Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/33

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 210-218).


XXXIII

L’EMBUSCADE


Nous devons dire en quelques mots quel était l’objet du voyage que le vicomte d’Havrecourt allait faire cette nuit même à Bruxelles sur les ordres du comte de B***.

Devenu après la mort du comte de M***, un des membres les plus influents du parti légitimiste, le comte de B*** était depuis quelque temps le centre des résistances qui s’organisaient contre le gouvernement impérial dans les salons du faubourg Saint-Germain. Ces résistances ne pouvaient pas être grand-chose dans le commencement ; elles ne se traduisaient guère que dans des discours d’Académie ou des articles de la Revue des Deux-Mondes.

Mais, à partir de 1863, date du réveil des opinions libérales, l’opposition des anciens partis monarchiques commençait à regagner du terrain.

Déjà mêlé aux luttes parlementaires dans les dernières années de la monarchie de Juillet, le comte de B*** était resté sur la brèche après la révolution de Février et il avait révélé des talents remarquables comme orateur dans les débats de l’Assemblée constituante. Ami de l’illustre Berryer, à côté de qui il avait siégé sur les bancs de la Chambre des députés, un moment membre du cabinet du Prince-Président après le 10 décembre, mis à l’écart après le coup d’État, il était resté un des adversaires les plus déclarés du régime impérial.

Retiré en apparence de la vie politique, mais attentif aux événements, correspondant en secret avec tous les hommes importants des deux précédents régimes, le comte de B*** caressait depuis longtemps un rêve, c’était d’opérer un rapprochement entre les deux branches de la maison de Bourbon, en vue d’une restauration éventuelle ; en un mot, il était un des partisans les plus convaincus de ce qu’on a appelé la Fusion.

Nous n’avons pas à raconter ici les obstacles qu’il avait rencontrés dans cette entreprise. Si, malgré les négociations laborieuses qu’il avait entamées avec les hommes les plus influents des deux partis, la question de principe n’avait pas fait un pas, il avait du moins démontré la nécessité d’une action commune entre les deux groupes monarchiques à la veille des élections générales.

En vue de ce résultat, il s’agissait de faire passer sous les yeux du chef de la maison de Bourbon un travail fort important sur la situation du parti monarchique en France, une liste d’adhésions recueillies sur un programme rédigé par le comte de B*** lui-même et plusieurs lettres qui lui avaient été adressées par divers personnages considérables.

Le dérangement subit que le comte de B*** venait d’éprouver dans sa santé ne lui ayant pas permis, à son grand regret, de faire lui-même le voyage pour rejoindre à Bruxelles l’envoyé du prince, venu tout exprès à cet effet, il avait dû songer à lui faire parvenir toutes ces pièces par une personne sûre, investie de sa confiance. Ayant attaché, depuis près de deux années, le vicomte d’Havrecourt à sa maison, ayant apprécié en différentes circonstances sa dextérité, sa vigueur, ne sachant rien, d’ailleurs, de sa vie de désordre, il n’avait pas hésité à le charger de cette mission qui ne souffrait aucun retard.

Il lui avait remis un coffret de fer dans lequel étaient renfermées toutes les pièces, et que le destinataire devait ouvrir au moyen d’une double clef qui lui avait été précédemment envoyée.

Devant partir à une heure du matin, Hector d’Havrecourt était sorti de l’Opéra à onze heures, était rentré chez lui pour se mettre en tenue de voyage, et, muni d’une légère valise qui contenait le précieux dépôt dont il était chargé, il passait à minuit devant le café Napolitain pour prendre Georges Raymond, à qui il avait donné rendez-vous.

On se rappelle dans quelles dispositions d’esprit se trouvait Georges Raymond en sortant de l’Opéra. Il était tellement étourdi de la révélation d’Hector qu’il avait oublié Karl Elmerich et, quand il y songea, il ne se sentit pas le courage de revenir sur ses pas, tant il avait besoin de solitude en ce moment pour recueillir ses idées.

Hector d’Havrecourt allait épouser Mlle  de Nerval, mais par quelle combinaison ? Bien que le vicomte ne lui eût rien dit encore des circonstances de ce mariage, Georges Raymond devinait assez par quels moyens ténébreux la conclusion pouvait en être obtenue.

Quelqu’abominable marché avait été passé avec Doubledent. L’agent d’affaires avait joué la partie en sautant à pieds joints sur Karl Elmerich ; on avait exercé une pression sur M. de Marcus, peut-être sur la jeune fille elle-même ; enfin la famille avait dû capituler sur la menace d’un procès qui pouvait lui arracher tout à coup une succession opulente.

Mais comment Doubledent avait-il pu obtenir ce résultat sans faire apparaître l’héritier ? Il avait donc des pièces décisives entre les mains, qui lui permettaient de se passer de tout le monde, même du principal intéressé ?

