Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/45

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 293-298).


XLV

UN ADIEU SANS LENDEMAIN.


Le cri de la comtesse, heureusement pour Georges Raymond, s’était perdu dans l’espace. L’avenue était déserte. Un ou deux passants retournèrent seuls la tête d’un air stupéfait en entendant ce cri qui semblait ne s’adresser à personne. Georges avait déjà tourné le coin de l’avenue, pris une rue de traverse, et, marchant rapidement, s’était mis à l’abri de toute surprise.

— C’est assez corsé, ce que je viens de faire, dit-il avec un sourire amer. Extorsion de signature, menaces de mort. Allons ! je deviens fort, comme dirait d’Havrecourt.


Il jeta à l’adresse du vicomte, enfermée dans une enveloppe, la confession qu’il venait d’arracher à Isabeau, et se rendit rue Hautefeuille, où demeurait Karl Elmerich.

La rue Hautefeuille est une petite rue qui monte parallèlement au boulevard Saint-Michel jusqu’à la rue de l’École-de-Médecine, en partant de la place Saint-André-des-Arts. Il y avait à cette époque, au numéro 6 de cette rue, un hôtel meublé dont le rez-de-chaussée était occupé par un café.

C’est dans cette maison ou plutôt dans ce bouge que Karl Elmerich habitait. Il y avait là des chambres d’étudiant qui faisaient frémir, des galetas suant l’indigence, la malpropreté et la prostitution ; un escalier sale, des corridors noirs comme ceux d’une caserne, des portes jaunes numérotées, un carrelage couvert d’un glacis visqueux. Tel était l’aspect de l’affreux hôtel garni où la mauvaise fortune et le hasard avaient fait tomber Karl Elmerich.

Avec ses instincts aristocratiques, jamais Georges Raymond, dans ses plus mauvais jours, n’aurait pu se résigner à vivre dans un tel lieu.

Plus indifférent aux choses extérieures, n’ayant jamais connu l’aisance, Karl ne soufrait pas autant que Georges de tous les détails qui blessent la vue au sein de la pauvreté. Tout entier aux travaux de son art et vivant d’une vie intérieure, comme certains artistes, il avait la résignation patiente et douce qui permet de tout supporter.

Il n’était attaquable que par deux côtés, par une susceptibilité extrême pour tout ce qui se rattachait à son art et par le mysticisme exalté de ses opinions. Nous avons déjà signalé cette tendance, qui n’est point rare chez des natures d’élite déclassées par le malheur de leur naissance ou les hasards de leur première éducation.

Doubledent n’ignorait aucune de ces particularités, et il avait su les exploiter avec l’art infernal qui le caractérisait, à l’aide de ses deux affidés, Lecardonnel et Ecoiffier, dont la tactique consistait à défendre toujours Georges Raymond devant Karl, pour terminer ensuite par quelque insinuation de la plus noire perfidie.

Ainsi Georges Raymond, emporté par la vie de plaisirs, avait quelque peu négligé Karl Elmerich, il l’avait même totalement oublié, on se le rappelle, à la représentation de l’Opéra, où il avait retrouvé Mlle  de Nerval. Ecoiffier et Lecardonnel, rencontrant tous les jours Karl à la pension du père Lamoureux, n’avaient pas manqué de souligner avec art des griefs qui ne se seraient probablement jamais formulés dans la pensée du jeune Alsacien.

Georges Raymond était un cœur d’or, une nature d’élite, une intelligence de premier ordre, mais il était bien léger, bien dissipé. Comment, ayant entre les mains la direction d’une affaire aussi importante que celle de Karl, ne venait-il pas le voir plus souvent ?

Georges Raymond commençait à aller dans le monde, et pouvait par ses relations être utile à son ami Karl ; pourquoi ne le présentait-il pas dans des salons où son talent de compositeur pouvait être apprécié ?

Karl répondait que Georges Raymond venait lui-même même de faire trop récemment ses débuts pour être encore en mesure de le présenter.

— C’est vrai, c’est vrai, répondaient Lecardonnel et Ecoiffier ; c’est un ami dévoué qui ne nous fera jamais défaut ; ils se retournaient alors du côté de la politique.

Quel dommage qu’avec son intelligence et son talent, Georges Raymond ne soit pas plus dévoué aux intérêts de la cause populaire ! Il ne savait pas assez dissimuler le dédain que lui faisaient éprouver les opinions de ses amis. Lancé dans la vie de plaisirs, il oubliait trop les souffrances de ses camarades, et il dépensait avec des courtisanes de haut parage le mince héritage de son oncle.

Il avait, il est vrai, prêté immédiatement trois mille francs à Karl ; mais il savait bien que Karl, une fois devenu riche, ne serait pas embarrassé pour les lui rendre, il avait bien placé son argent, etc.

