Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/13

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 71-76).


XIII

AU TRIPOT.


Il y avait encore, en 1869, au numéro 13 de la rue Bergère, dans un corps de logis occupé depuis par une imprimerie, qui, elle-même, a disparu pour faire place au magnifique immeuble que l’on voit actuellement dans le fond de la cour, il y avait, disons-nous, un cercle, ou plutôt un tripot bien connu des joueurs du quartier.

On traversait une cour noire et malpropre, on montait un premier étage et l’on trouvait, au fond d’un long corridor, un vaste salon enfumé, dédoré, hanté par cette clientèle sans nom qui peuple les cercles de bas étage.

Parmi les joueurs du genre le plus suspect, on y rencontrait cependant assez souvent des négociants du quartier, des étudiants, et quelquefois, par exception, des jeunes gens d’un meilleur monde, fourvoyés ou congédiés des cercles élégants du boulevard.

Le maître de l’établissement était connu sous le nom de Barbaro, soit que ce fût son nom véritable, soit que sa figure, du genre espagnol le plus accentué, lui eût fait donner ce sobriquet. C’était un homme d’une quarantaine d’années, court, aux cheveux en brosse d’un noir de charbon, à la barbe non moins noire et non moins épaisse, laissant autour des lèvres et du menton un espace exactement rasé, qui laissait voir des reflets bleus.

Il avait un aspect sauvage, la parole brève, ne se déridait qu’avec ses intimes, et tenait sa maison sur un pied militaire. Dès qu’une altercation tournait à la violence, il fallait sortir, et son poignet vigoureux faisait promptement justice des récalcitrants. Il ne tolérait pas que les séances se prolongeassent au-delà de cinq heures du matin en hiver, au-delà de quatre heures en été, ne voulant pas se tuer, disait-il, pour quelques méchants picaillons de plus ou de moins.

Ce jour-là, à deux heures du matin, il y avait grand monde au tripot.

Au milieu, une grande table en carré long pour le trente-et-quarante occupait le premier plan du salon. À gauche, en entrant, on jouait à l’écarté ; dans le fond, à la bouillotte. Deux autres pièces en manière de petits salons ou de fumoirs servaient de retraite aux habitués qui voulaient lire ou causer. Enfin, tout à côté du vestibule, où les paletots et les chapeaux étaient amoncelés dans une lamentable promiscuité, on apercevait la salle à manger, espèce de réfectoire muni d’une longue table couverte d’une toile cirée, sur laquelle, moyennant quarante sous, les joueurs décavés obtenaient la faveur de manger des pommes de terre à l’huile arrosées d’une demi-bouteille de vin de Suresnes.

― Eh ! mais, il me semble que ça ne va pas mal, cher marquis ? dit, en s’approchant de la grande table, un long personnage maigre, sec, pincé, cravaté, épinglé avec la dernière précision, aux cheveux d’un blond roux soigneusement distribués sur la tête, paraissant, malgré tous les rajeunissements possibles, avoir dépassé la cinquantaine.

Et en parlant ainsi avec toute espèce de sourires gracieux et de contorsions aimables, le personnage dont il s’agit indiquait du doigt un monceau de pièces et de jetons groupés sous la main d’un jeune homme qui suivait de l’œil une partie dans laquelle il était engagé comme parieur.

― Oh ! un peu de ferraille seulement, répondit le jeune homme, qui n’était autre que le marquis, surnommé aussi Chat-Botté, que nous avons déjà vu à la pension du père Lamoureux ; et le marquis exerça une pression prudente sur son trésor, qu’un autre individu à figure judaïque, accoudé sur la table comme un simple spectateur, regardait d’assez près.

― Messieurs, faites vos jeux ! dit Barbaro qui présidait de son air le plus maussade à la table du trente-et-quarante, où se trouvait le marquis.

Il n’est pas d’usage de faire la conversation autour d’un tapis vert ; aussi le marquis ne prêta-t-il plus la moindre attention à son interlocuteur, qui pirouetta d’un autre côté, prodiguant partout des sourires auxquels personne ne répondait.

