LXXXVI.

Il était cinq heures du soir. La journée avait été magnifique, et le soleil enveloppait le César, encore debout sur le glorieux piédestal formé de toute victoires. La foule stationnait ; à partir des deux barricades de la rue de la Paix et de la rue Castiglione, et s’épaississait jusqu’aux Tuileries et jusqu’au nouvel Opéra ; il y avait là vingt ou vingt-cinq mille curieux. On causait ; on s’accostait sans se connaître en s’appelant citoyen Les uns parlaient de cet Anglais qui avait payé trois mille francs le plaisir de monter le dernier au sommet de la Colonne. Presque tous le blâmaient ; on aurait dû donner cette somme au peuple. D’autres prétendaient que le citoyen Jourde ne rentrerait pas dans ses déboursés — (trente deux mille francs, que l’ingénieur Abadie avait demandés pour abattre le grand trophée) — et on alléguait que le plâtre et la pierre était à peine recouverts d’un ou deux pouces de bronze, ce qui, sur 44 mètres de haut, ne représentait pas beaucoup de gros sous. La monnaie préoccupait les esprits. Mais la crainte principale de la secousse dominait dans les entretiens.

La chose, cependant, tardait beaucoup à s’accomplir. La grande place était presque solitaire ; il y avait trois cents personnes au plus, toutes privilégiées de cartes, ou revêtues de cordons maçonniques, ou faisant partie des états-majors. Bergeret, à une fenêtre, secouait négligemment du petit doigt les cendres de sa cigarette ; les musiques attendaient, massées aux quatre angles de la place ; des femmes rectifiaient le tir de leurs lorgnettes, et riaient aux éclats, dans les embrasures des fenêtres du ministère de la justice. Les sentinelles, impatientes, piaffaient ; les faisceaux de fusils étincelaient : des enfants bâillaient le long des trottoirs. La cérémonie était en retard : un câble d’épreuve s’était rompu. Autour du tas de fascines où devait s’étendre la statue, étaient plantés des drapeaux couleur de vengeance. Si le roi

Dans la foule, il y avait des malheureux qui frappaient du pied en mesure et en criant : « Des lampions ! »

À cinq heures et demie, il y eut des mouvements autour de la barricade de la rue Castiglione. Les écharpes rouges des membres de la Commune apparurent. Il se fit un grand silence.

L’instant d’après, le cabestan se tendit. Les cordes qui descendaient du sommet de la colonne Vendôme se roidirent ; la plaie de maçonnerie creusée à la base se referma graduellement ; la statue s’inclina dans les rayons du couchant, puis, brusquement, parcourut les airs dans un salut gigantesque et s’abattit entre les drapeaux avec un coup énorme et sourd, au milieu d’un aveuglant nuage de poussière.

Alors les musiques éclatèrent, proférant la Marseillaise ; le cri « Vive la Commune ! » poussé par quelques-uns, fut répété par la terreur ou l’indifférence de la multitude. Ce fut une explosion où l’on distinguait d’absurdes applaudissements. Enfin tout se calma, et si soudainement, que l’on entendit un chien effraye qui aboyait, en courant sur la place.

Certes, ceux des membres de la Commune qui se trouvaient présider à cet attentat, durent se dire avec le frisson d’un misérable orgueil :

« César, ceux que tu salues vont vivre !… »

On voulait maintenant des morceaux, des reliques. C’était comme du temps des « souvenirs du siège, » où l’on vendait de petits morceaux de pain noir encadrés et mis sous verre. La curée allait commencer : mais les gardes nationaux croisèrent la baïonnette en travers des barricades. Personne ne passa. Et la foule se dissipa bientôt vers le dîner. « Elle est tombée ! » disait-on aux arrivants ! la statue est décapitée ! Ç’a n’a tué personne ! » Des « voyous » s’écriaient : « Ç’a a été rudement chic tout de même ! » La plupart de la foule était silencieuse.

Puis il y eut un effet magnétique, lorsque la nuit vint ; il semblait qu’il manquait une chose autour de soi, même à ceux qui ignoraient encore le grand meurtre.