Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/03

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 8-14).


III

LE CERCLE DU DANTE.


Qu’allait devenir ce malheureux jeune homme sans protection, sans famille, sans expérience, jeté un beau matin à travers le monde avec quelques centaines de francs au fond de sa valise ?

Encore plein d’idées romanesques, il avait eu un instant la pensée d’aller à la recherche de son père, comme Télémaque. Mais, depuis un an, M. Raymond n’avait répondu à aucune lettre, et il semblait impossible de retrouver ses traces.

Il partit pour Paris dans l’espoir d’y trouver quelque occupation. N’ayant jamais eu, à proprement parler, de famille, ne laissant derrière lui aucune affection, aucun souvenir, et, ce qui est plus extraordinaire, pas même une amourette, il n’éprouva pas le serrement de cœur que ressentent généralement les nouveaux débarqués au milieu de cette immense solitude peuplée d’êtres inconnus.

Au contraire, le sentiment de sa liberté, un certain orgueil qu’engendre l’infortune imméritée, avant qu’elle n’ait brisé les ressorts de l’âme, le trompèrent sur sa force. Il ne connaissait la vie que par les romans de Balzac. Il se compara à Rubempré, à Rastignac, à tous ces héros de la Comédie humaine, qui avaient eu leur jour de triomphe et dont quelques-uns avaient conquis ce Paris qui ne les connaissait pas et les avait longtemps dédaignés.

Il avait apporté trois mille francs, son seul et unique patrimoine, le seul gage de son indépendance et de sa tranquillité pendant quelques mois, et des idées d’économie sévère, de vie stoïque traversèrent d’abord son esprit. Il résista pendant quelques jours aux tentations de toute espèce qui vinrent l’assaillir, en se rappelant les recommandations de son père ; mais Georges n’avait encore usé de rien, son tempérament jusqu’alors endormi éclata.

Ces spectacles qui parlent à l’imagination et aux sens, ces bals, ces concerts, ces boulevards où se coudoient toutes les classes de la société au milieu de harems ambulants, ces femmes parfois étrangement belles que l’on rencontre partout, toutes ces choses bruyantes, mouvantes, enivrantes que l’on voit à Paris. Toutes ces misères étincelantes, toutes ces fanges couvertes de fleurs et de parfums produisirent leur effet ordinaire sur un pauvre provincial qui n’avait jamais vu Paris.

Il se rua avec fureur dans des plaisirs qui ne pouvaient durer qu’un instant. Au bout d’un mois il lui restait moins de six cents francs. Il s’arrêta tout court, terrifié de son imprévoyance, sentant qu’il était perdu s’il faisait un pas de plus en avant.

Il fallait trouver une occupation de suite sous peine de se réveiller du jour au lendemain sans aucunes ressources.

Après s’être procuré au plus bas prix possible le chétif mobilier dont il avait besoin pour ne pas tomber dans les horreurs d’un garni à vingt francs par mois, il se condamna à ne pas dépenser plus de quinze sous par jour jusqu’à ce qu’il eût trouvé un emploi.

Mais comment y parvenir ? Il n’avait pas la moindre relation à Paris et n’avait fait que des connaissances de bal ou de café qui ne pouvaient lui servir à rien. Étranger à toutes les petites habiletés à l’aide desquelles on se faufile dans le monde, ne pouvant se réclamer de personne, d’ailleurs timide et maladroit, il fut congédié de partout où il se présenta, avec des formules tantôt sèches et tantôt polies, mais invariables dans leur signification.

Il fut trop heureux, un beau matin, de trouver à copier des rôles chez un avoué et de tenir les écritures d’un confiseur. Saisi, enveloppé par l’indigence avant qu’il eût le temps de s’y préparer, il lui fallut marcher sous le fouet d’une nécessité inexorable à la recherche de tous les moyens de vivre.

Il fut successivement maître d’études, répétiteur de latin, répétiteur de droit, sans que la pauvreté desserrât ses étreintes.

Dès le collège, il avait montré un goût prononcé pour les lettres et il avait lu au hasard tout ce qui lui était tombé sous la main.

Il essaya de vivre de sa plume.

Ce fut une série de déboires plus amers encore, parce que son amour-propre reçut mille blessures cruelles. Le défaut de relations et de camaraderies lui ferma les portes du journalisme comme il lui avait fermé les portes des administrations publiques et des ministères.

Il lui fallut aller présenter bien bas, dans les petits et les grands journaux, des articles qu’on rebutait, qu’on ne lisait pas. Tantôt le manuscrit présenté était perdu, tantôt le rédacteur en chef devenait absolument invisible.

Parvenait-il à faire lire quelque chose, un rédacteur prenant avec lui des airs de protection lui démontrait que son travail ne valait rien. L’article était trop long ou trop court, trop sérieux ou trop léger ; le sujet avait déjà été traité ou était trop nouveau pour le public ; bref, il manquait toujours quelque chose.

Il soumit des projets d’ouvrages à cinq ou six éditeurs, il fut éconduit rondement. Il composa, dans des transports d’espérance, une comédie en trois actes qu’il porta au Théâtre-Français ; moins de quinze jours après, on la lui retournait poliment. Les mésaventures de ce genre se multipliaient ; il n’en était plus à les compter.

― Je n’y comprends rien ; il y a là une loi qui m’échappe, disait-il un jour en s’arrachant les cheveux devant Marius Simon, peintre bohême, d’un réel talent, qui joignait à un esprit extrêmement caustique beaucoup de sens commun, quand il ne s’agissait pas de lui-même.

