Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/Préface

E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. i-xvi).


PRÉFACE


Il y a loin de ce que l’on conçoit à ce que l’on réalise. Le lecteur pourra s’en apercevoir en parcourant ce livre, dans lequel nous avons essayé de traduire, sous la forme du roman, une des données les plus dramatiques de la civilisation contemporaine : les professions libérales aux prises avec les difficultés de la vie.

Dans ce champ de bataille qu’on appelle l’existence, il y a les victorieux et les vaincus, les faibles et les forts, les hommes libres et les esclaves ; esclaves, ceux qui n’ont pas pu conquérir leur indépendance ; libres, ceux qui peuvent agir sur les autres hommes par la volonté, qui sont constitués en position, en fortune, en crédit. Toute destinée manquée est un lamentable spectacle ; mais l’insuccès dans les professions libérales présente un caractère particulièrement tragique, car ceux qui succombent ont tout compris, tout convoité, tout souffert.

Artistes sans gloire et sans commandes, médecins sans clientèle, poètes sans vocation ou sans renommée, auteurs inédits, compositeurs sans livret, orateurs sans tribune, inventeurs sans capital, prolétaires de la plume, de la parole ou du pinceau, fruits secs de l’art, des lettres ou de la science, tous plus ou moins naufragés, dévoyés, affamés, révoltés, désespérés dans leur lutte impuissante contre la fortune et les obstacles infranchissables de la vie matérielle : telle est la vision qui a passé devant nos yeux comme la véritable légende de notre époque tourmentée par la soif des jouissances matérielles et battue par le flot incessant des révolutions.

Est-ce donc là une conception nouvelle ? On en jugera. C’est dans tous les cas une manière particulière de concevoir et d’interpréter le mouvement social contemporain.

Mais les éléments que l’on a tenté d’étudier ne sont évidemment pas nouveaux. Quel est le nom de cette masse confuse qui s’agite comme les damnés du Dante sous la pluie ? En 1830 un nom a été créé et ce nom a servi d’étiquette pendant quarante ans à tous les romans de haute et basse littérature : la Bohême.

Que l’on ne s’y trompe pas : le mot de bohême ne comprenait à cette époque que quelques individualités du monde artistique ou littéraire ou du monde galant. Mais depuis lors ces existences se sont tellement multipliées, étendues, généralisées dans toutes les professions et dans toutes les conditions sociales, que ce qui était un accident est devenu une loi, un grand fait, une plaie. La multiplication et le croisement de toutes les bohêmes, bohême littéraire, bohême politique, bohême artistique, bohême judiciaire, bohême galante, bohême de banque, de bourse et d’industrie, voilà le fait saillant de notre époque, le phénomène à observer ; et cette portion toujours grandissante de la société française a reçu un nom nouveau : les Déclassés.

Les déclassés sont le produit immédiat et direct de la transformation qui s’est accomplie dans nos institutions et dans nos mœurs depuis la Révolution.

Dans l’ancienne société française, si fortement constituée sur la base de l’autorité politique et religieuse, la vie matérielle des individus ne dépendait pas, comme aujourd’hui, du hasard.

Chacun vivait de son état et dans son état : la noblesse vivait de l’épée, le clergé de l’autel, la bourgeoisie de l’industrie et du commerce, l’agriculteur restait aux champs, l’ouvrier des villes vivait, naissait et mourait au sein de sa corporation, adopté, soutenu, instruit, surveillé par elle jusqu’à ce qu’il pût s’élever par son travail à la bourgeoisie du corps et métier dont il relevait.

Les chefs de corporations eux-mêmes, quoique enrichis, ne cessaient pas d’appartenir à leur état et restaient peuple par les liens de solidarité qui les rattachaient aux artisans. L’individu enfin n’était pas isolé, et il trouvait dans le groupe auquel il appartenait les moyens d’éducation professionnelle qui lui étaient nécessaires[1].

Dès que la Révolution eut brisé les privilèges de classe et de profession au nom des principes qu’elle avait proclamés, toute la masse sociale se trouva pour ainsi dire jetée dans l’arène. Il en résulta un spectacle plein de grandeurs, mais aussi plein de misères jusqu’alors inconnues.

