Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/15

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 83-90).


XV

RÉUNION CLANDESTINE.


Gédéon Mathieu, qui venait d’échanger un coup d’œil d’intelligence avec Barbaro, feignit de partir avec les autres joueurs au signal donné par le patron du cercle, et s’esquiva par une porte dérobée qui semblait conduire dans l’intérieur de la maison. S’il eût regardé attentivement autour de lui, il aurait aperçu une forme humaine blottie dans un fauteuil au fond d’une petite pièce que l’on n’avait point éclairée.

C’était du Clocher qui conservait dans son sommeil les attitudes souriantes dont il ne se départait jamais et qui se reposait là des fatigues d’une soirée passée dans le salon d’une demi-déesse du quartier de la Madeleine. Les garçons du cercle ne couchaient pas dans l’établissement, et ils étaient tous partis depuis un instant.

― Qu’est-ce que vous faites donc là, vous ? dit Barbaro qui, une bougie à la main, procédait à un examen minutieux de toutes les pièces de l’appartement ; et il secoua du Clocher qui souriait en dormant comme l’enfant Jésus.

― Ah ! pardon, cher ami, s’écria du Clocher que l’on eût dit réveillé en sursaut par la robuste main du maître de la Cagnotte ; cette aimable Circé de vicomtesse nous a fait boire des vins si généreux, au buffet, que je me suis endormi comme par l’effet d’un philtre enchanté.

― Hum ! hum ! fit Barbaro d’un air soupçonneux ; et il présida à la sortie de du Clocher, qui descendit les escaliers en fredonnant un air d’opéra-comique ; mais, arrivé dans la rue, il se retourna plusieurs fois en arrière, et remonta jusqu’au coin du faubourg Montmartre où il s’arrêta.

Que se passait-il pendant ce temps-là dans l’intérieur du cercle ? Aux fenêtres, toutes les lumières étaient éteintes ; on n’entendait plus aucun bruit dans la cour, et la porte cochère était fermée. Barbaro, après avoir visité avec sa bougie tous les coins de l’appartement, avait soufflé la lumière. Il descendit à tâtons par un escalier qui conduisait au sous-sol au moyen d’une porte secrète qu’il referma derrière lui avec le plus grand soin.

Des voix confuses se faisaient entendre dans le sous-sol où Barbaro venait de s’introduire. Si un spectateur étranger eût à ce moment pénétré dans ce lieu, une scène bizarre aurait frappé sa vue.

Une vingtaine d’individus, les uns en blouse, les autres en habit bourgeois, étaient assis autour d’une table couverte d’un tapis vert, au milieu duquel se trouvait un buste de la République sociale, ou Marianne, coiffée d’un bonnet phrygien. Un drapeau rouge, fixé au mur, flottait derrière la tête du président.

Les murs étaient nus, la voûte basse, et, à part les quelques sièges de paille placés autour de la table, rien ne venait atténuer l’aspect assez lugubre du local dans lequel étaient réunis les conjurés.

Il y avait là plusieurs personnages avec lesquels le lecteur a déjà fait connaissance à la pension du père Lamoureux, Oudaille, Soulès qui présidait la réunion, assisté de Coq, son bras droit, le docteur Gédéon dont nous venons de parler, Belgaric, de l’Odéon ; les autres individus étaient des ouvriers affiliés ou délégués par certains groupes des faubourgs.

C’était là une de ces réunions secrètes comme il y en avait beaucoup dans les dernières années de l’empire, dont la plupart étaient plus ou moins connues de la police, soit qu’elle eût des agents dans ces réunions, soit qu’elles se tinssent dans des établissements où le patron remplissait lui-même le rôle de moniteur officieux auprès de l’autorité.

