LXXXVIII.

J’étais chez moi, écrivant. Tout-à-coup une effroyable détonation suivie de cent détonations encore. Les vitre tremblent. Je crois que la maison chancelle. Des détonations encore, toujours ! il me semble qu’on tire le canon dans mes oreilles. Me voilà dans la rue. Tout le monde court, interroge, s’épouvante. On pense que les Versaillais bombardent Paris de toutes parts. Sur le boulevard on me dit : « C’est le fort de Vanves qui a saule. » J’arrive à la place de la Concorde ; des gens vont et viennent, effarés. On ne sait rien. Je lève les yeux. Je vois à une hauteur extraordinaire un nuage opaque. Mais ce n’est pas un nuage. J’essaye encore de m’informer. Il paraît certain que l’explosion a eu lieu près de l’École militaire, doute à la poudrière de Grenelle. Je monte l’avenue des Champs-Élysées. Il y a au loin des crépitements formidables que l’on croirait produits par une batterie de mitrailleuses. Des bouffées blanchâtres, une à une et lentement, vont rejoindre le nuage. Je ne marche plus, je cours. Du rond-point de l’Étoile, on peut voir peut-être. J’arrive, je m’oriente, je vois. C’est affreux et grandiose. De vastes nappes de fumée, mouvantes et grandissantes, se superposent jusqu’au ciel. Parfois le vent les courbe et une moitié de la ville, là-bas, à gauche, disparaît sous un moutonnement onduleux d’épaisses vapeurs. Puis, soudain, s’élance une flamme, une seule, mais énorme, intense, directe, comme celle qui sortirait d’une trappe de l’enfer brusquement ouverte, et au-dessus d’elle, la grande colonne de fumée, traversée, léchée, rougie, bleuie, illuminée par l’éruption du feu. En même temps des explosions comme de cent caissons d’artillerie sautant l’un après l’autre. Et toute cette splendide hideur m’assourdissait et m’aveuglait. J’aurais voulu m’approcher, sentir les brûlures voisines, me précipiter. J’avais le vertige de l’incendie.

Je descends vers le quai de Passy. Il y a foule. Ou nous crie : « N’avancez pas ! le feu gagne la cartoucherie. » Au même instant une grêle de balles tombe sur les badauds. On se croit blessé, on s’enfuit. Je ne songe même pas à me retirer. D’ici, c’est encore plus épouvantablement beau. Cependant la foule, revenue de sa frayeur, se rassemble de nouveau. Des nouvelles circulent. Quatre maisons à cinq étages ont été renversées. On n’ose pas préjuger le nombre des victimes. Des corps sont tombés des fenêtres, affreusement mutilés. On a ramassé d’un enté des bras et d’un autre côté des jambes. Près de la poudrière il y a un hôpital. Il a été ébranlé des fondements à la toiture ; un instant il a chancelé comme pour tomber. Les malades, les infirmiers, les gardes, se son enfuis de toutes parts, hurlant, en démence, et çà et là, des chevaux ensanglantés, échappés des écuries, se cabraient devant les fuyards, ou galopaient emportés par le vertige de la peur.

Quant à la cause de l’explosion, les opinions varient. Les uns l’attribuent à la négligence des employés, à l’imprudence des ouvrières, d’autres croient que le feu a été mis par un obus. Une femme arrive en courant ; elle annonce qu’on vient d’arrêter dans une baraque du Champ-de-Mars un homme qui s’y cachait ; il a avoué qu’il a fait sauter la poudrière par ordre du gouvernement de Versailles. Eh ! sans doute, je m’attendais à cela. La Commune profitera de ce malheur pour attribuer un crime à ses ennemis. On arrêtera quelques innocents qui passaient par là, on les jugera tant bien que mal, on les fusillera, et, quand ils ne seront plus que des cadavres, on dira : « Vous voyez bien qu’ils étaient coupables, puisqu’ils sont morts ! »

Cependant le soir vient. Je m’éloigne. Je songe que c’en est trop enfin, que trop de colères s’appesantissent sur la cité, que c’était bien assez de la défaite et de la guerre civile, de l’infamie et de la mort, que ceci outrepasse la justice des châtiments. Par instants je me détourne et regarde encore. Maintenant, dans l’ombre, la flamme est rouge : on dirait que la Commune arbore son drapeau sur ce désastre démesuré.