Le prolétariat sortit du sein des corporations brisées, l’isolement universel devint la loi des individus qu’aucun lien de caste ne rattachait plus les uns aux autres ; le déclassement qui n’était que l’exception devint la règle, et avec le déclassement les horreurs secrètes de l’indigence professionnelle ; cette fatalité des temps modernes, aussi sombre que la fatalité antique.

Toutes les carrières furent ouvertes à l’ambition ; mais l’homme se trouva abandonné à ses propres forces, et les situations individuelles furent livrées à toutes les vicissitudes de la fortune ; le succès justifia toutes les prétentions ; mais le succès n’appartint qu’aux forts et les faibles furent un peu plus écrasés qu’auparavant.

On vit se former une société étrangement compliquée, où les haines et les passions de castes persistent, malgré la confusion de tous les rangs, où tout est faux, emprunté ou factice, où aucune situation n’est liquide, où il est presqu’impossible de distinguer les hommes et les choses au milieu d’une mascarade universelle.

L’homme qui n’est pas parvenu à se créer une position se trouve, pour ainsi dire, hors la loi. C’est un outlaw comme disent les Anglais ; c’est un révolté, un déshérité, un paria. Il appartient à la grande tribu des misérables qui se décompose en une infinité de clans dont les individus se rapprochent suivant leurs affinités réciproques, et composent des mondes excentriques que l’on retrouve un peu partout, dans les tables d’hôte, les estaminets, les cénacles littéraires et politiques, comme aussi dans les salons du dernier ordre.

Quelquefois, mais rarement, les déclassés de la même profession se groupent, se forment en faisceau et en agissant à la façon du bélier, ils parviennent à briser le mur d’enceinte qui les retient dans les ténèbres extérieures. Partout ils luttent, ils résistent, ils intriguent, remplissant le monde de leurs plaintes faméliques et troublant, par leurs malédictions, la table des festins où ils ne sont pas assis.

Telle est la bohême dans son sens le plus étendu, avec ses bataillons multicolores, ses cadres, ses états-major ; véritable cour des miracles, enveloppant Paris tout entier, commandant aux noirs essaims de la masse populaire dans les jours de révolution, contenant pêle-mêle toutes les détresses sociales, toutes les scories des professions libérales, les impuissants, les désespérés et les forts, ceux qui périront dans la lutte et ceux qui vaincront ; tous aux prises avec le problème de l’existence et vaguant à travers Paris comme ces ombres plaintives que l’antiquité nous représente errant sur les bords du Styx, faute d’avoir pu payer l’obole au sombre nocher.

Que l’on songe aux tortures éprouvées par ces milliers d’hommes, véritables damnés de la civilisation moderne, affamés de tout, privés de tout, au milieu d’une société qui ne connaît que l’argent, et où n’avoir pas d’argent constitue une situation impossible ! Que l’on compte leurs misères, les drames inédits de leur existence ; leurs luttes et leurs malédictions, leurs vertus et leurs vices ! La fatalité contemporaine est là. L’intérêt de la vie moderne est là tout entier.

Ces individualités, leurs mœurs, leur langage, leurs idées, leur action ostensible ou souterraine, leurs combats, leurs souffrances, l’histoire de leur triomphe ou de leur chute, est le trait le plus saillant de notre époque. Tous les drames du temps présent sont au fond de cette donnée ; rien de grand, rien d’humain, rien de vrai ne peut être fait en dehors de cette conception, soit dans le roman, soit dans la littérature dramatique, soit dans l’ordre moral et politique.

