XC.

Canonnades très-proches, sifflements d’obus, fusillades multipliées. Je m’éveille, que se passe-t-il ? Je sors. On me dit : « Les troupes sont entrées. » Comment ? par quel côté ? à quelle heure ? J’interroge des gardes nationaux qui se précipitent dans la cour de la mairie Drouot, en criant : « Nous sommes trahis ! » Ils savent peu de choses. Ils viennent du Trocadéro. Ils ont vu les pantalons rouges. On se bat en avant du viaduc d’Auteuil. On se bat au Champ-de-Mars. L’assaut a-t-il été donné hier soir, ou cette nuit, ou ce matin ? Impossible de rien démêler de précis dans les réponses diverses. On parle d’un ingénieur civil qui aurait fait un signal aux Versaillais. C’est un capitaine de frégate qui est entré le premier. Une trentaine d’hommes envahit la rue, et crie : « Il faut faire des barricades. » Je me retire de peur d’être contraint à porter des pavés. La canonnade paraît affreusement proche. Au-dessus de ma tête, brusquement, un sifflement d’obus. J’entends dire : « Les batteries de Montmartre bombardent l’Arc-de-Triomphe. » Chose extraordinaire : une préoccupation artistique me traverse l’esprit en ce moment de panique et d’horreur ; je songe que cette fois, les projectiles tomberont du côté du bas-relief de Rude. Sur les boulevards, aucun promeneur, de rares passants, qui se hâtent. Les cafés fermés, les boutiques closes. Le crépitement saccadé des mitrailleuses redouble et se rapproche. Il me semble que la bataille est là devant moi, tout près. Mille suppositions contraires m’assaillent et m’épouvantent, et ici, sur ce boulevard presque désert, personne à qui je puisse demander la vérité. Tout à l’heure, si je tourne dans quelque rue, je vais peut-être me trouver en face du combat. Je marche dans la direction de la Madeleine, entraîné par un désir plus fort que la prudence. En me rapprochant de la Chaussée-d’Antin, j’aperçois un grouillement tumultueux d’hommes, de femmes, d’enfants, qui vont et viennent, portant des pavés. On construit une barricade, elle a déjà un mètre de hauteur environ. Tout à coup, j’entends un roulement de lourde voiture ; je me retourne et je vois une chose étrange : des femmes haillonneuses, livides, horribles, et superbes, le bonnet phrygien sur la tête, la robe retroussée et passée dans leur ceinture, sont attelées à une mitrailleuse qu’elles tirent en courant ; d’autres femmes poussent par-derrière ou activent la rotation des roues. Cela passe très-vite, dans un bruit rauque et lourd, avec des couleurs sombres, tachées de rouge. Je suis à grands pas la mitrailleuse ; elle s’arrête un peu en avant de la barricade, accueillie par les clameurs joyeuses des insurgés. Les femmes se détellent, j’arrive à ce moment.

— Toi, me dit un jeune garçon comme on en voyait autrefois aux troisièmes galeries de l’Ambigu-Comique, tu vas me faire le plaisir de ne pas nous espionner, ou je te casse la tête comme à un Versaillais.

— Garde tes cartouches, bambin, lui répond un vieillard dont la barde blanche est très-longue, — un ancêtre, un burgrave de la guerre civile, — garde tes cartouches, et quant au mouchard, il portera des pavés. N’est-ce pas, Monsieur, continua-t-il en me saluant avec politesse, que vous voudrez bien prendre la peine d’aller chercher les quelques pierres qui sont là-bas, au coin de la rue ? »