Telles furent les premières réflexions auxquelles Georges s’arrêta ; mais lui, qu’allait-il faire ?

Si la famille de Marcus, cédant aux menaces de Doubledent, avait consenti à la transaction matrimoniale qu’on lui avait imposée, laisserait-il dépouiller Karl Elmerich, son ami et son client, dont les intérêts sacrés étaient entre ses mains ?

Si la famille de Marcus ne savait rien encore de l’odieux marché dont Mlle  de Nerval était le prix, pouvait-il laisser s’accomplir un acte qui révoltait sa conscience ?

Mais comment si opposer à ce que d’Havrecourt voulait faire ? Comment allait-il entrer en lutte avec le meilleur de ses amis, avec un homme d’ailleurs qu’il savait si redoutable ?

S’il renonçait à l’entraver dans ses desseins, il trahissait Karl ; s’il prenait le parti de Karl, il rompait avec Hector ; et, enfin, ce qu’il n’osait s’avouer à lui-même, mais ce qui était vrai, il aimait Mlle  de Nerval dont la destinée même était en jeu dans cette abominable intrigue.

Il se sentit pris d’un commencement de défaillance en présence de tant de périls, et une voix secrète lui cria : « Que t’importe le sort de cette jeune fille que tu ne connais pas et qui n’est pas faite pour toi ? Ne vas pas te faire le champion d’un pauvre diable qui a rêvé un jour d’une succession et qui sera suffisamment dédommagé de ses misères passées par quelques billets de mille francs. Ne te mets pas en travers de d’Havrecourt et de Doubledent qui te briseront ; laisse leurs projets s’accomplir ; fais mieux encore, seconde-les et ta fortune est faite. »

— Ah ça, suis-je ou non un coquin ? se dit Georges Raymond en constatant le trouble de sa conscience. Comment puis-je avoir seulement la pensée d’une pareille infamie ? Mon parti est pris, dussé-je être brisé, je ne permettrai pas que ces indignités se consomment.

Cette décision une fois prise, il réfléchit qu’il ne savait rien des projets de d’Havrecourt, qu’il fallait au moins les connaître avant de les combattre et il résolut d’aller au rendez-vous qu’Hector lui avait donné.

Quel changement s’était fait dans son âme depuis quelques instants ! Lui qui, avant de partir pour l’Opéra, songeait avec ivresse à Isabeau et au bonheur qui l’attendait avec elle, il l’oublia !

À peine était-il rendu au boulevard des Italiens, qu’il vit arriver Hector d’Havrecourt.

Depuis un mois, le vicomte avait lancé Georges dans des parties si scabreuses, il lui avait fait faire des connaissances si étranges, il avait émoussé par tant de sarcasmes ce qu’il appelait sa candeur, qu’il ne doutait pas que les idées de Georges Raymond sur les choses de la vie ne se fussent profondément modifiées.

C’était vrai ; mais il y avait chez Georges des forces et des faiblesses dont Hector n’avait pas le secret. Georges Raymond n’avait que l’apparence de la corruption ; le fond était resté intact ; seulement, il commençait à apprendre la vie, et déjà il était en mesure de lutter avec les hommes et les choses.

Lui, qui était la franchise même, il s’imposa la dissimulation pour pénétrer la pensée d’Hector, qui ne disait jamais la vérité qu’à demi.

Hector reparla de son mariage, d’une combinaison nouvelle qui en assurait la réussite, d’une succession importante et imprévue qui changeait la face des choses. Interrogé par Georges sur l’agent d’affaires dont Hector lui avait parlé autrefois, Hector répondit qu’il avait repoussé ce que les offres de ce personnage avaient de déshonnête, mais que c’était un homme fort, dont le concours lui avait été précieux ; qu’il en avait obtenu des services d’argent, etc.

Georges fut sur le point de lui dire : Je le connais ton homme fort, il s’appelle Doubledent, et voici le trafic que tu entends faire avec lui. Il s’abstint.

Hector parla ensuite de son voyage qui ne devait durer que quarante-huit heures, du comte de B*** dont il avait complètement gagné la confiance, des dépêches qu’il portait à Bruxelles, etc.

— Il se fait tard, je n’ai que le temps de partir, ajouta-t-il en consultant sa montre ; je monte en voiture, accompagne-moi jusqu’au chemin de fer.

Georges Raymond y consentit, et bientôt une voiture les emporta rapidement dans la directions du chemin de fer du Nord.

Mais, tout en causant, Hector crut s’apercevoir que, depuis un instant, une autre voiture suivait la sienne.

