Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/34

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 219-223).


XXXIV

DÉTAILS COMPLÉMENTAIRES.


Après une course vertigineuse, Georges Raymond avait pu rentrer chez lui sans aucun accident fâcheux, et il avait immédiatement caché le coffret de d’Havrecourt dans l’endroit le plus introuvable de son cabinet.

— Quand cette succession d’aventures se terminera-t-elle ? se disait le jeune homme harassé. Décidément j’aurais mieux fait d’être, comme mon oncle le voulait, un simple gratte-papier à douze cents francs. Je ne pourrai pas tenir à cette vie-là. Et il essaya de dormir ; mais son sommeil fut plein de cauchemars terribles et de visions fantastiques. D’Havrecourt, Isabeau, Blanche de Nerval, le coffret, Mme  de Saint-Morris, Raffaella, les sergents de ville, tout cela tournait dans son cerveau comme une danse macabre.

Le lendemain matin, à dix heures précises, il était chez Magny, lieu du rendez-vous donné par d’Havrecourt, se demandant si le vicomte s’y trouverait et s’il n’avait pas été arrêté.

Il n’en était rien ; mais il faut savoir d’abord par quel concours de circonstances Hector avait été suivi, amené au poste du commissariat de police le plus voisin de la station et relâché.

Deux polices, comme on l’a vu, étaient sur les traces du vicomte, celle du ministère de l’intérieur, qui n’avait rien découvert, et celle de la préfecture, qui s’était croisée avec les agents du ministère en faisant des recherches sur le compte de Doubledent.

Les recherches faites à l’égard de ce dernier avaient été provoquées par une démarche du comte de Marcus, qui était venu se plaindre au préfet de police des obsessions de l’agent d’affaires au sujet de la succession de Daniel Bernard, et avait prié ce magistrat de vouloir bien le renseigner officieusement sur la moralité de cet homme.

En se mettant sur la piste de Doubledent, on avait trouvé d’Havrecourt, que l’on savait être le secrétaire particulier du comte de B***, correspondant des princes à Paris.

Ferminet, chargé, comme on se le rappelle, par M. Bonafous de prendre des renseignements sur l’agent d’affaires, s’était dit, connaissant les relations secrètes de d’Havrecourt avec ce dernier : Avec Doubledent on doit pouvoir connaître les secrets de d’Havrecourt et peut-être arriver à mettre la main sur cette correspondance que cherche le gouvernement impérial.

Mais Ferminet se trouvait dans une situation assez bizarre pour réaliser ce projet que M. Bonafous avait approuvé. Ferminet, ainsi que le lecteur a pu le soupçonner, était l’ami intime de Doubledent. Il y avait une sorte de pacte entre ces deux hommes qui s’étaient connus dans l’adversité et se rendaient des services mutuels.

Il s’agissait donc pour Ferminet de défendre Doubledent tout en essayant de le faire servir à ses desseins. C’est pour cela qu’il avait fait prendre le change à M. Bonafous en lui représentant l’agent d’affaires comme un homme capable de livrer les secrets de d’Havrecourt ; mais il savait fort bien que Doubledent ne se prêterait pas à un pareil rôle, non pas à cause de son pacte avec le vicomte, que Ferminet ignorait, mais à cause de la répugnance déclarée de Doubledent pour tout ce qui touchait à la politique.

L’agent d’affaires pensait, non sans raison, que, pouvant un jour ou l’autre avoir affaire avec la justice, il serait plus que malavisé de se mêler de choses qui ne le regardaient pas. Pour arriver à ses fins, Ferminet avait donc dû faire de la tactique avec son ami.

Il lui avait fait part de la démarche de M. de Marcus auprès du préfet de police, de la mission qu’il avait reçue lui-même de fournir des renseignements sur son compte à lui Doubledent, toutes choses qui avaient fait ouvrir à Doubledent de grandes oreilles.

Surpris par cette révélation, l’agent d’affaires n’avait pas poussé la franchise jusqu’à raconter à Ferminet ses projets avec d’Havrecourt ; mais la conversation était tombé sur ce dernier, et Ferminet avait recueilli divers renseignements qui pouvaient le guider dans ses recherches. Enfin il avait appris par un des agents de la préfecture, qui était commissionnaire au coin de la rue de Lille, que le comte de B*** devait partir dans la soirée.

Tout cela était encore bien vague, lorsque, le soir même de la représentation de l’Opéra, du Clocher épiant les allures du comte de B***, avait surpris, comme on se le rappelle, entre le comte de B*** et son secrétaire, des paroles qui lui avaient fait deviner une partie de la vérité.

Du Clocher, qui faisait de la police pour le ministère de l’intérieur, tout en en faisant à ses heures pour le compte des diplomates étrangers, ayant raconté, séance tenante, à M. Bonafous ce qu’il avait entendu, il avait été possible à ce dernier d’improviser immédiatement l’expédition qui s’était terminée par l’arrestation momentanée du vicomte.

Le commissaire de police au bureau duquel d’Havrecourt avait été conduit, prétextant un signalement donné et des ordres reçus relativement à un voyageur qui devait porter sur lui la preuve d’un délit flagrant contre la sûreté de l’État, requit Hector de laisser visiter sa valise et son portefeuille.

Le vicomte, sans se donner la peine de discuter, tendit les deux objets qu’on lui demandait. On n’y trouva rien. Le dépouillement avait été opéré par le commissaire de police de concert avec Ferminet qui avait dirigé toute l’expédition.

— C’est comme si nous n’avions rien fait, dit le commissaire de police après avoir échangé un regard avec ce dernier ; car ce que nous ne trouvons ni dans votre valise ni dans votre portefeuille peut se trouver sur vous-même.

— D’où vous concluez ?…

— Je prends la liberté de vous offrir pour un instant ma chambre en guise de cabinet de toilette, pour vous déshabiller, cela nous permettra de vous rendre de suite à la liberté et de vous épargner tous autres désagréments.

— Et ces désagréments seraient ?… dit Hector dont le sang-froid ne se démentait pas un instant.

— D’être retenu jusqu’à ce que je reçoive des instructions, ou d’être conduit au Dépôt de la préfecture, où vous seriez certainement visité, comme c’est la consigne…

Ferminet avait clos ses paupières en signe d’assentiment.

— Messieurs, dit d’Havrecourt d’un ton froid et bref qui frappa ses deux interlocuteurs, et il serrait convulsivement dans sa poche la crosse de son revolver, je vous affirme sur mon honneur que je ne porte rien sur moi, et vous devriez bien penser que si j’étais porteur de pièces suspectes, je ne me serais pas laissé prendre ; mais je ne souffrirai pas des outrages sur ma personne sous prétexte de perquisition, et je vous rends responsables des malheurs qui pourraient arriver si l’on portait la main sur moi. Je vous somme de me rendre la liberté en mettant fin à une violence illégale qui a duré trop longtemps et dont vous pourriez avoir à rendre compte devant qui de droit.

À ce langage appuyé d’une contenance qui faisait prévoir toutes les audaces, le commissaire de police échangea un regard avec Ferminet comme pour lui dire : Faut-il appeler mes hommes ? Mais Ferminet réfléchit aux conséquences déplorables que pourrait avoir une collision dans une affaire où déjà l’on frisait l’illégalité. Il fit un signe négatif en fermant la paupière et d’Havrecourt sortit.

Dans la même soirée, la police préfectorale, incarnée dans M. Bonafous, venait de découvrir un faux complot et de mollir pitoyablement en en cherchant un autre. L’autorité n’avait plus de nerfs, l’Empire vieillissait.