LXXXIX.

J’ai tellement regardé que je ne sais plus voir. J’ai assisté à la lente décadence du luxe, de la joie, du bien-être sans m’apercevoir de tout ce qui se mourait peu à peu autour de moi, comme un homme, dans une salle de bal dont on éteindrait une à une les bougies, ne s’apercevrait pas de l’ombre grandissante. Pour voir réellement Paris tel qu’il est aujourd’hui, tel que la Commune l’a fait, j’ai besoin d’un effort. Fermons les yeux. Évoquons la vision ancienne de Paris vivant, joyeux, heureux dans ses tristesses même. C’est fait, je me suis souvenu, j’ai revu. Maintenant ouvrons les yeux et voyons.

Dans la rue où j’habite, pas une voiture. Des hommes, en uniformes de gardes nationaux, suivent les trottoirs. Une ménagère, sur le pas d’une porte, cause avec sa concierge. Elles parlent bas. Bien des boutiques sont fermées, d’autres à demi closes, quelques-unes ouvertes. Chez le marchand de vin du coin, une femme du peuple est debout devant le comptoir et boit.

Le faubourg Montmartre résiste à l’envahissement du silence et de l’apathie. Cette artère bat encore. Il y a des rubans derrière quelques vitrines, des femmes en cheveux qui passent et sourient, des hommes qui les regardent, et, au coin du boulevard, une sorte d’encombrement et de tumulte produits par un nombre considérable de fillettes et de gamins glapissant ou hurlant des titres de journaux. Mais, à ce point même où la foule est presque compacte, on sent qu’il y a des vides. Il se présente à la fois à l’esprit ces deux idées contraires : multitude et solitude. C’est une impression étrange. Imaginez quelque chose comme un désert où il y aurait du monde.

Le boulevard apparaît très-long. Il y avait là autrefois des choses qui vous empêchaient de regarder au loin ; l’œil n’y a plus de caprices, et regarde devant lui. Quelques voitures cependant, et des omnibus. Les passants sont des passants et ne sont pas des promeneurs. On est sorti, parce que l’on a été obligé de sortir ; sans cela on serait resté chez soi. Les courses paraissent interminables maintenant, et des gens qui, naguère, rôdaient du matin au soir, vous disent à présent : « C’est très-loin, la Madeleine. » D’hommes en redingote ou en blouse, on n’en voit guère ; les vieillards seuls se hasardent à ne point porter l’uniforme. Devant les cafés sont assis des officiers de l’armée fédérée ; ils sont souvent sept ou huit autour d’une table. On s’approche ; ils parlent de la démission de leur dernier commandant. Quelques femmes çà et là, voilées, rapides. Des chapeaux sombres, des robes éteintes. Parfois, tout à coup, retentit le galop d’un cheval. Autrefois ce bruit se serait perdu dans les bruits. C’est une estafette, — un garibaldien rouge ou un vengeur de Flourens — qui chevauche un lourd cheval de charrette, dont les deux pieds de devant font le bruit d’une planche qui s’abat. De temps en temps une compagnie de fédérés se dirige vers la Madeleine, des pains au bout des baïonnettes. Quand on jette un coup d’œil à droite ou à gauche dans les rues, on voit les pavés déserts et toute la rue dans sa longueur solitaire. Il y a aussi des moments où, sur toute une partie du boulevard, il ne passe absolument personne. Cependant, parmi tout cela, je ne sais quel désir de réveil, mais opprimé, éteint, par l’habitude de l’apathie.

Le soir, on se révolte. On veut vivre. On veut se remuer. Il y a huit jours, il y avait des filles encore ; maintenant il n’y en a plus ; je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de les regretter. On va, on vient, on parle à voix haute. Mais toute la foule se resserre de la rue Drouot à la rue du Faubourg-Montmartre. On a peur de la solitude. On demeure à côté les uns des autres pour avoir le plaisir de se coudoyer, pour se faire croire qu’on est très-nombreux. Il y a de loin en loin des badauds qui forment cercle autour d’une petite fille aux pieds nus qui chante une chanson. Un marchand, assis devant une table basse, fait brûler des pastilles du sérail ; un autre vend des sucres de pomme, un autre des cartes transparentes. On serait bien content d’être gai. Les boutiques sont fermées, le gaz parcimonieux laisse l’ombre s’étendre entre les promeneurs.

Quelques-uns vont au théâtre. Les affiches étalent peu de séductions. On entre, on s’asseoit, la salle est presque vide. Les comédiens récitent vite, avec des gestes lents. Ils s’ennuient, et ils ennuient. Quand, parfois, à cause d’une farce d’un acteur comique par habitude, on éclate de rire, on devient ensuite, et tout à coup, très-sérieux. Il semble que l’on a eu tort de rire. On ne sait alors que faire. On se promène dans les couloirs. On veut rentrer dans la salle, on s’est trompé, on se trouve sur le boulevard. Il est dix heures, il est très-tard. Quelques cafés se ferment. Aux fenêtres de Brébant ou de Peters, pas une clarté. Les promeneurs se font de plus en plus rares. Il n’y a plus que des groupes d’officiers, qui sont restés tout le soir dans quelque estaminet. L’un, qui va devant, appelle les autres qui tardent. Souvent l’un d’eux est ivre. Il n’est pas gai. On se dit : « Rentrons. » Dans les rues, personne. De loin en loin un coup de sonnette : c’est quelqu’un qui fait comme vous, qui rentre. Au détour d’une rue, une femme regarde autour d’elle, s’approche et vous parle. La prostitution survit.

Et voilà, Commune de Paris, ce que tu as fait de Paris ! Les Prussiens étaient venus, Paris les avait attendus de pied ferme, en souriant. Les obus étaient tombés sur ses maisons, il avait mangé du pain noir, il avait fait la queue pour avoir trente grammes de cheval, fait la queue pour avoir trente livres de bois mouillé, il s’était battu, il avait été vaincu, on lui avait dit : Rends-toi, on l’avait livré, comme on dit à l’Hôtel de Ville, et Paris, navré, n’avait pas cessé de sourire. Or, ce sourire, sachez-le, c’était sa grandeur, c’était son antique gloire réfugiée dans une dernière protestation contre la Providence injuste, c’était le souvenir d’avoir été fier et heureux, et l’espoir de le redevenir, enfin c’était Paris disant : Je suis Paris encore. Eh bien, ce que ni la défaite, ni la faim, ni la capitulation n’avaient pu faire, tu l’as fait, toi ! Et maintenant, soit maudite, car de même que Macbeth a tué le sommeil, toi, Commune, tu as tué le sourire !