— Hâtez le pas, vivement ! dit-il à son cocher, et celui-ci lança son cheval au grand trot ; mais la voiture qui les suivait les devança, et une tête sortit de la portière comme pour les examiner de plus près.

— Serais-je filé ? dit Hector. Si, par malheur, il en était ainsi, je casserais bien des figures avant d’être pris ; mais non, c’est impossible. Quand on conspire, on est comme le lièvre, on a peur de son ombre, et le moindre incident paraît suspect.

La voiture qui conduisait les deux jeunes gens venait d’entrer dans la rue de Compiègne, qui débouche en face du chemin de fer du Nord.

— Arrêtez-vous, dit tout à coup d’Havrecourt en tirant violemment le cocher par son paletot à travers le vasistas de la voiture.

À une quarantaine de pas en avant du guichet principal, le vicomte venait d’apercevoir à la lueur du gaz un officier de paix en costume accompagné de quatre agents en bourgeois. Un sixième personnage, au visage blême et impassible, se tenait à l’arrière-plan. L’officier de paix semblait prendre ses ordres. Il n’y avait plus que cinq minutes avant le départ du train, et quelques voyageurs attardés traversaient seuls la place en se rendant à la hâte à leur destination.

— Ou je me trompe fort, ou nous sommes pincés, dit le vicomte en relevant rapidement le vasistas pour que le cocher n’entendît pas. Oui, pardieu ! continua Hector qui observait avec attention tous les mouvements de l’officier de paix. Dieu me pardonne ! ils font mine d’approcher. Tiens ! à tout hasard, prend vite cet objet, et, en parlant ainsi, le vicomte ouvrait rapidement son sac de voyage et en tirait un objet assez peu volumineux qu’il remettait à Raymond sans quitter des yeux le groupe suspect qui était devant lui.

— Entr’ouvre sans bruit la porte qui est de ton côté et tiens-toi prêt au premier signal à décamper rapidement pendant que je vais parler au cocher pour détourner son attention et savoir ce que veulent ces gens-là. Fais-toi tuer plutôt que d’être pris, file ! file ! Décidément c’est à nous qu’ils en veulent ; assomme n’importe qui voudra t’arrêter, je protégerai ta fuite.

On entendit le sifflet du train, le convoi venait de partir.

— Rendez-vous demain matin, à dix heures, chez Magny ; tu demanderas le cabinet 3 ; je ne peux pas t’en dire davantage, les voilà !

Et, pour couvrir la retraite furtive de Georges Raymond, Hector sortit avec grand fracas de la voiture.

— Animal ! cria-t-il au cocher, vous venez de me faire manquer le départ du train, êtes-vous sourd ? Pourquoi restez-vous planté là, quand je vous dis d’avancer ?

— Avancez donc, puisqu’on vous le dit, fit l’officier de paix qui s’était approché avec ses hommes pendant que Georges Raymond, tournant le coin de la rue, disparaissait d’un temps de galop si rapide que ses pieds ne semblaient pas toucher terre.

L’officier de paix ni les agents n’avaient rien vu.

— Vous partez par le train d’une heure ? dit le chef des agents en regardant le vicomte de la tête aux pieds et en arrêtant ses regards sur le sac de voyage dont il était porteur.

— Oui, monsieur, répondit Hector, je pars, si toutefois cela peut vous intéresser.

— Dans tous les cas, ce ne sera pas pour aujourd’hui, car le train passe en ce moment, ajouta l’officier de paix pendant que le personnage au visage blême dont nous avons parlé, et qui n’était autre que Ferminet, approuvait par un signe de tête les paroles de l’officier de paix.

— Eh bien, ce sera pour demain, monsieur, ou pour un autre jour.

— C’est à M. le vicomte d’Havrecourt que j’ai l’honneur de parler ?

— Pourquoi cette question, monsieur ? dit Hector qui le prit sur un ton assez haut pour concentrer sur lui l’attention des agents. Est-ce que j’aurais par hasard quelques comptes à vous rendre ?

— Voulez-vous avoir la bonté de nous suivre chez M. le commissaire de police ?

Ferminet fit un nouveau signe de tête approbatif en fermant les yeux.

— Je le refuse formellement, à moins que je ne sache de quel droit et pour quelle raison vous m’y conviez, dit Hector pendant que le cocher, auquel le vicomte venait de payer grassement sa course, regardait tranquillement cette scène du haut de son siège en fumant sa pipe.

— Pas de discussion, monsieur, et surtout pas de résistance, dit l’officier de paix ; suivez-nous.

— Allons, se dit Hector, on va me visiter comme à la douane ; mais l’oiseau est déniché. Filons doux puisqu’il le faut, plus tard nous réglerons ce compte-là.

— Marchons, messieurs, je vous suis, fit-il en allumant un cigare.