Je m’exécute de bonne grâce, en songeant, non sans déplaisir, que si les troupes apparaissaient en ce moment, attaquaient la barricade et la prenaient, je pourrais être fusillé avant d’avoir eu le temps de dire : « expliquons-nous. » Mais le spectacle auquel j’assiste m’intéresse malgré moi. Ces dures mégères, coiffées de rouge, se faisant passer rapidement l’une à l’autre les pierres que je leur donne, ces hommes qui amoncellent les pavés, s’interrompant parfois de leur besogne pour avaler une tasse de café que leur présente une petite fille assise à côté d’un fourneau en fer-blanc, les fusils en faisceaux, la barricade qui s’élève avec rapidité, autour de nous la solitude, parfois, à une fenêtre ou à une porte, une tête curieuse qui apparaît et disparaît, et le bruit grandissant de la bataille, et là-dessus, la clarté d’un grand soleil, tout cela a je ne sais quoi de sinistre et d’horriblement captivant. D’ailleurs, en travaillant, on parle et j’écoute. Les Versaillais sont rentrés pendant toute la nuit. La porte de la Muette et la porte Dauphine ont été livrées par le 13me et le 113me bataillon du premier arrondissement. « Ces deux 13 leur porteront malheur, » dit une femme. Vinoy s’est établi au Trocadéro et Douai au point du Jour, ils s’avancent tous les deux. Le Champ-de-Mars a été pris aux fédérés après une lutte de deux heures. Il y a une batterie à l’Arc-de-Triomphe, qui balaye les Champs-Elysées et bombarde les Tuileries. Il est tombé un obus rue du Marché-Saint-Honoré. Sur le Cours-la-Reine, le 138me bataillon a soutenu le feu avec un grand courage. Les Tuileries sont armées de canons et ripostent à l’Arc-de-Triomphe. Avenue de Marigny, les gendarmes ont fusillé douze fédérés qui s’étaient rendus ; on a laissé les corps sur le trottoir, devant le débit de tabac. Rue de Sèvres, les vengeurs de Flourens ont mis en fuite tout un régiment de lignards ; les vengeurs de Flourens ont juré de se faire tuer jusqu’au dernier. Maintenant, on se bat au Champs-Élysées, autour du Ministère de la guerre, et sur le boulevard Haussmann. Dombroswki a été tué au château de la Muette, Les Versaillais attaquent la gare Saint-Lazare et marchent sur la caserne de la Pépinière. On a été trahi, vendu, surpris, mais n’importe ! on triomphera. « Nous n’avons plus besoin de chefs ni de généraux ; derrière les barricades tout le monde est maréchal. »

En ce moment, huit ou dix hommes qui s’enfuient accourent par la rue de la Chaussée-d’Antin. Ils nous rejoignent, ils crient : « Les Versaillais sont maîtres de la caserne. Ils établissent une batterie. Delescluze a été pris au Ministère de la guerre.

— Ce n’est pas vrai ! dit une cantinière, nous venons de le voir à l’Hôtel de Ville.

— Oui, oui, répètent les autres femmes, il est à l’Hôtel de Ville. Il nous a fait donner une mitrailleuse, Jules Vallès nous a embrassées l’une après l’autre. C’est un bel homme, allez ! il nous a dit que tout allait bien, que les Versaillais ne sortiraient pas de Paris, qu’on les cernerait, et que tout serait fini dans deux jours.

— Vive la Commune ! répondent les insurgés.

La barricade est achevée. Ils s’attendent à être attaqués d’un moment à l’autre.

— Toi, me dit un sergent, tu peux filer, si tu tiens à ta peau.

