Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/14

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 77-82).


XIV

LA SOURICIÈRE.


― Prête-moi donc cinq louis, dit d’Havrecourt au marquis. Je viens de me faire dévaliser au cercle de la rue de Choiseul, et j’ai eu l’insanité de monter dans ce bouge avec le dernier louis qui me restait.

― Mais alors il va vous gêner, dit du Clocher avec son plus gracieux sourire, et si vous pouviez me faire l’amitié de me le prêter, cela ne me serait pas désagréable.

― Voilà ! dit d’Havrecourt en lui mettant sans plus de façon le louis dans la main pendant qu’il en recevait cinq en espèces ou en jetons des mains du marquis.

Pendant que cet échange de bons procédés, fort usité parmi les joueurs, se passait dans un coin de la salle, deux individus, qui faisaient semblant de s’intéresser à une partie de bouillotte, jetaient de temps en temps les yeux de leur côté.

― C’est bien lui ! dit l’un de ces individus qui n’était autre qu’Ecoiffier, en montrant le vicomte d’Havrecourt.

― Il faudra prévenir Doubledent, répondit le second individu qui était Lecardonnel. Il peut avoir intérêt à savoir que le vicomte en est déjà aux expédients après les avances qu’il lui a faites.

Les trois personnages qu’observaient les deux compères, dans un but que nous connaîtrons plus tard, retournaient au jeu en ce moment. Le marquis alla se rasseoir à la table du trente-et-quarante, et il étala devant lui ses capitaux ; mais, pendant qu’il mettait son lorgnon pour y mieux voir, l’individu à figure judaïque, qui n’avait pas quitté la place où nous l’avons vu quelques instants auparavant à côté du marquis, lui vola un jeton qui représentait un louis.

En moins d’une heure, le marquis avait tout perdu, plus les cent francs que d’Havrecourt lui avait rendus, plus deux cents francs qu’il lui avait empruntés, car le vicomte était en veine, et, sur ces deux cents francs il y avait deux louis que le marquis n’avait jamais pu retrouver, grâce à son voisin l’israélite qui feignait de regarder très attentivement d’un autre côté.

― Je crois, ma parole d’honneur ! qu’il y a des voleurs ici ! s’écria le marquis ; non pas des voleurs au jeu, ce serait trop légal et trop honnête, mais de simples escarpes qui chipent matériellement l’argent sur la table. Voilà deux nouveaux louis qui viennent de disparaître de mon jeu.

À ces mots toutes les têtes se levèrent.

― Oui, il y a des voleurs ici, s’écria le jeune israélite ; je l’ai déjà remarqué moi-même.

― Et moi, j’ai remarqué que vous êtes ici à regarder sans jouer depuis plus de deux heures, et qu’on a trop souvent le désagrément d’éprouver le contact de votre personne physique, dit le marquis.

― Me prenez-vous pour un voleur ? s’écria le juif exaspéré.

― Assez ! assez ! firent les joueurs en mettant tous la main sur leur argent.

― C’est que j’aurais bientôt fait de vous corriger comme vous le méritez, continua l’individu en gesticulant d’une manière menaçante.

― Ne me parlez pas de si près ; vous sentez le rat mort, mon cher, et vous tueriez les mouches à quinze pas, fit le marquis en se ventilant avec son mouchoir.

― Insolent ! s’écria l’individu en faisant mine de porter la main sur le jeune homme ; mais, à l’instant, Barbaro, qui savait sans doute à qui il avait affaire, prit l’inconnu par les épaules, l’enleva et le jeta dehors.

― Jolie maison ! dit d’Havrecourt en se hâtant d’aller prendre son paletot au vestiaire. Il venait de gagner deux mille francs et détalait au plus vite en faisant un signe de la main au marquis. Ce dernier lui courut après.

― Cher vicomte, lui dit-il sans plus s’occuper de l’incident que si rien ne fût arrivé, j’ai une requête à te présenter.

― Et quoi donc, très cher ? répondit le vicomte en achevant de mettre son paletot.