L’intérêt de toute action dramatique, de toute histoire, de toute biographie peut toujours se résumer par ces mots : Comment le héros est-il parvenu ? Comment le faible, comment le déshérité de la puissance et de la fortune, est-il devenu riche et puissant à son tour ? C’est dans l’analyse plus ou moins judicieuse, plus ou moins vraie, plus ou moins pittoresque des moyens de parvenir que consiste le talent du conteur, de l’historien ou du poète. Le roman, qui n’est que l’histoire des mœurs ne consiste pas à faire galoper, comme dans une cavalcade, des personnages de fantaisie ; mais à observer des caractères vrais, à enchaîner des événements vraisemblables, à faire agir des personnages conformément à la nature humaine, à montrer les grandeurs et les faiblesses du libre arbitre, la lutte perpétuelle entre les bons et les mauvais instincts, le contraste entre les sentiments généraux et les réalités brutales de la vie, à faire voir comment, à de rares exceptions près, la patience et la ruse viennent à bout de tout, à mettre l’honnêteté sans calcul aux prises avec la perversité clairvoyante et expérimentée.

À une époque où la valeur des hommes ne se compte plus que par leur degré de rouerie, indépendamment de toute capacité et de tout talent, les machinations de l’ambition intrigante et besogneuse sont le fonds commun de la plupart des drames de notre temps.

Le talent, quelquefois le génie écrasé, étouffé dans son germe par le défaut de prudence ou de savoir-faire, par la quantité innombrable des petits obstacles que savent prévoir et tourner les petits esprits ; c’est là un des côtés les plus curieux de la fin de ce dernier siècle, où tout se réduit en tours de passe-passe, en trucs, en habiletés, en réclames, en finesses rabattues et en pièges grossiers dans lesquels le public tombe comme à l’envie.

Les choses ont bien changé depuis le temps où les romanciers essayaient de peindre les mœurs des premiers abencerrages de la bohème. Quelques étudiants paresseux et ivrognes, s’abrutissant au cabaret ou courant le guildou avec des filles de rencontre, ne représentent plus aujourd’hui la bohême. Elle n’est pas tout entière non plus dans l’histoire des courtisanes, des amants de cœur et des filous.

Ce qui est le fond même du sujet, c’est la lutte de classe à classe, la fermentation souterraine des couches sociales, l’effort acharné de ceux qui combattent pour l’affranchissement de la pauvreté, pour la conquête de l’indépendance ou de la fortune, les uns par le travail, les autres par l’intrigue, d’autres enfin par le crime.

C’est cette bohême militante que Balzac a peinte dans quelques-unes des grandes pages de la Comédie humaine ; c’est ce que le monde lettré de notre temps comprend ou entrevoit quand on lui parle des déclassés.


Qu’est-ce qu’être déclassé ?

On est déclassé quand on tombe, pour quelque cause que ce soit, d’une sphère plus élevée dans une sphère inférieure.

On est déclassé lorsque, avec une intelligence d’élite, une âme élevée, les malheurs de la naissance ou de la fortune vous contraignent à vivre dans des milieux abjects ou déconsidérés.

On est déclassé quand, avec des talents remarquables, on ne peut s’élever au premier rang d’une profession libérale faute de bonheur ou de savoir-faire.

On est déclassé quand on embrasse, sans aptitude, une carrière artistique pour laquelle on n’est point fait.

On est déclassé quand on n’a ni profession ni fortune ; on l’est encore quand la fortune que l’on possède est notoirement le fruit d’une infamie ; qu’on est rayé d’une profession libérale ou que l’on porte sur les épaules le poids de quelque accident judiciaire.

Enfin, quiconque a besoin de tout et n’a réussi à rien est déclassé.

Les conditions matérielles de la vie moderne donnent un caractère particulièrement sinistre à la lutte des déclassés. Sauf de rares exceptions, l’ouvrier, le manœuvre, trouve toujours à vivre de ses mains, on a toujours besoin de ses services. Il n’en est pas de même du lettré, de l’avocat ou de l’artiste, qui exercent des professions de luxe ; et quand un de ceux-là ne trouve pas à utiliser ses talents, il tombe dans cette détresse qu’on a si bien appelée la misère en habit noir, le poème le plus sinistre de la vie contemporaine.