Je ne me fais pas prier pour obéir à cet avertissement. Je reviens sur mes pas, le boulevard est moins solitaire. Quelques groupes devant les portes. Il paraît certain que les troupes de l’Assemblée ont remporté des succès depuis leur entrée. Les fédérés, surpris par la brusquerie et la multiplicité des attaques, ont lâché pied d’abord. Mais la résistance s’organise. Ils tiennent bon sur la place de la Concorde. Place Vendôme, ils sont nombreux et disposent d’une formidable artillerie. Montmartre tire avec fureur. Je suis la rue Vivienne ; je rencontre quelques personnes en quête de nouvelles et à qui j’en demande. « Deux bataillons du faubourg Saint-Germain sont allés au-devant des troupes, la crosse en l’air. C’est un capitaine de la garde nationale qui, le premier dans ce quartier, a arboré le drapeau tricolore. Un obus a mis le feu au Ministère des finances, mais les pompiers, sous la mitraille, ont éteint ce commencement d’incendie. » Place de la Bourse, deux ou trois cents fédérés élèvent une barricade ; instruit pur l’expérience, je presse le pas, pour éviter la corvée des pavés. Dans les rues voisines, I ès-peu de monde ; Paris se cache. La canonnade est de plus en plus furieuse. Je traverse le jardin du Palais-Royal. Là, quelques promeneurs ; un groupe de petites filles saute à la corde. La rue de Rivoli est pleine de mouvement. Un bataillon défile au pas de course, venant de l’Hôtel de Ville. À sa tête, un homme très-jeune, monté sur un magnifique cheval noir. C’est Dombrowski. On m’avait dit qu’il était mort. Il est très-pâle. Quelqu’un dit : « Il a reçu au château de la Muette un éclat d’obus en pleine poitrine. Il a été renversé, mais le projectile n’a pas pénétré dans la chair. » Le bataillon passe en chantant le Chant du départ. Il y a quelques femmes armées parmi les insurgés ; l’une qui marche à quelques pas derrière Dombrowski porte un petit enfant dans ses bras. En tournant les yeux vers la place de la Concorde, on voit des fumées qui paraissent s’élever de la terrasse des Tuileries. Devant le Ministère des finances, un peu avant la barricade, il y a des masses noires ; je crois distinguer des roues. Ce sont des canons ou des pompes. Tout autour, des remuements confus ; on entend distinctement la fusillade, mais le bruit paraît venir des Champs-Élysées ; la barricade ne tire pas. Je me dirige vers l’Hôtel de Ville. Des estafettes, à chaque instant, passent au grand galop. Des compagnies de fédérés, de loin en loin, sont couchées autour de leurs fusils en faisceaux. À la hauteur de la rue du Louvre, il y a une barricade, plus loin, une autre barricade, plus loin, une barricade encore. Des femmes, devant Saint-Germain-l’Auxerrois, s’occupent à démolir des bancs. Des enfants font rouler des barriques vides, et apportent des sacs de terre. À mesure que l’on s’approche de l’Hôtel de Ville, les barricades sont plus hautes, mieux armées, mieux garnies de défenseurs. Tous ces hommes ont des visages ardents, résolus, farouches. Ils parlent peu, ils ne crient pas. Deux gardes, assis à la turque, jouent au piquet sur le trottoir. Je poursuis mon chemin. On me laisse passer. Ici les barricades sont achevées ; je n’ai rien à craindre quant aux pavés. Je lève les yeux. Tous les volets sont clos. Une seule fenêtre est ouverte ; deux vieilles femmes essayent de placer un matelas dans l’intervalle de la persienne et de la fenêtre. Une sentinelle, en faction devant le café de la Compagnie du gaz, me crie : « On ne passe pas. » Je m’assieds devant le café qui est resté ouvert, par ordre sans doute, et où quelques tables sont occupées par des officiers qui causent avec animation. L’un d’eux se lève et vient à moi. Il me demande avec rudesse ce que je fais là ; je paye d’audace ; je tire mon laisser-passer de ma poche et je le lui montre silencieusement. Il me dit : « c’est bien, » et prend place à côté de moi. Il m’apprend, — je le sais déjà, — qu’une partie de la rive gauche est occupée par les troupes de l’Assemblée, mais qu’on se bat dans toutes les rues, et que l’armée, de ce côté, commence à battre en retraite. « La guerre des rues, voyez-vous, c’est notre affaire. Dans ces batailles-là, un gamin de Belleville en sait plus que Mac-Mahon. » Il ajoute : « Ce sera terrible. L’ennemi fusille les prisonniers. (Il y a deux mois que la Commune tient ce langage.) — Nous ne ferons pas de quartier. » Je lui demande : « C’est Delescluze qui désire la résistance ? » Il me répond : « oui. Penchez-vous un peu. Vous voyez ces trois fenêtres à gauche du trophée ? c’est le salon de l’état-major. Delescluze est là. Il donne les ordres, signe les commissions. Il n’a pas dormi depuis trois jours. Tout à l’heure je l’ai à peine reconnu, tant les fatigues l’ont changé. Le Comité de salut public est en permanence dans une salle voisine, rédigeant des proclamations et des décrets. »

— Ah ! ah ! dis-je, des décrets !

— Oui ! citoyen, il vient de décréter l’héroïsme.