Barbaro n’était pas dans ce cas-là ; mais son concours n’en valait guère mieux. Tremblant d’être dénoncé à la préfecture, et toujours sur le point d’aller faire des révélations, il était retenu d’un autre côté par ses penchants révolutionnaires et plus encore par la crainte de s’exposer aux vengeances de ses coreligionnaires. Coq, entre autres, le dominait complètement par sa violence et par la connaissance particulière de certains faits qui pouvaient, au dire de Coq, l’envoyer sur les bancs de la cour d’assises.

La réunion était tumultueuse avant d’avoir commencé, et chacun parlait de son côté. Coq gesticulait, Gédéon protestait contre le bruit, Belgaric prenait des poses tragiques, Oudaille, impassible, ne disait mot, voyant avec un certain plaisir la confusion qui se produisait sous la présidence de son rival. Barbaro allait et venait comme un ours dans une fosse.

― Je demande pourquoi nous sommes convoqués ? dit un ouvrier menuisier qui s’appelait Volard.

― Quel est l’ordre du jour ?

― Qui est-ce qui préside ?

Telles sont les exclamations qui se firent bientôt entendre de divers côtés.

― Citoyens, dit Soulès qui s’exprimait assez difficilement, mais qui ne manquait pas de tact, personne de vous ne peut ignorer le but de cette réunion ; nous ne sommes pas ici pour bavarder comme les avocats, mais pour faire des actes.

― Très bien ! firent différentes voix.

― Malgré les soi-disant réformes de l’empire libérâtre et je ne sais quels articles de contrebande que l’on voudrait ajouter à la Constitution-gibet de 1852, l’empire crèvera, l’empire crève !

Un hourrah d’enthousiasme accueillit ce speech que Soulès prononça avec, une grande profusion de gestes, l’œil en feu et la figure écarlate. Soulès venait de remporter un succès.

― Tout ça, c’est encore des phrases, quoique vous disiez que vous n’en faites pas, reprit Volard qui était tracassier et sans discipline. Il faudrait jaboter un peu moins et s’occuper un peu plus d’améliorer la position de l’ouvrier.

Cette interruption produisit un tumulte et des récriminations générales.

― Je vous rappelle à l’ordre, dit Soulès ; nous sommes ici pour conspirer et non pour faire du socialisme bête. Vous voulez améliorer la position de l’ouvrier, commencez par renverser le gouvernement.

― Bravo ! S’écria-t-on.

― Et que ceux qui veulent faire les brouillons sachent qu’il n’y a pas plan, dit Coq d’un air menaçant.

Volard allait répliquer lorsque Barbaro, qui se tenait au pied de l’escalier, remonta rapidement comme s’il était survenu quelque chose dans l’intérieur. Cette pantomime expressive ramena immédiatement le silence parmi les conjurés.

― Pourquoi Barbaro vient-il de remonter comme cela ? dit Oudaille ; je lui trouve un drôle d’air, ce soir.

― Tu nous as répondu de lui, dit Soulès à Coq.

― Oui, j’en ai répondu, dit Coq en voyant que tous les regards se tournaient vers lui. Il est dans ma main comme voilà ce chiffon de papier, et je lui brûlerais la cervelle par-dessus le marché s’il s’avisait de nous vendre. Et, en parlant ainsi, Coq mit un pistolet sur la table. Ce geste fit faire une grimace épouvantable au docteur Gédéon, et produisit un certain froid dans l’assemblée.

― Eh bien, qu’est-ce que vous avez à me regarder de travers ? dit Barbaro qui venait de redescendre et voyait tous les yeux effrayés ou menaçants se diriger sur lui. Est-ce que je ne pourrai plus faire un pas en avant ou en arrière sans que vous croyiez que j’amène avec moi la police ? Pour peu que cela dure, je vous f… tous à la porte, ça ne me convient pas de jouer ma peau et de passer en même temps pour un mouchard.

― Quand je vous le disais, fit Coq pleinement rassuré par ce langage.

― Allons, mon vieux Barbaro, ne sois donc pas mauvais comme ça, dit Oudaille. Est-ce qu’on ne te paye pas comme il faut, dit-il en regardant Soulès, qui, quoique riche, ne passait pas pour fort généreux.