Ce personnage assez curieux, un des boulevardiers les plus connus de cette époque, était ce qu’on appelle une existence problématique. Personne ne lui connaissait la moindre profession, la moindre fortune, la moindre famille ; toujours affairé, toujours courant, abordant une quantité de personnes, paraissant dans tous les cafés du boulevard, au bois, au spectacle, au concert, et partout sans rien payer, racontant la nouvelle du jour, parlant théâtre, sport, musique, chiffons, connaissant l’adresse de toutes les filles un peu cotées sur la place, saluant et se flattant de connaître auteurs, acteurs, directeurs, régisseurs, gens de lettres de tout poil et de toute nuance, hommes politiques, députés, sénateurs et gens titrés du noble faubourg, la société de ce personnage était plus inévitable que recherchée.

S’agissait-il d’organiser un dîner, un souper, un bal ou toute autre partie du même genre, vite on le voyait se glisser gratis dans la combinaison, sous prétexte d’une économie de dépense ou d’une amélioration de service qui seraient obtenues par ses soins.

Un projet d’emplette, la recherche d’une adresse, une démarche dans un ministère, une visite à l’Hôtel des Ventes ou dans une galerie de tableaux le trouvaient immédiatement prêt à offrir ses bons offices. Du reste, qu’on lui fît bon ou mauvais visage, son attitude était toujours la même ; l’aménité de son langage, ses formes obséquieuses, ses saluts corrects finissaient par venir à bout de toutes les résistances. On renonçait à l’éviter quand on le rencontrait, et il imposait toujours sa conversation à ceux qui l’avaient une fois salué.

Ce singulier personnage, qui répondait au nom de du Clocher, et qui joue un certain rôle dans cette histoire, aperçut tout à coup un autre jeune homme de fort belle mine qui venait d’entrer en jetant négligemment son pardessus aux mains du garçon, qui le salua avec des égards particuliers.

― Quoi ! vous ici, cher vicomte, dit du Clocher en faisant son salut le plus mondain au nouveau venu. C’est donc aujourd’hui le rendez-vous des illustrations ?

― Faites vos jeux, messieurs, rien ne va plus ! dit Barbaro de sa voix rauque.

― Ne m’appelez donc pas vicomte ici, mon cher, dit Hector d’Havrecourt (car c’était lui-même), autrement on me prendrait pour un grec.

― Mon cher, je viens de les flouer d’une façon admirable, dit à l’oreille de d’Havrecourt le marquis qui venait de quitter la table, portant son trésor dans son mouchoir, et avait aperçu le vicomte qui était un de ses anciens camarades de collège.

Or, il faut savoir ce que le marquis entendait par flouer. Il prétendait reconnaître les grecs à leur physionomie et, sans jouer personnellement, il pariait pour ceux qu’il présumait tels d’après l’expérience qu’il disait avoir des figures. Mais comme il perdait beaucoup plus souvent qu’il ne gagnait, on ne pouvait rien inférer du tout de ses connaissances physionomiques en cette matière.

Il est vrai que, quand il avait gagné en tenant les cartes, il se vantait auprès de ses amis intimes d’avoir triché, mais comme il ne savait même pas tenir des cartes, et que personne n’avait jamais suspecté sa loyauté, on ne pouvait que rire de cette forfanterie ; mais il la soutenait de pied ferme, ne manquant jamais d’ajouter que c’était du meilleur ton autrefois, et qu’il avait le droit de le faire pour venger ses aïeux des outrages faits à leur blason par la révolution bourgeoise de 1830.

Quoi qu’il en soit, le marquis avait gagné ce soir-là ; il était rayonnant et il éclatait de rire à chaque mot.

― Je les ai floués de la plus jolie façon, répétait-il. Il y avait là un vieux filou décoré dans lequel j’ai reconnu immédiatement un homme de la Grèce. Il a passé dix fois, et je crois que je tiens là-dedans plus de huit cents francs.

― Faites vos jeux, messieurs ! répéta la voix éraillée de Barbaro.