L’officier me donne encore plusieurs renseignements. Il m’apprend entre autres choses que Minière, le matin même, a fait fusiller trente réfractaires, et que Rigault s’est rendu à Mazas pour « surveiller les otages. » Pendant qu’il me parle, j’essaie de voir ce qui se passe sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Deux ou trois mille fédérés, en plusieurs troupes, sont assis par terre ou couchés. Ils paraissent discuter avec acharnement. De loin en loin, de petits barils sont posés sur des chaises renversées. Des hommes fréquemment se lèvent, s’approchent des barils, et boivent, quelques-uns dans le creux de leurs mains. Des escouades de femmes circulent en gesticulant. Les hommes crient, les femmes hurlent. Des estafettes sortent de l’hôtel et lancent leurs montures à fond de train, les uns dans la direction de la Bastille, les autres du côté de la Concorde. Ces derniers passent devant nous et naus crient : « tout va bien ! » Un instant, un homme paraît à une fenêtre de l’Hôtel de Ville et parle. Tous les fédérés, à sa vue, se lèvent avec enthousiasme. « C’est Vallès, » me dit mon voisin de table. J’ai cru le reconnaître en effet. Je le rencontrais, autrefois, du temps que j’étais étudiant, dans une petite crémerie de la rue Serpente. Il faisait des vers alors, assez médiocres d’ailleurs. Je me souviens d’un petit poëme consacré à la louange d’un habit vert. On disait qu’il avait un petit emploi dans l’administration des pompes funèbres. Son visage, à cette époque déjà, était amer et violent. Il quitta la poésie pour le journalisme et le journalisme pour la politique. Maintenant, il pérore à une fenêtre de l’Hôtel de Ville. Je ne puis entendre ce qu’il dit. Mais quand il se retire, une immense acclamation s’élève : « Vive la Commune ! à bas Versailles ! vaincre ou mourir ! » Ces cris me font mal. Je sens que ces hommes et ces femmes veulent tuer et sauront mourir. Hélas ! là-bas, que de cadavres déjà ! ni la canonnade ni la fusillade ne se sont interrompues un instant. Tout à coup une troupe de femmes sort de l’hôtel, la foule s’écarte pour leur livrer passage. Elles se dirigent de mon côté. Elles sont habillées de noir. Elles ont un crêpe au bras et une cocarde rouge au chapeau. L’officier me dit : « Ce sont les institutrices qui ont remplacé les religieuses. » Puis il se lève, va vers elles et leur demande :

— Avez-vous réussi ?

— Oui, dit l’une en montrant un papier, voilà notre commission. Les enfants des écoles seront employés à confectionner les sacs et à les remplir de terre. Les moins jeunes chargeront les fusils derrière les barricades. Ils recevront tous des vivres, comme les gardes nationaux. On fera une rente aux mères de ceux qui seront morts pour la République. Ils ont bien envie de se battre, allez ! nous les avons fait beaucoup travailler depuis un mois : Ce sera leur récréation. »

Cette femme, qui est jeune et jolie, parle ainsi avec un très-doux sourire. Je frémis. C’est alors que deux officiers d’état-major, à cheval, venant de la place Vendôme, se précipitent au grand galop vers l’Hôtel de Ville. Un instant après, le clairon sonne. Les compagnies se forment sur la place. Une grande agitation semble régner dans l’hôtel. Dos hommes entrent et sortent en courant. Les officiers qui sont autour de moi dans le café se lèvent à la hâte ; ils vont se mettre à la tête de leurs hommes. Le bruit se répand que les Versaillais ont enlevé les barricades de la place de la Concorde. « Ma foi, me dit mon voisin de table en bouclant son ceinturon, je crois que vous ne ferez pas mal de rentrer chez vous, ça pourrait bien chauffer par ici dans une heure. » Je me dispose à suivre ce conseil. Je jette un dernier regard sur la place. Les compagnies fédérées, les unes par les quais, les autres par la rue de Rivoli, partent au pas de course en criant : « Vive la Commune ! » Je ne sais quelle horrible joie illumine leurs fronts. Un jeune homme, presqu’un enfant, demeure un peu en arrière. Une femme bondit vers lui et lui crie en le poussant par la nuque : « Eh bien ! toi, est-ce que tu ne vas pas te faire tuer avec les autres ! »

