Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/01

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 1-4).


I

UNE APPARITION À NOTRE-DAME.


Dans les derniers jours du mois de novembre 1868, par un de ces brouillards bas et pluvieux qui transforment les rues de Paris en cloaques, un jeune homme de vingt-huit ans environ suivait le quai du Marché-Neuf de ce pas brisé et machinal auquel Balzac prétendait reconnaître les gens au désespoir. On pouvait deviner qu’il marchait sans aucune direction déterminée, et, quoique la pluie commençât à tomber, il ne paraissait pas s’en apercevoir.

Parvenu à la hauteur du Petit-Pont, il jeta un regard vague sur l’eau bourbeuse qui passait sous les arches, puis il tourna à gauche dans la rue de la Cité, longea la rue Neuve-Notre-Dame, traversa le parvis et se trouva presque inopinément à l’un des angles de la cathédrale. Arrivé là, il sembla tiré de sa rêverie et, comme s’il eût trouvé tout à coup un but à sa pensée, il entra dans la nef.

On célébrait en ce moment un service funèbre, et l’orgue remplissait les voûtes de la vieille église de ses vibrations formidables, mêlées à des modulations surprenantes entrecoupées de temps en temps par les voix claires et perçantes qui parlaient du maître-autel et dont les accents, succédant aux étourdissements de l’orgue, produisent une impression presque irrésistible dans certaines dispositions d’esprit.

L’inconnu, évitant par un mouvement indéfinissable de toucher au pinceau trempé d’eau bénite que lui tendait le vieillard accroupi comme une cariatide devant un des piliers du vestibule, s’était réfugié dans un des coins les plus obscurs de la nef. Les accents sombres et terribles de cette musique funèbre s’étaient emparés de son âme.

Les mugissements de l’orgue semblaient apaiser sa souffrance, et, quand il entendit les voix déchirantes des mezzi soprani, ses traits contractés se détendirent, des larmes vinrent à ses yeux, mais il réagit contre cette émotion qui ne dura qu’un instant, et reprit une attitude morne en murmurant un mot que personne ne pouvait entendre.

L’obscurité avait peu à peu envahi l’église, et on commençait à allumer les lampes dans l’intérieur de l’immense vaisseau.

Dans son trouble, l’inconnu n’avait pas remarqué, non loin de lui, deux femmes d’une mise irréprochable, paraissant abîmées dans la prière ; l’une d’elles, en dérangeant son voile par un mouvement involontaire, avait laissé entrevoir un visage ravissant, empreint de la plus rare distinction.

Elle avait aperçu ce jeune homme qui ne regardait rien et dont l’attitude trahissait un désespoir contenu. S’il eût jeté les yeux sur elle, nul doute que l’attention de la jeune fille ne se fût à l’instant même détournée ; mais il était immobile, le regard perdu dans le vague, indifférent à tout ce qui l’entourait, et son extérieur, qui n’avait rien de vulgaire, pouvait supporter ce coup d’œil rapide et invisible par lequel toutes les femmes jugent les hommes qu’elles voient pour la première fois.

Une certaine curiosité s’était-elle emparée de cette jeune fille à l’aspect de l’inconnu ? avait-elle remarqué sa pâleur, son émotion, les expressions douloureuses qui s’étaient succédé sur son visage ? Qui peut le dire ? Le fait est qu’elle le voyait, tout en paraissant plongée dans la plus profonde dévotion, et, lorsque l’office fut terminé, elle releva son voile tout juste à temps pour être aperçue.

À l’aspect de ce visage éblouissant de charmes, l’inconnu eut peine à comprimer un cri d’admiration ; mais déjà la jeune fille avait abaissé son voile et disparaissait au bras de la dame âgée qui l’accompagnait. Il fit un mouvement instinctif pour la suivre ; mais la foule, qui se pressait pour sortir, fit obstacle à ses efforts pour la rejoindre. Il arriva jusqu’à la porte sans rien trouver qui ressemblât à cette merveilleuse apparition ; puis, tout à coup, à quelques pas, dans l’ombre du parvis, il aperçut deux femmes qui attirèrent vivement son attention : une voiture attelée de deux chevaux s’avançait à leur rencontre.

L’une de ces femmes se retourna ; il ne put s’y tromper, c’était la jeune fille qu’il avait aperçue dans l’église ; mais avant qu’il eût le temps de se remettre, elles montèrent dans la voiture qui roula rapidement et disparut.

Le jeune homme resta un moment absorbé, puis il murmura d’une voix sourde : Misérable fou, fils de suicidé, orphelin sans père ni mère, demain peut-être sans feu ni lieu, je regardais cette jeune fille !

En disant ces mots, il remonta d’un pas rapide jusqu’à la rue de la Cité, traversa le Petit-Pont et disparut dans la rue de la Harpe.