XCVI.

Je regarde. Je suis, avec trois amis, sur le faîte d’une maison de la rue Labruyère. Le spectacle est tel que l’horreur paralyse tout sentiment, même celui de la conservation de soi-même : c’est la consternation dans une flamboyante atmosphère d’épouvante. L’Hôtel de Ville brûle. La fumée, rouge par instants, empêche de distinguer autre chose que des silhouettes d’immenses murailles. Puis, sur des bouffées de vent, une odeur sombre — une odeur de chairs brûlées peut-être — donne la nausée et le vertige. D’un autre côté, les Tuileries, la Légion d’honneur, les ministères de la guerre et des finances flambent encore comme les cinq cratères d’un volcan gigantesque. Paris en éruption.

Seule, une masse noire se détache au milieu du sinistre universel, comme une malédiction : c’est la tour Saint-Jacques.

Un des trois amis qui sont avec moi sur le toit de la maison, a pu, il y a une heure, se rapprocher de l’Hôtel de Ville.

Il me parle ainsi :

« Au moment où j’arrive, les flammes jaillissent de toutes parts des fenêtres de l’Hôtel de Ville, et l’épouvante la plus intense affole tous les habitants cernés des quartiers adjacents, car une nouvelle s’est répandue depuis quelques jours : on prétend que les souterrains contiennent plus de cinquante mille livres de poudre ! Les incendiaires ont dû répandre le pétrole au hasard et à flots dans les salles, par les escaliers, depuis la salle du Trône jusqu’aux combles. L’incendie, comme un enfer, éclaire Paris de reflets sanglants : sur le quai de l’Institut on peut lire une lettre comme en plein jour. Est-ce la fin de la vieille capitale, que les infâmes amis du Comité de salut public ont ordonnée dans la lâcheté de leur agonie ? Oui, c’est la ruine de tout ce qui fut grand, généreux, rayonnant et consolateur pour la Patrie, qu’ils décident et consomment avec des rires épais, où la terreur et la férocité le disputent à l’abrutissement.

« Au milieu de l’effroi circulent des révélations confuses : on dit que le terrain va propager la chaleur jusqu’aux caves. Et alors, que deviendra tout un quartier s’écroulant à la fois, sautant avec ses habitants et ses richesses ? La chaleur est insupportable entre les Tuileries et l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire dans un espace d’environ deux kilomètres. Les deux barricades de la rue de Rivoli, de la rue de la Coutellerie, où se trouvent les succursales de l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire les services des boulangeries, de l’éclairage, des promenades publiques, de l’octroi, des eaux et égouts, etc., seront enlevées trop tard, malgré l’énergie de l’armée. On craint que le feu ne gagne aussi, par les flammèches, tous les magasins environnants. Les barricades du quai ne sont qu’entamées ; il faut encore une heure peut-être pour les prendre, et d’ailleurs le service des pompes déjà en mouvement de tous côtés sera insuffisant. Il faudrait des tonnes de solutions ammoniacales projetées dans l’Hôtel de Ville pour combattre le pétrole qui coule sur la place comme une lave ; et, chose terrible, le reflet de l’incendie rougit à tel point les eaux de la Seine voisines de l’Hôtel de Ville, que le fleuve semble positivement chargé d’une rivière de sang et paraît charrier des caillots qui se brisent contre les arches des ponts ! »

Je recueille ces impressions en contemplant le désastre. Ce qu’on me dit, il me semble que je le vois. Un irrésistible désir d’être proche m’attire, me dévore. Je me penche en avant. Je tends les bras. Je pourrais tomber, n’importe ! Il me semble que mes yeux absorbent tout l’incendie.