Enfin, les deux compères avaient exploité contre Georges Raymond même le peu de goût qu’il avait pour la musique. Un jour, en discutant, Georges avait dit que la musique était un art qui n’impliquait pas par lui-même de grandes facultés intellectuelles. Ecoiffier avait traduit le mot en disant que, suivant Georges Raymond, la musique était un art bête et il avait fait répéter le mot par Léon Gaupin.

Toutes ces calomnies, toutes ces insinuations savamment calculées, avaient échoué devant l’inaltérable confiance de Karl pour Georges Raymond ; mais qui peut dire qu’elles n’eussent pas jeté à son insu quelque trouble dans son cœur ? Dans tous les cas, Doubledent allait bientôt utiliser, comme on le verra, les germes de prévention qu’il avait fait semer par ses deux complices dans l’âme du jeune compositeur.

Lorsque Georges Raymond arriva rue Hautefeuille, Karl Elmerich était dans sa chambre en train de traduire au piano les morceaux de son opéra.

L’argent que Georges lui avait prêté n’avait pas servi à améliorer sensiblement sa position matérielle. Obéissant aux penchants exclusifs de son art, Karl s’était immédiatement acheté de la musique, un piano d’Érard, une flûte, divers instruments professionnels, et il était presque aussi pauvre qu’auparavant. Mais sa chambre avait un air de décence et de propreté qui contrastait avec le milieu déplorable qui l’entourait.

— Enfin ! dit Karl en sautant au cou de Georges Raymond, te voilà ! Qu’es-tu devenu depuis le jour de l’Opéra, où tu m’as si complètement abandonné ? Je n’ai pas pu te retrouver, même chez toi. Mais tu es tout changé ? Et Karl le regardait avec tendresse en constatant le ravage qui s’était fait sur ses traits depuis deux jours. Ecoiffier a peut-être raison, tu…

— Et quoi donc ? dit Georges en voyant paraître sur les joues de Karl une légère rougeur qui complétait sa pensée. Non, cher ami, tu te trompes, fit Georges en secouant la tête ; j’ai de grands chagrins que je ne peux pas te dire aujourd’hui. Je vais peut-être m’éloigner pendant quelques mois pour une affaire grave…

— Comment ! dit Karl tout troublé, tu vas me quitter en ce moment ! Et pourquoi ? pour quelle affaire ?

— Des affaires de famille… peut-être un procès avec la légataire universelle de mon oncle, dit-il en souriant tristement. Mais rassure-toi, je ne partirai pas avant d’avoir réglé tes intérêts, et je veux justement t’en parler. As-tu en moi une confiance absolue ?

— Oh ! absolue, dit Karl en regardant Georges avec les yeux les plus limpides.

— As-tu revu Doubledent ?

_ Du tout ; et toi ?

— Pas davantage. Je l’ai attendu inutilement avant-hier ; tu te rappelles que je lui avais écrit ; il n’est pas venu. Par des raisons que j’ignore, le cloporte reste immobile en ce moment ; mais j’agirai sans lui ; surtout ne parle pas, ne conclus rien, ne signe rien sans m’avoir vu. Je ne puis t’expliquer en ce moment toute cette affaire ; je ne te ferai qu’une question : en supposant aussi considérable qu’elle le paraît la succession de ton père, que consentirais-tu à abandonner à la famille qui la détient et à Doubledent pour la rémunération qui lui est due ?

— Oh ! mon cher Georges, comment veux-tu que j’examine et que je discute ces choses-la ? Je m’en rapporte absolument à toi. Ne serais-je pas trop heureux si, par la plus modeste fortune, je pouvais sortir de cette affreuse misère ? Je n’ai pas de besoins, je n’ai d’amis que toi et aussi peut-être Gaupin, je n’ai d’autre amour que mon art.

Au mot d’amour, Georges Raymond songea qu’il n’avait jamais parlé à Karl de Mlle  de Nerval et qu’il ne pouvait plus maintenant se dispenser de lui en parler, puisque c’était elle qui possédait la succession de Daniel Bernard. Il éprouva un serrement de cœur dont il ne se rendit pas bien compte.

— Je lui en parlerai demain, se dit-il.

— Georges ! fit Karl, tu m’as dit que tu avais de grands chagrins, et tu ne m’en parles pas.

— Non, mon cher Karl, pas aujourd’hui, je ne le pourrais pas ; j’ai besoin de toute ma force et le temps me manque. Demain, tu sauras tout. Jusque-là, ne me demande rien.

Karl lui serra silencieusement la main ; et Georges, en dérobant ses larmes, se fit conduire à l’hôtel de Marcus.