Je gagne la rue Vieille-du-Temple. On construit de côté une petite barricade ; j’apporte un pavé, et je passe. Bientôt je vois les boutiques ouvertes, des passants, de la vie enfin. Ce quartier de commerçants actifs essaie de survivre à Paris. On pourrait ne pas songer à la guerre civile, effroyable et voisine, si les conversations écoutées au passage ne trahissaient les angoisses des habitants vainement affairés, et si le canon qui tonne sans cesse ne criait : « M’entends-tu bien, Paris ? J’effondre tes maisons. M’entends-tu bien ? Je tue tes enfants. »

Sur les boulevards, des barricades encore, les unes déjà hautes, d’autres à peine commencées. Celle qu’on a construite près de la Porte-Saint-Martin est déjà redoutable. Ce lieu semble prédestiné aux sanglantes colères de l’émeute et de la répression. Je me souviens d’avoir vu, tout enfant encore, en 1852, des cadavres derrière les grilles des deux contre-portes et du sang aux barreaux. Je regagne mon quartier. Je suis profondément triste, et je vais, incapable de penser, abattu, apathique, fermant les yeux parfois, semblable à ces maisons mortes dont les volets sont clos.

Devant le Gymnase, je rencontre un ami. Nous nous serrons la main tristement. Je le croyais à Versailles.

— Quand donc êtes-vous revenu ? lui dis-je.

— Aujourd’hui, derrière les troupes.

Et, marchant à côté de moi, il me raconte ce qu’il a vu.

Il avait un laisser-passer. Il est entré à Paris derrière l’artillerie et la ligne. Il est arrivé jusqu’au Trocadéro, suivant toujours les troupes qui s’y sont arrêtées pour se disposer selon les ordres de bataille. Au delà, pas un homme sur toute la longueur du quai. Au Champ-de-Mars il n’a pas vu d’insurgés. La fusillade était très-violente du côté de Vaugirard, sur le Pont-Royal et autour du Palais de l’Industrie. Il tombait des obus sur le quai, envoyés par Montmartre. D’ailleurs, il entendait seulement, il ne voyait qu’un peu de fumée au loin. Autour de lui, la solitude absolue. Ce bruit dans ce désert était effrayant. Abrité par le parapet du quai, il continua sa route. Chemin faisant, il rencontra des gamins qui taillaient de grands morceaux de chair dans un cadavre de cheval étendu sur la route. On s’était donc battu de ce côté. Sur la berge, il vit un pêcheur à la ligne. Deux obus tombèrent à quelques mètres de la route, dans l’eau. Il se dirigea alors, par prudence, vers le Palais de l’Industrie. Là, on se battait encore, mais faiblement. Les Champs-Élysées avaient un aspect lugubre. Pas une âme ! hélas ! Ce mot est juste, car il y avait çà et là des corps. Il aperçut au pied d’un arbre un lignard étendu, le front sanglant. Il s’approcha ; l’autre, au bruit, tressaillit, ouvrit la bouche, cligna des yeux et mourut. Mon ami s’éloigna. Il vit des arbres rompus, des colonnes de bronze tordues. Il pilait du verre en passant près des kiosques défoncés. De temps en temps, tournant la tête, il voyait les obus de Montmartre tomber sur l’Arc-de-Triomphe et l’écorner. Vers les Tuileries, un remuement confus de pantalons rouges et plus loin des fumées. Il entendit le sifflement d’une balle ; il regarda à sa droite : une branche d’arbre tombait. D’un bout à l’autre de l’avenue, personne. La terre était blanche sous le soleil. Il vit beaucoup de cadavres encore. Il traversa les Champs-Élysées. Toutes les rues à gauche étaient pleines de soldats. On s’était battu, mais on ne se battait plus. Les insurgés avaient fui dans la direction de la Madeleine. Aux fenêtres, quelques drapeaux tricolores déjà, et des femmes souriant aux militaires. On voyait des lignards, on était rassuré. Les concierges étaient assis devant leurs portes, fumant leurs pipes et racontant à des groupes attentifs les périls auxquels ils avaient échappé, les balles perçant les matelas, les fédérés s’introduisant dans les maisons pour se cacher. L’un disait ; « J’en ai trouvé trois qui s’étaient réfugiés dans ma cour. J’ai prévenu un lieutenant. Il les a fait fusiller. Mais on devrait bien les emporter. Je ne puis pas garder des cadavres dans la maison. » Un autre causait avec des soldats et leur désignait une maison. Quatre hommes et un caporal se dirigèrent vers l’immeuble indiqué. Un instant après, mon ami entendit des détonations. Le concierge se frottait les mains et clignait de l’œil d’un air sournois. Un troisième portier racontait : « Ils ne respectaient rien. Pendant la bataille ils sont entrés dans ma loge pour piller. Ils voulaient emporter mes habits, mon linge, tout ce que j’ai. Je leur disais de laisser cela, que ce n’était pas assez bon pour eux, qu’il fallait aller chez le locataire du premier, qu’ils y trouveraient des pendules, de l’argenterie, et je leur ai donné la clef. Eh bien ! Monsieur, vous ne devineriez jamais ce qu’ils ont fait, les scélérats ! ils ont pris la clef, et ils ont tout pillé chez le locataire. » Mon ami se remit en marche. L’agitation, tout autour de lui, était grande. Les soldats allaient, venaient, sonnaient aux portes, montaient dans les maisons, redescendaient, emmenant des prisonniers pâles. Les habitants souriaient, d’un air complaisant, mais un peu inquiet. Çà et là, des cadavres, la tête sur les trottoirs. Un homme qui tirait une voiture à bras fit passer une roue sur un cadavre. « Bah ! dit-il, ça ne lui a pas fait de mal. » On emportait des morts et des blessés. D’ailleurs le canon ne cessait pas de gronder. On se battait à peu de distance, aux Tuileries sans doute. Cependant les bourgeois étaient tranquilles et les militaires dédaigneux. Il y avait là un singulier contraste : tous ces bons citadins recommençant à sourire, à jaboter, à vivre, et ces soldats paraissant éprouver le plus morne mépris pour ces gens qu’ils venaient de sauver au péril de leur vie. Mon ami arriva au boulevard Haussmann. Là les cadavres étaient très-nombreux. Il en compta une trentaine sur un espace de cent pas. Il en aperçut aussi quelques-uns sous des portes-cochères. Une femme, morte, était assise sur la première marche d’un escalier. Près de l’église de la Trinité, il vit deux pièces de canon, dont les détonations le firent bondir, et qui envoyaient des projectiles dans un établissement de bains situé rue Taitbout, en face du boulevard. Sur le boulevard même, pas un être vivant. Des points noirs, de loin en loin. Des cadavres, sans doute. Cependant, dès que les canons avaient envoyé leurs projectiles et pendant qu’on les rechargeait, des têtes s’allongeaient curieusement hors des portes, épiant les dégâts, comptant les arbres abattus, les bancs rompus, les kiosques éparpillés. Des fenêtres, çà et là, partaient des coups de feu, et s’élevaient des fumées. Mon ami, qui loge non loin de là, entra chez lui. On lui raconta que pendant la matinée on avait canonné violemment le collége Chaptal. Là s’étaient embusqués les zouaves de la Commune. La lutte ne fut pas longue. On fit quelques prisonniers, on fusilla le reste.