― Ah ! mais, nous n’avons pas le temps de bêtiser comme ça jusqu’à après-demain, dit un autre ouvrier du nom de Barbe. À quoi conclut-on ?

― Faut-il risquer le paquet ? dit Soulès en se penchant à l’oreille d’un individu à barbe grisonnante qui se tenait près de lui et dont il semblait prendre les instructions.

Ce personnage fit un signe négatif de la paupière et répondit sur le même ton :

― Non. Ce n’est pas mûr ; ils auraient peur ; nous en délibérerons ce soir en comité.

― Eh bien, voici la conclusion demandée, dit Soulès en reprenant la parole ; nous sommes à la veille des élections générales, citoyens, le mot d’ordre est d’agiter Paris ; car les temps sont proches. Que ceux qui sont ici pour Belleville, La Chapelle, Montmartre, parlent à leurs compagnons, à leurs amis. Il s’agit de chauffer les faubourgs, de préparer nos frères à descendre quand il le faudra sur le boulevard et à faire des barricades.

― Aurez-vous du cœur, camarades ? dit l’homme à barbe grise qui était resté jusqu’alors silencieux et dont l’œil noir brillait d’une sombre énergie.

― Oui, oui, crièrent plusieurs voix.

― Pour ce que vaut la vie, quand on est des mercenaires du travail, autant vaut se faire crever le ventre sur un tas de pierres, dit Barbe.

Des coups vigoureux frappés au dehors, interrompirent brusquement ces paroles. Les coups se reproduisirent avec force une seconde fois, pendant que les conjurés retenaient leur haleine, et l’on entendit une voix impérieuse qui criait : « Ouvrez, au nom de la loi ! »

Cette fois ce fut un sauve-qui-peut général. Gédéon et Belgaric disparurent comme par enchantement par une des issues du sous-sol, connue des principaux chefs seulement, et qui conduisait dans la rue Montyon.

Les autres se heurtèrent les uns contre les autres dans tous les sens, en montant et en descendant l’escalier du sous-sol.

Barbaro jeta le buste de la République au fond d’une caisse d’emballage pleine de paille, arracha le drapeau rouge et le mit dans sa poche, tandis que Coq, qui avait gardé son sang-froid, le regardait faire et lui disait :

― Tu sais que si c’est un coup monté, ton compte sera soldé. Là-dessus il arma son pistolet et se mit à suivre Barbaro dans tous ses mouvements.

Quelques minutes après les portes étaient enfoncées et les agents de l’autorité faisaient invasion dans les appartements du cercle. Alors ceux des conjurés qui étaient remontés par l’escalier du sous-sol sautèrent par les fenêtres du premier étage sur les agents qui se trouvaient dans la cour. L’un d’eux fut blessé et tira son épée en croyant à une attaque.

― Éclairez la cour ! cria l’officier de paix qui commandait l’escouade.

À ce moment, des cris, des bruits de lutte et de vitres brisées, se faisaient entendre au premier étage. Tout à coup un coup de feu retentit et causa la plus effroyable panique. Coq, tête nue, les cheveux épars, venait de sauter à son tour par la fenêtre pendant que les agents qui s’y trouvaient cherchaient à appréhender au corps les fuyards. D’un coup de poing, Coq culbuta le sergent de ville qui avait allumé une torche et s’élança vers la porte. On l’avait laissée ouverte par mégarde, et les fuyards s’y étaient précipités comme un torrent, pendant que les agents s’efforçaient de la fermer. Les coups pleuvaient de toutes parts ; les sergents de ville, n’osant se servir de leurs épées, de peur de se blesser les uns les autres, donnaient et recevaient des horions au hasard.

Mais bientôt les obstacles qui s’opposaient à la sortie des assiégés furent rompus, grâce à l’intervention de Coq, qui était d’une force herculéenne. Il s’élança dans la rue avec ses camarades, et on les vit se disperser au galop dans toutes les directions.