Sans cesse à la recherche d’une position sociale, le déclassé est dans une sorte de vagabondage habituel, attendant les occasions, vivant d’expédients, se raccrochant aux branches, se glissant partout, écoutant tout, conservant sa gaieté malgré la faim et la soif, épiant une bonne aubaine, faisant bon visage à tout le monde, guettant les hommes qui doivent réussir, s’attachant à eux dès qu’il les voient surgir, étudiant les vices, les faiblesses, les ridicules pour chercher à en profiter, chassant à l’homme, à la femme, à l’argent, cherchant partout une proie à dévorer ; tantôt subsistant par la puissance d’une fiction, tantôt dérobant le secret de son existence par des artifices impénétrables qui ont fait appeler quelques-uns d’entre eux des existences problématiques ; inventant, furetant, projetant, coudoyant des êtres hybrides, interlopes, infâmes, en proie tantôt à la fièvre des combinaisons qu’il médite pour s’arracher à la pauvreté, tantôt vivant de la vie somnolente et brisée de celui qui n’a rien à attendre de ses semblables.

Tant que le déclassé est jeune, la vie lui sourit encore, il espère, le monde le ménage, on lui fait confiance. On peut supposer qu’il arrivera !… Mais l’insuccès continuel amène le découragement et la démoralisation ; il vient un moment où l’on n’est plus capable de rien, où les facultés se brisent, où la volonté s’affaisse. Et cependant il faut vivre : vivre est un problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide. Arrivé à ces hauteurs horribles où la vie n’est plus qu’un sarcasme, l’homme échoué, délibère sur sa destinée. Les uns entrent en révolte contre une société qui les méconnaît et les foule aux pieds. Ils se sentent tous les droits contre elle puisqu’elle ne leur en accorde aucun. Au nom de leur droit individuel, ils défient la société tout entière. L’illettré vole et tue, le lettré se venge d’une façon plus redoutable, il fait les révolutions.

La pensée s’effraie quand on mesure la profondeur de cette plaie sociale ; car comment classer ou refouler toutes ces existences débordantes et tourmentées ? Comment satisfaire ou tromper tous ces appétits, toutes ces passions, tous ces besoins ; comment apaiser ces agitations sans trêve ?

Il serait puéril de le méconnaître ; l’ordre dépend d’une poignée de mécontents qui ne trouvent pas leur place au soleil. Quelques milliers d’existences déclassées représentent en France tout le mouvement révolutionnaire. Ce sont eux qui enflamment les passions, excitent les colères, expriment les griefs, formulent les théories, inventent les ridicules, stéréotypent les phrases.

C’est entre eux et la société qu’est réellement le duel.

Nous nous arrêtons pour conclure.

On se demandera peut-être comment un livre d’une forme aussi légère est sorti d’une conception aussi étudiée et aussi complexe.

Ce serait toute une explication ; elle doit nécessairement être abrégée.

Nous avons supprimé à dessein ce que le public appelle les longueurs dans un roman, c’est-à-dire les descriptions, les analyses, les épisodes, les considérations philosophiques ou morales.

Dans la pensée de l’auteur, pensée beaucoup trop ambitieuse assurément, l’histoire racontée dans cet ouvrage ne devait être que le prologue d’une composition plus ample, dans laquelle le point de vue qui domine cet ouvrage devait se dégager tout à fait.

Nous n’avons guère en scène ici que des jeunes gens, tous plus ou moins lancés dans une vie d’agitations, de plaisirs et de misères.

C’est dans la seconde partie du roman, consacrée aux Déclassés vieux que doivent apparaître les côtés les plus caractéristiques de l’ouvrage.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Si le livre que nous publions aujourd’hui dans les minces proportions qu’il affecte peut présenter quelqu’intérêt, nous n’aurons pas tout à fait perdu notre temps.

Nous avons mis en substance dans la préface ce que nous avons retranché du volume. Ceux qui cherchent dans un ouvrage quelque chose de plus qu’un simple amusement trouveront peut-être quelque profit dans la lecture de ce qui précède.



  1. Le résumé de cette situation n’implique dans la pensée de celui qui écrit ces lignes, aucun éloge ni aucun blâme ; il n’est qu’une constatation de fait en présence de l’état social actuel.