Mon ami s’enferma chez lui, résolu à ne pas sortir. Mais l’impatience de savoir et de voir le contraignit à descendre dans la rue. La caserne de la Pépinière était occupée par la ligne ; il put arriver sans encombre jusqu’au nouvel Opéra, laissant à droite la Madeleine où l’action était engagée, terrible. Sur son chemin, des fusils en faisceaux, des soldats assis ou couchés, et partout des cadavres. Il put ensuite sans trop de péril gagner les boulevards où les insurgés, très-nombreux maintenant, n’avaient pas encore été attaqués. Il travailla quelque peu aux barricades et passa. C’est ainsi que nous avions pu nous rencontrer. Au moment où nous entrâmes dans le faubourg Montmartre, un homme racontait que des fédérés, au nombre de trois cents, s’étaient réfugiés dans l’église de la Madeleine. « Ils ont été suivis par des gendarmes, disait-il, et on s’est battu pendant plus d’une heure dans l’église. Maintenant, ajouta-t-il, si M. Deguerry rentre chez lui, il y trouvera du monde à enterrer. »

À présent, je suis chez moi. Le soir vient, j’écris ces notes, sans suite, selon le hasard des souvenirs, trop accablé pour chercher à mettre de l’ordre dans mes pensées. Le canon toujours ! la fusillade toujours ! Je plains ceux qui meurent et je plains ceux qui tuent mon pauvre Paris !