― Mon cher, lui dit Marius Simon en bourrant sa pipe, quand on n’a pas de talent, il faut avoir l’habileté de le faire croire, et quand on en a, il faut savoir le cacher. Vous n’êtes capable ni de l’un ni de l’autre. Pourquoi, puisque vous êtes avocat, n’essayez-vous pas de vivre de votre état ? Cela vaudrait mieux, à tout prendre, que de faire des articles non insérés, des pièces de théâtre non reçues et des livres non payés.

Georges fut frappé de cette observation qui lui parut fort raisonnable.

Hélas ! les mêmes obstacles, les mêmes défauts de caractère, la même inexpérience des choses vinrent l’arrêter au début de cette nouvelle carrière.

Trois ans après, il vivait encore au jour le jour, végétant sans clientèle sérieuse entre la 5e chambre civile et la police correctionnelle. Mais, au milieu de défaillances profondes qui tenaient à une impressionnabilité morale tout à fait exceptionnelle, il était doué d’une ténacité rare ; il sentait ses forces, il les étudiait, il cherchait à se rendre compte de ses fautes et des causes qui l’empêchaient de réussir. Une confiance secrète le soutenait d’ailleurs au milieu de toutes ses épreuves ; il espérait revoir son père qu’il avait toujours regardé comme une sorte de Providence lointaine qui se manifesterait à un moment donné.

Or, deux mois à peine avant l’époque où commence cette histoire, voici ce qu’il lut un matin dans les journaux.

« On écrit de Saint-Nazaire : Un voyageur français, résidant depuis quelques mois à la Havane, a perdu la vie dans des circonstances fort mystérieuses. Il a été trouvé mort frappé d’une balle au cœur, à quelque distance de la ville, dans un endroit isolé. On crut d’abord à un assassinat ; mais la direction du coup de feu, le pistolet tombé à côté de lui, les objets lui appartenant retrouvés en sa possession, ne permettent pas de douter que ce malheureux s’est suicidé. Le consul de France, prévenu de cet accident, a constaté qu’un voyageur, qui n’était connu à la Havane que sous le nom de Pierre Germain, était un ancien réfugié politique compromis dans les événements de 1852, du nom de Pierre Raymond ; on ne lui connaissait aucune ressource. On suppose que des pertes d’argent ou des malheurs de famille l’ont poussé à cette funeste résolution. Quelques Français résidant à la Havane lui ont rendu les derniers devoirs. »

À cette lecture, Georges Raymond demeura foudroyé.

Comment son père avait-il été amené à se délivrer de la vie par un suicide, sans songer à son fils, sans lui adresser un suprême adieu ?

M. Raymond avait-il été assassiné ? Mais comment, par qui, dans quelles circonstances ?

Telles étaient les pensées affreuses qui tourmentaient ce malheureux jeune homme pendant le jour et remplissaient ses nuits de cauchemars.

Il avait écrit immédiatement à son oncle ; il voulait partir pour la Havane. Mais avec quelles ressources ? Son oncle ne lui avait répondu que par une lettre banale sans souffler un mot d’argent !

Il avait fait au ministère des affaires étrangères démarches sur démarches sans obtenir aucun résultat.

Inconnu des anciens amis de son père, il n’en avait retrouvé aucun à qui il pût se confier. Le fait même avait passé presque inaperçu, et, trop fier pour se plaindre à des étrangers d’un malheur qui ne lui aurait attiré que de la compassion, Georges Raymond n’en avait parlé à personne ; mais il était tombé dans un accablement qui ne l’avait pas quitté depuis cette terrible nouvelle. Cette fois, il était bien seul au monde, et un souvenir funèbre pèserait sur toute sa vie.

Il fit alors un retour navrant sur les six années qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait voulu tenter la fortune à Paris. Malgré des efforts opiniâtres, il n’avait pu secouer le joug de la pauvreté ; toutes ses illusions s’étaient envolées.

Il n’avait pas pu se constituer une position, une indépendance quelconque, et, au milieu de cette existence sans cesse talonnée par la nécessité, au milieu de souffrances morales continuelles, d’humiliations sans cesse renouvelées, de déboires sans nombre, pas la moindre occasion de fortune, pas un protecteur, pas un ami véritable, pas même une maîtresse digne de ce nom dont l’amour aurait pu soutenir sa vie, pas un plaisir élégant, pas d’autres distractions que la joie grossière des brasseries et des caboulots du quartier Latin, avec leur hideuse promiscuité.

La société était restée pour lui muette, sourde, implacable ; il n’avait pu entamer, par aucun côté, le mur de granit élevé devant lui.

Le malheureux jeune homme était entré depuis longtemps dans ce qu’on a appelé la Bohême.

Il était tombé dans ce cercle fatal où toutes les intelligences se brisent, où tous les talents se flétrissent, où la probité, la délicatesse s’en vont peu à peu par lambeaux, où les vastes tribus qui la composent errent comme des damnés à travers l’espace, la haine dans le cœur, la menace à la bouche, les uns en habit noir, les autres en haillons, conspirant tous plus ou moins contre une société qui les a trahis ou refoulés, prêts à se venger sur elle de tous leurs malheurs, esclaves de la pauvreté, aspirant à tout et campant au milieu de Paris comme une armée.