― Tu peux me faire inviter, si tu te veux, au prochain bal de Mme  de Saint-Morris, je te le demande.

― Entendu.

― Je te le demande pour moi, sachant bien que tu ne me le refuseras pas, et pour Marius Simon.

― Qui cela, Marius Simon ? un rapin, je crois.

― Marius ! un rapin ! Un peintre du plus grand talent, tu veux dire, et de l’esprit comme toi.

― Convenu, répondit laconiquement Hector en disparaissant, sans autre commentaire, pendant qu’Ecoiffler et Lecardonnel jetaient un dernier regard dans leur direction.

Il était quatre heures du matin, et la consolation du souper à quarante sous commençait pour les joueurs décavés. Du Clocher avait disparu.

― Je sortirai d’ici comme j’y suis entré, avec cent sous que je m’estime heureux d’avoir conservés pour faire face à cette petite fête, dit le marquis en saisissant un saladier de pommes de terre. Mais ce scélérat de Barbaro devrait bien réconforter ses habitués avec une nourriture moins indigeste.

― Je connais quelqu’un qui s’en va souper de ce pas à la Maison-d’Or, dit un commis de magasin qui avait gagné trois cents francs et frappait sur son gousset en passant devant la table.

Un clerc d’avoué, qui venait de perdre vingt-cinq louis pris dans la caisse de l’étude, passait de temps en temps sa main dans ses cheveux d’un air fatal. Un vieux bijoutier de la rue de Provence, qui perdait régulièrement tous les soirs douze à quinze cents francs, tandis que sa maison marchait d’un grand pas vers la faillite, était en train de vider silencieusement un carafon d’eau-de-vie.

― Qu’est-ce que tu fais là, marquis ? dit tout à coup une voix joyeuse qui était celle de Léon Gaupin. Mon cher, une veine impossible, ce soir ! dit le jeune auteur dramatique en attirant le marquis dans un coin. Cinq cents francs de gagnés avec dix francs d’entrée de jeu ! J’ai passé douze fois à l’écarté, et sais-tu qui jouait dans mon jeu ? je te le donne en cent. Le directeur des Délass’-Com’, qui m’avait refusé les Noces vénitiennes il y a huit jours, à qui je faisais gagner deux mille francs.

L’animal, qui ne me reconnaissait pas, me dit en quittant la table :

― Vous avez de la chance, monsieur.

Je te lui réponds immédiatement :

― Dites, monsieur, que vous avez de la chance avec moi, et que je n’en ai pas avec vous.

Alors, je lui rappelle ma déconvenue d’il y a huit jours et je lui recolle mon manuscrit que j’avais dans ma poche.

― C’est insensé !

― Bonsoir, je cours de ce pas chez Brébant, où j’espère retrouver Bouton-de-Rose qui me recevra à bras ouverts, j’imagine, vu les espèces dont je suis porteur.

― Emmène-moi.

― Eh bien ! arrive, dépêchons ; je brûle de revoir l’infante.

― Allons ! messieurs, il faut que ça se termine, dit Barbaro en entrant dans la grande salle où l’horrible lumière du gaz éclairait encore les derniers groupes de joueurs rassemblés autour d’une table.

Parmi eux se trouvait le docteur Gédéon, avec qui nous n’avons pas encore fait connaissance. Le docteur Gédéon n’était pas un joueur proprement dit ; il n’apparaissait guère au tripot que pour y racoler quelques clients. Il était en train, pour le moment, de démontrer à un gros monsieur qu’il était menacé de la goutte sereine, à seule fin de provoquer une consultation dans son cabinet. En apercevant le marquis et Gaupin, il courut après eux et leur dit à l’oreille :

― Eh bien ! notre conciliabule ?

― Oui, oui, dit le marquis, nous y serons. Va-t-en voir s’ils viennent, fit-il en se retournant vers Gaupin. Je m’en fiche, au fond, comme d’une guigne, de la politique, et toi ?

― Moi, non ; mais j’aime mieux Bouton-de-Rose.