dit Georges Raymond, je ne pourrais te donner la main en ce moment. Je vais te chercher ta cassette ; peut-être ne nous verrons-nous plus.

— Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, enfant, dit Hector en lui prenant la main malgré lui. Nous recauserons de tout cela, et ce qu’il faudra faire pour calmer tes scrupules, je le ferai. Es-tu content ? Sois ici à sept heures seulement avec le coffret, je pars à huit.

— J’y serai, dit Georges toujours sombre, et il sortit sans se retourner.

— Il est vaincu, se dit Hector.