Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/02

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 5-7).


II

VINGT ET UN ANS, LICENCIÉ EN DROIT ET RUINÉ !


L’histoire de ce jeune homme est trop intimement liée aux événements de ce récit pour que nous puissions nous dispenser de la raconter.

Fils d’un négociant du Havre compromis dans les tentatives de résistance locale qui suivirent le coup d’État du 2 décembre et qui fut obligé de s’expatrier, Georges Raymond n’avait jamais connu sa mère ; elle était morte en lui donnant le jour.

En 1859, l’amnistie rouvrait à M. Raymond les portes de la France ; mais il avait mis son amour-propre à n’y rentrer qu’après la chute du gouvernement impérial, se flattant, comme beaucoup de républicains d’alors, que l’Empire ne durerait pas. Cette illusion s’était évanouie à la longue et il se disposait, en 1862, à reprendre le chemin de sa patrie pour s’occuper de l’avenir de son fils, lorsque des affaires importantes, dans lesquelles toute sa fortune était engagée, l’obligèrent à partir pour l’Amérique.

Georges Raymond, pendant ce long intervalle, avait été confié aux soins d’un oncle maternel, vieux célibataire, égoïste et insouciant, qui l’avait mis en pension pour s’en débarrasser.

Dès l’enfance, Georges Raymond s’était donc trouvé seul en face de lui-même. Refoulé dans toutes ses expansions par l’insensibilité complète de son oncle, détestant la discipline du collège qu’il subissait toutefois sans se plaindre, Georges était arrivé à la fin de ses études sans avoir rencontré autour de lui aucune des influences heureuses qui sont si nécessaires au développement moral d’un jeune homme.

Il s’était replié dans une concentration muette d’où devait sortir une nature originale et forte, mais dépourvue de toute préparation aux épreuves redoutables qui l’attendaient.

Son père, qui commençait à soupçonner, par ses lettres, le travail dangereux qui se faisait dans cet esprit solitaire, avait songé un instant à l’envoyer faire ses études à Paris ; puis il avait redouté les entraînements que pourrait y rencontrer une nature aussi ardente, en sorte que Georges, envoyé dans une Faculté de province, n’ayant point encore senti le besoin de la dissipation, mais n’ayant trouvé non plus aucune occasion de développer ses facultés, avait continué à l’École de droit de Caen la vie somnolente et studieuse qu’il avait menée au collège.

Un événement grave vint tout à coup bouleverser sa vie. Son père, qui avait fait une assez belle fortune en Amérique, dans le commerce des tissus, fut ruiné de fond en comble en 1863 par la faillite de la maison de banque John Spencer et C°, où se trouvaient engagés tous ses capitaux.

« Demain, je ne pourrai plus rien pour toi, écrivait-il le 31 décembre 1862 à son fils, en lui envoyant ses derniers écus : Tu ne verras pas ton vieux père venir traîner une vie misérable dans son pays. Je ne reviendrai que si je puis te rendre un jour une fortune actuellement anéantie. Souviens-toi que tu es un homme et que tu ne peux plus compter que sur toi. N’attends rien de ton oncle. Aujourd’hui, je le connais trop ! Courage, prudence, résignation, jusqu’à ce que je revienne. »

Et, depuis ce jour, Georges Raymond n’avait plus entendu parler de son père. Quelques mois après, il avait terminé ses études et arrivait au Havre pour faire ses adieux à son oncle, qui vivait sous la domination d’une servante, maîtresse absolue de sa maison.

― Tu pars, dis-tu ? et où veux-tu aller ? lui dit durement le vieillard ; tu m’as tout l’air d’être écervelé comme ton père, qui, après avoir fait sottement de la politique dans son pays, est allé se ruiner d’une manière non moins extravagante à l’étranger.

― Mon oncle, je ne vous demanderai rien, dit le jeune homme en refoulant ses larmes.

― Ah ! oui, on dit ces phrases-là et on ne s’en souvient plus quand on est sans le sou, répondit M. Durand. Tu peux trouver ici une place de douze cents francs tout de suite à la recette générale. Je t’ai déjà conseillé de la prendre, puisque tu es aujourd’hui sans fortune et que tu ne peux pas songer à gagner ta vie, comme avocat, avant quatre ou cinq ans. Mais si tu n’en veux faire qu’à ta tête, je m’en lave les mains, et ce n’est pas moi qui m’occuperai de tes affaires.

Georges sortit, le cœur brisé, sans dire un mot.

Le lendemain, le vieillard eut quelques remords et, sans en parler à sa servante, il passa chez son neveu qui était descendu à l’hôtel pour éviter à son oncle les embarras d’une hospitalité importune ; mais Georges était parti.